Référence bibliographique: Armand de Boisbeleau de La Chapelle (Éd.): "Article XXVII.", dans: Le Philosophe nouvelliste, Vol.2\027 (1735), pp. 289-302, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.5070 [consulté le: ].


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Article XXVII.

Du Mardi 30. Août, au Jeudi 1. Septembre 1709.

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De la Maison de White, 31. Août.

1 En faveur des Personnes de Qualité qui veulent se pourvoir, on m’a prié d’indiquer un Chenil où l’on trouvera une Meute de Chasse qui est à vendre. Ce Chenil, qui n’est pas loin de 2 Suffolk-street, a pour Gar-[290]des deux Hommes, qui après avoir été 3 Dragons dans le Service de France ont renoncé à ce Metier de pillage, pour prendre un genre de Vie qui soit plus dans l’ordre. Ce Metier qui leur a paru plus dans l’ordre, est celui de tenir des Chiens. Ils l’ont aussi préféré, dans l’attente qu’ils y feront plus de profit, & qu’ils n’y courront pas autant de danger qu’à suivre la Quaisse. 4 L’endroit qu’ils ont choisi ; est commode pour la multiplication de la race, & pour en bien dresser les Petits. Ce qu’il [291] y a de plus considerable sont des Chiens Courans, & d’autres dont voici la Liste. Niveau 3► Allegorie►

Liste des Chiens :

Tayaut, de pure Race Irlandoise.

Brisaut, de Race Françoise, & par voye de courtoisie, appellé Capitaine, par les Anglois.

Gerfaut, fort grand, & élevé dans un Couvent de France. Ces deux derniers chassent de Compagnie, & sont suivis de

Noiraut, jeune Chien de Poil Noir, & de Race Françoise. Il y en aussi un autre de la même Race, mais qui est malade, & qui ne sort jamais du Chenil.

Il y a aussi un Levrier d’Italie, qui a les jambes bonnes, & qui sait perfaitement le chemin de Gand à Paris.

Dix Chiens-couchans, vrais Anglois

Quatre Métifs, n’és en Angleterre.

Et vingt jeunes Chiens, dressés à toute sorte de Chasse.

[292] Toute cette Meute est si affamée, qu’elle est trop apte à la Proye, & qu’elle fait Curée avant que les Veneurs puissent être arrivés. L’autre jour un Sanglier, venu du Nord, se glissa dans le Chenil, & se defendit d’abord contre toute la Meute, mais les Chiens furent enfin les plus forts, & lui emporterent du Dos, vingt cinq Livres de Chair, dont ils se gorgerent si bien qu’ils firent ensuite un bruit à étourdir tout le Voisinage. Le Quartier de la Ville où ils se tiennent est pour la plûpart habité par des Etrangers, dont ils ont souvent succé le sang d’une maniere si violente, que plus d’un Comte Allemand, & d’autres Curieux d’Outre Mer, en ont perdu le goût & la possibilité du Voyage.

Si l’on ne peut pas trouver de Marchand, tant pour cette Meute, que pour d’autres qui sont plus près du Palais de St. James, on seroit d’avis ou de les envoyer toutes en Amerique ou il y a peu de Chiens, & beaucoup de Bêtes Sauvages, ou qu’au moins, pendant qu’elles demeureront en ce païs, on commette, pour la visite de leur demeures, un juge à Paix, accompagné du Bourreau, qui leur coupera les Oreilles, en tout ou [293] en partie, de telle maniere qu’on puisse distinguer les Chiens Courans, des Chiens Couchans, & des Métifs.

Le meilleur seroit pourtant qu’on pût s’en défaire ; car ce n’est pas une incommodité à souffrir dans les Villes. 5 Celle de Londres à un Officier public, qui les chasse de tous les endroits où il les rencontre dans l’enceinte des Murs. On dit pourtant que certaines Familles en entretiennent dans leur Maisons, au grand préjudice de leurs Voisins. Les personnes qui en connoissent, ou qui en ont été morduës, n’ont qu’à me le faire savoir. Sur leur Avis j’animerai si bien la 6 Populace que toute la Meute sera traitée en Chiens enragés, de même que ceux qui en gardent. Cependant ceux d’entre ces derniers qui s’en defe-[294]ront d’eux-mêmes n’auront rien à craindre. Mais j’avertis les autres que je ne leur ferai point de grâce ; car il m’est très facheux de voir que mes Compatriotes ne peuvent aller dans la Ville, pour vaquer à leur Vocations legitimes, sans courir le danger d’être dévorés par des Chiens. Il n’y a que peu de jours qu’un jeune Homme de Qualité fut mordu jusqu’à l’Os. Il en est réchappé, je l’avouë, mais il en est encore aussi décharné qu’un Squelette. J’en serois bien plus affligé, si l’on ne m’avoit pas appris que ce jeune Homme, tout de Qualité qu’il est, se mêle quelquefois parmi les Chiens, & n’est lui-même ni moins dangereux, ni moins acharné que le plus ardent de la Meute. ◀Allegorie ◀Niveau 3

Du Caffé de Guillaume, 31. Août.

Niveau 3► Dialogue► Mr. Dryden a defini l’Esprit en disant qu’il consiste à penser juste & à s’exprimer de même. Nous étions à nous entretenir là-dessus, & à examiner cette définition, lors qu’il est venu se fourrer parmi nous un de ces Hommes, incommodes, dont l’Imagination est si vive qu’elle [295] ne laisse pas l’Ombre du Sens-Commun. Messieurs, nous a-t-il dit, je vous dirai que Mr. Jacob est le premier qui m’ait appris que la 7 Citadelle de Tournai s’est renduë, & qu’à mon avis, il mérite mieux une Statue que ce jeune Garçon qui courut, une Epine au pied, porter au Senat la Nouvelle de certaine Victoire. Cette Saillie nous a tous étourdis. Mais le Sr. Spondée qui étoit dans la Compagnie, a trouvé cela si bizarre, qu’il lui a demandé, quel rapport il trouvoit donc entre ce jeune Garçon & Mr. Jacob, pour les mettre ainsi en comparaison l’un avec l’autre ? Car vous savez bien, a-t-il ajouté, que ce Mr. Jacob est Partisan de la France, & que par consequent il lui en a plus couté à vous apprendre la reddition de Tournay, qu’au jeune Homme à courir, une Epine au Pied, porter les Nouvelles d’une Victoire qui lui faisoit beaucoup de plaisir. On s’est aussitôt apperçu que le Hazard avoit fait naitre un incident qui ne nous éloignit pas du sujet de nôtre [296] Conversation sur la justesse de Pensée & d’Expression qui constitue l’Esprit, & profitant de l’idée, un de nos Messieurs a déclaré qu’à son avis il n’y avoit point d’esprit dans la comparaison qui venoit d’être faite parce que de semblables choses ne peuvent plaire qu’autant qu’elles sont naturelles, & qu’il n’étoit nullement naturel que l’on portât en Compagnie des Pensées dont le Tour devoit être prémédité. Si Mr. Jacob, entrant dans une Assemblée, y eût porté cette grande Nouvelle ; Quelqu’un auroit bien pû dire sur le champ, que cette action, de sa part, meriteroit une Statue parce qu’elle ne lui doit pas avoir moins coûté qu’au jeune Romain, & la Rencontre auroit pû passer pour heureuse. Mais autre est l’Esprit quand on est en Conversation, & autre est l’Esprit quand on écrit. Le premier doit être aisé, familier, & ne tenant rien de l’Etude, au lieu que l’autre plus travaillé, doit cependant retenir quelque chose de l’honnête liberté de la Conversation, sur tout dans les Ouvrages d’Humanité, & de Belles Lettres : Bien entendu, neanmoins, a-t-il ajouté, que l’on ne doit pas mettre au rang des Ecrits, ni les Feuilles Volantes de Mr. Biquerstaff, ni ces autres Rhapsodies, où l’on debite de l’Es- [297] prit en détail, & où l’on en donne, tant qu’on veut, pour un Sou. A ce Compliment j’ai repondu par une reverence, & j’allois... ◀Dialogue ◀Niveau 3 Mais il ne m’en a pas donné le temps & voici de quelle maniere il a continué son Discours.

Niveau 3► Dialogue► 8 « Il n’y a personne qui possede mieux Art de bien dire, dans la Conversation, qu’une Femme du Monde. Cela vient peut-être de ce que le Beau-Sexe a des Charmes prevenans, & auxquels nous ne saurions resister. Mais cela vient aussi de ce que les Femmes ne tombent point dans les défauts qui sont ordinaires aux Hommes qui ont quelque Lecture. Elles parlent avec une facilité merveilleuse & les mots leur viennent à la Bouche, sans qu’on y voye aucun embarras pour le chois des Termes, & des Phrases. Je vous en donnerai pour Exemple la petite Mademoiselle Martin. L’autre jour elle parloit d’ajustemens ; Le sujet étoit peu de chose ; mais elle animoit si bien, de l’Air & du Geste, tout ce qu’elle disoit, que l’on auroit [298] juré que son Action étoit copiée de Demosthene. D’ailleurs, quoi qu’en parlant à des Hommes, elle évitât avec soin tous les Termes de l’Art, elle employa des paroles si convenables & si significatives, pour nous décrire un Deshabillé propre & galant, que nous y retrouvâmes d’abord le Simplex Mundities dont parle Horace, & qu’en nôtre Langue on ne sauroit dire en deux mots comme lui, à moins que d’avoir l’Éloquence de cette Demoiselle. Occupé de cette Reflexion, je lui en fis le Compliment, & pris la liberté de lui dire, que ce qu’elle venoit de nous peindre avec tant de grâces, avoit été dit par Horace, en deux mots, que je n’oserois pas entreprendre de traduire en aussi peu de paroles. Elle me répondit avec un soûris, qu’elle me croyoit fort savant, & je sentis que le meilleur étoit de me retirer. » ◀Dialogue ◀Niveau 3

De mon Cabinet, 31. Août.

Je viens de relire l’Introduction que Salluste a mise à la tête de son Histoire de la Guerre de Catilina. Cet Historien [299] est un de mes Auteurs favoris. Lorsque je remarque, pourtant, qu’après avoir promis une impartialité parfaite, il évite soigneusement de rien dire à la louange de Ciceron, dont la Vigilance sauva la Republique, je ne puis que rabattre un peu de l’estime que je faisois de cet Ecrivain. La conduite de Salluste, à cet égard, nous apprend bien le peu de fond que l’on doit faire sur la sincerité des Gens qui se vantent de ne prendre aucun intérêt personnel aux Affaires du Monde, & qui font profession de n’agir que pour le Bien Public sans penser aucunement à eux-mêmes. Je sai que tous les Hommes n’attendent pas, de ce Public qu’ils servent, les mêmes recompenses. Les uns portent leur vuës sur l’Honneur, & les autres sur les Richesses ; mais ils en ont tous qui leur sont personnelles ; avec cette seule différence qu’elles ne sont pas toutes également légitimes. Un Homme, qui profite, avec plaisir, des occasions qui se présentent de rendre aux autres des Services réels, en sera-t-il moins estimable de travailler, en même temps, pour lui-même ? Je ne le croi pas, mais je voudrois qu’il supprimât son desinteressement.

[300] De tous les faux desinteressés, dont j ai jamais ouï parler, le Contre-Maître de Dampierre, est à mon avis le plus impudent, quoique le plus excusable. Niveau 3► Récit général► Ce Voyageur étant à son Tour du Monde, il se trouva sur la grande Mer, & loin de toutes les Côtes, dans une destitution générale. Il n’y avoit plus aucune sorte de Provision dans le Vaisseau. L’Equipage affamé commencoit à se mesurer des yeux, songeant à se manger les uns les autres. Le Contre-Maître qui étoit gras, potelé, frais comme une Rose, attiroit sur lui tous les regards. Dans ces Extrémités, une Supériorité de rang est une foible protection. Le Maître & le Sous-Maître du Vaisseau n’étoient à couvert que par leur excessive maigreur. L’autre étoit donc le seul qui se trouvât en danger. La resolution de l’Equipage étoit déjà prise, & le moment fatal approchait. Il s’en appercut, & demanda, pour toute faveur, qu’on lui permit de dire un mot important. En ayant obtenu la permission, il parla de la maniere sui-[301]vante.

Niveau 4► Dialogue► Messieurs,

Soyez persuadés que ce n’est point mon intérêt particulier qui m’oblige à parler. Je suis bien éloigné d’en avoir la pensée ; mais il me semble qu’avant que de mourir, je ne suis, en Conscience, me dispenser de vous dire que ma Chair n’est pas saine. Oui, Messieurs, la justice, la décharge de ma Conscience, & l’amour de la Patrie, me mettent dans l’obligation de vous avouer qu’un Commerce criminel que j’ai eû à Londres, m’a mis dans un état où je ne puis être qu’un aliment dangereux. Cet aveu me couvre de honte ; mais, Messieurs, j’aime bien mieux le faire que de vous empoisonner. ◀Dialogue ◀Niveau 4

Ces paroles arrêtèrent les premiers mouvemens. Mais le Chirurgien ayant protesté, qu’il l’avoit parfaitement gueri de ce vilain mal, & que pour preuve de la sureté qu’il y avoit à cette nourriture, il s’offroit à manger lui-même le premier Morceau ; le Contre-Maître comprit qu’il ne lui restoit plus de ressource qu’à chicaner le Terrain. En Orateur qui connoissoit son Monde, & qui ne songeoit qu’a gagner du Temps, [302] il fit une longue Harangue. Il se felicita beaucoup de ce qu’il pouvoit être utile, en quelque chose, à ses Compagnons de Voyage. Il rendit graces au Chirurgien, de l’avoir gueri autrefois, & de l’avoir à présent redressé. Niveau 4► Dialogue► Cependant, Messieurs, ajouta-t-il, permettez moi de vous dire que depuis ma guérison, j’ai toujours été très altéré, & que je suis tombé dans l’Hydropisie. Je ne parle que pour votre bien ; Vous êtes pressés de la soif autant que de la Faim ; Tirez donc de moi, Messieurs, une douceur que vous ne pouvez esperer de tout autre. Commencez par me mettre en perce, & quand je ne pourrai plus vous donner à boire, vous serez à temps de me manger. ◀Dialogue ◀Niveau 4 Comme il continuoit encore à parler, le Vent fraichit, on fit force de Voiles, on se flatta de voir bientôt Terre, & l’on y descendit effectivement le lendemain de bonne heure. ◀Récit général ◀Niveau 3 La plûpart des desintéressemens dont les gens font parade, sont de cette Nature. Il me semble qu’en rencontre pareille on en croira bien plus un Homme qui témoigne vouloir partager les profits & les pertes, que celui qui fait mine de consentir à être mangé pour sauver la vie à ses Camarades. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1

1Dans un Article précedent l’Auteur avoit promis de peindre les joueurs sous l’image des Bêtes. Il peint donc ici sous celle d’une Meute, les Maisons de Bassette, & d’Academie, qui commencoient alors à se multiplier beaucoup. Ce qui contribuoit en partie à cette multiplication, étoit le grand nombre d’Avanturiers & de gens sans aveu, qui se rassembloient de toutes parts pour servir d’Emissaires à la France, & pour allumer dans le sein de la Capitale le grand Feu qui y éclata bientôt après. La plupart de ces joueurs & Chevaliers étoient des Etrangers Catholiques Romains, ou des Anglois que la faim & le vice rendoient capables de tout.

2Sufolkstreet est une Ruë peu éloignée du Palais de St. James, & dans laquelle il y eut toujours des Maisons fort frequentées des Etrangers.

3L’Auteur veut insinuer qu’ils étoient Catholiques Romains, ou de Religion ou de Commission. Les Dragons furent employez pour perfectuer les Protestants de France, avant & après la revocation de l’Edit. Il auroit donc été Contradictoire qu’un Protestant eut été Dragon.

4Je repete ici l’Avis que j’ai déjà donné ci-dessus, que si dans ma Traduction de cet Article & d’autres semblables, je peche contre les Termes de l’Art, c’est que j’entend rien au Metier de la Chasse. J’avertis aussi que je laisse aux Lecteurs penetrans le soin de demêler ici certaines idées fines que l’Auteur a repanduës, dans cet Article, tant contre les joueurs & le jeu, que contre les sourdes Pratiques que la France faisoit alors pour corrompre, & pour brouiller la Nation Angloise.

5La Ville de Londres a un Veneur, & le Veneur est en droit de chasser tous les Chiens qu’il rencontre. C’est au moins ce que j’ai oui dire. Car je n’ai pû trouver dans la Description de Londres par Stow, pas un seul mot de cet Emploi, si ce n’est que celui qui l’exerce s’appelle en Anglois, The Common Hunt, ou The Common Huntsman.

6Toute la Populace étoit encore pleine d’animosité contre le Prétendant & contre la France. Les choses changerent bien de face l’année suivante, grace aux Sacheverels & à leurs semblables.

7Le 3. de Sept. S. N. & par consequent le 23. Août V. S. la Citadelle de Tournay, se rendit aux Alliés qui l’avoient assiegée.

8Les Dames démêleront mieux que moi si ce Paragraphe est Eloge ou Satyre.