Twilight Zones

Liminal Texts of the Long Turn of the Century (1880 - 1940)

Tour du monde en 80 jours. Mon premier voyage

Jean Cocteau

Source: Cocteau, Jean. Tour du monde en 80 jours. Mon premier voyage. Paris: Gallimard, 2009: 15-110.
First edition: Cocteau, Jean. Tour du monde en 80 jours. Mon premier voyage. Paris: Gallimard, 1936.
Cite as: Cocteau, Jean. Tour du monde en 80 jours. Mon premier voyage. Paris: Gallimard, 2009: 15-110, in: Twilight Zones. Liminal Texts of the Long Turn of the Century (1880-1940). Eds. Knaller, Susanne/Moebius, Stephan/Scholger, Martina. hdl.handle.net/11471/555.10.28

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Domains: contemporary culture, literature

Frame: own and foreign, urbanity, war and fascism

Genre: chronicle

Mode: autobiographical, narrative, scenic

Transgression: literature/journalism

[15]

UTOPIE DE VERNE ET RÉALITÉ DU VOYAGE EN80 JOURS. — FÉERIES DE L’ENFANCE. — SOM- MEILS. — UNE MÉPRISE NOUS PERMET DE VISI- TER ROME.

Avant de commencer le récit de ce tour du monde, il est capital d’en expliquer le motif et de mettre clairement le lecteur au courant de notre entreprise.

Tout le monde connaît le TOUR DU MONDE EN QUATRE-VINGTS JOURS. Le chef-d’œuvre de Jules Verne, sous sa couverture rouge et or de livre de prix, la pièce qui en fut tirée, derrière le rideau or et rouge du Châtelet, ont excité notre enfance et nous ont communiqué plus que les mappemondes, le goût des aventures et le désir du voyage.

« Trente mille banknotes pour vous, Capitaine, si nous arrivons avant une heure à Liverpool. » Ce cri de Philéas Fogg reste pour moi l’appel de la mer et jamais aucun océan véritable n’aura le prestige à mes yeux d’une toile verte que les machinistes agitaient avec le dos, pendant que Philéas et Passepartout, accrochés à une épave, regardaient s’allumer au loin les lumières de Liverpool. [16] Vous connaissez le sujet du roman de Verne. Philéas Fogg, le flegmatique gentleman du Reform Club, ponctuel et mécanique en ses moindres gestes, prouve que la terre rapetisse (vitesse des moyens de transport) et parie d’en réussir le tour en quatre-vingts journées.

Voici son itinéraire :

  1. De Londres à Suez par le Mont-Cenis et Brindisi, railways et paquebots .... 7 jours
  2. De Suez à Bombay, paquebot .... 13 —
  3. De Bombay à Calcutta, railway ... 3 —
  4. De Calcutta à Hong-Kong (Chine) paquebot … 13 —
  5. De Hong Kong à Yokohama (Japon), paquebot … 6 —
  6. De Yokohama à San Francisco, paquebot … 22 —
  7. De San Francisco à New York .... 7 —
  8. De New York à Londres, paquebot et railway … 9 —
  9. Total . . 80 jours

Il quitte Londres le soir même, accompagné par son domestique français Passepartout qui porte la sacoche aux banknotes, et malgré les ruses de Fix, détective qui se trompe sur son compte et le croit un voleur de la banque d’Angleterre en fuite, malgré les obstacles de toutes sortes, il gagne son pari qu’il croyait perdu.

Je cite :

Comment un homme si exact, si méticuleux, avait-il pu commettre cette erreur de jour? Comment se croyait-il au samedi soir 21 décembre quand il débarqua à Londres, alors qu’il [17] n’était qu’au vendredi 20 décembre : 79 jours seulement après son départ? Voici la raison de cette erreur, elle est fort simple; Philéas Fogg avait, sans s’en douter, gagné un jour sur son itinéraire, et cela uniquement parce qu’il avait fait le tour du monde en allant vers l’Est, et il eût au contraire perdu ce jour en allant en sens inverse, soit vers l’Ouest.

En effet, en marchant vers l’Est, il allait au devant du soleil et par conséquent les jours diminuaient pour lui d’autant de fois quatre minutes qu’il franchissait de degrés dans cette ligne. Or, on compte 360 degrés sur la circonférence terrestre et ces 360 degrés, multipliés par quatre minutes, donnent précisément 24 heures, c’est-à-dire le jour inconsciemment gagné. En d’autres termes, pendant qu’il voyait, marchant vers l’Est, le soleil passer quatre-vingts fois au méridien, ses collègues, restés à Londres, ne le voyaient passer que soixante-dix-neuf fois. C’est ce que la montre de Passepartout, qui avait toujours conservé l’heure anglaise, eût constaté si, en même temps que les minutes, elle eût marqué les jours.

Verne a construit son livre sur ce jour fantôme.

C’est grâce à lui que Fogg triomphe des embûches, évite la ruine, épouse miss Aaouda, jeune Hindoue arrachée au supplice des veuves de l’Inde, entre Benarès et Alahabad.

Voilà de nombreuses années que je circule dans les pays qui ne s’inscrivent pas sur les cartes. Je me suis évadé beaucoup. J’ai rapporté de ce monde sans atlas et sans frontières, peuplé d’ombres, une expérience qui n’a pas toujours plu. Les vignobles de cette contrée invisible produisent un vin noir qui enivre la jeunesse. C’est en somme pour le compte d’un Intelligence Service, difficile à situer, que je travaillais sans relâche.

Il s’agissait de coloniser l’inconnu et d’apprendre ses dialectes. Parfois je ramenais des objets dangereux [18] qui intriguaient et enchantaient comme la mandragore. Ils effrayent les uns et aident les autres à vivre.

Aimer, dormir debout, attendre les miracles, fut ma seule politique. N’est-il pas juste que je me repose un peu, que je circule sur la terre ferme et que je prenne comme tout le monde des chemins de fer et des bateaux ?

Je relevais de maladie. Nous projetâmes, Marcel Khill et moi, de poursuivre notre timide essai de reportage — en barque de pêche sur la Méditerranée — et de prendre le large, n’importe lequel.

La première idée de ce Tour du Monde est due à Khill que j’appellerai désormais Passepartout. Il s’agissait de partir sur les traces des héros de Jules Verne pour fêter son centenaire et flâner quatre-vingts jours.

Quatre-vingts jours ! nous crûmes que cette course à l’abîme de 1876 serait, en 1936, une lente promenade et des haltes paresseuses dans chaque port.

Jean Prouvost, directeur de Paris-Soir, accepta. Le journal mit le projet à l’étude et s’aperçut que ces fameux quatre-vingts jours étaient une réalité avant la lettre, un rêve de Jules Verne, au même titre que ses phonographes, ses aéroplanes, ses sous-marins, ses scaphandriers. Tout le monde y croyait à cause de la force persuasive des chefs-d’œuvre. Or, en serrant les correspondances et en s’interdisant le vol, il faut, pour tenir en 1936 la gageure de Philéas Fogg et suivre réellement sa route idéale, quatre-vingts jours, ni plus, ni moins.

Le projet changeait donc du tout au tout. Ce n’était plus une promenade sur les traces des héros qui nous firent supporter les rougeoles et les scarlatines, cela devenait un record, une performance délicate.

Nous décidâmes de partir sans attendre, le 28 mars, [19] et d’être de retour le 17 juin, avant le dernier coup de minuit.

Le moindre retard d’un bateau, la moindre anicroche, la moindre faute de calcul, et c’en serait fait de notre réussite.

Il s’agissait de ne rien emporter qui nous encombrât.

Deux valises où les vêtements ne se fripent pas et un sac à linge. Il y avait bien une boîte de peintre, que Passepartout ne confierait à personne et dont les pieds se déplieraient aux pires moments de hâte avec la méchanceté du scorpion. Mais cette boîte devait être abandonnée à Singapore. Andersen dirait : « Qu’elle y reste ! »

Dès le départ, nous devions prendre le rythme des familles Perrichon et Fenouillard, de MM. Vieuxbois et Cryptogame. Ces personnages de Töpffer et de Christophe, plus encore que ceux de Verne, furent à l’origine de cette poésie aventureuse qui nous habite depuis l’enfance et nous met le diable au corps.

Le vrai Japon, c’est madame Fenouillard et ses filles, grisant les gardes pour délivrer leur époux et père en crevant la cloison de papier. La vraie Asie, c’est le dégel des Furco de M. Cryptograme.

Car les enfants rêvent sur ces épopées burlesques. Ils les déforment à leur usage et ils y puisent les éléments de féeries profondes.

Bref, nous avions décidé, Dieu sait pourquoi, que l’express de Rome partait à 22 heures 40 et nous en avions convaincu les autres. Il partait en réalité à 22 heures 20. Nous l’apprîmes à 21 heures 50, par la téléphoniste de mon hôtel, surprise de ce brusque changement d’horaire. Les grooms nous aidèrent à [20] nous jeter pêle-mêle avec nos sacs dans un taximètre et nous arrivâmes cinq minutes avant le départ de l’express.

Si je raconte ces détails, c’est pour vous faire comprendre cette impossibilité française de se mettre en branle sans alpenstocks, sans marche pied pris d’assaut, sans billets cherchés dans toutes les poches et sans paquets qui tombent.

Nous voilà en route. Nous n’allons plus employer notre langue et ne plus nous exprimer que par monosyllabes et par gestes.

Le garçon du sleeping nous affirme que notre avantage est de rester dans le train jusqu’à Rome (on arrive à neuf heures du soir le lendemain) et de reprendre à Rome le train de minuit trente jusqu’à Brindisi, où il arrive à dix heures du matin et où le CALITÉA appareille à douze heures vers la Grèce.

Or il fallait descendre en route et prendre une correspondance à Milan. Il est vrai que cette méprise nous permet de visiter Rome en trois heures la nuit. Visite étonnante, lunaire, sur les lieux où nous vécûmes, avec Picasso, en 1917, lorsque nous préparions pour Diaghilev le ballet PARADE.

Ma fatigue, ma stupeur d’homme éveillé en sursaut qui dormait depuis plusieurs années, cette difficulté à vivre par mes propres ressources au lieu de faire des besognes de somnambule et de marcher au bord des toits (ma dernière œuvre du sommeil étant ma pièce : LES CHEVALIERS DE LA TABLE RONDE, et mes PORTRAITS-SOUVENIR ayant été écrits à cheval sur le sommeil et sur la veille), toute cette période si neuve pour moi qui dormais ce sommeil voulu depuis 1914 [21] (LE POTOMAK) va se résoudre et se dénouer dans cet express de Rome. Un sommeil humain m’accable, un sommeil extraordinaire, massif, opaque, entrecoupé de retours lucides à la surface et de paysages qui défilent à mes pieds dans le cadre des vitres.

Les trains jouent des symphonies de Beethoven. C’est toujours le souvenir de leurs phrases qui s’enroule de lui-même au rythme haletant de la vitesse, comme si leur origine, la surdité, les apparentait à ce silence composé de mille bruits organiques. Ce battement du sang, ce sombre métronome des artères, ces marches triomphales, ces gares nocturnes et, le jour, ces villes blanches, presque arabes, de cubes, de linges et de minarets, au bord d’une mer du bleu des boules de lessive, ce seront les entractes du théâtre du rêve dont les comédiens interprètent les drames intraduisibles.

Je connais le serpent qui est notre route, ce serpent enroulé autour du globe, pareil à celui sur lequel la Vierge pose le pied, ce démon de la curiosité qui nous pousse à quitter notre chambre, et nous y ramène, en fin de compte.

A Paris, sa tête et sa queue forment la boucle du départ et du retour. Je connais sa courbe qui longe la botte italienne et la quitte à la cheville, au-dessous du talon.

C’est ainsi, entre deux crises de sommeil et un peu embrouillés de songe, que nous parcourûmes Rome, dans un de ses rares taxis (le chauffeur siffle pour avertir les piétons), moi qui la connaissais et Passepartout qui ne la connaissait pas.

[22]

ROME, LA NUIT, 29 MARS. — LEITMOTIV DU

DUCE. — ON NE PENSE PAS À TOUT. — LES

FONTAINES. — ROME, VILLE LOURDE.

Rome la nuit. Ville morte. Ville muette. Ville où le seul cri que se permettent ses façades et ses murailles, toujours le même avec de petites variantes, sera le Duce : sa figure de face et de profil, en bonnet à aigrette ou en casque, aimable ou terrible.

La ville aveugle, sourde, la langue coupée, s’exprime uniquement par les grimaces lyriques de Mussolini.

Mais on ne pense pas à tout. Et la vieille ville d’amour, chante sa plainte par l’entremise de ses fontaines que Nietzsche écoutait et traduisait la nuit. Grâce à ces eaux jaillissantes sur les places, je la retrouve cette Rome de Carnaval et d’Opéra. Je retrouve le Forum, son désordre de villa cambriolée après la fuite des cambrioleurs, le Colisée, ses sous-sols et ses coulisses de mort, son immense réservoir de sang et de lune, défoncé, criblé d’arcades et d’étoiles, les anges pies du pont Saint-Ange, le Pape et ses tentacules de pierre, la place d’Espagne et la maison de Keats prise dans les escaliers comme un moulin dans une chute d’eau. [23] Je nous revois avec Picasso, revenant la nuit de l’hôtel Minerve où habitaient les danseuses russes, à notre hôtel, Place du Peuple.

Nous préférions la Rome du clair de lune, parce que la nuit on voit comment une ville est faite. Elle est vide, les hommes ne détruisent pas l’échelle de son décor; elle rapetisse, approche de vous, et les plus nobles façades n’hésitent pas à venir vous parler à l’oreille. La nuit, c’est clair : Rome la ville lourde, la matrone, s’enfonce peu à peu, de tout le poids de ses monuments et de ses statues.

On la contemple à mi-corps, se hissant sur les coudes de toutes ses forces, gonflant les nœuds de sa musculature d’esclave de Michel-Ange.

Venise, moitié femme, moitié poisson, est une sirène qui se défait dans un marécage de l’Adriatique. Rome, elle, tant de fois enterrée et déterrée, continue son ensevelissement solennel. Rien qui n’y penche, n’y flanche, ne se tasse et ne creuse sa fosse.

Rome ne m’émeut pas. Elle m’embrouille.

Le chant des fontaines dénonce la ville véritable, nécropole qui échappe à la pioche de l’ancien manœuvre Mussolini.

Des couches et des coucches de squelettes, de larves, de famines, de fièvres, de pestes, de Vénus cataleptiques dormant les yeux ouverts, de bijoux portant malheur, et de jettaturas funestes. Rome la nuit ! Je ne peux me lasser de la parcourir. Nous entraînerait-elle par la veste? Nous ensevelirait-elle? Nous empêcherait-elle de prendre le train de Brindisi? Nous nous sentons gobés par cette pieuvre. Ici tout semble obéir au pouce renversé de l’Imperator dont le geste achève le vaincu comme on bourre une pipe ou comme on plante une graine.

[24]

Comme on plante une graine dans ce sol imbibé de sang d’où le marbre élance des tiges sveltes, de grosses fleurs pâles sans odeur, et où il enfonce de tortueuses racines.

— « Voici », dis-je dans un poème, « comment procédait le buste romain. » Il ne s’agissait pas d’un buste grec.

Ce buste, je l’imaginais, la nuit, déroulant le fil interminable de toutes les lignes dont sa masse est faite, l’introduisant par les fentes des portes et par les trous de serrures, et se nouant, pour l’étrangler, autour du cou de l’homme endormi.

Cette course entre deux trains et deux sommeils ne change pas ma manière de voir.

Le fascisme a nettoyé par le vide. Il en résulte, à New York et à Chicago, une réplique crapuleuse des mœurs de la renaissance italienne.

Les gangsters, leurs princes, leurs femmes, leurs spadassins, leurs tueurs fragiles à la Lorenzaccio, leurs cottes de mailles, leurs poisons, leurs fausses politesses, leurs échanges de couronnes mortuaires, et leurs trêves lorsque Caruso chante LA TOSCA, j’y reconnais Rome et Florence qui se déplacent.

L’âme d’un pays ne change pas. C’est elle qui nous observe derrière les palais blindés, derrière ce calme, derrière cette discipline, derrière ces uniformes romanesques, derrière le masque tragique et comique du Duce.

C’est elle que j’écoute cette nuit, suffoquer, bégayer, avouer, revendiquer, par l’eau de lune des fontaines.

Des haut-parleurs annoncent l’avance des troupes et la prise d’Addis-Abbeba. Mais un haut-parleur n’est, après tout, qu’un homme caché qui parle sous les menaces. Les fontaines libres sortent de plus loin. Elles [25] jaillissent par-dessus les censures, et leur buée légère décolle les affiches. Je vous ai bien comprises, fontaines de Rome. Cette nuit, rien ne vous dérange. Le maître est fier de vos bouches sculptées; il ne pense pas à étouffer leurs aveux.

[104]

BIG CITY

Le whisky-soda du bar des aventuriers n’était point une farce. J’ai dormi. Je m’éveille. Le KAROA immobile, troué de sifflets aigus. Bruit de tonnerre du chargement qui se prépare. Fleuve immense.

Port Swettenham. Tout ici très TOUR DU MONDE à l’époque Verne. Le KAROA qui fume entre à reculons dans cette baie gris perle. La manœuvre approche le cargo d’un quai couvert de rails, d’un va-et-vient de locomotives basses qui crachent des gerbes d’étincelles.

Foule misérable. Ouvriers dockers en guenilles, squelettes herculéens. Tous portent plusieurs chapeaux de feutre les uns sur les autres. Parfois, ils les mettent comme les clowns, en forme de bicorne, de tricorne.

Contre le KAROA, côté fleuve, des poutres en bois de teck et en bambous se préparent pour les marchandises, ouvrent leurs cales. Écœurement doux. La péninsule malaise en forme de mangue. La première mangue est exquise, la deuxième trop exquise, la troisième on la jette sans la finir. Sueur parfumée.

[105]

La fumée des cargos et les nuages orageux se mêlent. Nuages au loin bordés d’un mince ourlet bleu sombre.

Descendons pour fuir le vacarme, les cris de singe, les tonnerres de chaînes. Tout a l’air d’avoir été trempé dans un bain de sépia rousse : cordages, bois, voiles, linges, corps.

Un jeune démon portugais nous offre sa Ford. Nous y montons. Impossible de se comprendre. Où est la ville? Big City... Big City. Qu’il s’y rende; on verra bien. Campagne riche, propre, grasse. On traverse de petites villes chinoises. L’auto roule à toute vitesse sur une route luisante. Orgueil nègre de se dépasser les uns les autres. Conduite à gauche. Pour nous, habitués à conduire à droite, nous croyons chaque fois que les voitures vont se broyer.

Petits temples entourés des sculptures d’un manège à vapeur. Bêtes cabrées, miroirs. Végétation lyrique. Parfois même la verdure s’exalte jusqu’à faire la roue (l’arbre éventail). Haies d’hibiscus rouges. L’eau, le sang, le sable mouillé de sang. Vertige de santé, comme lorsque l’on se porte bien et qu’on se coupe avec le rasoir. Le sang écarlate barbouille et ne fait pas mal. Les blessures cicatrisent vite. Caoutchoucs. Forêts de caoutchoucs. Au bord de la blessure visqueuse de l’écorce un long ruban de caoutchouc se détache. Une mince bande de chewing-gum.

Des jeunes gens à bicyclette nouent leur chignon en lâchant les mains. Ils s’approchent de notre halte. Ils rient doucement. Un rien excite leur rire. La nuit tombe. Canonnade électrique. Buée qui buvarde les éclairs. À droite, à gauche de la route, des villas d’une élégance fabuleuse. Des chalets sur pilotis de style colonial. [106] Une phrase de BUBU DE MONTPARNASSE m’avait émerveillé jadis « les bateaux-mouches éclairés jusqu’à l’âme ». Les villas éclairées jusqu’à l’âme. On voit la vie et l’élégance comme dans le moulin transparent d’une pantomime.

Big City ! Big City ! La route n’en finit pas. Où allons-nous ? Il y a une heure qu’on roule. Le KAROA charge toute la nuit, repart demain matin. Big City... Le nom de cette ville... Nous croyons entendre : « l’Impure »[1].. Et nous en restons là.

L’IMPURE comment sera-t-elle?... Nous croyons toujours que la ville approche. Ponts de fer. Fleuves. Quartiers à boutiques de barbiers, à épiceries mystérieuses. La campagne, la forêt recommencent. Rêves. Des rames de wagons les unes derrière les autres, sans fin. Et, tout à coup, une gare de plâtre, grande comme cinq fois le vieux Trocadéro, un Trocadéro plus léger, plus élancé, plus riche en tourelles, en colonnades, en flèches, en minarets, illuminé au magnésium. À gauche, sur une colline, les palaces-hôtels des villes de Rimbaud. Cent mille fenêtres étincelantes. Le Majestic, le Carlton, le Splendid-Hôtel, le Continental. Pour qui ? Les singes entrent dans les chambres, emportent des objets et s’ouvrent la gorge avec les rasoirs. Pas un blanc. Kiosques lumineux dans des fonds de verdure, sur des lacs, au milieu d’îles de fleurs. Boulevards. Cohues de rick-shaws qui sont des merveilles légères en ferronnerie d’or et en laque rouge, leurs coolies couchés, étalant des jambes de bronze. Et toujours la buée laiteuse, les paquets d’ombre, la ville qui ne commence jamais.

[107]

Big City ! La voilà, tellement grande, étincelante, inattendue, que nous croyons rêver, dormir.

L’auto stoppe. Toute la ville pleine d’un ron-ron de ventilateurs et du clapotement des socques.

Les femmes plates à gros visages boudeurs, barbouillés de craie blanche, en pyjamas à col haut et dur. « Des amphibies », déclare Passepartout. Les hommes se tiennent par le pouce. Pas un seul Européen. Nous voulons dîner ; nous choisissons un restaurant chinois. Pour entrer il faut fendre l’attroupement qui entoure les camelots. Ils étalent par terre des jeux de hasard, des loteries à chiffres d’encre de Chine, sur des pancartes rouges.

Devant le restaurant je me retourne. Je cherchais Passepartout et le vois cloué sur place par un spectacle atroce. Près d’un monticule de petites choses grises qui sont des dents, un dentiste est accroupi, une flamme d’acétylène attachée au bout d’un tuyau à son épaule. En face de lui, dans la même pose, un vieillard, sa tête chauve renversée en arrière, la bouche large ouverte. Une flaque de sang sur le trottoir. Le dentiste manipule des pinces, arrache les dents du vieillard, en essaye de neuves, en ôte, en remet. Les tables de dîneurs contemplent. Je n’ose plus changer de restaurant.

Ici aucune langue ne peut servir. Les garçons, le patron nus nous entourent. Les tables voisines nous inspectent comme des bêtes curieuses. Les dîneurs se curent les dents. Nous essayons de dire : servez-nous n’importe quoi. Rires sans méchancetés. On n’apporte rien.

Nos tentatives les amusent beaucoup.

Ils se taisent, sauf lorsque nous regardons l’heure à notre montre ou renouons un lacet de soulier, ou nous [108] mouchons. « How much »? Combien la montre? Combien les souliers, combien le mouchoir? C’est l’unique préoccupation chinoise. La seule phrase anglaise qu’ils savent. Le dollar règne. Nous finissons par montrer ce qu’il nous faut sur les tables voisines, sans plus nous gêner que nos voisins ne se gênent en nous inspectant.

Dîner de riz, de sauces fortes, de poisson sec, de gélatine de vermicelle translucide, et cette petite verdure d’un goût que n’approche aucun autre et qui parsème toujours les plats. Le dentiste accroupi arrache et remet des dents au vieillard. Fuite. Cinéma colossal. LES NUITS DE MOSCOU, Harry Baur (sic). Nous qui fuyons l’Europe nous y entrons pour nous rassurer. Mais on a rempli le litre parisien de sauce chinoise, sonorisé le film dans la langue de cette populace mystérieuse. Harry Baur parle avec des sonorités de gong, de guitare nasillarde, un dialecte qui épouse le mécanisme français de la bouche.

De nouveau les rues, le peuple qui flâne. Passepartout achète un costume de grosse soie écrue. Il offre un dollar, on lui rend presque tout. Les enfants s’amusent avec une boîte qui les allume comme des vers luisants. C’est un théâtre, grand comme une boîte d’allumettes. On tourne une manivelle. Il s’éclaire et par un truc d’optique un cortège de monstres défile en gesticulant. Nous achetons ce jouet. Aubaine d’un marchand à bouche d’or qui parle chinois. Ici, pour se rattacher à quelque chose de réel, il nous faut regretter Penang, Rangoon, entendre parler chinois. L’Europe n’existe plus. Nous avons écrit des cartes, nous essayons de savoir quels timbres mettre pour la France. La France est inconnue. L’Impure... L’Impure... C’est vrai. Une atmosphère de luxe trop rapide, une atmosphère gorgée d’or, une ville poussée en hâte du sol imbibé [109] d’un sang d’eau grasse, trop belle et trop rutilante comme un champignon vénéneux.

Le blanc s’y cache. Où ? Dans les banques à façades de guipure d’or, couvertes de lettres chinoises rouges sur fond de laque crème. Dans les entrepôts, dans les usines de caoutchouc des environs, dans les villas aux stores clairs tigrés de rayures noires, aux tréteaux de bois précieux, aux pelouses d’émeraude, aux jardins anglais à barrières blanches. On dirait que la ville plane dans la nuit, ailée des cent mille élytres de ses ventilateurs. Vitrines de diamant, étalages d’étoffes, de fruits, de parfums. Barbiers aux fauteuils de paresse. BIG CITY, L’IMPURE se ramifie à perte de vue, éreinte le flâneur, écrase nos dernières croyances naïves en une vague primauté d’Europe. Nous n’osons même plus penser à Paris.

Je dors à moitié. Les parfums des forêts nous droguent. Et cette brume d’eau tiède, cette vapeur de hammam, cette mollesse, ce malaise malais, ce malaise de Malaisie. Les poisons de cette ville où le faste des bâtisses, des marchandises, des feux, l’activité secrète ne correspondent pas au bétail nu qui la peuple. Bétail gracieux, esclaves d’un maître caché. Cette puissance occulte, impitoyable, m’évoque les gros yeux de la ventilation nouvelle tournant aux plafonds du STRATHMORE et qui semblaient surveiller chaque voyageur.

En route ! L’auto file. La brume qui brouille les jets des phares, la canonnade ininterrompue des éclairs de chaleur. Big City s’éloigne. Elle existe. Elle miroite, elle éclabousse. Nous nous la rappellerons dans la cité Berryer, ou celle du Retiro, vestiges d’un charme oriental que possédait notre pauvre petite ville.

[110]

Après une heure de Ford voici les docks, le fleuve, le quai, les appels lugubres des vapeurs que les machinistes du TOUR DU MONDE imitent en soufflant dans un verre de lampe.

Dispute classique pour le prix. Figure d’assassin, tout à coup, de notre guide. Il grimpe à nos trousses sur le KAROA, nous persécute jusqu’à nos cabines. Nous retombons dans le tumulte du chargement, les appels, les sifflets. Passepartout déballe le jouet qui s’allume et le complet de tussor qui témoignent de la réalité de notre escapade.

Big City existe. Trop jeune pour notre vieil Atlas. Je ne veux même pas insister, apprendre l’orthographe exacte de son nom. Lorsque nos villes seront mortes et les villes qui se croient plus jeunes et ne furent que repeintes, elle régnera sur le monde inconnu qui nous dévore et balaiera les pourritures sublimes qui firent notre gloire.

Venise, l’Acropole, le Sphinx, Versailles, la Tour Eiffel, bric-à-brac lyrique, poussières sacrées, carcasses d’anciens feux d’artifice. Plus nous retournerons à notre point de départ en nous éloignant de lui, plus le ciel changera ses étoiles de place, plus les heures actives correspondront à des heures de sommeil, plus nous verrons s’organiser les préparatifs de nos funérailles.

6 heures et demie du matin. — Le KAROA est reparti à 6 heures sans que je m’en aperçoive. Et toute la nuit les cris du sondeur. Debout à l’avant, à droite, il balance un filin que termine un poids. Le poids s’enfonce. Il donne du filin et pousse son cri sur trois notes hautes.

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