Cita bibliográfica: Armand de Boisbeleau de La Chapelle (Ed.): "Article VIII.", en: Le Philosophe nouvelliste, Vol.2\008 (1735), pp. 72-86, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.5051 [consultado el: ].


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Article VIII.

Du Samedi 16. au Mardi 19. Juillet 1709.

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Du Caffé de White, 18. Juillet.

L’Esprit & le mérite trouvent, aujourd’hui, si peu de protection chez [73] les Grands, que nos Illustres sont obligez de se chercher des Patrons dans le 1 Temple. 2 Le Sr. Dursey vient d’en faire une triste expérience. Faute de mieux, il a dédié sa Comédie des Prophétes Modernes, à un petit Ecuyer, mais non sans lui avoir auparavant communiqué le but de son Ouvrage, qui est, dit-il, Cita/Lema► 3 de tourner en ridicule ceux qui tournent en ridicule la Religion Dominante. ◀Cita/Lema Lorsque je parlai du Plan de cette Piece, je ne savois point encore combien la Religion devoit y être interessée. Je n’en ai été bien instruit que par l’Epitre Dédicatoire, & j’y vois aussi la véritable, raison du peu de succès que la Comédie a eu sur le Théatre. C’est trop un Ouvrage de Piété pour plaire aux gens 4 de ce [74] Quartier qui ne demandent qu’à rire. On voit pourtant, à la Dédicade, que l’Auteur s’entend à louer, & si celui à qui elle est adressée, la vouloit bien ceder à quelque autre, je ne doute point qu’il ne se trouvât des gens d’un 5 Esprit non commun, comme lui, qui en donneroient autant qu’il en donne. Je connois, en particulier, un Seigneur à qui cette partie de l’Eloge quadreroit à merveilles.

Nivel 3► Cita/Lema► L’aisance de votre humeur, ou plutôt votre disposition harmonique est si admirablement mêlée avec l’égalité de votre Esprit que l’embarras, & les apres soucis, qui accompagnent les Affaires publiques, & qui tourmentent si cruellement la tête des plus grands Hommes, qui sont dans les Emplois, agitent à peine votre Sourcil serein jusqu’à le faire froncer un moment. Et ce qu’il y a de plus loyable chez vous, c’est que bien loin de vous croire vous-même meilleur que les autres, une fortune riche & florissante, qui par une espece de corruption naturelle dans sa qualité, manque rarement d’entacher d’Or- [75] gueil ceux qui, le possédent, semble au contraire, en ce cas, comme dispensée par la Providence pour donner plus d’étenduë à vôtre Humilité. Mais je m’apperçoïs que je suis à présent entré dans un Champ trop spacieux, où quoique je pusse facilement élever, relativement à vôtre mérite, plusieurs Plantes de la nature de cet Eloge, cependant, & pour éviter le défaut général des Auteurs, & de peur que la naïve justice que je vous ai renduë, ne soit, par mon procédé, & par le faux jugement des autres, prise pour une flatterie, chose dont la brusquerie de mon Humeur ne se soucie pas, & que je sai aussi que vous detestez, &c. ◀Cita/Lema ◀Nivel 3

On ne sauroit dire combien les Revolutions de 6 l’Allée, & les autres Routes abregées du Savoir & du Goût, sont tous les jours, écloré de nouveaux Juges des Ouvrages d’Esprit. Cependant je fais expresses défenses, à tous les Auteurs, de dédier leurs Ouvrages à quelque Bourgeois que ce soit sans en [76] excepter les plus riches, jusqu’à le Banque prenne les Epigrammes ou les Epitres en Vers pour des Billets de Monnoye, & que la Compagnie d’Orient reçoive en payement les Poëmes Epiques. Quand les choses en seront sur ce pied-là, on donnera plein-pouvoir aux Libraires de contracter pour les Ecrivains avec Mrs. de la Bourgeoisie ; bien entendu qu’alors ces derniers seront en plein droit de faire mettre leurs noms à la tête des Epitres Dédicatoires, & d’avoir entrée dans la 7 Société Royale. Il leur sera même permis de savoir du Grec & du Latin, à proportion du prix qu’ils voudront en donner, en troc de Marchandises.

Du Caffé Grec, 18. Juillet.

La Secheresse, & l’Insipidité qui regnent depuis longtemps dans nos Memoires Philosophiques, ne nous seront [77] plus reprochées. 8 Un Homme d’Esprit de notre Societé y va mettre bon ordre. Il travaille à un nouveau Systême de l’Univers, où l’on trouvera, tant pour la Matiere que pour la Forme, quelque chose de plus vif qu’on n’en a vû jusqu’ici. Il nous en communiqua l’autre jour le Plan, qui est d’habiller en Fable une Relation de notre Globe, & de ceux qui nous environnent. Cela me parut si divertissant que je ne saurois resister à la tentation d’en transcrire ici quelque chose. Les Lecteurs jugeront, 9 par cet Echantil-[78]lon, du mérite de l’Ouvrage qui est actuellement sous Presse.

Nivel 3► Allegorie► « Un jour les Divinitez subalternes firent partie de jouer au Balon. Elles ramasserent donc un nombre infini d’Atomes volans, qu’elles pêtrirent en Masse, & dont elles firent sept Globes roulans. Mais de peur que la Nature ne devînt inactive, chaque Particule fut revétue d’un Principe de Mouvement, ou d’une Vertu d’attraction, au moyen de quoi toutes les Parties de la Matiere s’attirent les unes les autres à proportion de leurs Grandeurs ou de leur Distances, ce qui produit une grande diversité de Figures, d’où resultent toutes les Revolutions merveilleuses qui arrivent dans les Etats, dans les Sciences, & dans la Religion. Mais pour revenir au jeu de Balon, dès que les Globes eurent été poussés, chacun d’eux emporté par la violence du coup qu’on lui donna, s’envola à perte de vuë, & traversa des Espaces infinis, en courant toujours en Ligne directe. Les Divinitez agiles coururent après pour les rattraper. Presque hors d’haleine, [79] & n’en pouvant plus de lassitude, enfin elles les atteignirent, & chacune prenant le sien, elle lui donna son nom, appellant l’un Saturne, l’autre Jupiter &c. Mais de peur que ces Globes ne vinssent encore à s’échapper de la sorte, ils furent tous condamnés à une Précipitation, qui dans notre langage vulgaire, s’appelle Gravité. Delà vint que les Forces Tangentes, & Centripetales, obligent par leur Action réciproque les Corps Célestes à décrire une Ellipse parfaite. » ◀Allegorie ◀Nivel 3

L’Ouvrage sera suivi d’un Appendix, écrit par un Savant 10 Gentilhomme Anglois, qui s’y justifiera du peu d’égards, qu’on lui reproche d’avoir pour la Mode, dans ses habillemens. Il y prouvera que sa manière est la seule qui soit véritablement de bon goût & moderne. Il y fera voir par conséquent que l’usage des Boucles ne subsistera point après le 11 dixieme de Mars [80] 1714. jour auquel, selon le Calcul de nos plus grands Théologiens, le Regne de Mille Ans doit commencer. Or alors tous les Habits doivent être réduits à la simplicité primitive, & toutes les personnes qui auront eu le courage de résister à la tentation des Modes, & de s’habiller toujours de la même maniere, recevront en recompense un Pourpoint qui durera dix siecles sans se gâter. Au reste s’il y a dans le Systême de ce Gentilhomme, quelques choses qui paroissent douteuses, 12 il les attestera sous Serment, & cela doit fermer la bouche aux Incrédules.

Du Caffé de Guillaume, 18. Juillet.

Nous en étions ce soir sur les grands Sentimens, & l’on a recherché ce que c’est que le Sublime. Après quantité de choses curieuses, qui ont été dites [81] sur cette Matiere, un Homme d’Esprit qui en compose actuellement un Traité, nous a communiqué ses lumieres, & nous a rapporté divers Exemples du vrai sublime qui se trouvent dans les Ecrits des Anciens. Nivel 3► Diálogo► « Mais, a-t-il ajouté, parmi tous les Ouvrages où l’on s’est proposé de peindre la présence d’esprit qu’un Heros posséde au milieu d’un Combat, je ne connois rien qui égale ce que je viens de lire dans un Poëme moderne. Quand il s’agit de décrire une fermeté Héroïque, rien n’est plus forcé d’ordinaire, rien n’est plus contraint que ce que l’on fait dans la plupart des Tragédies. Veut-on nous y représenter le Heros s’armant lui-même contre la grandeur de ses Maux, ou tâtant son courage à la vue d’un dessein hazardeux qu’il médite ? On l’introduit à la chasse des Figures, & les essayant presque toutes successivement, comme pour en trouver quelqu’une qui convienne à son Etat ou à ses Projets. Cela est-il naturel ? Il l’est en partie, à la verité, lorsque la Description est faite par le Poëte. Ce Poëte se considerant comme simple Specta-[82]teur d’un Objet qui l’étonne, & dont il veut donner la peinture, il en est si rempli, & son Imagination en est si échauffée, qu’il recourt naturellement aux Comparaisons, & aux Métaphores, pour se décharger de ce grand nombre d’Idées qui s’offrent en foulle. Mais en ceci même il est aisé de se méprendre au choix des Images, quand il en faut pour ce Heroïsme parfait qui consiste à conserver la tranquillité de l’Esprit au milieu des plus grands dangers, & à s’y posséder si bien soi-même que l’on agisse sans trouble. Les anciens Poëtes ont quelquefois comparé cette serenité de courage à la fermeté des Rochers ; qui soutiennent, sans s’en ébranler, la fureur des Vents & des Flots irrités, ne prenant pas garde que c’est faire peu d’honneur aux Hommes que de les mettre en parallele avec des Corps destitués de sentiment & de vie. D’autres n’ont pas moins manqué de justesse en recourant aux Lions de la Libye ; non plus que ceux qui font paroitre, en ces occasions, les Loups, les Aigles, [83] & les Tigres, puis que c’est moins faire l’Eloge du Heros, que celui de ces Brutes. Il n’y auroit rien à dire de Mars, de Pallas, de Bacchus, & d’Hercule, si cela pouvoit faire sur nous l’impression qu’il faisoit sur les Payens. Cette Image sublime que l’on cherche vainement ailleurs, elle se trouve dans le Poëme dont je vous parlois tout à l’heure, & qui est intitulé 13 la Campagne.

La Peinture est, à mon avis, une des plus grandes que l’on ait jamais données. On y voit un Ange, Ministre de la colere du Ciel, qui agit, qui execute ses ordres, mais qui ne perd rien de son calme, au milieu des Elemens qu’il confond, & parmi les horreurs que la Vengeance Divine déploye par son Ministere. Ainsi des mêmes traits on loue toute ensemble & le Général qui commande nos Troupes, & la grande Reine qui lui a confié ses Armées. Ce n’est pas tout. On [84] nous rappelle aussi l’Idée 14 d’un Evénement, dont le Lecteur est d’autant plus frappé que la Memoire, encore toute récente, en est des plus terribles.

Nivel 4► Exemplum► En ce jour, le plus grand de sa noble Carriere,

L’Ame de Marlborough se montre toute entiere.

Ferme, & sans s’émouvoir, dans le Choc furieux

Qui porte la Terreur, & la mort en tous lieux.

Il voit tout, pense à tout, & sa haute Prudence

Ne laisse en nul Endroit, desirer sa présence.

Il soutient, au besoin, tous les Corps ébranlés

Les Fuyards au Combat, par lui, sont rappellés ;

Et tranquille toujours, dans le sein de l’Orage

Qu’excitent, sous ses Loix, le Dépit, & la Rage,

Il en règle, à son gré, les divers mouvemens.

Tel l’Ange du Seigneur, lors que les Elemens

Par lui sont déchainés contre un Peuple coupable

Et que des Ouragans le Tonnerre effroyable,

Gronde ; comme n’aguere Albion l’entendit.

[85] Pendant que dans les Airs, d’éclats tout retentit,

Le Ministre du Ciel, calme & serein lui-même

Sous les Ordres vangeurs du Monarque suprême,

Des bruyans Tourbillons anime le courroux,

Et des Vents, qu’il conduit, dirige tous les coups. ◀Exemplum ◀Nivel 4

La Piece entiere est de la même grandeur, & d’un goût si Poëtique, qu’à mon avis elle ne fait pas moins d’honneur à notre Langue qu’à notre Nation. Il est sur-tout bien nouveau, & bien surprenant, qu’une chose aussi commune que l’est la Marche d’une Armée ait pû être decrite avec tant de fidélité dans la narration, & tant de noblesse dans l’expression, qu’on y trouve tout ensemble le Naïf, & l’Héroïque. Un Ouvrage pareil n’est pas moins une Histoire qu’un Poëme, & conservera la memoire du Heros, après que 15 les Palais, & que les Monumens [86] qu’on érige à sa gloire, auront été, comme tant d’autres, réduits en poussiere. » ◀Diálogo ◀Nivel 3 ◀Nivel 2 ◀Nivel 1

1Le Temple est une espèce de Seminaire pour la Jurisprudence.

2J’ai peint ailleurs le Caractère de ce Poëte Universel. Voyez Art. I. du 1 Vol. Leg.

3Tout ce qui est en caractère Italique est tiré de l’Epitre Dedicatoire, qui est adressée, non à un Jurisconsulte du Temple, mais à un Marchand de la Cité, comme on le voit dans la suite de cet Article.

4Il veut parler du Quartier de St. James, ou de la Cour.

5Ces mots, & d’autres suivans sont tirés de cette Epitre Dédicatoire.

6Il peut parler de l’Allée de la Bourse, où se fait le principal Negoce des Actions, qui haussent & baissent perpetuellement plus ou moins. Il y a quelquefois des gens qui s’y enrichissent avec une rapidité surprenante.

7Charles II. Fondateur de la Societé Royale, ordonna que la Porte en seroit ouverte à tous les Rangs, & à toutes les Professions. Il s’y est ainsi glissé de fort petites gens à tous égards. Aussi n’est-elle plus guere ce qu’elle fut à son Origine.

8Cet Article regarde le célèbre Mr. Whiston. Malgré son esprit, son savoir, & sa reputation, il n’a point été aggregé à la Societé Royale. On prétend que comme il parle beaucoup, & avec beaucoup de feu, & que d’ailleurs les Systêmes ne lui coutent rien, le Conseil de la Societé a craint qu’il ne causât trop de bruit, ou trop de disputes dans leurs Assemblées.

9L’Auteur veut parler de la Theorie de la Terre, par Mr. Whiston. Sur les Principes de Mr. Newton, ce Théologien y forme un Systême particulier pour rendre une raison Philosophique du Deluge Universel. Dans cet Ouvrage de même que dans tout ce que ce Théologien a écrit, il y a beaucoup d’Imagination. Au reste ce que l’on donne ici pour un Enchantillon tiré de son Livre n’est qu’une plaisanterie.

10Mylord Nottingham, alors grand ami de Mr. Whiston, ce toujours fort attaché à l’Eglise Anglicant, s’habilloit toujours comme on le faisoit dans le temps de sa jeunesse.

11C’est à ce jour-là que Mr. Whiston, dans un de ses Ouvrages, avoit fixé la destruction de l’Ante-Christ, & le commencement du grand Millenaire.

12Les Whiggs qui n’étoient pas alors contens de Mylord Nottingham, lui reprochoient de n’avoir pas assez d’égards pour les Sermens d’Etat qu’il prêtoit.

13C’est une Piece de Mr. Addisson, sur le Campagne de Mylord Marlborough en 1704.

14L’Auteur veut parler d’une Tempête effroyable, & qui fit des desordres affreux, en Angleterre, & en plusieurs autres Endroits de l’Europe, le 3. Nov. 1703.

15Le Parlement ordonna de batir à Woodstock un Palais magnifique, sous le nom de Château de Bleinheim afin d’éterniser la memoire de la glorieuse Campagne de 1704. Ce Château est aussi donné à perpétuité à ceux qui descendront du sang de Mylord Marlborough, & qui en porteront le Titre.