Twilight Zones

Liminal Texts of the Long Turn of the Century (1880 - 1940)

L'apprenti sorcier

Georges Bataille

Source: Bataille, Georges. “L'apprenti sorcier.” In Le Collége de Sociologie. 1937-1939, edited by Denis Hollier. Paris: Gallimard, 1995: 302-326.
First edition: Bataille, Georges. “L'apprenti socier.” La Nouvelle Revue francaise 298 (1938): 8-25.
Cite as: Bataille, Georges. “L'apprenti sorcier.” In Le Collége de Sociologie. 1937-1939, edited by Denis Hollier. Paris: Gallimard, 1995: 302-326, in: Twilight Zones. Liminal Texts of the Long Turn of the Century (1880-1940). Eds. Knaller, Susanne/Moebius, Stephan/Scholger, Martina. hdl.handle.net/11471/555.10.8

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Domains: contemporary history, society

Frame: modern society

Genre: essay

Mode: essayistic, proclamatory

Transgression: science/essay

[302]

L'APPRENTI SORCIER* PAR GEORGES BATAILLE

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L’ABSENCE DE BESOIN PLUS MALHEUREUSE QUE L'ABSENCE DE SATISFACTION

Un homme porte avec lui un grand nombre de besoins auxquels il doit satisfaire pour éviter la détresse. Mais le malheur peut le frapper même alors qu’il n’éprouve pas de souffrance. Le mauvais sort peut le priver des moyens de subvenir à ses besoins : mais il n’est pas moins atteint quand tel de [305] ses besoins élémentaires lui fait défaut. L’absence de virilité n’entraîne le plus souvent ni souffrance, ni détresse ; ce n’est pas la satisfaction qui manque à celui qu’elle diminue : elle est pourtant redoutée comme un malheur.

Il est donc un premier mal qui n’est pas ressenti par ceux qu'il frappe : il n’est mal que pour celui qui doit envisager la menace d’une mutilation à venir.

La phtisie qui détruit les bronches sans provoquer de souffrance est sans aucun doute une des maladies les plus pernicieuses. Et il en est de même de tout ce qui décompose sans éclat, sans qu’il soit concevable qu’on puisse en prendre conscience. Le plus grand des maux qui frappent les hommes est peut-être la réduction de leur existence à l'état d’organe servile. Mais personne ne s’aperçoit qu’il est désespérant de devenir politicien, écrivain ou savant. Il est donc impossible de remédier à l’insuffisance qui diminue celui qui renonce à devenir un homme entier[1] pour n’être plus qu’une des fonctions de la société humaine.

L’HOMME PRIVÉ DU BESOIN D'ÊTRE HOMME

Le mal ne serait pas grand s’il n’atteignait qu’un certain nombre d’hommes dépourvus de chance. Celui qui prend la gloire de ses œuvres littéraires [306] pour l’accomplissement de son destin pourrait se tromper sans que la vie humaine fût entraînée dans une défaillance générale. Mais il n’existe rien au-delà de la science, de la politique et de l'art — qui sont tenus de vivre isolés, chacun pour soi, comme autant de serviteurs d'un mort.

La plus grande partie de l’activité est asservie à la production des biens utiles, sans qu’un changement décisif apparaisse possible, et l’homme n’est que trop porté à faire de l’esclavage du travail une limite à ne plus franchir.

[...]

[307] Mais alors que cette absence de besoin est ce qui peut arriver de pire, elle est ressentie comme une béatitude. Le mal n’apparaît que si la persistance de l’« amor fati » rend un homme étranger au monde présent.

L’HOMME DE LA SCIENCE

L’« homme que la peur a privé du besoin d’être homme » a placé sa plus grande espérance dans la science. Il a renoncé au caractère de totalité que ses actes avaient eu tant qu’il voulait vivre son destin. Car l’acte de science doit être autonome et le savant exclut tout intérêt humain extérieur au désir de la connaissance. Un homme qui prend sur lui la charge de la science a changé le souci de la destinée humaine à vivre pour celui de la vérité à découvrir.

[...] [308]

L’HOMME DE LA FICTION

La fonction que s'attribue l’art est plus équivoque. Il ne semble pas toujours que l’écrivain ou l'artiste aient accepté de renoncer à l’existence, et leur abdication est plus difficile à déceler que celle de l’homme de la science. Ce que l’art ou la littérature expriment n’a pas l’aspect d’oiseau décervelé des lois savantes ; les troubles figures qu’ils composent, à l’encontre de la réalité méthodiquement représentée, n’apparaissent même que revêtues de séduction choquante. Mais que signifient ces fantômes peints, ces fantômes écrits suscités pour rendre le monde où nous nous éveillons un peu moins indigne d’être hanté par nos existences désœuvrées ? Tout est faux dans les images de la fantaisie. Et tout est faux d’un mensonge qui ne connaît plus l’hésitation ni la [309] honte. Les deux éléments essentiels de la vie se trouvent ainsi dissociés avec rigueur. La vérité que poursuit la science n’est vraie qu’à la condition d’être dépourvue de sens et rien n’a de sens qu’à la condition d’être fiction.

[...]

L’APPRENTI SORCIER

Il est vrai que ce retour à la vieille maison humaine est peut-être l’instant le plus inquiet d’une vie vouée à la succession des illusions décevantes. La vieille maison du mythe à mesure qu’une démarche singulière se rapproche d’elle n'apparaît pas moins désertée que les décombres « pittoresques » des temples. Car la représentation du mythe exprimant la totalité de l’existence n’est pas le résultat d'une expérience actuelle. Le passé seul, ou la civilisation des « arriérés » ont rendu possible la connaissance mais non la possession d’un monde qui semble désormais inaccessible. Il se pourrait que l’existence totale ne soit plus pour nous qu’un simple rêve, nourri par les descriptions historiques et par les [325] lueurs secrètes de nos passions. Les hommes présents ne pourraient se rendre maîtres que d'un amas représentant les débris de l’existence. Cependant cette vérité reconnue apparaît vite à la merci de la lucidité que commande le besoin de vivre. Il faudra tout au moins qu'une première expérience soit suivie d’échec avant que le négateur ait acquis le droit au sommeil que sa négation lui garantit[2]. La description méthodique de l’expérience à tenter indique d’ailleurs qu’elle ne demande que des conditions réalisables. L’« apprenti sorcier », tout d'abord, ne rencontre pas d'exigences différentes de celles qu’il aurait rencontrées dans la voie difficile de l’art. Les figures inconséquentes de la fiction n’excluent pas moins l’intention déterminée que les figures arides du mythe. Les exigences de l’invention mythologique sont seulement plus rigoureuses. Elles ne renvoient pas, comme le voudrait une conception rudimentaire, à d’obscures facultés d’invention collective. Mais elles refuseraient toute valeur à des figures dans lesquelles la part de l’arrangement voulu n’aurait pas été écartée avec la rigueur propre au sentiment du sacré. D’un bout à l’autre, l’« apprenti sorcier » doit d’ailleurs se faire à cette rigueur (à supposer quelle ne réponde pas à son impératif le plus intime). Le secret, dans le domaine où il s'avance, n’est pas moins nécessaire à ses étranges démarches qu’il ne l’est aux transports de l’érotisme [326] (le monde total du mythe, monde de l’être, est séparé du monde dissocié par les limites mêmes qui séparent le sacré du profane). La « société secrète » est précisément le nom de la réalité sociale que ces démarches composent. Mais cette expression romanesque ne doit pas être entendue, comme il est d’usage, dans le sens vulgaire de « société de complot »[3]. Car le secret touche à la réalité constitutive de l’existence qui séduit, non à quelque action contraire à la sûreté de l’État. Le mythe naît dans les actes rituels dérobés à la vulgarité statique de la société désagrégée, mais la dynamique violente qui lui appartient n'a pas d’autre objet que le retour à la totalité perdue : même s’il est vrai que la répercussion soit décisive et transforme la face du monde (alors que l’action des partis se perd dans le sable mouvant des paroles qui se contredisent), sa répercussion politique ne peut être que le résultat de l’existence. L’obscurité de tels projets n’exprime que la déconcertante nouveauté de direction nécessaire au moment paradoxal du désespoir.

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