Aujourd’hui j’ai engagé
Pacolet à m’entretenir des Etres de son Ordre &
de leurs Occupations. Après nous être promenés sur
l’Esplanade de la Tour, nous allions prendre le
chemin de
1Garaways
lorsque nous avons vû deux Hommes qui ne faisoient
que de débarquer, & qui, comme nous, alloient
entrer dans la Ville. J’ai trouvé dans leur Air
quelque chose au-dessus du commun. Ils se
ressembloient assez pour les croire parens, mais ils
s’entretenoient avec tant de feu qu’ils devoient
être de sentimens contraires dans leur Conversation.
L’un des deux paroissoit avoir une fierté naturelle,
qui étoit adoucie par des manieres aisées, & par
l’extrême implicité de ses Habits. Ces Habits
étoient pourtant fort propres, &
d’un très bon goût. L’autre, qui avoit le regard
hautain, jettoit souvent les yeux autour lui, comme
s’il eût appréhendé qu’on ne le considerât pas
assez, ou qu’on voulut le surprendre. Ce dernier
étoit beaucoup plus grand que son Camarade, &
relevoit encore sa taille par un Plumet au Chapeau,
& par des talons d’une hauteur si prodigieuse
qu’il seroit tombé trois ou quatre fois, si son Ami
ne l’eût pas soutenu. Ils se sont arrêtés tout court
à quelques pas de l’endroit où nous étions. Le
Premier a salué Pacolet qui â été regardé de travers
par l’autre. Lui ayant demandé qui ils étoient,
voiez ce qu’il m’en a dit. « Vous pouvez vous
souvenir, Monsieur, de ce que je vous ai, dit
souvent, qu’il y a des Etres, superieurs à la Nature
humaine, & qui conversent souvent parmi les
hommes, à dessein de les tirer du mauvais pas où ils
sont actuellement engagés, ou de les empêcher d’y
retomber à l’avenir. Quiconque réfléchit, avec
attention, sur les avantures de sa vie, trouvera
qu’il est sorti quelquefois de certaines
difficultés, ou qu’il a reçeu
certaines faveurs, à quoi il ne s’attendoit pas. Il
reconnoîtra, de même que des Contretemps imprévus
ont fait souvent avorter ses Projets les mieux
concertés. Tout cela est ménagé par ces Etres
aëriens, plus ou moins favorables aux hommes, qu’ils
suivent à la trace, sur la route de l’Ambition, des
Affaires ou des Plaisirs. Avant que de m’être
découvert à vous, je vous ai souvent accompagné dans
vos promenades nocturnes, & par le soin que je
prenois de vous présenter quelque Objet sérieux,
comme qui diroit un Enterrement, & d’autres
Solemnités semblables, je donnois un nouveau tour à
votre imagination, & convertissois un soir, que
vous destiniez à la joye & à la Bouteille, en un
temps d’Etude & de méditation.
Ebene 4
Allgemeine Erzählung
Vous souvient il de
ce Vieux Soldat que vous trouvâtes l’Eté dernier
dans les Champs de Chelsey, & qui vous dit
qu’il avoit rompu sa jambe de bois, & qu’il ne
pouvoit se retirer ? C’étoit moi-même qui avois
accourci cette jambe, afin de vous donner occasion
de faire vos reflexions là-dessus,
& de me prendre dans vôtre Carosse. Vous
badinates fort sur cet Accident, & me
demandates, si l’hiver prochain je sentirois du
froid aux doigts de ce pied-là ; parce, disiez
vous, que les personnes qui ont perdu quelque
Membre y sentent ordinairement de la douleur,
comme si elles les avoient encore. Quoiqu’il en
soit de vôtre badimage, la longue histoire que je
vous fis du passage de la Boire vous empécha de
vous trouver à un Rendez-vous qui vous auroit
causé plus de maux que je ne vous en racontai.
Pour le faire court, les deux Personnes, que
vous voyez là bas, sont ce que je suis, non des
hommes réels, mais des apparences & des figures
d’homme. L’un a nom,
2Alethes, & l’autre
s’appelle
3Verisimilis. Leur Emploi
est de se porter pour Gardiens & Surveillans de
la Conscience & de l’honneur. Ils vont à présent
faire leur ronde en plusieurs
Quartiers de la Ville, pour voir le tour que
prennent les Affaires qui les regardent & pour
se jusitifier de plusieurs fautes qu’on leur impute.
Vous avez pu remarquer que Verisimilis a froncé le
sourcil quand il m’a vû. C’est que je le piquois
l’autre jour, en lui disant, qu’avec tous ses beaux
habits, & toutes ses rodomontades, il n’étoit à
bien dire que le Laquais de celui qu’il accompagne,
& qu’il ne faisoit qu’en porter la livrée. Cela
le mit furieusement en colere, car je dois vous
dire, qu’il a eu envie, depuis longtemps, de
s’établir en son particulier, & que pour cet
effet il se fourre parmi certaines gens sans
reflexion qui le prennent pour une personne de la
premiére qualité. Il est pourtant bien vrai qu’il ne
s’est introduit dans le monde qu’à la faveur de son
Camarade. » La rencontre de ces deux personnages m’a
fait beaucoup de plaisir, & dans la resolution
de les suivre par tout où ils iroient, j’ai prié
Pacolet de me tenir Compagnie. J’ai bientôt apperçu,
dans leur Gestes, la vérité de ce qu’il m’en avoit dit. Lorsque leurs yeux se
rencontraient dans la Conversation, ceux de l’homme,
qui étoit le mieux mis, se baissoient à terre, &
montroient une reconnoissance chagrinante de
superiorité dans l’autre. Après quelque discours,
ils se sont separés, Alethes descendant vers la Rue
de la Thamise pour être, au moins, présent aux
4sermens que l’on fait à la
Douane, & Verisimilis allant dans le cœur de la
Cité. Vous ne sauriez croire le changement qui a
paru dans ce dernier dès qu’il a été délivré de son
Camarade incommode. Il a rélevé son Chapeau, rajusté
le nœud de son Epée, & pris une Contenance qui
charmoit tout le monde. Prenez y garde ; ai-je dit à
Pacolet, je crois que vous vous êtes trompé, lorsque
vous m’avez dit que cette personne est d’une qualité
inférieure à l’autre. A la mine on jugeroit le
contraire. Voyez comme il attire les
yeux de tous les passans. Hommes & femmes, tout
le monde admire sa Taille, sa Prestance, son Porte,
ses manieres. Pacolet s’est contenté de soûrire en
branlant la tête, comme pour me dire, qu’un peu plus
d’attention me feroit changer de pensée. Continuant
nôtre route en le suivant des yeux, nous nous sommes
trouvés dans l’Allée de la Bourse, où Alethes est
venu le joindre. Ils se sont placés tous deux, à la
mode des gros Marchands qui attendent qu’on leur
vienne parler d’affaires ; mais je n’ai vû personne
qui se soit adressé ni à l’un ni à l’autre. On se
moquoit de celui-ci comme d’un Fanfaron, & l’on
se disoit tout bas que celui-là étoit un homme
Quinteux, & grand ennemi du Commerce. Ils ont
traversé la Rue, & se sont rendus à la Bourse au
temps où elle est pleine. Là quelques uns les ont
salués, & quelques autres se faisoient honneur
d’être connus d’une personne aussi bien faite que
Verisimilis, qui, à ce qu’ils disoient, a beaucoup
de pouvoir dans toutes les Cours. Quelqu’un même
s’est avancé à dire, qu’autrefois il avoit été en
consideration dans le monde, mais si malheureux, que toutes les personnes qui se
faufiloient dans ses affaires, avoient l’imprudence
ou de rendre leur Lettres suspectes, ou de ne faire
que de fort petits profits. Tout attentif que
j’étois à voir l’accueil qu’on leur faisoit sur la
Bourse, je n’ai pû m’empêcher de tourner les yeux,
sur un homme qui venoit à nous, & à qui tout le
monde faisoit la reverence. Il étoit des Tailles
communes, & dans ses Ajustemens on voioit un
grand soin d’éviter toute apparence de singularité.
Cependant ses maniéres étoient tout-à-fait
compassées. C’étoit un plaisir de voir l’extrême
propreté de sa Personne. Pas la moindre tache sur
son habit ; pas la moindre crotte à ses souliers,
& l’on eût dit que de là dépendoient sa fortune
& sa Vie. Il n’y avoit presque pas un Marchand
qui n’eût quelques Lettres sur lui, & tous
paroissoient contens de l’avoir Débiteur, sans
s’embarasser du payement. J’ai démandé à Pacolet,
qui, étoit ce gros Marchand, à qui tant de gens
faisoient la Cour, & qui neanmoins ne sembloit
pas faire une figure à s’attirer tant de déférence ?
Cette personne, m’a-il repondu, est le Démon ou le Génie du Credit, & s’appelle
Ombre. Remarquez qu’elle suit, à quelques pas de
distance Alethes & Verisimilis, & de fait,
Elle ne figure qu’en vertu de la pensée où l’on est,
qu’elle tient la Caisse des deux autres, quoique
ceux là même qui lui font crédit, n’en feroient pas
pour un liard aux derniers. A mésure que les gens
rouloient de place en place, les trois Spectres se
sont joints pour faire leur Groupe en particulier.
Dès qu’on les a vûs dans cette attitude on a cru
qu’ils avoient fait Societé de Négoce, & toutes
les affaires de la Bourse leur ont été portées. En
moins de rien cela est monté à de si grosses Sommes
qu’Alethes a quitté la partie en disant qu’il ne
vouloit point s’engager au-delà de ses forces.
Verisimilis en a fait de même sous pretexte, qu’il
étoit au dessous d’un homme de conséquence de
négocier en sôn propre & privé nom, quelque
grand Capital qu’il eût pour le faire. J’ai été
alors extremement affligé de voir que l’Etape de
Londres, la plus riche qu’il y ait dans l’Univers,
n’eût d’autre Ange Gardien que celui du Credit.
Pacolet s’appercevant de mon chagrin m’a dit ; «
Les Négocians ne se mettent point en
peine de l’honneur ou de la Conscience de leur
Correspondens, pourvû que les derniers se conduisent
de maniere à ne point faire de tort à leur credit ou
à leur s payemens. Vous voyez ce petit Morceau de
terre ; ce qui s’y passe est une image abregée de ce
qui se fait dans tout l’Univers, & quand vous
iriez jusqu’au bout du monde, vous n’y verriez pas
autre chose. La simple Opinion y sert de mobile aux
plus grandes Affaires. Alethes, je l’avouë, est le
Gouverneur réel, de même que le Legislateur du genre
humain ; il n’a pourtant presque rien à faire qu’à
terminer les differens, & n’est que l’Arbitre
commun, auquel tous les hommes font mine d’appeler,
mais dont les decisions ne leur plaisent qu’autant
qu’elles leur sont favorables. De là vient que le
Soldat & le Courtisan prennent Verisimilis pour
Modele, pendant que l’Ombre en sert aux Marchands.
Parmi ces gens-là, l’honneur & le credit ne sont
pas des choses estimables par elles mêmes, ou que
l’on recherche par un principe de Justice ; on n’y
attache de prix qu’autant qu’elles
sont utiles à l’Ambition ou au Commerce. Cependant
il n’y aura jamais, dans le monde, ni ordre ni
tranquilité, jusqu’à ce que les hommes soient bien
persuadés que la Conscience, l’honneur, & le
Credit doivent s’accorder, & que détacher l’un
de l’autre c’est vouloir tromper les autres ou se
tromper soi-même.