Citation: Armand de Boisbeleau de La Chapelle (Ed.): "Article XXII.", in: Le Philosophe nouvelliste, Vol.2\022 (1735), pp. 231-241, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.5065 [last accessed: ].


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ARTICLE XXII.

Du Jeudi 18. au Samedi 20. Août 1709

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Du Caffé de Guillaume, 19. Août.

J’ai proposé ce soir à notre Compagnie ordinaire, les plaintes que me fait Emilie. Elle m’écrit de la Province, où elle est depuis quelque temps, que ses Voisins connoissent si peu les manieres de Cour, qu’elle a le chagrin de ne passer parmi elles que pour une grande diseuse de rien, elle, dis-je, dont l’esprit étoit si vanté dans le Capitole. Un Vieillard m’a dit là dessus, qu’il conseilloit à cette Dame de garder son Esprit pour la Ville & de le suspendre jusqu’à son retour, parce que c’est un avantage topique aussi bien que la politesse, & qu’une femme de Cour paroit aussi étrange dans la Province, qu’une Provinciale le peut paroitre à la Cour. C’est la pure vérité, que rien ne peut être plus utile que de connoître avec [232] qui nous pouvons figurer le plus à notre avantage, & puis qu’il y a quelque endroit où l’on ne goûte pas la belle & la charmante Emilie, on doit être sûr que l’on formeroit vainement le dessein de plaire à tout le monde. Level 3► Heteroportrait► Le pauvre Ubi ne laisse pas de tenter l’avanture. Il n’a d’autre ambition que celle de vouloir passer pour un homme universellement agréable. Dans cet esprit il se prête à toute la terre, & que gagne-t-il à cela ? C’est que personne ne veut de sa Compagnie, parce qu’il ne sait pas celles qui lui conviennent. ◀Heteroportrait ◀Level 3 On méprise toujours les gens qui se prostituent & lors que l’on ne se refuse à personne, il en est de l’Esprit comme de ces Belles faciles, qu’aucun Amant ne recherche, parce que tout le monde sait où lès trouver. Le meilleur avis que j’aye donc à donner à la spirituelle Emilie ; c’est d’être moins humble. Si elle peut venir à bout de s’estimer autant elle même avec toutes ses bonnes qualitez, que quelques unes de ses Voisines s’estiment avec une seule, elle doit s’assurer qu’elles sentiront tout son merite, & prendront bientôt pour modele ces mêmes manieres, qu’elles [233] trouvent à present si ridicules. Il est est <sic> bien rare dans le Beau Sexe que l’on ne sache pas assez se faire valoir. C’est pourtant là le défaut d’Emilie.

De la Maison de White 19. Août.

Un joueur de ma Connoissance m’écrivit hier pour me dire, que dans l’Article où je parlai de ses Confreres les Chevaliers d’lndustrie, j’aurois bien dû reconnoître, que tous les gens de ce caractere ne sont pas de sa Classe. Il m’y parle entre autres du Sieur le Cuivre qu’il peint en petit, comme un homme qui en très-peu de temps a gagné cinquante mille Livres Sterling par des voyes beaucoup plus obliques que ne le sont de faux Dez. L’avis est bon, & celui qui le donne me l’a confirmé de bouche ce matin, en m’accostant dans la ruë. Level 3► Dialogue► « Je suis surpris. Mr. m’a-t- il dit, que pour un homme aussi pénétrant que vous l’êtes, vous ayez cru qu’il n’y’ait point au monde de plus mechantes gens que ceux, qui comme moi, vivent d’adresse. Vous devriez bien savoir qu’il y en a quantité, qui tiennent constamment, & sans qu’on [234] en parle, une conduite plus indigne & plus lâche. Quelque mépris que vous fassiez de la mienne, n’est elle pas moins odieuse que celle de le Cuivre qui passe pour un homme d’honneur parmi les Banquiers ? Je profite tout au plus de l’imprudence des autres ; mais le Cuivre profite de leurs infortunes ; car il n’a gagné tout son bien qu’aux dépens des Familles qui recourent à lui quand leurs affaires commencent à se déranger, & qu’il acheve infailliblement de ruiner par se ses extorsions. A juger donc de notre mêtier par la qualité des personnes à qui nous faisons tort, lui & moi, qui de nous deux sera le plus digne de blâme, de lui qui succe le sang des malheureux, ou de moi qui deniaise les sots ? Tous les hommes, sans exception, étant exposez aux revers de la Fortune, celui qui ajoûte aux disgrâces d’autrui au lieu de les soulager, doit être certainement plus à craindre dans la Societé, que celui qui ne fait autre chose que décharger les gens d’une abondance dont ils ne savent que faire. D’ailleurs ceux qui [235] empruntent de le Cuivre, y sont contraints par la nécessité, mais ceux qui jouent avec moi, ne le font que très-volontairement, & par choix. » ◀Dialogue ◀Level 3

Comme celui qui me parloit, bornoit ses plus grandes vuës à me prouver qu’il y a des hommes aussi méchans que lui, je ne me suis fait aucune peine de le lui accorder. Je confesserai même que le Cuivre est le plus dangereux, & le plus effronté des filoux, car il dépouille les gens en leur rendant servicè & c’est un Voleur qui prend le manteau d’un ami. Metatextuality► Cet Objet m’a conduit à quelques réflexions générales sur le succez prodigieux, que les plus petits génies ont souvent dans le monde. ◀Metatextuality Je me suis rappellé ce que j’avois autrefois oui dire à un homme de grande experience, qu’il y a des professions où ceux qui ont le moins d’esprit y reussissent le mieux. Il en donnoit pour exemple celle des Banquiers, parce que selon lui, plus un homme y est borné dans ses vuës, dans ses Passions & dans ses Idées, & plus il y est propre aux affaires. Level 3► Heteroportrait► Voyez le petit Tristram. Il ne sait pas dire deux mots ; ou il n’a pas le sens commun quand il parle. Cepen-[236]dant il a eu le talent de faire une des plus grandes fortunes qu’il y ait en ce païs. C’est que le petit homme ne sait que ce qu’il faut savoir pour cela. Il sait qu’il n’est que le Caissier des autres, & que par consequent il ne doit être qu’une espèce de Coffre fort duquel on peut dire qu’il tient l’Argent bien plus qu’il ne le possede. ◀Heteroportrait ◀Level 3

C’est une plaisante Conversation que celle des gens de cet ordre. Level 3► General account► Il y a quelque temps que j’eus l’honneur de boire Bouteille avec les Sieurs Tristram, le Cuivre & Giles. Ces drôles-là ne parloient que par credit & par debet, n’avoient de mot pour rire, que tant à la livre & ne répondoient que dans le Stile des Lettres de Change. J’ose dire sans vanité que j’étois le plus spirituel de la Compagnie ; mais quelque jolie chose que je disse, mes gens n’en sentoient point la finesse, & ne prononcoient pourtant pas une seule parole qui ne les fit soûrire. Tristram ayant fini sa Pipe, il dit gravement, que le Tabac est une Plante qui vient bien dans les Pots, & frappe pour appeller la seconde Chopine. Giles trouva là tant d’esprit qu’il se mit à rire à s’en tenir les cotez. J’eus [237] le courage de lui representer que ce qui venoit d’être dit n’étoit qu’un jeu de mots. Un jeu de mots ! s’écria le Cuivre. Vous vaudriez dix mille Livres Sterling, plus que vous ne valez, si vous saviez rencontrer comme Monsieur ; & les voilà tous trois à faire des éclats de rire dont je ne croyois pas qu’ils revinssent. Tout le reste du temps se passa dans un badinage de la même delicatesse, & nous nous separames enfin après avoir vuidé chacun notre Bouteille. La seule chose que j’appris avec eux, c’est que Giles ne doit avoir que vingt mille livres sterling de bien. Je le conclus de ce que ses plaisanteries, quoique non moins fades que celles des deux autres, ne faisoient presque aucun effet sur ses Camarades. ◀General account ◀Level 3

De mon Cabinet. Août 19.

Metatextuality► J’ai oui dire, qu’un Evêque qui vouloit detourner son Clergé d’inventer, ou de debiter de Fausses Doctrines, 1 leur conseilloit de lire à leurs Audi-[238]toires quelques uns de ces Sermons excellens qui sont deja imprimez. A l’exemple de ces Prédications de la seconde Main, je vais transcrire de Mr. de la Bruyere un Morceau de la plus fine Satire que j’aye jamais rencontré dans les Livres. ◀Metatextuality L’Auteur 2 y parle des François comme un Voyageur parleroit d’une Nation qu’il a le premier découverte.

[239] Level 3► Citation/Motto► Heteroportrait► « On parle d’une region où les Vieillards sont galans, polis, & civils ; les jeunes gens au contraire durs, féroces, sans mœurs ni politesse : ils se trouvent affranchis de la passion des femmes dans un age où l’on commence ailleurs à la sentir : ils leur préferent des repas, des viandes, & des amours ridicules. Celui-là chez eux est sobre & moderé, qui ne s’enyvre que de vin : l’usage trop frequent qu’ils en ont fait, le leur a rendu insipide. Ils cherchent à reveiller leur goût deja éteint, par des eaux de vie, & par toutes les Liqueurs les plus violentes : il ne manque à leur débauche que de boire de l’eau-forte. Les femmes du païs précipitent le déclin de leur beauté par des artifices qu’elles croyent servir à les rendre belles : leur coûtume est de peindre leurs levres, leurs jouës, leurs sourcils, & leurs épaules qu’elles étalent avec leur gorge, leurs bras & leurs oreilles, comme si elles craignoient de cacher l’endroit par où elles pourroient plaire, ou de ne pas se montrer assez. Ceux qui habitent cette contrée, ont une physionomie qui n’est pas nette, [240] mais confuse, embarrassée dans une épaisseur de cheveux étrangers, qu’ils préférent aux naturels, & dont ils font un long tissu pour couvrir leur tête : il descend à la moitié du Corps, change les traits, & empêche qu’on ne connoisse les hommes à leur visage. Ces peuples d’ailleurs ont leur Dieu & leur Roi. Les Grands de la Nation s’assemblent tous les jours à une certaine heure dans un Temple qu’ils nomment Eglise. Il y a, au fond de ce Temple, un Autel consacré à leur Dieu, où un Prêtre celebre des Mystéres, qu’ils appellent saints sacrez & redoutables. Les Grands forment un vaste Cercle au pied de cet Autel, & paroissent debout, le dos tourné directement aux Prêtres & aux saints Mystéres, & les faces élevées vers leur Roi, que l’on voit à genoux sur une Tribune, & à qui ils semblent avoir tout l’esprit, & tout le cœur appliqué. On ne laisse pas de voir, dans cet usage une espece de subordination ; car ce peuple, paroit adorer le Prince, & le Prince adorer Dieu ; les gens du Païs le nom ment ***. Il est à quelque quaran-[241]te huit degrez d’Elevation du Pole, & à plus d’onze cent lieuës de Mer des Iroquois & des Hurons. » ◀Heteroportrait ◀Citation/Motto ◀Level 3

Level 3► General account► On m’écrit de 3 Hampstead qu’il y est arrivé un Fat d’une espéce toute nouvelle. Parce qu’il a du courage, il se croit obligé d’en donner des preuves à chaque instant de la vie. Il est incessamment à se battre avec les Hommes, & à disputer avec le Beau-Sexe. Une Dame, qui m’a mandé cette Nouvelle en me decrivant le Personnage, a fini sa peinture par celle qu’elle en a tirée de 4 Suckling.

Level 4► Citation/Motto► Je suis un vrai foudre de guerre ;

Que j’aye raison ou que j’erre

Je m’en prends à toute la terre Fort devotement.

A toute femme je tiens tête,

A tous les sermens je me prête ;

Au Muid, quand je bois, je m’arrête,

Courageusement. ◀Citation/Motto ◀Level 4 ◀General account ◀Level 3 ◀Level 2 ◀Level 1

1Personne n’ignore que c’est la Coutume, dans l’Eglise Anglicane, de lire les Sermons. Je ne sai d’ailleurs, s’il y a eu effectivement quelque Evêque qui ait conseillé aux Curez incapables de composer des Sermons d’en acheter de tout faits. Mais je sai bien qu’au lieu de tout ce qui s’appelle Sermon, la Rubrique autorisée par le Parlement permet aux Ministres de lire en Chaire les Homilies qui furent faites sous les regnes d’Edouard VI. & d’Elizabeth. Cette Loi fut fondée sur des raisons fort approchantes de celles que l’Auteur insinuë.

2Ce Passage de la Bruyere ne regarde certainement que la France. Mais notre Auteur l’appliquoit aux Anglois, auxquels la peinture convenoit assez en 1709., que la Reine commençant à changer d’esprit & de vie, toute la Nation, & sur tout plusieurs Grands commencoient à en changer avec elle. Ajoutez à cela que les vices que la Bruyere reproche à sa Patrie n’ont que trop gagné en Angleterre. Ainsi l’Ecrivain Anglois disoit à sa Nation par la plume d’un Etranger, ce qu’il n’osoit lui dire de lui même, à l’imitation de ces Prédicateurs qui lisent les Sermons d’autrui parce qu’ils n’ont pas le courage d’en faire.

3C’est un joli Endroit à 3.Milles de Londres. Il y va l’Eté beaucoup de monde sous le prétexte de la pureté de l’Air, ou des Eaux Minerales.

4Le Chevalier Jean Suckling, fameux Poëte Anglois, vecut sous Charles I. ayant été Controlleur de sa Maison. Il naquit en 1613 & mourut à l’âge de 28. ans en 1641. Je me suis fait une lôi, ici comme par tout ailleurs, de conserver le tour, & la Disposition de l’Original, afin que les Etrangers qui n’entendent pas la Langue des Anglois puissent se faire quelque idée de leur Poësie. Si mon attention ne plait pas aux Lecteurs François, il me semble au moins que mon intention ne doit pas leur déplaire.