Lâchez tout: Twilight Zones Edition Breton André TEI encoding von Roedern, Gero data modeling Scholger, Martina text compilation, text analysis Knaller, Susanne text compilation, text analysis Moebius, Stephan text editing, text correction Huber, Mario text editing, text correction Pachner, Marie-Therese digital implementation Stüger, Marie Twilight Zones Knaller, Susanne Moebius, Stephan Scholger, Martina Zentrum für Informationsmodellierung - Austrian Centre for Digital Humanities, Karl-Franzens-Universität Graz GAMS - Geisteswissenschaftliches Asset Management System 2020 Graz o:liminal.breton.1990b context:liminal.texts Lâchez tout Les pas perdus Breton André 1990 Paris Gallimard Breton, André. “Lâchez tout.” In Les pas perdus. Paris: NRF, 1924. Domains arts Frame urbanity Genre proclamation Mode essayistic Transgression literature/essay French Initial TEI encoding TEI encoding Terms Fields epochs Techniques Styles ironic fomenting Intertextual Patterns names Concepts Values becoming Frame and Location urbanity
LÂCHEZ TOUT

J’habite depuis deux mois place Blanche. L’hiver est des plus doux et, à la terrasse de ce café voué au commerce des stupéfiants, les femmes font des apparitions courtes et charmantes. Les nuits n’existent guère plus que dans les régions hyperboréennes de la légende. Je ne me souviens pas d’avoir vécu ailleurs; ceux qui disent m’avoir connu doivent se tromper. Mais non, ils ajoutent même qu’ils m’avaient cru mort. Vous avez raison de me rappeler à l’ordre. Après tout, qui parle? André Breton, un homme sans grand courage, qui jusqu’ici s’est satisfait tant bien que mal d’une action dérisoire et cela parce que peut-être un jour il s’est senti à jamais trop durement incapable de faire ce qu’il veut. Et il est vrai que j’ai conscience de m’être déjà dévalisé moi-même en plusieurs circonstances; il est vrai que je me trouve moins qu’un moine, moins qu’un aventurier. N’empêche que je ne désespère point de me reprendre et qu’à l’entrée de 1922, dans ce beau Montmartre en fête, je songe à ce que je puis encore devenir.

On se fait, de nos jours, une pensée de la précipitation de toute chose en son contraire et de la solution de tous deux en une seule catégorie, celle-ci conciliable elle- même avec le terme initial et ainsi de suite jusqu’à ce que l’esprit parvienne à l’idée absolue, conciliation de toutes les oppositions et unité de toutes les catégories. Si « Dada » avait été cela, certes ce ne serait pas si mal, encore qu’au sommeil de Hegel sur ses lauriers je préfère l’existence mouvementée de la première petite grue. Mais Dada est bien étranger à ces considérations. La preuve en est qu’aujourd’hui où sa grande malice est de se faire passer pour un cercle vicieux : « Un jour ou l’autre on saura que avant dada, après dada, sans dada, envers dada, contre dada, malgré dada, c’est toujours dada », sans s’apercevoir qu’il se prive par là même de toute vertu, de toute efficacité, il s’étonne de ne plus avoir pour lui que de pauvres diables qui, retirés dans leur poésie, s’émeuvent bourgeoisement au souvenir de ses méfaits déjà anciens. Il y a longtemps que le risque est ailleurs. Et qu’importe si, poursuivant son petit bonhomme de chemin, M. Tzara doit partager un jour la gloire de Marinetti ou de Baju! On a dit que je changeais d’homme comme on change de bottines. Passez-moi le luxe, par charité je ne puis porter éternellement la même paire : quand elle a cessé de m’aller je la laisse à mes domestiques.

J’aime et j’admire profondément Francis Picabia et l’on peut sans m’offenser rééditer quelques boutades de lui sur mon compte. On a tout fait pour l’égarer sur mes sentiments, prévoyant que notre entente serait de nature à compromettre la sécurité de quelques « assis ». Le dadaïsme, comme tant d’autres choses, n’a été pour certains qu’une manière de s’asseoir. Ce que je ne dis pas plus haut, c’est qu’il ne peut y avoir d’idée absolue. Nous sommes soumis à une sorte de mimiquementale qui nous interdit d’approfondir quoi que ce soit et nous fait considérer avec hostilité ce qui nous a été le plus cher. Donner sa vie pour une idée, Dada ou celle que je développe en ce moment, ne saurait prouver qu’en faveur d’une grande misère intellectuelle. Les idées ne sont ni bonnes ni mauvaises, elles sont : à concurrence pour moi de déplaisir ou de plaisir, bien dignes encore de me passionner dans un sens ou dans l’autre. Pardonnez-moi de penser que, contrairement au lierre, je meurs si je m’attache. Voulez-vous que je m’inquiète de savoir si par ces paroles je porte atteinte à ce culte de l’amitié qui, selon la forte expression de M. Binet-Valmer, prépare le culte de la patrie?

Je ne puis que vous assurer que je me moque de tout cela et vous répéter :

Lâchez tout.

Lâchez Dada.

Lâchez votre femme, lâchez votre maîtresse.

Lâchez vos espérances et vos craintes.

Semez vos enfants au coin d’un bois.

Lâchez la proie pour l’ombre.

Lâchez au besoin une vie aisée, ce qu’on vous donne pour une situation d’avenir.

Partez sur les routes.