PRÉFACE
A UNE MYTHOLOGIE MODERNE
Il semble que toute idée ait aujourd’hui dépassé sa phase critique. Il est
communément reçu qu’un examen général des notions abstraites de l’homme ait épuisé
insensiblement celles-ci, que la lumière humaine se soit partout glissée et que rien
n’ait ainsi échappé à ce procès universel, susceptible au plus de révision. Nous
voyons donc tous les philosophes du monde s’obstiner avant de s’attaquer au moindre
problème à l’exposé et à la réfutation de tout ce qu’ont dit sur lui leurs
devanciers. Et par là même ils ne pensent rien qui ne soit fonction d’une erreur
antérieure, qui ne s’appuie sur elle, qui n’en participe. Curieuse méthode
étrangement négatrice : il semble qu’elle ait peur du génie, là même où rien ne
s’imposerait pourtant qui ne soit le génie même, l’invention pure et la révélation. L’insuffisance des moyens dialectiques,
leur inefficacité dans la voie de toute certitude, à tout moment il semble que ceux
qui firent de la pensée leur domaine en aient pris passagèrement conscience. Mais
cette conscience ne les a entraînés qu’à disputer des moyens
dialectiques et non de la dialectique même, et encore moins de son objet, la vérité.
Ou si celle-ci les a, par miracle, occupés, c’est qu’ils la considéraient comme but,
et non en elle-même. L’objectivité de la certitude, voilà de quoi l’on querellait
sans difficultés : la réalité de la certitude, personne n’y avait songé.
Les caractères de la certitude varient suivant les systèmes personnels des
philosophes, de la certitude commune au scepticisme idéal de certains incertains.
Mais si réduite soit-elle, par exemple à la conscience de l’être, la certitude se
présente pour tous ses scrutateurs avec des caractères propres et définissables qui
permettent de la distinguer de l’erreur. La certitude
est réalité. De cette croyance fondamentale procède le succès de la fameuse
doctrine cartésienne de l’évidence.
Nous n’avons pas fini de découvrir les ravages de cette illusion. Il semble que rien
n’ait jamais constitué pour la marche de l’esprit une pierre d’achoppement aussi
difficile à éviter que ce sophisme de
l’évidence qui flattait une des plus communes façons de penser des hommes.
On la rencontre à la base de toute logique. En elle se résout toute preuve que
l’homme se donne d’une proposition qu’il énonce. L’homme déduit en se réclamant
d’elle. En se réclamant d’elle, il conclut. Et c’est ainsi qu’il s’est fait une
vérité changeante, et toujours évidente, de laquelle il se demande
vainement pourquoi il n’arrive pas à se contenter.
Or il est un royaume noir, et que les yeux de l’homme évitent, parce que ce paysage
ne les flatte point. Cette ombre, de laquelle il prétend se passer pour décrire la
lumière, c’est l’erreur avec ses caractères inconnus, l’erreur qui, seule, pourrait
témoigner à celui qui l’aurait envisagée pour elle-même, de la fugitive réalité. Mais qui ne saisit que le visage de
l’erreur et celui de la vérité ne sauraient avoir des traits différents? L’erreur
s’accompagne de certitude. L’erreur s’impose par l’évidence. Et tout ce qui se dit de
la vérité, qu’on le dise de l’erreur : on ne se trompera pas davantage. Il n’y aurait
pas d’erreur sans le sentiment même de l’évidence. Sans lui on ne s’arrêterait jamais
à l’erreur.
J’en étais là de mes pensées, lorsque, sans que rien en eût décelé les approches, le
printemps entra subitement dans le monde.
C’était un soir, vers cinq heures, un samedi : tout à coup, c’en est fait, chaque
chose baigne dans une autre lumière et pourtant il fait encore assez froid, on ne
pourrait dire ce qui vient de se passer. Toujours est-il que le tour des pensées ne
saurait rester le même; elles suivent à la déroute une préoccupation impérieuse. On
vient d’ouvrir le couvercle de la boîte. Je ne suis plus mon maître tellement
j’éprouve ma liberté. Il est
inutile de rien entreprendre. Je ne mènerai plus rien au-delà de son amorce tant
qu’il fera ce temps de paradis. Je suis le ludion de
mes sens et du hasard. Je suis comme un joueur assis à la roulette, ne venez pas
lui parler de placer son argent dans les pétroles, il vous rirait au nez. Je suis
à la roulette de mon corps et je joue sur le rouge. Tout me distrait
indéfiniment, sauf de ma distraction même. Un sentiment comme de noblesse me pousse à
préférer cet abandon à tout et je ne saurais entendre les reproches que vous me
faites. Au lieu de vous occuper de la conduite des hommes, regardez plutôt passer les femmes. Ce sont de grands morceaux
de lueurs, des éclats qui ne sont point encore dépouillés de leurs fourrures, des
mystères brillants et mobiles. Non je ne voudrais pas mourir sans avoir approché
chacune, l’avoir au moins touchée de la main, l’avoir senti fléchir, qu’elle renonce
sous cette pression à la résistance, et puis va-t’en! Il arrive qu’on rentre chez soi
tard dans la nuit, ayant croisé je ne sais combien de ces miroitements désirables,
sans avoir tenté de s’emparer d’une seule de ces vies imprudemment laissées à ma
portée. Alors me déshabillant je me demande avec mépris ce que je fais au monde.
Est-ce une manière de vivre, et ne faut-il pas que je ressorte pour chercher ma
proie, pour être la proie de quelqu’un tout au fond de l’ombre? Les sens ont enfin
établi leur hégémonie sur la terre. Que viendrait désormais faire ici la raison? Raison, raison, ô fantôme abstrait de la
veille, déjà je t’avais chassée de mes rêves, me voici au point où ils vont se
confondre avec les réalités d’apparence : il n’y a plus de place ici que pour
moi.
En vain la raison me dénonce la dictature de la
sensualité. En vain elle me met en garde contre l’erreur, que voici reine.
Entrez, Madame, ceci est mon corps, ceci est votre trône. Je flatte mon délire
comme un joli cheval. Fausse dualité de l’homme, laisse-moi un peu rêver à ton
mensonge.
Toute notion que j’ai de l’univers, ainsi m’a t-on, par mille détours, habitué à
penser que je ne la crois certaine aujourd’hui que si j’en ai fait l’abstrait examen.
On m’a communiqué cet esprit d’analyse, cet esprit et ce besoin. Et comme l’homme qui
s’arrache au sommeil, il me faut un effort douloureux pour m’arracher à cette coutume
mentale, pour penser simplement, ainsi qu’il semble naturel, suivant ce que je vois
et ce que je touche. Cependant la connaissance qui
vient de la raison peut-elle un instant s’opposer à la connaissance
sensible? Sans doute les gens grossiers qui n’en réfèrent qu’à celle-ci et
méprisent celle-là m’expliquent le dédain où est peu à peu tombé tout ce qui vient
des sens. Mais quand les plus savants des hommes m’auront appris que la lumière est
une vibration, qu’ils m’en auront calculé la longueur d’onde, quel que soit le fruit
de leurs travaux raisonnables ils ne m’auront pas rendu compte de ce qui
m’importe dans la lumière, de ce que m’apprennent un peu d’elle mes yeux, de ce qui
me fait différent de l’aveugle, et qui est matière à miracle, et non point objet de
raison.
Il y a plus de matérialisme grossier qu’on ne
croit dans le sot rationalisme humain. Cette peur de l’erreur, que dans la fuite de
mes idées tout, à tout instant, me rappelle, cette manie de contrôle, fait préférer à
l’homme l’imagination de la raison à l’imagination des sens. Et pourtant c’est
toujours l’imagination seule qui agit. Rien ne peut m’assurer de la réalité, rien ne
peut m’assurer que je ne la fonde sur un délire d’interprétation, ni la rigueur d’une
logique ni la force d’une sensation. Mais dans ce dernier cas l’homme qui en a passé
par diverses écoles séculaires s’est pris à douter de soi-même : par quel jeu de
miroirs fût-ce au profit de l’autre processus de pensée, on l’imagine. Et voilà
l’homme en proie aux mathématiques. C’est ainsi que, pour se dégager de la matière,
il est devenu le prisonnier des propriétés de la matière.
Au vrai je commence à éprouver en moi la conscience
que ni les sens ni la raison ne peuvent, que par un tour d’escamoteur, se
concevoir séparés les uns de l’autre, que sans doute ils n’existent que
fonctionnellement. Le plus grand triomphe de la raison, au-delà des
découvertes, des surprises, des invraisemblances, elle le trouve dans la confirmation
d’une erreur populaire. Sa plus grande gloire est de donner un sens
précis à des expressions de l’instinct, que
les demi-savants méprisaient. La lumière ne se comprend que par l’ombre, et la vérité
suppose l’erreur. Ce sont ces contraires mêlés qui peuplent notre vie, qui lui
donnent la saveur et l’enivrement. Nous n’existons qu’en fonction de ce conflit, dans
la zone où se heurtent le blanc et le noir. Et que m’importe le blanc ou le noir? Ils
sont du domaine de la mort.
Je ne veux plus me retenir des erreurs de mes
doigts, des erreurs de mes yeux. Je sais maintenant qu’elles ne sont pas que des
pièges grossiers, mais de curieux chemins vers un but que rien ne peut me révéler,
qu’elles.
A toute erreur des sens correspondent d’étranges
fleurs de la raison. Admirables jardins des croyances absurdes, des
pressentiments, des obsessions et des délires. Là prennent figure des dieux
inconnus et changeants. Je contemplerai ces visages de plomb, ces chènevis de
l’imagination. Dans vos châteaux de sable que vous êtes belles, colonnes de fumées!
Des mythes nouveaux naissent sous chacun de nos pas. Là où l’homme a vécu commence la
légende, là où il vit. Je ne veux plus occuper ma pensée que de ces transformations
méprisées. Chaque jour se modifie le sentiment
moderne de l’existence. Une mythologie se noue et se dénoue. C’est une science de
la vie qui n’appartient qu’à ceux qui n’en ont point l’expérience.
C’est une science vivante qui s’engendre et se fait suicide.
M’appartient-il encore, j’ai déjà vingt-six ans, de participer à ce miracle? Aurai-je longtemps le sentiment du merveilleux
quotidien? Je le vois qui se perd dans chaque homme qui avance dans sa
propre vie comme dans un chemin de mieux en mieux pavé, qui avance dans l’habitude du
monde avec une aisance croissante, qui se défait progressivement du goût et de la
perception de l’insolite. C’est ce que désespérément je ne pourrai jamais savoir.
DISCOURS DE L’IMAGINATION
A la guerre comme à la guerre : vous tous avec votre façon de faire contre fortune
bon cœur, vous aviez compté sans moi. D’une illusion à l’autre, vous retombez sans
cesse à la merci de l’illusion Réalité. Je
vous ai tout donné pourtant : la couleur bleue du ciel, les Pyramides, les
automobiles. Qu’avez-vous à désespérer de ma lanterne magique? Je vous réserve une
infinité de surprises infinies. Le pouvoir de l’esprit, je l’ai dit en 1819 aux
étudiants d’Allemagne, on en peut tout attendre. Voyez comme déjà de pures créations
chimériques vous ont rendus maîtres de vous-mêmes. J’ai inventé la mémoire,
l’écriture, le calcul infinitésimal. Il y a encore des découvertes premières qu’on
n’a pas soupçonnées, qui feront l’homme différent de son image comme la parole le
distingue à sa grande ivresse des créatures muettes qui l’entourent. Que
marmonnez-vous ainsi? Il ne s’agit pas de progrès : je ne suis qu’un marchand de
coco, et ma neige à moi, votre manne, du souvenir à la méthode expérimentale,
reconnaissez la griserie en elle du mirage. Tout relève de l’imagination et de
l'imagination tout révèle. Il paraît que le téléphone est utile : n’en croyez rien, voyez plutôt l’homme à ses écouteurs se
convulsant, qui crie Allô! Qu’est-il, qu’un toxi- comane du son, ivre-mort de l’espace vaincu
et de la voix transmise? Mes poisons sont les vôtres : voici l’amour, la force, la
vitesse. Voulez-vous des douleurs, la mort ou des chansons?
Aujourd’hui je vous apporte un stupéfiant venu des limites de la conscience, des
frontières de l’abîme. Qu’avez-vous cherché jusqu’ici dans les drogues sinon un
sentiment de puissance, une mégalomanie menteuse et le libre exercice de vos facultés
dans le vide? Le produit que j’ai l’honneur de vous
présenter procure tout cela, procure aussi d’immenses avantages inespérés, dépasse
vos désirs, les suscite, vous fait accéder à des désirs nouveaux, insensés; n’en
doutez pas, ce sont les ennemis de l’ordre qui mettent en circulation ce philtre
d’absolu. Ils le passent secrètement sous les yeux des gardiens, sous la
forme de livres, de poèmes. Le prétexte anodin de la littérature leur permet de vous donner à un prix défiant
toute concurrence ce ferment mortel duquel il est grand temps de généraliser l’usage.
C’est le génie en bouteille, la poésie en barre. Achetez, achetez la damnation de
votre âme, vous allez enfin vous perdre, voici la machine à chavirer l’esprit.
J’annonce au monde ce fait divers de première grandeur : un nouveau vice vient de
naître, un vertige de plus est donné à l’homme : le
Surréalisme, fils de la frénésie et de l’ombre. Entrez entrez, c’est ici que commencent
les royaumes de l’instantané.
Les dormeurs éveillés des mille et une nuits, les miraculés et les convulsionnaires,
que leur envieriez-vous, haschischins modernes, quand vous évoquerez sans instrument
la gamme jusqu’ici incomplète de leurs plaisirs émerveillés, quand vous vous
assurerez sur le monde un tel pouvoir visionnaire, de l’invention à la
matérialisation glauque des clartés glissantes de l’éveil, que ni la raison ni
l’instinct de conservation, malgré leurs belles mains blanches, ne sauront vous
retenir d’en user sans mesure, envoûtés par vous-mêmes jusqu’à ce que, fichant en
guise d’épingle une si belle image au croisillon mortel de votre cœur, vous deveniez
enfin pareils à l’homme qu’une seule femme à tout jamais fixa et qui n’est plus qu’un
papillon cloué à ce liège adorable? Le vice appelé
Surréalisme est l’emploi déréglé et passionnel du
stupéfiant image, ou plutôt de la provocation sans contrôle de
l’image pour elle-même et pour ce qu’elle entraîne dans le domaine de la
représentation de perturbations imprévisibles et de métamorphoses : car chaque image à chaque coup vous force à réviser
tout l’Univers. Et il y a pour chaque homme une image à trouver qui anéantit
tout l’Univers. Vous qui entrevoyez les lueurs orange de ce gouffre, hâtez-vous,
approchez vos lèvres de cette coupe fraîche et brûlante. Bientôt, demain, l’obscur
désir de sécurité qui unit entre eux les hommes leur dictera des lois sauvages,
prohibitrices. Les propagateurs de surréalisme seront roués et pendus, les buveurs
d’images seront enfermés dans des chambres de miroirs. Alors les
surréalistes persécutés trafiqueront à l’abri de cafés chantants leurs contagions
d’images. A des attitudes, à des réflexes, à de soudaines trahisons de la nervosité,
la police suspectera de surréalisme des consommateurs surveillés. Je vois d’ici ses
agents provocateurs, leurs ruses, leurs souricières. Le droit des individus à
disposer d’eux-mêmes une fois de plus sera restreint et contesté. Le danger public
sera invoqué, l’intérêt général, la conservation de l’humanité tout entière. Une
grande indignation saisira les personnes honnêtes contre cette activité indéfendable,
cette anarchie épidémique qui tend à arracher chacun au sort commun pour lui créer un
paradis individuel, ce détournement des pensées qu’on ne tardera pas à nommer le
malthusianisme intellectuel. Ravages splendides : le
principe d’utilité deviendra étranger à tous ceux qui pratiqueront ce vice
supérieur. L’esprit enfin pour eux cessera d’être appliqué. Ils verront
reculer ses limites, ils feront partager cet enivrement à tout ce que la terre compte
d’ardent et d’insatisfait. Les jeunes gens s’adonneront éperdument à ce jeu sérieux
et stérile. Il dénaturera leur vie. Les Facultés seront désertes. On fermera les
laboratoires. Il n’y aura plus d’armée possible, plus de famille, plus de métiers.
Alors, devant cette désaffection croissante de la vie sociale, une grande conjuration
se formera, de toutes les forces dogmatiques et réalistes du monde, contre le fantôme
des illusions. Elles vaincront, ces puissances coalisées du pourquoi
pas et du vivre quand même. Ce sera la dernière
croisade de l’esprit. Pour cette bataille perdue d’avance, je vous engage donc
aujourd’hui, cœurs aventureux et graves, peu soucieux de la victoire, qui cherchez
dans la nuit un abîme où vous jeter. Allons, le rôle est ouvert. Passez au
guichet que voici.
Ce que l’imagination désigne ainsi d’un index
translucide, c’est la petite baraque en bois où l’on délivre des places pour le
Théâtre Moderne. Elle est accotée à une palissade grise, qui prend à l’heure du
couchant des tons de grive, dans laquelle s’ouvre une porte de la librairie
Flammarion. Une caissière à chaque fois que vous traversez son champ optique
psalmodie derrière son guichet le prix des fauteuils et la nature des attraits de sa
maison, desquels trois ou quatre photographies accrochées à la cabane donnent une idée simple et suffisante.
Ce sein, ces jambes résument clairement l’intention des auteurs, comme aux portes des
cinémas les images avec revolver braqué,
barque emportée par les torrents, cow-boy pendu par les pieds. Et c’est pour rien
:
Au-delà de la palissade, jusqu’au corridor traversier, s’étend l’Hôtel de
Monte-Carlo, qui dépasse ces limites aux étages, et qui franchit même
transversalement la galerie à l’entrée du passage, évoquant invinciblement pour moi à
ce niveau l’image du Pont des Soupirs, tel que
je le connais d’après les cartes postales. Au rez-de-chaussée, l’Hôtel de Monte-Carlo
laisse apercevoir par une façade vitrée à petits carreaux Louis XVI, aux barreaux
blancs, un grand hall large et bas, tout à fait mélancolique, où se morfondent sous
un lustre de cristal à pendeloques des plantes vertes et des voyageurs. Ceux-ci dans
les fauteuils de paille lisent les journaux
exotiques qu’on ne trouve à Paris que sur les boulevards. Monde
cosmopolite assez particulier et particulièrement calme, souvent pittoresque, et
presque toujours fatigué. Ces joueurs lassés n’échouent ici qu’après de belles
expériences, mais qu’ils ont usé le globe avec leurs pas traînards! Certains
s’asseyent dans la galerie comme à une terrasse. Ils ont l’air d’attendre. Quoi? Ce
bonheur désiré n’arrivera jamais. Vous pouvez partir.
En face de l’hôtel, la loge du gardien du passage
surveille une sorte de petit défilé par lequel on a accès sur une courette. A côté
de la loge avec ses charmants rideaux au crochet, nous allons pouvoir faire une
petite halte : c’est le cireur, cela ne coûte que douze sous et nous sortirons de
là avec des soleils au pied. Ce sont, comme on dit, de bien belles boutiques
modernes que les cireurs. Quel esprit décoratif dans les boîtes de brillant, malgré
leur américanisme, et le peu d’ingéniosité apporté dans leur étalage. Et puis les
cireurs voyez-vous, quels gens exquis! Toute la politesse du monde, une façon de vous
faire attendre un temps infini, tandis qu’ils frottent inexplicablement des souliers
déjà aveuglants de reflets, emportés sans doute par la passion de leur art. Art
mineur je le concède, mais art art art. On peut sans doute regretter l’étrange
absence de toute métaphysique dans l’art du cireur. Peut-être serait-il moins
contestable s’il tenait un peu mieux compte des récentes acquisitions de l’esprit. On
peut regretter aussi que dans une civilisation comme la nôtre les
cireurs n’aient guère fait que des progrès techniques sur leurs prédécesseurs
romantiques. C’est plutôt dans le décor de leurs boutiques qu’ils ont jusqu’ici
exercé leurs facultés inventives. La grande découverte dans ce domaine fut celle des
fauteuils surélevés, desquels on dit que l’idée vint à un cireur new-yorkais, ou
suivant d’autres auteurs à un cireur italien, qui avait débuté tout jeune dans les
bars et médité sur la commodité des hauts tabourets de comptoir pour l’exercice de sa
profession. Ces estrades au pied desquelles l’artiste cireur volontairement s’humilie
sont extrêmement propres à la rêverie. Si les savants se faisaient cirer les
souliers, quelles magnifiques machines, quelles conceptions grandioses de l’univers
sortiraient des bras des fauteuils des cireurs! Mais voilà bien le malheur : les
savants gardent des chaussures sales, et des ongles douteux.
Ce ne sont donc pas des savants, ces passagers
d’un navire immobile, ces promeneurs qui viennent ici se dépouiller de la boue
et de la poussière pour accéder à la méditation, et qui sans doute ont le cœur
tout occupé d’un grand amour. Des poètes? qui sait, des officiers en retraite,
des escrocs, des boursiers, des courtiers, des placiers, des chanteurs, des
danseurs, des déments précoces, des persécutés, jamais de prêtres, mais des
cœurs élégiaques, des camelots millionnaires, des espions, des conspirateurs,
des politiciens pervertis par les conseils d’administration, des policiers en
bourgeois, des garçons de café à leur jour de sortie, des
journalistes et des protestants, des étrangers, des assassins, des employés au
ministère des Colonies, des maquereaux, des book-makers et des fantômes.
Si j’étais fantôme, c’est ici que je reviendrais. Je donnerais mes souliers à
reluire, et spectralement je me tiendrais dans un de ces trônes de hasard comme une
statue de la Hantise. Le Commandeur tel que je l’imagine, c’est chez un cireur qu’il
vient s’asseoir à côté de Don Juan. Celui-ci se perdait déjà dans les chimères. Il
fumait. Aujourd’hui Don Juan fume. Il se préparait à une nouvelle aventure. Il lui
fallait des souliers propres. C’étaient de jolis souliers à piqûres. Piqûres à fond
crème sur des cuirs noir et brun, coupés de cuir blanc. Arlequin de pied. Avec des
semelles de crêpe, et des talons de caoutchouc lamellé. Souliers pour l’adultère et
la plage. Une sorte de verrou de sûreté des pas, garanti silencieux. Don Juan a pris
le goût de ces chaussures caramel et chantilly à la vue d’un film de Los Angeles. Il
a fait tout Paris pour en trouver, et enfin c’est à un laissé-pour-compte du quartier
Saint-Georges qu’il a déniché cette paire qu’un nègre avait commandée dans un moment
de splendeur avant que l’huissier, la cocaïne et la nonchalance le forçassent à s’en
passer. Il n’y pense guère, Don Juan, et le nègre est à cent lieues de là, dans un
dancing de province, entre une chaise cannée et un buvard réclame Tommysette, Don
Juan somnole et se berce, les pieds à vau-l’eau du cirage. Don Juan
s’abandonne et s’égare dans un dessin rose de chemise à trou-trou. Il entend
négligemment la conversation du cireur avec son voisin. C’est la quatrième fois du
jour que ce client revient, cinq fois en tout. Il explique que la rue
Grange-Batelière est particulièrement poussiéreuse, qu’on se salit terriblement dans
la rue Réaumur. Encore un fou, mais je connais pourtant cette voix. Levant la tête,
Don Juan reconnaît le Commandeur. O destin, destin maniaque, te voilà donc tout près
de moi. Le Commandeur est décoré du Christ de Portugal, ça singe la Légion d’honneur.
Mon cher Seigneur, j’avais hésité entre ce cireur, celui du 12 du même passage (Rue
Chauchat), et celui du passage Verdeau : au reste c’est la même maison, Brondex.
Enfin je suis entré ici et vous voilà : je ne m’étais donc pas trompé. Vous permettez
que l’on me cire? J’ai rendez-vous, et le dessus de lit est formé par des motifs de
filet représentant les saisons et les travaux d’Hercule, incrustés dans la broderie
anglaise en encorbellements. Voyez-vous que la précipitation y vienne poser des
souliers maculés? « Veuillez, dit le Commandeur, votre cigarette s’éteint, accepter
de moi ce cigare. » Moment précieux, Don Juan prend le cigare que lui tend le
spectre. Ce spectacle ne peut se supporter, je quitte le cireur pour le marchand de
timbres-poste.
O philatélie, philatélie : tu es une bien étrange déesse, une fée un peu folle, et
c’est toi qui prends par la main l’enfant qui sort de la forêt enchantée
où se sont finalement endormis côte à côte le Petit Poucet, l’Oiseau Bleu, le
Chaperon Rouge et le Loup, c’est toi qui illustres alors Jules Verne et qui
transportes par-delà les mers avec tes papillons de couleur les cœurs les moins
préparés au voyage. Que ceux qui comme moi se sont fait une idée du Soudan devant un
petit rectangle bordé de carmin où chemine sur fond bistre un blanc burnous monté sur
un méhari, que ceux qui furent familiers de l’empereur du Brésil prisonnier de son
cadre ovale, des girafes du Nyassaland, des cygnes australiens, de Christophe Colomb
découvrant l’Amérique en violet, à demi-mot me comprennent! Mais ce ne sont plus ces
collections de prix divers que nous avons connues, qui ornent de reflets fatigants
tout l’étal de la boutique où nous voici. Édouard VII a déjà l’air d’un monarque
ancien. De grandes aventures ont bouleversé nos compagnons d’enfance, les timbres,
que mille liens de mystère attachent à l’histoire universelle. Voici les nouveaux
venus qui tiennent compte d’une récente et incompréhensible répartition du globe.
Voilà les timbres des défaites, les timbres des révolutions. Oblitérés, neufs, que
m’importe! Je ne comprendrai jamais rien à toute cette histoire et géographie.
Surcharges, surtaxes, vos noires énigmes m’épouvantent : elles me dérobent un
souverain inconnu, un massacre, des incendies de palais, et la chanson d’une foule
qui marche vers un trône avec ses pancartes et ses revendications. Il n’y
a pas de surprise, le prix est sur la porte, au-dessus de la porte dans la lanterne
bleue et blanche qui s’éclaire le soir. Je veux parler librement des cabinets qui
séparent Certâ de la boutique de timbres. Je ne sais quelle défaveur primaire est
jetée sur ces établissements. Cela suppose de la part des hommes des représentations
vulgaires et bien peu de force nostalgique. De la galerie regardez pourtant le lavabo
entrouvert où cette femme charmante se farde, et comprenez ce qu’est ce lieu, où la
beauté se recompose après une crise naturelle, et l’accomplissement d’un besoin qui a
sa grandeur. La toilette, ses détails infinis, j’en ai toujours chéri le spectacle.
Jadis, dans un grand café où j’avais des habitudes quotidiennes, le prétexte de
vagues études médicales auxquelles je me suis, enfant, laissé aller, et quelques
relations recommandables, m’avaient donné le privilège de séjourner dans le lavabo
des dames, et j’aimais y rester, oisif et complaisant pour l’une et l’autre, à
surprendre ces transformations adorables des femmes que leur nature vient d’un peu
défaire, et que leur art restitue à la séduction. Les variations infinies de leur
maintien, leurs manières bouleversantes de se comporter, leurs pudeurs et leurs
impudeurs, jusqu’à la grossièreté qu’elles se croyaient alors permise, leur dignité
parfois, leur majesté même, je ne me lasssais pas de me tenir dans ce lieu de
transition où se dénouait l’esprit de la luxure. Il naissait une curieuse ardeur de
la diversité des attitudes. Souvent les voyageuses de ce train fuyard
s’y prenaient d’un goût mutuel, et cela rapprochait des mains ou des lèvres. Geste de
la bouche qui se tend au fard, nuage de poudre, et vous lilas factices qui vous
épanouissez devant moi sous les yeux.
Voici que j’atteins le seuil de Certa, café célèbre duquel je n’ai pas fini de
parler. Une devise m’y accueille sur la porte au-dessus d’un pavois qui groupe des
drapeaux :
« AMON NOS AUTES »
C’est ce lieu où vers la fin de 1919, un après-midi, André Breton et moi décidâmes de réunir désormais nos
amis, par haine de Montparnasse et de Montmartre, par goût aussi de l’équivoque
des passages, et séduits sans doute par un décor inaccoutumé qui devait nous
devenir si familier; c’est ce lieu qui fut le siège principal des assises de Dada, que cette redoutable association
complotât l’une de ces manifestations dérisoires et légendaires qui firent sa
grandeur et sa pourriture, ou qu’elle s’y réunît par lassitude, par désœuvrement,
par ennui, ou qu’elle s’y assemblât sous
le coup d’une de ces crises violentes qui la convulsaient parfois quand
l’accusation de modérantisme était portée contre un de ses membres. Il faut bien
que j’apporte à en parler une sentimentalité incertaine.