Le Philosophe nouvelliste: Article XXIII.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.7929
Ebene 1
Article XXIII.
Du Samedi 20. au Mardi, 23. Août 1709.
Ebene 2
De la Maison de White, 22. Août.
Ebene 3
Allgemeine Erzählung
L’infortuné Cinthio, qui
m’honore toujours de sa Confidence, me communique
souvent, avec ingenuité, ses plus secrettes pensées,
& ne me cache point ses plus grandes foiblesses. Il
me disoit l’autre jour, que bien qu’il ne fut encore
qu’à la fleur de son âge, l’amour de Clarisse tellement
detruit, chez lui, toutes les Passions, que la plus
belle femme ne courroit pas plus de risque
avec lui qu’avec un Vieillard de quatre vingts ans. Cet
amour, disoit-il, possede toute mon ame, & la flamme
dont je brûle pour cette belle y a éteint jusqu’à la
moindre étincele des autres, ni plus ni moins que le
Soleil qui par ses rayons éteint les feus ordinaires. Il
faut avoir la plus haute opinion de la probité d’un
homme, pour lui faire des Confidences de cette Nature ;
car entre gens un peu malins elles exposeroient fort aux
railleries. J’en agis avec Cinthio en Ami & en
honnête Homme. Sans lui faire seulement sentir le
ridicule, qui sautoit aux yeux, dans ce qu’il venoit de
me dire, je le félicitai de la Vertu que son Amour pour
Clarisse lui avoit fait aquerir. Je lui dis que la
Chasteté étoit une des plus belles perfections de nôtre
Nature, & ne faisoit pas moins d’honneur à nôtre
Sexe qu’à l’autre. « Le grand Scipion, ajoutai-je, en
jugea de la sorte, & mérita, par cet endroit, les
Eloges les plus flatteurs de l’Histoire, Il en étoit de
son temps à Rome comme il en est aujourd’hui dans la
Grande-Bretagne. A l’ombre d’un Etat florissant, le Bel
Esprit se donnoit carriere, se divertissoit au depens du prochain, & ne faisoit grace
à personne. Cependant je ne sache pas qu’il y eût alors
un seul Romain qui trouvât à mordre sur l’action de ce
Heros dans la rencontre suivante.
Cinthio m’a paru prendre beaucoup de goût à
l’Histoire, mais il m’a dit que de nos jours cette Vertu
ne faisoit, dans le monde, que très peu de figure. Il
est vrai, lui ai-je repondu, que nous en
avons perdu le goût dans la pratique. Cela n’empêche
pourtant point que l’on n’en conserve l’idée. On a beau
rire & plaisanter ; la solide Vertu se maintient
toujours en honneur dans l’estime des hommes. Si l’on se
scandalise moins qu’autrefois de voir des perfides qui
font tomber dans le piege de pauvres innocentes, &
qui se moquent ensuite de leur foiblesse, ce n’est que
parce que cela revient trop souvent, & qu’on
s’accoutume à le voir. Après tout pourtant, les actions,
semblables à celle que je viens de vous raconter, sont
les seules qui nous paroissent dignes de l’honnête
homme, & nous les trouvons d’autant plus belles, que
nous nous sentons moins capables de les imiter.
Ebene 4
Allgemeine Erzählung
A l’âge de vingt &
quatre ans Scipion remporta en Espagne une grande
Victoire. Il lui échut en partage, une grande
quantité de Prisonniers de tout rang & de tout
Sexe. Parmi les Captives, étoit une fille
charmante, encore dans le printemps de son âge
& de sa beauté. Le Vainqueur n’étoit pas
insensible, & le sort des armes sembloit lui
avoir aquis tout droit, en lui donnant tout
pouvoir. Il ne vit donc point une Esclave si belle
sans être épris de ses charmes. Mais à la première
Vuë, il découvrit, dans ses yeux une si grande
douleur mêlée de tant de fierté qu’il voulut
savoir son Histoire. On lui dit que cette Dame
étoit de la plus haute naissance, & que depuis
peu elle étoit engagée avec Indibilis, homme d’un
grand mérite, & des plus grands Seigneurs du
Païs. Aussitôt, qu’il fut cela, le généreux Romain
se mit à la place de l’amant infortuné qui alloit perdre une Epouse si digne d’être
aimée. Scipion étoit jeune : il n’étoit point
marié ; il étoit amoureux ; & par dessus tout
cela il étoit Maître & Conquerant. Il imposa
néanmoins silence à son cœur, & ne se servit
de ses droits & de son pouvoir que pour faire
le bonheur d’un Rival. Il commanda que les Amis
& les Parens de la Dame, sans oublier son
Galant, le vinssent trouver, tel jour qu’il
marqua. Ils ne manquerent pas au rendez vous,
& l’on conçoit aisément les diverses
inquiétudes qui dévoient cruellement agiter un
Pére malheureux, une Mere desolée, un Amant au
desespoir. Je passerai sur des mouvements si vifs
& si délicats, parce qu’il n’est rien de moins
aisé que de les bien décrire. Après s’être fait un
peu attendre, Scipion parut, & leur présenta
la Prisonniere. Cet aspect les glaça de frayeur.
Ils n’ignoroient pas que de quelques beaux
sentimens que les Romains, se piquassent, ces
Vainqueurs abusoient souvent de leurs triomphes
dans un Païs de Conquête. Dans cette triste
pensée, ils se prosternerent tous aux pieds du Romain. Il n’y eut qu’Indibilis qui
montra un courage plus male. Scipion qui remarqua
cette fermeté magnanime, l’en estima davantage,
& lui parla en ces termes. Ce n’est pas la
coûtume des Romains de se servir de tout leur
pouvoir le plus juste. Nous ne nous battons point
pour désoler les Provinces, ou pour détruire les
liens de l’humanité. Je suis instruit de Vôtre
Mérite, & je sai que vous aimez cette Dame. La
fortune m’a rendu vôtre Maître ; mais je souhaite
de devenir vôtre ami. Voici vôtre femme ; je vous
la rends ; recevez la de ma main, & veuillent
les Dieux vous benir avec Elle ? Il ne sera jamais
dit que Scipion achete un moment de plaisir au
prix de tout le malheur d’un honnête homme. A ce
coup imprévû, le cœur d’Indibilis fut si troublé
qu’il ne sut trouver des paroles. Pour toute
réponse il se jetta lui-même, comme les autres,
aux pieds du Vainqueur, & les baigna de ses
larmes. La belle Prisonniere en fit tout autant,
non moins surprise, & non moins attendrie.
Enfin le Pere recouvrant la voix, rompit le
silence. Oh ! divin Scipion, dit-il,
les Dieux vous ont donné une Vertu plus
qu’humaine. Grand Capitaine, jeune Heros qu’on ne
peut – assez admirer ; que cette action vous est
glorieuse ! Ma fille sent tout le prix de votre
faveur. Elle prie les Dieux qu’ils vous en
recompensent. Elle croit que ce sont eux qui vous
ont envoyé du Ciel sur la terre. Et les transports
de sa joye & de sa reconnoissance vous font
plus de plaisir que ne vous en auroit donné la
possession d’une personne que vous auriez rendu
malheureuse. Le Vertueux Scipion, cacha l’emotion
de son cœur, repondit en un mot, Mon Pére, soyez
ami des Romains, & se retira. Les Parens de la
Dame lui envoyerent ensuite des sommes immenses
comme pour en payer la rançon. Il en fit présent à
Indibilis, & chargea en souriant les Porteurs
de lui dire, que ce qu’il lui donnoit étoit bien
peu de chose au prix de ce qu’il lui avoit déja
donné, & qu’à son age il étoit plus difficile
d’être chaste que d’être généreux.
De la Maison de Guillaume.
22. Août.
On diroit, que dans une Ville où l’on ne peut-être impunément ridicule, il devroit être impossible d’y voir des gens, qui connoissent un peu le monde, dire à qui que ce soit des injures. Mais il faut croire qu’il y a des Esprits, qui comme les Corps, ne croissent point après un certain age ; car on en trouve qui étoient à vingt ans ce qu’ils sont encore à quarante, & qui vraisemblablement ne peuvent ni ne doivent aller plus loin.Ebene 3
Dialog
Je ne conçois point d’autre
raison à donner de ce que Martius qui parle tant n’a
point encore appris à parler d’une maniere à être
entendu de personne. Il est venu tantôt nous joindre en
ce lieu. J’étois avec les Srs. Dactyle Ecrivain
d’Epigramme, Comma Grammairien, & la Croix faiseur
d’Anagrammes. Nous nous étions retirez tous quatre dans
un coin de la Salle, où nous nous entretenions
paisiblement d’une Matiere qui nous convenoit. Cette
Matiere étoit 1la
Particule Car dont nous examinions la Vertu. Martius qui
nous connoit, & que nous connoissions tous, s’est
approché, en nous demandant sur quoi rouloit la Conversation ? Car Messieurs, a-t-il
ajoûté, vous saurez que ai eu le bonheur de passer tout
le reste du jour parmi les Etoiles de la premiere
grandeur, & de ne voir que des gens de Lettres. Je
serois bien aise de consommer ce bonheur, de finir la
journée par un Période semblable à celui qui l’a
commencée ; & par conséquent de participer au
plaisir de votre Société. Je lui ai dit de quoi nous
parlions. En vérité Messieurs, a-t-il répliqué, le choix
de votre sujet est modeste. Voulez vous bien me
permettre de donner un peu plus d élévation à vos
recherches ? Je vous propose respectueusement d’examiner
à fond le mot d’autant que : Car quoi que ce ne soit
qu’un seul mot, à ce que je crois vu moins, cependant il
sera plus grand, & plus digne de nous d’en traiter,
parce que d’autant est une particule de quantité, &
que le dejoint au que en fait une particule de
comparaison. Mr., lui a reparti le Sr. Comma, qui parle
toujours du plus grand serieux, je prendrai la liberté
de vous dire que certaine promptitude d’imagination vous
a jetté dans l’erreur, & vous fait parler à la
volée, faute de bien connoitre les parties de
l’Oraison : & c’est-là ce qui arrive à toutes les
personnes qui n’ont pas assez étudié la
particule Car. Vous avez prononcé ce Car sans tirer
aucune consequence, ce qui est pourtant le grand usage
de cette Particule. Quant à l’Observation que vous avez
faite, sur la Quantité & sur la Comparaison dans les
Syllabes de d’autant que, elle ne vaut pas un fêtu. Mais
c’est le defaut ordinaire des gens, qui ont beaucoup
d’esprit d’être incorrects, malheur dans lequel ils ne
tombent que pour se servir indiscretement du mot Car.
Feuilletez tous les Livres de Controverse, & je gage
que vous y verrez que toutes les Disputes se reduisent
uniquement à savoir, si le Car a été bien placé, ou si
ceux qui l employent, ne l’ont pas fait venir par force,
plutôt parce qu’ils en avoient besoin que parce qu’ils
en connoissoient bien l’usage : En faut il un exemple ?
2je le tirerai de la fameuse Lettre de Voiture
à Mlle. De Rambouillet.
Vous voyez bien que car est mis là deux fois pour
badiner seulement, & point du tout pour raisonner.
Martius étourdi de tout cela, lui a répondu qu’il
admiroit cette profonde érudition, & qu’il n’avoit
pas lui-même assez de savoir pour bien comprendre à quoi
tendoit ce qu’on venoit de lui dire.
Ebene 4
Zitat/Motto
« Vous ne parlez
point des choses qui me regardent. En trois ou
quatre pages, à peine vous souvient il une seule
fois de moi : & la raison en est
car. Considerez moi davantage une autre fois s’il
vous plaît : & quand vous entreprendrez la
défense des affligez, souvenez vous que je suis du
nombre. Je me servirai toujours de lui-même pour
vous obliger à m’accorder cette grace : & je
vous assure que vous me la devez. Car je suis,
Mademoiselle, votre &c. »
1Ce sujet semble être tiré du bruit que l’on fit autrefois en France, sur ce que l’on attribuoit à l’Academie le dessein de bannir le mot Car de la Langue. Voyez Hist. de l’Acad. I. Tom. pag. 66 de l’Edit. 1730. 8vo. Voiture, Lettre 53. pag. 132. Ed. Paris 1660. 6 la Bruyere : Caract. Chr. 14. Tom. 2. pag. 236. Ed. Amst. 1731.
2L’exemple de l’Original ne pouvant être traduit en François, j’y ai substitué celui-ci, qui est tout aussi bon qu’un autre dans la bouche d’un Pedant sans Esprit & sans goût. Ces paroles de Voiture sont tirées de sa Lettre 53. ubi sup.