Citation: Armand de Boisbeleau de La Chapelle (Ed.): "Article VII.", in: Le Philosophe nouvelliste, Vol.2\007 (1735), pp. 59-72, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.5050 [last accessed: ].


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Article VII.

Du Jeudi 14. au Samedi 16. Juillet 1709.

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De mon Cabinet, 15. Juillet.

En feuilletant quelques vieux Papiers de mon Grand-Pere, j’y ai trouvé un Ouvrage de sa façon. Il y traite de la Corruption qui se glisse quelquefois dans les Cours de Justice. Il y dit bien des choses qui méritent une attention serieuse. J’y ai remarqué sur-tout une Digression qu’il fait sur une question très-délicate. On y demande, s’il n’est pas possible, en certaines rencontres, que l’on fasse tort à un Homme, qui fait pourtant, en sa Conscience, qu’il l’a mérité. Les Reflexions que l’on trouve ici là-dessus sont fort curieuses ; mais à dire le vrai, il y règne tant de Jeux de Mots, & de Pointes, à la mode de ce temps-là, qu’il n’y a presque pas moyen d’y tenir. Cependant la Piece suivante, qui est aussi du Bon Hom-[60]me m’a paru d’un goût plus supportable. Ce sont des Vers qu’il a mêlés dans sa Prose, & dont le sens est fort naturel. Il y peint deux Parties qui travaillent également à corrompre leur Juge. Lors que des deux côtés on fait le même faute, celui qui perd son procès est-il en droit de se plaindre ? Il est dans l’ordre que celui qui donne le plus ait gain de cause. Voilà le Fait, & voici la Piece dont la Versification est des plus à l’antique. Level 3► Citation/Motto►

1 Conte

Le Corrupteur qui se plaint de la Corruption de son Juge.

Un pauvre Homme, étant en procès,

Alla trouver son Juge, & tenant un pot d’huile,

Prenez, dit-il, Monsieur ; le temps est difficile.

Point de grace, pourtant ; Justice ; c’est assez.

[61] Le Juge n’étoit pas des sots

Qui refusent les dons : Il prend, & dit, Bon homme,

Le présent est de trop, ne fût-ce qu’une Pomme.

Tout le droit est pour toi. Va-t-en ; dors en repos.

L’autre Manant ne manqua pas

De faire aussi sa Cour, &, pour si peu de chose.

Ne voulant hazarder la perte de sa Cause

De ses plus gros Cochons il donna le plus gras.

Le Porc, excellent Avocat,

En faveur du dernier fait pancher la balance.

L’Homme à l’huile est surpris de l’injuste Sentence,

Et va, tout en fureur, gronder le Magistrat.

Monsieur, quand je fis mon présent,

Mon affaire étoit benne, & si, ne vous deplaise,

Aujourd’hui, lui dit-il, vous la trouvez mauvaise ;

Etoit-elle autre alors qu’elle n’est à présent ?

Le Juge repart aussi-tôt :

La mémoire me manque, & point ne t’en êtonne.

C’est le défaut de l’âge. Oui, ta Cause êtoit bonne ;

Mais un Porc, par malheur, avoit cassé ton Pot. ◀Citation/Motto ◀Level 3

Du Caffé de Guillaume, 15. Juillet.

La Conversation de ce soir a roulé sur les Caractères que l’on peint dans les Comédies. Quelqu’un a fait observer, que c’est par cet endroit-là, beaucoup mieux que par aucun autre, que l’on pouvoit juger du gôut, & des Mœurs du Siecle. On en a produit divers Exemples, & un, entre autres, qui est tiré de Johnson. Ce Poëte voulant représenter, dans l’une de ses Pieces, un homme tout-à-fait ridicule, il le fait paroitre sur le Théâtre 2 prenant du Tabac en fumée. Mais rien ne prouve mieux cette observation que la difference entre les Femmes dans le Théâtre de nos Ancêtres, & dans celui de nos Modernes. Dans les Pieces de Shakespear les Person-[63]nes du Beau-Sexe y font une mince figure : Ce n’est pas la faute du Poëte, & l’on ne doit pas s’en prendre à la pauvreté de son genie. C’est plutôt qu’il donne aux Femmes, sur son Théatre, le même rang qu’elles tenoient alors dans le monde. Elles ne se repandoient pas aussi facilement, en ce temps-là, qu’elles le font à cette heure. Les Caracteres de Mere, de Sœur, de Fille, & d’Epouse, étoient les seuls sous lesquels elles entroient en commerce avec les Hommes. Il n’y avoit point encore de ces Dames qui brillent dans les Compagnies, sur le pied de Beaux-Esprits, de Politiques, de Philosophes, de Latitudinaires, & de Controversistes. A peine y trouvoit-on des Coquettes. La vanité du Cœur féminin, tournée tout autrement qu’elle ne l’est de nos jours, ne se montroit qu’aux soins du Ménage. Si ces sages Matrones revenoient au monde, & qu’elles entendissent parler la savante Lesbie, pourroient-elles croire que le Païs de leur naissance eût produit une Créature si différente de tout ce qu’elles y avoient jamais vû ? Level 3► Heteroportrait► Peut-être n’admiroient-elles pas moins, que ce même [64] siecle ait porté une personne aussi parfaite que l’est la divine 3 Aspasie. Il me semble que je la vois, à l’heure qu’il est, se promenant dans son jardin, telle que la premiere Mere des Hommes, avec ces Charmes, qui furent si simples & si naturels, dans un temps où la Beauté ne méditoit point encore du Conquêtes, & que le sentiment interieur de la plus brillante vertu en animoit tous les traits. Toute son Ame se peint dans ses yeux. On n’y lit qu’honneur, que Verité, que Bonté, que lumieres, & qu’innocence.

Le Ciel n’est pas plus pur que le fond de son cœur.

Au milieu des biens immenses qu’elle posséde, & de la profonde veneration que lui marquent tous ceux qui l’approchent, & qui la connoissent, elle se [65] menage avec soin, quoique sans affectation, des momens de retraite, pour méditer sa propre existence, & l’Etre suprême qui la lui a donné. Sans étude & sans art, elle remplit, avec régularité, tous ses devoirs envers Dieu & envers les Hommes. A la gravité, & à l’attention qui distinguoient autrefois les Dames du premier mérite, elle a joint toute l’aisance & tous les agrémens de celle de son siecle. Avec tout l’air, & toutes les manieres des Cours, elle a cette modestie, & cette simplicité qui enchantent dans les Bergeres. Les Philosophes de notre Sexe, ces Sages si fameux de l’Antiquité, ne donnerent jamais de plus beaux Exemples. A peine tracerent-ils en idée le Plan qu’elle exécute. Ayant l’œil à tout ce qui se passe dans son Domestique, elle n’y paroit point occupée. Au dehors d’une Vertu très-rigide, elle ne s’en pique point. Par-tout elle prend les mêmes précautions pour fuir les louanges, que les autres femmes en prennent pour prévenir la Satire. ◀Heteroportrait ◀Level 3

Ce Portrait lui convient si singulierement, que les gens qui la connoissent, n’y chercheront qu’elle seule, & ce-[66]pendant je suis assuré qu’elle sera la derniere à s’y retrouver. Mais le dirai-je ? Level 3► Heteroportrait► Si nous avons une Dame de ce caractère, ou si nous en avons deux tout au plus, combien n’en avons-nous point qui ressemblent à la bruyante Polyglosse ? Celle-ci connoit tout le monde, & ne se connoit point elle-même. Ayant l’apparence de toutes les Vertus, elle n’en possede aucune. Il est vrai que sa conduite ne donne point de prise à la médisance ; mais elle fait sonner si haut cette espèce de mérite négatif, & la comparaison qu’elle fait perpétuellement de sa retenuë avec les petites libertés que prennent ses Voisines, est si fort au desavantage de ces dernieres, qu’il n’est pas difficile de s’appercevoir qu’il n’entre dans sa Sagesse qu’un cornposé de contrainte & d’envie. Bien opposée à la divine Aspasie, elle ne craint le Vice que parce qu’elle craint les Médisans, & n’aime la Vertu que parce qu’elle aime l’Eloge. ◀Heteroportrait ◀Level 3

Du Caffé de St. James, 15.Juillet.

Il est deja douze heures, & les Postes Etrangeres ne sont point encore arrivées. J’espere, que, dans cet em-[67]barras, on me permettra bien de jouïr du Privilége 4 dont mes Confreres les Nouvellistes se sont mis en possession, de substituer des Avertissemens aux Affaires publiques. Celui qu’on va lire me doit être d’autant plus pardonnable, que je ne l’insere que pour rendre service à un Ami.

Level 3► 5 « Avertissement.

On peut acheter, à juste prix, [68] dans la Ruë de Drury, un Palais magnifique, orné de Jardins, de Statues, & de Cascades. On y exposera aussi en vente, plusieurs Châteaux dont la situation est très-agréable, de même que des Bosquets, des Bois, des Forêts, des Fontaines, & diverses Maisons de plaisance, dont les Perspectives sont toutes fort belles. Le tout appartenant au Sieur Rich, qui veut aussi se defaire de ses Meubles, parmi lesquels se trouvent quantité de Pieces très-curieuses, dont voici l’Inventaire.

Inventaire des Meubles de Sr. Rich.

De l’Esprit de Vin, pour faire des Flammes, & des Apparitions.

Trois Bouteilles, & demie d’Eclair.

Une Pluie de Neige, faite du plus beau Papier de France.

Deux autres, d’un Papier plus commun.

Une Mer complete, en douze Vagues fort longues, & dont la 6 dixie-[69]me est plus grosse que les autres, mais un peu gâtée.

Une douzaine & demie de Nuées, bordées de noir, & bien conversées.

Un Arc-en-Ciel, un peu flétri.

Un assortiment de Nuées à la Françoise, rayées d’Eclairs, & coupées en Falbalas.

Une nouvelle Lune, un peu ternie.

Une Pinte de Lait Virginal, qui est tout ce qui en reste de deux Muids que l’on reçut l’Hiver dernier.

Un Carrosse tout doré, attellé à deux Dragons & qui a peu servi. On l’aura à bon marché.

Un Manteau Imperial, fait pour le Grand Cyrus, & porté depuis ce temps-là par Jules César, Bajazeth, Henri VIII. & 7 Valentini.

Une Epée, dont la Garde faite ne Panier pourroit servir à porter du Lait.

La Robe de Chambre de Roxane.

Le Mouchoir d’Othello.

[70] Un Sanglier, tué par la 8 Tofts, & par Diocletien.

Le Serpent dont Cleopatre se servit pour se faire piquer le Sein.

Une grande Tasse à Moutarde, pour faire le Tonnerre.

Une autre, plus grande que le 9 Sr. Denys a fait faire, & qui a peu servi.

Six Fauteuils, & six Pots à fleurs, qui dansent très-bien les Contredanses.

La Moustache d’un Bacha.

Une Boëte, dans laquelle est le Teint d’un Assassin, composé d’un grand morceau de Liege brûlé, & d’une Perruque extrêmement noire.

L’habillement complet d’un Esprit, c’est-à-dire, une Chemise en sang, un Pourpoint découpé, & un justaucorps qui a trois grand Oeillets à la Poitrine.

Une Bale de Laine d’Espagne rouge.

[71] Des Conspirations à la Moderne, c’est-á-dire, des Trappes, des Echelles de Corde, des Masques à faire peur aux Enfans, & des Tables couvertes de Tapis qui trainent à terre.

Quatre gros Bâtons, trois de Chêne, & l’autre de Pommier sauvage, au service de 10 Penkethman.

Des Masques, des Castagnettes, & autres choses semblables pour les Danses.

Le Cimeterre d’Aurengzebe.

Un Plumet qui n’a servi qu’à Oedipe, & qu’au Comte d’Essex.

Il y a aussi parmi ces Effets, des Épées, des Lances, des Houlettes, des Chapeaux de Cardinal, des Turbans, des Tambours, de la Fayence, un Gibet, un Berceau, une Gêne, une Roue de Charrette, un Autel, un Casque, une Epauliere, une Cuirasse, une Cloche, une Barrique, & une Poupée. » ◀Level 3

Voila les tristes extrémités à quoi sont réduits les gens qui comme moi, ne vivent que de leurs Cor-[72]respondances. D’abord que les Vents contraires s’obstinent pendant quinze jours, à nous ôter le secours des Postes Etrangeres, il faut bien que nous ayons recours aux Avertissemens, ou que pour montrer notre savoir militaire, nous remplissions nos Papiers tantôt de la disposition d’une Armée rangée en Bataille, & tantôt de celle des Revuës. Les uns les montrent par Escadrons, & par Bataillons ; les autres les font defiler par Pelotons, & par Compagnies ; mais toujours nous observons que notre Armée soit complette au commencement de la Campagne, & qu’elle ne souffre ensuite aucune diminution qui mérite qu’on en parle. ◀Level 2 ◀Level 1

1Ce conte étant écrit, dans l’Original, d’un stile bas & négligé j’y ai conformé ma Traduction. Cet Avis doit servir d’excuse à l’omission des ornemens que je n’y ai pas ajoutés, & à la gêne des Stances que j’y ai conservées.

2Johnson, qui mourut en 1637, passa ses plus beaux jours sous le regne de Jaques I. Ce Prince haïssoit les Fumeurs au-delà de ce qu’on peut dire, & s’étoit mis en tête d’abolir la coutume de prendre du Tabac en fumée, tant par ses Ecrits, & ses railleries, que par ses Edits. Sa haine fit la mode pendant sa vie ; mais ensuite ce fut autre chose.

3On ne douta point que l’Auteur ne voulût parler ici de la Reine Anne, qui lui faisoit encore alors l’honneur de le faire lire ses Feuilles Volantes, à mesure qu’on les publioit. Cette Princesse se promenoit souvent dans le petit jardin de son palais qui donne sur le Parc de St. James.

4Dans les Gazettes, & autres Papieres semblables, on insere beaucoup d’Avertissemens de Livres, de Spécifiques, de Maisons à vendre &c. & lors que les Nouvelles manquent, ces Avertissemens remplissent presque tout le Papier.

5Le Théatre de Drurylane, apartenant en propre au Sr. Christophle Rich, après avoir langui quelques années, fut tout-à-fait fermé environ ce temps-ci. On y jouoit de si mauvaises Pieces, ou les Auteurs en étoient si mauvaix, que le jeu ne valoit plus la Chandelle. Cette Cloture de Scene étoit trop visible pour échapper aux Railleurs. Mr. Addison saisit cette occasion pour divertir le Public, en lui donnant l’Inventaire de ce Théatre tombé. Il ne se contente pas d’y badiner au sujet des Decorations, des Machines &c. mais en chemin faisant il indique aussi les mauvaises Pieces qui avoient décredité ce lieu de Spectacle, ou ce qu’il y avoit de mauvais dans les meilleurs Pieces, de même que les Poëtes médiocres, ou les médiocres Acteurs qui avoient contribué à l’évenement.

6Les Poëtes Latins prétendent que la dixieme Vague est la plus grosse, & la plus dangereuse. Voy. Hoffman. Dict. Decumanus Fluctus.

7Acteur Italien.

8Actrice Angloise.

9Poëte Anglois moderne, né en 1657. Mr. Pope en parle fort mal dans sa Dunciade, de l’an 1729. mais il l’y suppose encore vivant.

10Comédien.