Citation: Armand de Boisbeleau de La Chapelle (Ed.): "Article XII.", in: Le Philosophe nouvelliste, Vol.2\012 (1735), pp. 121-134, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.5055 [last accessed: ].


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Article XII.

Du Mardi 26. au Jeudi 28. Juillet.

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Du Caffé de White, 27. Juillet

Un de mes Amis vient de me communiquer ici des Lettres qu’on lui écrit d’Epsom, en date du 25. On y voit qu’en general tout va là dans le train ordinaire, & que les Esprits y ont été jusqu’ici fort tranquilles. On craint pourtant que la bonne intelligence n’y soit interrompuë par le Chevalier Trippet qui vient d’y arriver. Cet Hom [122] me s’est mis en tête de faire fortune par le Mariage, & s’attache à tout ce qui lui semble devoir être un riche parti. On n’attendroit pas naturellement cela d’un Original de son Caractère. Il est d’une impertinence si achevée qu’on ne sauroit s’en divertir, & d’une Vanité si sotte qu’il ne s’apperçoit pas que personne ne peut le souffrir. Un Animal de cet Ordre étoit-il bâti, pour faire le métier de galant, & l’Homme à bonnes fortunes ? Il seroit plus facile de le corriger par la raillerie que par le mépris. Mais il ne vaut la peine ni de l’un ni de l’autre, & pour moi je m’en tiendrois Volontiers, par rapport à lui, & à ses semblables, à la Maxime d’un Gentilhomme de ma connoissance qui pour n’être pas insulté des Breteurs, leur ouvroit sa porte, ou marchoit droit à eux dans la ruë. Si j’en étois cru, les Fats seroient traités de la même maniere. Veut-on les mortifier ? Il n’y a qu’à les recevoir sans aucune façon, & comme des gens auxquels on ne daigne pas seulement prendre garde. Autrement, & si vous faites mine de les fuir & de les éviter, ils se persuadent que vous ne les connoissez pas, & que si vous [123] daigniez le admettre, vous seriez charmé de leur Compagnie. La Leçon seroit bonne pour la Belle que Trippet recherche à présent. Tout ce que je crains pour elle, c’est comme le Chevalier joint une grande opiniatreté à une grande fatuité, la Dame ne soit enfin obligée de se livrer à lui pour se delivrer de ses persecutions. Quoiqu’il en soit, l’Histoire de cet Homme est quelque chose d’aussi curieux que son Caractère.

Level 3► General account► Il fit son premier coup d’essai à Tombrige. Il y étoit allé dans l’esperance de quelque bonne Avanture. Le même dessein y avoit amené deux Sœurs avec lesquelles il fit aisément connoissance. L’Ainée, devant être, à son avis, la plus riche, il se declara pour elle, & comme la timidité n’est guere le partage des Sots, celui-ci rendit d’abord ses recherches si publiques que tout le monde étoit dans sa confidence. Cet éclat flatta la Vanité de la Belle qui s’en fit un sujet de triomphe. Imaginez vous un Procureur qui n’a qu’un procez dans son Sac. Une Dame qui n’a qu’un Amant n’est pas moins empressée. C’étoit donc entre ces deux personnes, à qui se mettroit le plus au-dessus du qu’en dira-[124]t-on ? En quelque endroit qu’ils se rencontrassent, ils s’entretenoient tout haut de leur petites affaires : Au Bal ils ne dansoient point avec d’autres ; à l’Eglise ils se saluoient dans les Actes les plus sacrés du service Divin, & pour tout dire en un mot, ils se faisoient, à la face du Public, toutes les Minauderies que s’y peuvent permettre des gens, qui s’estiment beaucoup & que tout le monde méprise. C’étoit l’opinion générale que la Nature elle-même les avoit faits l’un pour l’autre, & que jamais Couple ne pouvoit être mieux assorti. Mais la veille que cette Union, si universellement approuvée, devoit se faire, la Cadette trouva le moyen de la rompre. Elle envioit à son Ainée cette bonne fortune. Ayant été sa Confidente elle n’avoit pû voir le Chevalier si souvent tête à tête avec sa Sœur, sans en être éprise elle-même. Ce n’etoit qu’un Fat, à la Vérité ; mais enfin il faut bien qu’il y ait des femmes qui soient faites pour des gens de cet Ordre. Cette Cadette donc au desespoir de perdre un si bon Morceau sans retour, découvrit alors à Trippet, qu’un grand fond de Coqueterie, beaucoup de Babil, & trois Habits faisoient tout le bien de la [125] Belle qu’il alloit épouser. Dès ce soir même l’amour du Chevalier s’éteignit, & dès le matin suivant, lui & son Train disparurent. ◀General account ◀Level 3

Je ne sai quels ont été les nouveaux engagemens de Galanterie qu’il a pris depuis ce temps-là ; je sai seulement qu’il n’en a rien transpiré jusqu’au Voyage qu’il vient de faire à Epsom. Il y a trouvé une Dame jeune, belle & riche, qui a mis en mouvement tous les Coquets, & tous les Fats de l’Endroit. Trippet brillera toujours parmi des gens de cette trempe. Il en a toutes les qualitez, quelquefois si redoutables auprès du Beau-Sexe. Ajoutons y un mérite qui lui est particulier, & qui souvent avance bien les affaires ; c’est que tout le monde travaille comme de concert à se moquer de lui pour en dégoûter cette Belle. Elle a des Amis qui craignent tout de bon que sa Constance ne soit pas à l’épreuve d’un Galant si horriblement importun. C’est pourtant mon avis, qu’ils se servent eux-mêmes par le trop grand soin qu’ils prennent de le desservir. Ils s’imaginent que leur acharnement à le tourner en ridicule préviendra contre lui sa Maîtresse, & ne pren-[126]nent pas garde que le Caprice du Sexe prête généreusement du mérite à des hommes qui n’en ont point d’autre que celui d’une Passion dont tout le monde se moque. Combien n’y a-t-il point de Galants que leur Dames meprisent dans le fond de leur cœur, & qui cependant viennent à bout de leur paroître estimables, à force de cruels ennemis, & d’oppositions violentes ?

Du Caffé Grec, 27. Juillet.

Level 3► General account► Dans mes differentes capacitez d’Astrologue, de Jurisconsulte, & de Medecin, je cherche toujours le bien du Public. C’est à quoi se terminent tous mes travaux, & toutes mes Veilles. Dans cet esprit je communique aujourdui un spècifique infaillible pour les maux de la Rate. J’en ai fait tout récemment l’essai sur un de mes bons Amis dont la cure est tout-à-fait singuliere. A force de gayeté excessive, Spindle avoit épuisé tout le fond de sa belle humeur, & de ses Esprits animaux. Il étoit dans un abbatement incroyable. Il ne lisoit plus que le Livre des Martyrs, & que le Guide du Pelerin. S’il s’occupoit de quelque [127] autre chose, ce n’étoit tout au plus que de la couleur de ses Urines, & que du mouvement de son Pouls. L’ayant appris dans cet Etat j’allai lui rendre visite. J’y trouvai le savant Mr. Dragme, & une bonne Vieille qui gardoit mon Ami. Le Medecin lui prescrivoit des Magazines de simples, & des Mines entieres d’acier. Pour moi je découvris d’abord la Maladie, & je fis tant par mes raisonnemens que je fis convenir le Patient & la Garde que les Vapeurs hypocondriaques ne se peuvent guerir que par la Poësie. Apollon, le Pere de la Medecine, est aussi le meilleur des Poëtes, & comme je me suis produit, dans le monde, sous ces deux Endroits, je sai, par expérience, que la Cadence l’emporte souvent par sa douceur sur les Remedes les plus estimés. Lorsque les Esprits sont suffoqués, & que la Nature est comme épuisée, la Muse reveille, & fait tout revivre par son harmonie. Un grain de Poësie, que je prépare sans Mercure, fait, en ce cas-là, des Merveilles. Il en est de ce mal, comme des piquûres de la Tarantule, dont la malignité ne peut-être corrigée que par les charmes de lâ Musique. Semblable à ces [128] Animaux Venimeux, qui portent, avec eux, leur Antidote, la Poësie a ceci de particulier, qu’étant une Maladie, elle ne se guerit que par elle-même.

Je connoissois de longue main le Sr. Spindle, Je savois qu’il étoit joli Poëte, aussi bien que joli homme, & je compris d’abord d’où venoit le chagrin qui l’avoit jetté dans une condition si facheuse. Pendant que les Préliminaires de la Paix se négocioient en Hollande, il avoit entrepris un Poëme excellent sur la conclusion de cette grande affaire qu’il croyoit assurée. Il ne manquoit à sa Pièce que les deux derniers Vers. Mais il apprit alors que Louis XIV. avoit refusé de signer les Articles. En peu de jours notre Homme fut si mal, qu’il le fallut mettre au lit, où il seroit encore, si l’on ne m’y avoit pas appellé. Je lui dis, en entrant, qu’il y avoit beaucoup d’apparence que les François viendroient à cette heure nous demander la paix à genoux. A cette Nouvelle, ses yeux commencèrent à reprendre leur feu d’autrefois. Faisant ensuite reflexion que rien ne pourroit plus avancer son retablissement, que d’entendre des Vers qu’il croiroit moins bons que les siens, [129] je lui lûs le Supplement à la Gazette de Bruxelle. Après cela je lui recitai quelques Vers de ma façon. Ils opererent si fortement sur le Tambour de son Oreille, qu’il court risque d’en être sourd la quinzaine. Mais aussi le voilà convalescent, & je ne doute point qu’il ne se produise en public, un jour avant que son Poëme y paroisse. ◀General account ◀Level 3 N’est ce pas un beau Secret que j’ai trouvé là ? Il ne s’agit point de chercher un Medecin qui raisonne profondément sur le mal, ou qui le traite dans toutes les Regles. Toute la finesse est d’en avoir un qui soit attaqué de la même Maladie.

On peut donc, en toute confiance, s’adresser à moi pour les Vapeurs poëtiques. Mais aussi, c’est à quoi ma science se borne. Level 3► General account► La chose est si vraye qu’étant appellé, il y a quelque temps, chez un Homme, malade de langueur amoureuse, je pris bien les trois Guinées qui me furent offertes, mais je ne prescrivis, pour toute ordonnance, que d’en voyer chercher Esculape. Esculape vint, & n’eut pas plutôt regardé le Patient, qu’il s’écria de toute sa force, C’est l’Amour : C’est l’Amour. Voilà tous les simptomes d’une Passion si tendre. Ces Soupirs, [130] ces mouvemens en marquent la secrette inquietude. Ici notre Art ne peut rien. Notre Science si vantée y échouë... Cependant, o ma Belle, pour toi &c. Le Savant continua, pendant quelque temps, sur le même Ton. On reconnut avec facilité qu’il étoit atteint du même mal que son Patient, & qu’il souffroit de plus grandes douleurs que toutes, celles qu’il a jamais gueries. Il finit en disant, que le Mariage étoit le seul Recipé qu’il eut à prèscire ; qu’une Femme, jeune & belle ranimeroit sa vigueur & que la possession d’une personne aimée étoit l’unique reméde qu’il connut pour cette maladie. Telle est la Methode de nos Medecins modernes, & c’est ainsi qu’à l’âge de 60. ans, Esculape revient à la Nature, au mépris de ses Poudres autrefois si cheries. On suivit son avis, & le Malade s’en est parfaitement bien trouvé. ◀General account ◀Level 3

Tranquille, dans les bras de sa rendre Sylvie,

Il n’y craint plus de soucis dans de la vie.

Et Chaque Heure s’y coule, au gré de ses desirs,

Le jour dans le repos, la nuit dans les plaisirs.

De mon Cabinet, le 27. Juillet

Level 3► General account► J’étois hier au soir dans une Compagnie, où l’on s’entretint des grands sentimens du Théatre. Un Ami, qui sait que je travaille actuellement à une nouvelle Tragédie, m’adressa là-dessus la parole, en ces termes, « Ceux qui s’attachent à ce genre d’écrire, tombent tout dans la même faute. Ils peignent plutôt ce qui se passe dans l’esprit du Spectateur que ce que sent la personne, qui agit ou qui souffre. J’aurois donc, Monsieur, un avis à vous donner. Ce seroit de lire Shakespear avec assiduité. Cette lecture vous dégouteroit de tout ce qu’on appelle, à présent, des Pieces Tragiques. Dans la Methode de la plûpart de nos Modernes, la Passion est decrite bien plus qu’exprimée. Il n’y a point ici de milieu. Si vous ne peigniez pas le cœur, ce que vous dites n’est que pur verbiage, & vous n’êtes pas plus Poëte, que l’on est Medecin lorsque l’on ne sait que le nom des Maladies, sans en connoître les causes. Des gens de bon sens ne peuvent souffrir ces [132] inutilitez, & tout Homme qui contrefait le triste sans l’être, est encore plus insuportable que celui qui veut paroître gai quand il ne l’est pas. » Il s’étendit beaucoup là-dessus, & ajouta diverses choses, qui étoitent fort vives, mais qui ne me persuaderent point. Le seul égard que j’y eus, à mon retour, fut d’ouvrir Shakespear, comme il me l’avoit conseillé. Le hazard me fit tomber sur le Henri IV. de ce Poëte. Dans la Scene où Morton se présente pour annoncer au Comte de Northumberland la mort de son Fils, ce Vieillard devine, comme par un secret pressentiment ce qu’on lui va dire, & s’écrie : Level 4► Citation/Motto►

Ah ! Morton quel malheur

M’annonce de ton air l’effrayante pâleur ?

Ta bouche ne pourroit m’en dire davantage.

Tel fut le Messager, juste Ciel ! quel presage !

Qui vint faite à Priam le funeste recit

Des tragiques horreurs de cette affreuse nuit

Où sa chere Ilion par les Grecs fut detruite,

A son abbatement, à sa Voix interdite,

Priam comprit d’abord qu’Ilnion n’étoit plus.

[133] Ah ! Morton, je le lis dans tes regards confus.

Mon Fils est mort ! Qu’est il besoin de me le dire ?

Mon Fils est mort. Tes yeux ont trop sû m’en instruire. ◀Citation/Motto ◀Level 4

Il y a certainement beaucoup de Noblesse dans cette peinture. Cependant on y voit encore un Homme qui s’excite à de plus grands regrets & qui se possede assez pour courir après les comparaisons. Mais lors qu’il est assuré de la mort de son Fils, il ne se possede plus, il perd tout goût pour la vie, & ne concevant point de malheurs à craindre que celui, qui lui est arrivé, il voudroit en voir toute l’Angleterre envelopée.

Level 4► Citation/Motto► 1 Que le courroux du Ciel allumé par mes vœux,

Passe pleuvoir sur elle un déluge de feux !

Puissai-je de mes yeux y voir tomber la foudre !

Voir ses Maisons en cendre, & ses Palais en poudre !

Voir le dernier Anglois à son dernier soupir !

Moi seul en être cause & mourir de plaisir ? ◀Citation/Motto ◀Level 4 ◀General account ◀Level 3

[134] La Lecture de cette Scene m’a convaincu que pour decrire les sentimens des grands Hommes, il faut avoir une Ame aussi grande qu’ils eurent, & aussi susceptible de sublimes idées. Voilà donc qui est fait pour ma Tragédie. Je l’abandonne, & je ne peindrai plus que des douleurs, qui, pour être moins heroïques, n’en feront peut-être moins heroïques, n’en seront peut-être pas moins touchantes. Un malheur qui vient d’arriver dans la Ville m’en offre d’abord le moyen. Mlle. Manon a perdu sa petite Chiene. Elle est inconsolable de cette perte, & depuis trois jours elle en gardé la Chambre. Lesbie ne versa jamais plus de larmes pour son Moineau. Ce qui comble l’affliction de la Maîtresse, c’est qu’elle ne sait si Fidele a été volée ou tuée. Quiconque lui en donnera des Nouvelles, aura un baiser de la Dame. ◀Level 2 ◀Level 1

1Un mouvement de paresse m’a fait emprunter ces Vers de Corneille. Hora. Art. IV. Sc. V. J’y ai changé, quelques mots pour les accomoder au sujet, & j’ai même porté plus loin la licence. Car pour me servir de ces Vers j’ai restraint à l’Angleterre des imprécations que Shakespear fait faire au Comte contre tout la Nature.