Twilight Zones

Liminal Texts of the Long Turn of the Century (1880 - 1940)

Souvenirs de la cour d’assises

André Gide

Source: Gide, André. Souvenirs de la cour d’assises. Paris: Gallimard, 2009: 11-26.
First edition: Gide, André. Souvenirs de la cour d’assises. Paris: NRF, 1914.
Cite as: Gide, André. Souvenirs de la cour d’assises. Paris: Gallimard, 2009: 11-26, in: Twilight Zones. Liminal Texts of the Long Turn of the Century (1880-1940). Eds. Knaller, Susanne/Moebius, Stephan/Scholger, Martina. hdl.handle.net/11471/555.10.34

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Domains: everyday culture, gender, law

Frame: law, modern society

Genre: documentation, essay

Mode: autobiographical, documentary, narrative, scenic

Transgression: literature/journalism

[11]

Rouen, mai 1912.

De tout temps les tribunaux ont exercé sur moi une fascination irrésistible. En voyage, quatre choses surtout m’attirent dans une ville : le jardin public, le marché, le cimetière et le palais de justice.

Mais à présent je sais par expérience que c’est une tout autre chose d’écouter rendre la justice, ou d’aider à la rendre soi-même. Quand on est parmi le public on peut y croire encore. Assis sur le banc des jurés, on se redit la parole du Christ : Ne jugez point.

Et certes je ne me persuade point qu’une société puisse se passer de tribunaux et de juges ; mais à quel point la justice humaine est chose douteuse et précaire, c’est ce que, durant douze jours, j’ai pu sentir jusqu’à l’angoisse. C’est ce qu’il apparaîtra peut-être encore un peu dans ces notes.

[12]

Pourtant je tiens à dire ici, d’abord, pour tempérer quelque peu les critiques qui transparaissent dans mes récits, que ce qui m’a peut-être le plus frappé au cours de ces séances, c’est la conscience avec laquelle chacun, tant juges qu’avocats et jurés, s’acquittait de ses fonctions. J’ai vraiment admiré, à plus d’une reprise, la présence d’esprit du président et sa connaissance de chaque affaire ; l’urgence de ses interrogatoires ; la fermeté et la modération de l’accusation ; la densité des plaidoiries, et l’absence de vaine éloquence ; enfin l’attention des jurés. Tout cela passait mon espérance, je l’avoue ; mais rendait d’autant plus affreux certains grincements de la machine.

Sans doute quelques réformes, peu à peu, pourront être introduites, tant du côté du juge et de l’interrogatoire, que de celui des jurés[*]... Il ne m’appartient pas ici d’en proposer.

*

ILundi. Mai 1912.

[13]On procède à l’appel des jurés. Un notaire, un architecte, un instituteur retraité ; tous les autres sont recrutés parmi les commerçants, les boutiquiers, les ouvriers, les cultivateurs, et les petits propriétaires ; l’un d’eux sait à peine écrire et sur ses bulletins de vote il sera malaisé de distinguer le oui du non ; mais à part deux je-m’en-foutistes, qui du reste se feront constamment récuser, chacun semble bien décidé à apporter là toute sa conscience et toute son attention.

Les cultivateurs, de beaucoup les plus nombreux, sont décidés à se montrer très sévères ; les exploits des bandits tragiques, Bonnot[1], etc., viennent d’occuper l’opinion : « Surtout pas d’indulgence », c’est le mot d’ordre, soufflé par les journaux ; ces messieurs les jurés représentent la Société et sont bien décidés à la défendre.

[14]

L’un des jurés manque à l’appel. On n’a reçu de lui aucune lettre d’excuses ; rien ne motive son absence. Condamné à l’amende réglementaire : trois cents francs, si je ne me trompe. Déjà l’on tire au sort les noms de ceux qui sont désignés à siéger dans la première affaire, quand s’amène tout suant le juré défaillant ; c’est un pauvre vieux paysan sorti de La Cagnotte de Labiche. Il soulève un grand rire général en expliquant qu’il tourne depuis une demi-heure autour du palais de justice sans parvenir à trouver l’entrée. On lève l’amende.

Par absurde crainte de me faire remarquer, je n’ai pas pris de notes sur la première affaire ; un attentat à la pudeur (nous aurons à en juger cinq). L’accusé est acquitté ; non qu’il reste sur sa culpabilité quelque doute, mais bien parce que les jurés estiment qu’il n’y a pas lieu de condamner pour si peu. Je ne suis pas du jury pour cette affaire, mais dans la suspension de séance j’entends parler ceux qui en furent ; certains s’indignent qu’on occupe la Cour de vétilles comme il s’en commet, disent-ils, chaque jour de tous les côtés.

Je ne sais comment ils s’y sont pris pour obtenir l’acquittement tout en reconnaissant l’individu coupable des actes reprochés. La majorité a donc dû, contre toute vérité, écrire « Non » sur la feuille [15] de vote, en réponse à la question : « X... est-il coupable de... etc. » Nous retrouverons le cas plus d’une fois et j’attends, pour m’y attarder, telle autre affaire pour laquelle j’aurai fait partie du jury et assisté à la gêne, à l’angoisse même de certains jurés, devant un questionnaire ainsi fait qu’il les force de voter contre la vérité, pour obtenir ce qu’ils estiment devoir être la justice.

*

La seconde affaire de cette même journée m’amène sur le banc des jurés, et place en face de moi les accusés Alphonse et Arthur.

Arthur est un jeune aigrefin à fines moustaches, au front découvert, au regard un peu ahuri, l’air d’un Daumier. Il se dit garçon de magasin d’un sieur X... ; mais l’information découvre que M. X... n’a pas de magasin.

Alphonse est « représentant de commerce » ; vêtu d’un pardessus noisette à larges revers de soie plus sombre ; cheveux plaqués, châtain sombre ; teint rouge ; œil liquoreux, grosses moustaches ; air fourbe et arrogant ; trente ans. Il vit au Havre avec la sœur d’Arthur ; les deux beaux-frères sont intimement liés depuis longtemps ; l’accusation pèse sur eux également.

[16]

L’affaire est assez embrouillée : il s’agit d’abord d’un vol assez important de fourrures, puis d’un cambriolage sans autre résultat, en plus du saccage, que la distraction d’une blague à tabac de trois francs, et d’un carnet de chèques inutilisables. On ne parvient pas à recomposer le premier vol et les charges restent si vagues que l’accusation se reporte plutôt sur le second ; mais ici encore rien de précis ; on rapproche de menus faits, on suppose, on induit...

Dans le doute, l’accusation solidarise les deux accusés ; mais leur système de défense est différent. Alphonse porte beau, a souci de son attitude, rit spirituellement à certaines remarques du président :

« Vous fumiez de gros cigares.

— Oh ! fait-il dédaigneusement, des londrès à vingt-cinq centimes !

— Vous ne disiez pas tout à fait cela à l’instruction, dit un peu plus tard le président. Pourquoi n’avez-vous pas persisté dans vos négations ?

— Parce que j’ai vu que ça allait m’attirer des ennuis », répond-il en riant.

Il est parfaitement maître de lui et dose très habilement ses protestations. Ses occupations de « placier » restent des plus douteuses. On le dit « l’amant » d’une vieille fille de soixante ans. Il proteste : « Pour moi, c’est ma mère. »

[17]

L’impression sur le jury est déplorable. S’en rend-il compte ? Son front, peu à peu, devient luisant...

Arthur n’est guère plus sympathique. L’opinion du jury est que, après tout, s’il n’est pas bien certain qu’ils aient commis ces vols-ci, ils ont dû en commettre d’autres ; ou qu’ils en commettront ; que, donc, ils sont bons à coffrer.

Cependant c’est pour ce vol uniquement que nous pouvons les condamner.

« Comment aurais-je pu le commettre ? dit Arthur. Je n’étais pas au Havre ce jour-là. »

Mais on a recueilli, dans la chambre de sa maîtresse, les morceaux d’une carte postale de son écriture, qui porte le timbre du Havre du 30 octobre, jour où le vol a été commis.

Or voici comment se défend Arthur :

« J’ai, dit-il en substance, envoyé ce jour-là à ma maîtresse non pas une carte, mais deux ; et comme les photographies qu’elles portaient étaient “un peu lestes” (elles représentaient en fait l’Adam et l Ève de la cathédrale de Rouen), je les avais glissées, image contre image, dans une seule enveloppe transparente, après y avoir mis double adresse, les avoir affranchies toutes les deux et avoir percé l’enveloppe aux endroits des timbres, pour en permettre la double oblitération. Au dé [18] part, un seul des timbres aura sans doute été oblitéré. A l’arrivée au Havre l’employé de la poste a oblitéré l’autre ; c’est ainsi qu’il porte la marque du Havre. »

C’est du moins ce que j’arrivais à démêler au travers de ses protestations confuses, bousculées par un président dont l’opinion est formée et qui paraît bien décidé à ne rien écouter de neuf. J’ai le plus grand mal à comprendre, à entendre même ce que dit Arthur, sans cesse interrompu et qui finit par bredouiller ; le jury, qu’il ne parvient pas à intéresser, renonce à l’écouter.

Son système pourtant se tient d’autant mieux qu’il est peu vraisemblable qu’un aigrefin aussi habile que semble être Arthur ait laissé derrière lui — que dis-je ? créé, le soir d’un crime, une telle pièce à conviction. De plus, s’il était au Havre lui-même, quel besoin avait-il d écrire à sa maîtresse, au Havre, quand il pouvait aussi bien aller la trouver ?

Je sais que les jurés ont droit, sans précisément intervenir dans les débats, de s’adresser au président pour le prier de poser aux accusés ou aux témoins telle question qu’ils jugent propre à éclairer les débats ou leur conviction personnelle, que toutefois ils ne doivent point laisser paraître... Vais-je oser user de ce droit?... On n’imagine [19] pas ce que c’est troublant, de se lever et de prendre la parole devant la Cour... S’il me faut jamais « déposer », certainement je perdrai contenance : et que serait-ce sur le banc des prévenus ! Les débats vont être clos ; il ne reste plus qu’un instant. Je fais appel à tout mon courage, sentant bien que, si je ne triomphe pas de ma timidité cette fois-ci, c’en sera fait pour toute la durée de la session — et d’une voix trébuchante :

« Monsieur le Président pourrait-il demander à l’employé de la poste qui était tout à l’heure à la barre, si le timbrage du départ est toujours différent de celui de l’arrivée ? »

Car enfin, s’il était possible de reconnaître que le timbre a bien été oblitéré à l’arrivée comme le prétend Arthur, et non au départ comme le prétend l’accusation, que resterait-il de celle-ci ?

Le président, n’ayant pas suivi l’argumentation embrouillée d’Arthur, ne comprend visiblement pas à quoi rime ma question ; pourtant il rappelle obligeamment le témoin :

« Vous avez entendu la question de monsieur le juré ? Veuillez y répondre. »

L’employé se lance alors dans une profuse explication qui tend à prouver que les heures des départs n’étant pas les mêmes que les heures d’arrivée, il n’y a pas de confusion possible ; que du [20] reste les lettres arrivantes et les lettres partantes ne se timbrent même pas dans le même local, etc. Cependant il ne répond pas à cela seul qui m’importe, et nous ne savons pas plus qu’auparavant si l’on a pu reconnaître sur le fragment de carte si le timbre est effectivement et sûrement un timbre de départ et non d’arrivée. Le témoin cependant a achevé son explication.

« Monsieur le juré, êtes-vous satisfait ?... »

Je tâche de formuler une question nouvelle plus pressante que la première. Puis-je dire pourtant que non, que je ne suis pas satisfait ; que le témoin n’a pas du tout répondu à ma question ? Du reste, cette question, je sens bien que, non plus que le président, aucun des jurés ne l’a comprise ; du moins aucun des jurés n’a compris pourquoi je la posais. Aucun n’a pu suivre l’argumentation d’Arthur, que moi-même je n’ai suivie qu’avec beaucoup de peine. Il a une sale tête, un physique ingrat, une voix déplaisante ; il n’a pas su se faire écouter. L’opinion est faite, et quand bien même on viendrait à découvrir à présent que la carte n’est pas de lui...

« Les débats sont clos. »

Un peu plus tard, dans la salle de délibération.

Les jurés sont unanimes ; résolument tournés [21] contre les deux accusés, sans nuancer ni consentir à distinguer l’un de l’autre : aigrefins à n’en pas douter et malandrins en espérance, qui n’attendent qu’une occasion pour jouer du revolver ou du casse-tête (trop distingués pour user du couteau, peut-être). Néanmoins, pour les deux vols desquels ils avaient à répondre, on n’était point parvenu à prouver leur culpabilité mieux que par quelques rapprochements — qu’eux traitaient de coïncidences ; et dans le réquisitoire, rien d’absolument décisif n’emportait la conviction des jurés. Coupables à n’en pas douter, mais peut-être pas précisément de ces crimes. Etait-il vraisemblable, admissible même, qu’Alphonse, à Trouville où il était fort connu, dans la rue de Paris si fréquentée, et à une heure point tardive, ait pu, sans être remarqué de personne, trimbaler un ballot énorme qu’on estime avoir eu un mètre de large et deux de haut ? — (Il s’agit ici du premier vol, celui des fourrures.)

Enfin, pour aigrefins qu’ils fussent, ce n’étaient tout de même pas des bandits ; je veux dire qu’ils profitaient de la société, mais n’étaient pas insurgés contre elle. Ils cherchaient à se faire du bien, non à faire du mal à autrui, etc. Voici ce que se disaient les jurés, désireux d’une sévérité pondérée. Bref, ils se mirent d’accord pour condamner, [22] mais sans excès ; pour reconnaître la culpabilité, sans circonstances atténuantes, mais dépouillée également des circonstances aggravantes. Celles-ci pendaient au bout de ces questions : le vol a- t-il été commis la nuit ?... à plusieurs ?... dans un édifice habité ?... avec fausses clef ou effraction ?

Et comme il était de toute évidence que, si le vol avait été commis, il ne l’avait pu être autrement, les jurés, tout naturellement, et malgré ce qu’ils s’étaient promis, se trouvèrent entraînés à répondre : oui à toutes les questions.

« Mais, messieurs, disait un des jurés (le plus jeune et qui paraissait seul avoir quelques rudiments de culture), répondre non à ces questions ne veut point dire que vous croyez qu’il n’y a pas eu d’effraction, que cela ne se passait pas la nuit, etc. ; cela veut dire simplement que vous ne voulez pas retenir ce chef d’accusation. »

Le raisonnement les dépassait.

« Nous n’avons pas à entrer là-dedans, ripostait l’un. Nous devons simplement répondre à la question : “Le vol a-t-il été commis la nuit ?”

— J’pouvons tout de même pas répondre: non », disaient les autres.

Et, bien que quelques non fussent trouvés dans l’urne, l’affirmative l’emporta de beaucoup.

De sorte que tous ceux qui s’étaient promis de [23] voter simplement coupables, mais sans circonstances non plus atténuantes qu’aggravantes, se trouvèrent entraînés à voter les « atténuantes » pour compenser l’excès des « aggravantes », que les questions les avaient contraints d’accepter.

Et sitôt après, en chœur :

« Ah ! nous avons fait de la jolie besogne ! C’est honteux ! On ne va pas les punir assez ! Circonstances atténuantes ! S’il est possible ! Si seulement on nous avait laissés voter coupables tout simplement !... »

Au grand soulagement de chacun, le tribunal décida la peine assez forte (six ans de prison et dix ans d’interdiction de séjour) en tenant le moins de compte possible de la décision des jurés.

J’ai noté avec quelque détail la perplexité, la gêne qui règnent dans la salle du jury ; je les retrouverai bien à peu près les mêmes à chaque délibération. Les questions sont ainsi posées qu’elles laissent rarement le juré voter comme il l’eût voulu, et selon ce qu’il estimait juste. Je reviendrai là-dessus.

Je sors peu satisfait de cette première séance. J’en suis presque à me réjouir qu’Arthur me reste si peu sympathique, sinon je ne pourrais m’en [24] dormir là-dessus. N’importe ! il me paraît monstrueux qu’on n’ait pas prêté l’oreille à sa défense. Et plus j’y réfléchis, plus elle me paraît plausible... C’est alors que me vint l’idée (comment ne m’était-elle pas venue plus tôt ?) que si la carte postale d’Arthur, ou du moins, suivant ses dires, que si les deux cartes accouplées portaient affranchissement des deux côtés de l’enveloppe, il suffisait que chacun des timbres fût de cinq centimes ; et que, réciproquement, si le timbre sur le morceau de carte retrouvé était un timbre de cinq centimes, il fallait qu’il ne fût pas seul. Le timbre de dix centimes ne prouverait peut-être pas qu’Arthur eût tort ; car peut-être n’a-t-il mis sous même enveloppe les deux cartes qu’après les avoir affranchies... mais le timbre de cinq centimes prouverait sûrement qu’il a raison. Je me promets de demander demain au procureur général, que j’ai le bonheur de connaître, la permission d’examiner dans le dossier d’Arthur le petit morceau de papier.

*

Mardi.

[25] Comme je passe devant la loge du concierge, celui-ci m’arrête et me remet une lettre. Elle est datée de la prison. Elle est d’Arthur. Comment a-t-il eu mon nom ? Par son avocat sans doute.

Cette question que j’ai posée au cours de l’interrogatoire l’a laissé croire sans doute que je m’intéressais à lui, que je doutais s’il était coupable, que peut-être je l’aiderais...

Il me supplie d’user de mon droit, de demander à l’aller voir dans sa cellule : il a d’importantes explications à me donner, etc.

Je regarderai d’abord son dossier ; si le morceau de carte postale est insuffisamment affranchi, je ferai part de mon doute au procureur.

J’ai pu voir, après la séance, le dossier : la carte postale porte un timbre de dix centimes. Je renonce.

Et pourtant je me dis aujourd’hui que, si chaque timbre avait été de cinq centimes, l’employé de la poste, au départ, les aurait oblitérés tous les deux ; et que c’est, au contraire, dans le cas où l’affranchissement d’un des côtés aurait été déjà par lui-même suffisant, que l’autre tim- [26]bre aurait pu lui échapper et n’être oblitéré qu’à l’arrivée...

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