Twilight Zones

Liminal Texts of the Long Turn of the Century (1880 - 1940)

Rhumbs

Paul Valéry

Source: Valéry, Paul. Tel Quel 2. Rhumbs. Paris: Gallimard, 1943: 201-286.
First edition: Valéry, Paul. Rhumbs (notes et autres). Paris: Le Divan, 1926.
Cite as: Valéry, Paul. Tel Quel 2. Rhumbs. Paris: Gallimard, 1943: 201-286, in: Twilight Zones. Liminal Texts of the Long Turn of the Century (1880-1940). Eds. Knaller, Susanne/Moebius, Stephan/Scholger, Martina. hdl.handle.net/11471/555.10.81

Header categories

Domains: contemporary culture, everyday culture, sciences

Frame: everyday culture, modern society

Genre: chronicle, fragment

Mode: encyclopedial, experimental, scenic

Transgression: literature/science

[201]

AVANT-PROPOS DE LA PREMIÈRE ÉDITION (1926) L’AUTEUR A SES AMIS

Ici, puisque le désir de quelques amateurs de tentatives m’y convie, je donnerai dans leur désordre, dans leur sécheresse, dans leur état naissant ou provisoire d’incidents de l’esprit, des remarques et pensées extraites de mes cahiers et registres familiers.

Je tiens depuis trente ans journal de mes essais.

A peine je sors de mon lit, avant le jour, au petit jour, entre la lampe et le soleil, heure pure et profonde, j’ai coutume d’écrire ce qui s’invente de soi-même. L’idée d’un autre, lecteur, est toute absente de ces moments ; et cette pièce essentielle d’un mécanisme littéraire raisonné manque. Le [202] mot saisi s’inscrit sans débats. Je songe bien vaguement que je destine mon instant perçu à je ne sais quelle composition future de mes vues ; et qu’après un temps incertain, une sorte de Jugement Dernier appellera devant leur auteur l’ensemble de ces petites créatures mentales, pour remettre les unes au néant, et construire au moyen des autres l’édifice de ce que j’ai voulu... En somme, je n’ai écrit tout ceci que pour le différer, pour que je n’y pense plus jusqu’à... la fois prochaine. Rien ne donne plus de hardiesse à la plume que de rejeter à l’infini l’époque de l’écriture définitive.

Ce ne sont donc ici que notes pour moi : impromptus, surprises de l’attention, germes ; et point de ces productions élaborées, reprises, consolidées, mises dans une forme calculée, qui peuvent se présenter à tout le public avec l’assurance et la grâce des oeuvres faites expressément pour lui.

Je n’aurais jamais imaginé que je dusse un jour imprimer tels quels ces fragments. Monsieur le docteur Ludo van Bogaert et Monsieur Alexandre Stols l’ont imaginé pour moi. Ils m’ont tenté par la considération de l’intimité de cette petite entreprise, et par la perfection des spécimens typographiques qu’ils m’ont soumis.

Je ne réponds pas que ces petits textes soient toujours faciles à entendre, et je dois avertir mes lecteurs imprévus qu’ils n’y trouveront guère [203] qu’une matière abstraite traitée aussi directement et simplement que peut l’être une indication pour soi-même. Qu’il leur souvienne en parcourant ces feuillets qu’il y a une différence incalculable, un intervalle indéterminé, entre l’embryon d’une idée et l’entité intellectuelle quelle peut enfin devenir.

Cette différence peut aller jusqu’au maximum de contraste, qui est la contradiction.

Si j’écris promptement, un matin, que A est B, je sais bien que le jugement A est non B, qui annule le précédent, pourrait s’en suivre d’une réflexion prolongée, d’une contemplation plus précise, ou d’un grossissement par la durée un peu plus fort. La note que j’aurai prise ne signifiera donc à mes yeux que ceci : il y a un rapprochement {A, B).

Ce n’est qu’un acte fécondant.

ANTINOUS, ou un monstre, ou l’être le plus vulgaire en peuvent sortir...

[204] [...]

I

[205]

De même que la mécanique apprend à composer forces et vitesses, moments et aires — comme fait la géométrie des longueurs, — et à calculer avec des grandeurs composées comme on calcule avec des éléments simples, ainsi faudrait-il arriver à une combinatoire des actes, des états, des certitudes, des complexes psycho-physiologiques. Une attitude prise au hasard est un complexe, et ce complexe, nous le savons, est capable de rappel simplifié dans la mémoire, de représentation par un rien, de composition avec un fait nouveau, etc... Certainement, dans l’idée que j’ai de ces attitudes et états du vivant, est inclus le symbole, le vecteur à trouver, qui permettrait de réfléchir plus longtemps et plus nettement sur ces sujets.

Ainsi, j’ai bien du sommeil et du rêve une sorte de schéma, et ce schéma encore grossier, peu utilisable, pas utilisable régulièrement, est comme à [206] la frontière d’une sorte de mimique du dormeur et du rêveur, et d’une image.

Précisons un peu. Je prends l’attitude, je me place dans la figure d’un dormeur. Je fais coïncider mon corps avec cette figure et je réalise un système de contacts sensibles, — je m’assure par divers mouvements partiels que cette position réalise une condition. Par exemple : un certain minimum général de tension musculaire[1]. Mais je réalise ceci par des forces !... Cette fixation forme une distribution d’efforts isolés, une figure de points perçus, séparés par des étendues vagues ou nulles. Je tends alors à ne permettre à une pensée que les modifications qui n’altèreront pas ce système. Je distingue ainsi quelque chose des relations étonnantes qui existent entre cette mimique générale, et l’image plus ou moins intense et projetée.

II

Et cette image est comme mue, provoquée en sens contraire du sens normal. Au lieu d’être cause,

[207]

elle complète, explique comme dans le rêve. Avec cette différence que dans le rêve, on prend le rêve, effet, pour cause, et que dans la musique on ne peut le faire ; sans quoi la musique nous gouvernerait entièrement... L’obstacle qui empêche la musique de nous donner un rêve complet est la veille même, — c’est-à-dire la conservation du présent bien différent et bien séparé, — la coexistence de mondes indépendants, d’un envers et d’un endroit, avec des points de soudure finis, connus.

La Musique fait voir clairement comme une action extérieure de nature simple suffit à produire une sorte de vie complexe dans le sujet. Et cette vie artificielle plus riche que la vie normalement causée, — comme le chimiste connaît plus de corps que la nature ne lui en a donnés[2].

Donc il y a plus de possibilités dans notre être nerveux que les circonstances normales moyennes n’en tirent et n’en utilisent.

Nous ne sommes pas faits exactement[3].

L’artificiel en tous genres est possible quand au lieu de procéder par objets, l’esprit procède par fonctions.

[208]

... C’est là peut-être la clef des similitudes et analogies. Si A ressemble à B, c’est être autre que soi de deux façons et passer de l’une à l’autre par : être soi. Etre autre que moi, (connaître, sentir), c’est aussi un fonctionnement de moi.

III MUSIQUE

La Musique montre qu’en attaquant un sens, en produisant les sensations d’un seul genre, qui n’est pas nettement spatial, — en les produisant dans un certain ordre, on me fait produire des mouvements, on me fait développer l’espace à trois ou quatre dimensions, on me communique des impressions quasi-abstraites d’équilibres, de déplacements d’équilibres ; on me donne l’intuition du continu, des extrêmes, des moyennes, des émotions, même de la matière, — du désordre interne, du hasard intime chimique.

On me fait danser, souffler ; on me fait pleurer, penser ; on me fait dormir ; on me fait foudroyant, [209] foudroyé ; on me fait lumière, ténèbres ; diminuer jusqu’au fil et au silence.

On me fait quasi tout cela ; et je ne sais si je suis le sujet ou l’objet, si je danse ou si j’assiste à la danse, si je possède ou si je suis possédé. Je suis à la fois au plus haut de la vague et au pied d’elle qui la regarde haute.

C’est cette indétermination qui est la clef de ce prestige. Il y a donc une partie séparable dans mes actes et mes émois. La musique opère cette analyse. Il y a, par elle, quelqu’un en moi qui agit ou subit et quelqu’un qui n’agit pas. D’abord toutes les fonctions du temps.

Elle est le type de la commande par l’extérieur.

Court-circuit.

Elle joue avec ce qui, (pour une grande part), définit en moi ce qui ne peut être l’objet d’un jeu.

Et par elle, je vois que le plus profond — ce qui se prétend tel, le plus chatouillant, le plus terrible, — la chose même... est maniable. Entre la chose qui est ce qu’elle est, et la chose dont la fonction est d’être autre que ce qu’elle est, il y a un intermédiaire[4].

C’est cet intermédiaire, le moyen de la musique.

IV

[210]

La musique est un massage.

Substitution d’un excitant à l’excitant normal. Comme on électrise tels muscles et telle combinaison de muscles dont la contraction simultanée ne correspond à aucune émotion connue. Physionomies inédites sur l’album de Duchenne de Boulogne.

Par la musique nous subissons, et agissons les effets, et nous sommes contraints à fournir les causes.

Or, il y a plusieurs causes, pour chaque effet — dans ce domaine vivant. D’où indétermination de la musique. En général, quand nous imaginons d’agir en nous-même, les effets de nos imagina- [211]tions demeurent virtuels. Les images sont précises, les émotions moins nettes, les actes esquissés à peine. Si j’imagine danser, c’est un schéma de mouvements à peine ressentis à côté de mon idée visuelle très nette d’un personnage dansant. Si j’imagine frapper, à peine mon bras est-il éveillé ; le reste du corps ne participe pas.

Mais la musique, au contraire, dessine puissamment en moi l’action et la passion, — tandis qu’elle laisse vague l’image.

V

Illusion est excitation.

Ce que l’on pense réellement quand on dit que l’âme est immortelle, peut toujours être représenté par des propositions moins ambitieuses.

A ce sujet, on peut considérer toute la métaphysique de ce genre comme infidélité, impuissance de langage, tendance à augmenter gratuitement la pensée, et en somme à recevoir de l’expression que l’on a formée plus que l’on n’a donné et dépensé en la formant.

[212]

Ce qu’il y a d’excitant dans les idées n’est pas idées ; c’est ce qui n’est point pensé, ce qui est naissant et non né, qui excite. Il faut donc des mots avec lesquels on n’en puisse jamais finir — et qui ne soient jamais identiquement annulés par une représentation quelconque : des mots Musique...

La musique est devenue par Richard Wagner l’appareil de jouissance métaphysique, l’agitateur et l’illusionniste, le grand moyen de déchaîner des tempêtes nulles et d’ouvrir les abîmes vides. Le monde substitué, remplacé, multiplié, accéléré, creusé, illuminé — par un système de chatouilles sur un système nerveux — comme un courant électrique donne un goût à la bouche, une fausse chaleur, etc.

Mais la « réalité » est-elle autre chose ?

VI

Artifice, simulation, sont multiplicité.

L’artifice est naturel chez tous les hommes en qui la conscience est très développée.

[213]

S’ils écrivent, leur pensée éveille d’elle-même plusieurs types d’expression. La conscience agrandie n’est en somme que multiplicité offerte au lieu de simplicité.

L’artifice s’achève par la recherche paradoxale de l’expression la plus naturelle, la plus spontanée comme résultat du choix et de l’élaboration en quantité.

Ces conscients sont donc curieux des paroles d’enfants, etc...

Toutefois, (c’est un degré plus élevé encore), ils renoncent à ces recherches.

Quand la même impression éveille en nous un géomètre, un enfant, un poète, un peintre, un philologue — une douzaine de langages et de types d’accommodations, et de séries d’actes distincts — il est bien compréhensible que l’on soit embarrassé.

VII

La Honte est un grand sujet.

Le fait primitif a dû être le blâme général contre [214] un personnage qui, peu impressionné au début, a fini par craindre ce blâme, l’élever en lui-même au rang de fonction ; croire physiquement, que l’ensemble des autres le voyait tel qu’il était ; — et puis que ce qu’il était, tel quel, sans voile, sans mystère, était par soi seul une chose mauvaise, à la fois une faiblesse et un crime[5]. Il est dangereux, a priori, de paraître ce que l’on est.

Le système nerveux est Autruche. Il rougit, il se cache sous le sang, qui le fait voir[6]. C’est une sorte de bêtise, de naïveté physiologique. A moins que cet effet ne soit sans finalité, mais un phénomène d’équilibre, de transport compensant un fait interne.

Ce doute sur toutes les apparences émotives est général.

On peut les interpréter comme ayant, (ou ayant eu), une valeur de réponse qualitative à une demande ; — ou bien comme n’ayant qu’une nature mécanique ; et, ultérieurement, une valeur de signe.

Au lieu de rougir, on pourrait pâlir, ou suer, ou avoir envie d’uriner... ou même... mourir, l’arrêt du cœur est une réponse comme les autres.

[247]

LII MON CORPS

Ce « mon corps » occupe un volume. Mais il semble qu’à l’intérieur de ce volume règne une connexion singulière.

Les distances intérieures ne sont pas de même espèce que les distances ordinaires.

Sensations, mouvements locaux ne semblent pas, quoique localisés, — être à des points différents par la distance.

La distance de deux points du corps pris au hasard n’a pas de sens.

La distance de deux points dont le contact naturel ne peut advenir, et qui n’ont pas de relations singulières, n’existe pas[7].

Le loin et le près sont aussi très particuliers. Un

[248]

membre éloigné semble obéir sans intermédiaire, et être par là, plus proche qu’un lieu non éloigné non docile ou non mobile.

LIII

Dans les distances corporelles intérieures on trouve que l’ordre d’éloignement des parties du corps se compose avec la mobilité de ces parties, — et avec les temps nécessaires pour les mettre en mouvement. Le plus mobile est l’œil.

On pourrait classer ainsi, (grossièrement), œil, doigts de main, langue et mâchoire inférieure, tête, doigts de pied, main, avant-bras, pieds, membres inférieurs, lombes, torse, épaules, ceci très grossier — et variable.

Mesure de la mobilité ?

Cette mobilité est très composée. Elle tient à l’innervation, à la musculature et à ses insertions — à la masse, au moment d’inertie de la partie, à la situation du corps, au degré d’éveil ; aussi à la phase, c’est-à-dire aux états antérieurs immédiats.

LIV

[249]

Le corps est une masse ou un espace, pénétré de sensibilité comme une pierre est veinée de fer, ou comme une éponge est pénétrée d’eau : pénétrée de volonté d’une façon moins subtile. Sensibilité et volonté laissant entre les réseaux où elles existent, des parties insensibles et inertes, de grandeur limitée par la subtilité de leurs divisions.

Il y a des régions où vouloir n’a pas d’existence, et qui sont purement locales. La grandeur de ces régions est remarquable par rapport à notre connaissance et possession de nous-mêmes[8].

Analogie curieuse. La pensée aussi comprend des réserves qu’elle ne peut pénétrer. Il y a des distinctions qu’elle échoue à approfondir, des temps qu’elle ne divise pas. Elle pénètre quelque chose, mais jusqu’à un certain degré.

LV

[250]

La substance de notre corps n’est pas à notre échelle. Les phénomènes les plus importants pour nous, notre vie, notre sensibilité, notre pensée sont liés intimement à des événements plus petits que les plus petits phénomènes accessibles à nos sens, maniables par nos actes. Nous ne pouvons pas intervenir directement et en voyant ce que nous faisons. La médecine est intervention indirecte — et d’ailleurs les autres arts.

Dans cette petitesse, nos actes concevables n’ont plus de sens.

Le système nerveux, entr’autres propriétés ou fonctions, a celle de lier des ordres de grandeur très différents. Par exemple : Il relie ce qui appartient au chimiste à ce qui appartient au mécanicien.

La physique considère aujourd’hui des masses d’une telle petitesse que la lumière même n’a rien à faire avec elles. Les images que nous nous en faisons n’ont et ne peuvent avoir aucun rapport avec ce qu’elles prétendent représenter. La notion de forme n’a aucun sens à leur égard, est entièrement étrangère à des objets si menus que l’on n’en [251] peut même concevoir le grossissement, — lequel suppose l’existence de la similitude.

LVI ESPACE BUCCAL

Comme la bouche est curieusement sensible, donne un mélange de fortes pressions, de tractions contrariées, d’obstacles et de corps durs interposés, de goûts et saveurs, de touchers humides et de glissements, de présences étranges, — de même la sensation d’ensemble de tout le corps et les mouvements de l’attention dans le corps, comme celui de la langue qui tâtonne et travaille dans son antre...

LVII

Deux hommes de vigueur musculaire très inégale ont cependant la même conception de l’es- [252]pace. Et pour qu’il en soit ainsi, il faut donc que le système musculaire propre et le système qui le commande et sur lequel revient l’expérience, diffèrent nettement.

Je n’apprends autre chose, en déplaçant une masse, que n’en peut apprendre celui qui peut déplacer une masse trois fois plus grande.

[279]

XCI OBJET DE LA PSYCHOLOGIE

L’objet de la psychologie est de nous donner une idée toute autre des choses que nous connaissons le mieux.

Arriver à s’étonner des habitudes ; à considérer la surprise comme probable.

Se faire une image des relations d’images ; définir nos images par des relations...

Se faire du Moi un non-Moi ; et rapporter à un Moi tout le non-Moi —

Toutes les Danaïdes au travail !

XCII MONDE PSYCHIQUE

Essaie de concevoir un monde étrange où l’approche, la prévision du phénomène, a tous les [280] effets du phénomène : — où les hasards redeviennent comme mûs désormais dans une loi : où l’improbable devient, par une conséquence de sa production une seule fois, le probable...

On ne peut se figurer assez nettement le système psychique, et sa singularité, que par une comparaison constante avec le monde de la physique. J’entends une comparaison fine — c’est-à-dire en essayant d’adapter par analogie les concepts de la physique, son langage, et ses analyses aux faits psychologiques.

Alors, des propositions physiques, les unes sont affirmées, les autres niées du monde psychique (mais sous réserve de la possibilité de comparaison, naturellement).

Surtout, ne pas vouloir que les résultats de ce rapprochement soient ceux que l’on désire.

Les réactions négatives sont encore plus remarquables que les positives[9].

XCIII

[281]

Aujourd’hui, 17 mars 191., je fais profiter un petit travail poétique de l’excitation provoquée par un scandale public, par les cris des aboyeurs de journaux.

Ce virement de crédits nerveux est un fait général. Un problème de géométrie profite d’une colère. Un bonheur intellectuel fait que le mendiant soit bien reçu.

Le reflet énergétique d’une émotion va éclairer une idée très éloignée. C’est un échange perpétuel, essentiel.

Mais la dépression se transporte de la même manière.

Croire à une chose c’est pouvoir ou devoir ajouter à l’idée de cette chose une force, une capacité de résister et de faire agir, extérieure à cette chose même. Une énergie d’emprunt[10].

XCIV DURÉE

[282]
  1. En songeant aux éléments de durée d’un ouvrage, je retrouve cette pensée : les impressions et leurs suites ont pour tendance générale de provoquer quelque acte qui les annule : j’ai faim, — je mange, je n’ai plus faim.
  2. Mais pour certaines impressions, l’acte qu’elles provoquent et qui tend à les annuler, les renouvelle et les exaspère. Ainsi : je suis gratté, je me gratte, mais le passage du passif à l’actif n’est que de rien. Et je suis forcé de me substituer à la cause de mon prurit. C’est un cercle. Pour certaines autres impressions, il n’y a pas d’acte qui s’y oppose directement, je n’ai pas de main qui atteigne au fond de ma gorge, qui puisse décharger mon estomac, etc. Alors des efforts désordonnés, violents, surabondants, ou bien la distraction, la multiplicité d’autres impressions me soulagent quand il est possible.
  3. Un ouvrage donne une impression. Si elle est définissable et classable, elle est finie. On s’en [283] défera par un acte classificateur. Mais s’il faut pour sa durée, et pour atteindre une certaine intensité et un certain effet esthétique, qu’il hante la mémoire, qu’il ne soit pas résumable, ni facile à définir ; qu’il n’y ait pas d’acte qui le satisfasse, — trouver les conditions de cet ouvrage et les assembler dans le réel, c’est ce qu’on appelle la magie, la beauté, etc.[11] La musique ici est l’exemple typique : obsession[12].
  4. Il y a un type de durée qui est tel que la durée soit déterminée par le seul temps de l’acte- détente ; — un autre qui est de la nature d’un empêchement : un autre qui est diffusion, nombre d’événements en tous sens.

XCV

Ni sur la mémoire, ni sur la pesanteur, pas même d’hypothèses. J’entends : d’hypothèses [284] utiles, c’est-à-dire qui suggèrent quelque mode d’agir sur ces liaisons.

XCVI

Les impressions ou sensations de l’homme prises telles quelles, n’ont rien d’humain.

Elles sont de l’ordre d’une surprised’une insuffisance de l’humain. Nous pouvons — mais non toujours — rechercher cette mise en défaut — rattraper ce qui vient d’être — à l’état informe.

Et ceci est la racine de la mémoire.

Le souvenir est (de ce point de vue primitif), un fait élémentaire qui tend à nous donner le temps d’organisation qui nous a manqué d’abord. Ce temps est celui que j’appelle de seconde espèce. La durée (perçue) est l’effort qu’il faudrait faire pour maintenir à l’état réversible, en état d’équilibre, le système formé de demandes extérieures et de réponses exactes.

Durée d’un phénomène — grandeur qui mesure intensivement et inutilement l’ensemble des modifications quelconques qui conservent un phénomène.

XCVII PENSÉE ÉCHAPPÉE

[285]

Ce n’est pas la mémoire qu’il faut accuser.

C’est le chemin qu’on a perdu sans l’avoir pourtant quitté. Mais il a fait tant de tours et s’est recoupé tant de fois ! La pensée qu’on a égarée existe, — elle est LA. Mais ce monument qui est à cent pas de toi, est environné de rues où tu te perds.

XCVIII MÉMOIRE

Un jour, je me suis défini la mémoire de la manière suivante : A est un souvenir si à partir de l’impulsion ou excitation E, A se produit au bout d’un temps T. Ce temps spécifique définit la mémoire. Définition arbitraire, difficile à justifier. — [286] Mais si l’on accorde que tout souvenir a une causeune excitation-cause, et que nulle excitation ne peut ni agir instantanément, ni se conserver indéfiniment, on voit que cette définition est digne de considération. Elle se réduit, au fond, à accentuer le caractère réflexe du souvenir. Il s’agirait d’avoir une autre condition pour recouper celle-ci, pour séparer le souvenir des autres réflexes. Ou bien établir que précisément le temps qu’exige un souvenir est caractéristique, (lui et ses multiples), de la mémoire, et la sépare nettement d’autres réactions. Mais ce serait un cercle, puisque cette démonstration impliquerait la définition cherchée.

Dire : toute réponse qui se dessine aux temps T, 2 T... après l’excitation, est un phénomène applicable au passé, semblable (géom.) à un phénomène passé, explicable par une opération impliquant autre chose que ce qui est et qui met en série ce qui est après ce qui fut[13].

Categories

show/hide all categories

    Terms

  • Genre
      • miscellaneous
        • dream
        • small forms
      • notes
  • Emotions
      • emotion types
        • excitement
        • shame
        • feeling
        • passion
        • emotion
  • Tools
      • image
      • language
  • Movement
      • physical movement
      • velocity
      • medial practices
        • writing
        • reading
  • Fields
      • sciences
        • natural sciences
      • arts
        • music
        • dance
  • Techniques

  • Styles
      • aphoristic
      • discursive
  • Intertextual Patterns
      • names
  • Concepts

  • Author Roles
      • scientist
  • Emotions
      • observation of emotions
  • Body and Psyche
  • Genre and Forms
      • newness and openness
  • Values
      • experimental
      • life
  • Me/We-Relation
      • self-awareness
  • Frame and Location
      • body and psyche