La Spectatrice. Ouvrage traduit de l'anglois: Livre Vingt-Quatrieme.
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Niveau 1
Livre vingt-quatrieme. Fin de la vingt-quatriéme & dernière Partie.
Niveau 2
Il est très fâcheux qu’on ne veuille pas se donner la
peine d’examiner de plus près la nature de ces choses, dont on
parle à chaque instant, lors même qu’on veut passer comme si on
les pratiquoit. C’est ce défaut d’attention qui nous expose à
manquer si souvent de jugement dans nos propres affaires, comme
à l’égard des autres. De là vient qu’on entend si peu ce que
sont le bon goût, les bonnes manières, & en general toutes
les vertus. De là vient que nous sommes si souvent trompés par
les apparences, & que nous prenons l’ombre pour la réalité.
On s’est principalement proposé dans ces essais de réveiller
l’âme, afin qu’elle fasse un droit usage de sa faculté de
discerner, puisque nos fautes viennent présque toutes, comme de
leur source, d’un trop grand assoupissement à un égard si
important.
Je souhaiterois que ceux d’entre mes lecteurs qui
brillent dans une situation élévée, voulussent considérer &
péser sérieusement la distinction judicieuse &
instructive que l’Auteur de la lettre ci-dessus fait entre les
bonnes manières & un beau déhors. Ils verroient alors que le
dernier, sans les premières, ne peut en imposer qu’à un
ignorant, ou à ceux qui les voyent dans l’éloignement ; mais que
ceux qui ont quelque jugement, & qui les approchent de plus
près, pénétrent dans ce caractère, & découvrent aisément le
peu d’estime qu’il mérite. Nous devons uniquement un beau déhors
aux soins & aux peines qu’on a prises de notre éducation.
Ceux qui nous instruisent & nous gouvernent méritent plûtôt
d’en être loués que nous-mêmes ; mais les bonnes manières sont
entiérement nôtres, non apprises par art, & empruntées des
autres ; elles viennent immédiatement d’une âme remplie de
douceur, d’humanité & de toutes les vertus sociales ; &
plus ces vertus paroissent dans notre conduite, mieux nous
ressemblons au grand Auteur de notre Etre, qui est la source de
toute bonté. Cet obligeant correspondant peut bien dire qu’elles
vont pas à pas avec la Réligion, & n’en
peuvent pas être séparées. La vraie Réligion ne peut pas être
sans les bonnes manières, parce que ce qui est propre aux bonnes
manières nous est non seulement enseigné, mais inspiré par la
Réligion. Le précepte que notre grand Législateur, & les
Apôtres après lui, ont le plus souvent répété, est que nous nous
aimions l’un l’autre ; Maintenant de l’amour viennent la
complaisance, l’humilité, la sincérité, la charité, la
bienveillance, l’hospitalité, & tout ce qui peut nous rendre
chers aux autres, tandis que nous sommes sur la terre, &
dignes & capables de participer à cette Céleste union, que
nous espérons dans la suite. Quiconque est rempli de cet amour,
de cette bonne volonté de cette tendresse universelle pour ses
semblables, est incapable d’en offenser aucun. Sa conduite sera
toute douceur & humanité, même quoiqu’il ignore entiérement
les régles de la civilité ; & s’il s’exprime d’une manière
moins polie, elle sera cependant affectionnée & obligeante.
Chaque chose qu’il dira & fera sera accompagnée d’une
certaine douceur engageante, qui compensera le
manque d’élégance. S’il étoit possible que tous les hommes se
regardassent comme les membres d’un grand corps dont Dieu
lui-même est l’âme, que le bonheur de chaque individu seroit
parfait ! Ni besoins, ni misères, ni larmes, ni lamentations, ne
troubleroient alors le repos du monde, ou ne détruiroient notre
satisfaction à la vûe de cette profusion de biens dont le Ciel à
couvert la Terre pour notre usage en général, en sorte que celui
qui empêche son voisin d’y participer, & qui tâche de s’en
approprier autant qu’il lui est possible, se rend coupable de la
plus haute injustice, d’une arrogance consommée, en s’opposant
ouvertement à l’intention du Divin Donateur. Mais on ne doit pas
attendre un retour à cet état d’innocence & de pureté. Une
foule de passions déréglées, qui nous sont autant naturelles que
l’air que nous respirons, a pris maintenant posséssion du cœur
de l’homme & même notre raison, malgré tous nos efforts, est
souvent trop foible pour les combattre. L’orgueil, le luxe,
l’ambiton & la vengeance font un terrible
ravage des plus nobles penchans, & énervent l’âme du
meilleur d’entre nous ; en sorte que nous sommes obligés de dire
comme St. Paul : Cependant comme le désir qu’on parle
bien de nous est naturel, même à ceux qui prennent le moins de
peine pour s’en rendre dignes, chacun devroit, à mon avis, se
conduire avec courtoisie & affabilité à l’égard de tout le
monde, soulager les besoins de tous ceux qui méritent notre
compassion & être moins sévères en censurant & en
exposant ceux qui sont tombés dans quelque faute. Les sommes que
des gens de ma connoissance dépensent en bagatelles (il seroit
peut-être meilleur pour eux qu’ils ne les eussent pas)
pourroient leur acquerir des milliers d’amis, & leur attirer
plus d’admiration & de respect, que l’équipage le plus
brillant ne leur en procurera. Je dis aussi que si cet esprit,
dont ils se servent pour exercer la Satyre, étoit employé à
excuser les fautes des autres, le bon naturel qui
l’accompagneroit ne lui feroit rien perdre de son prix. Je
penche à croire que, si plusieurs personnes que la Nature n’a
pas douées d’une grande douceur, vouloient se résoudre à agir
comme si elles en avoient, les avantages qu’elles trouveroient à
se conduire de cette manière les feroient devenir réellement ce
qu’elles avoient seulement affecté auparavant ; Car si une
longue coûtume fait des mauvaises habitudes, une seconde nature,
& qu’il soit à peine possible de s’en défaire, quoiqu’on
connoisse & sente les maux qu’elles occasionnent, elle doit
avoir le même effet à l’égard des bonnes habitudes, quand nous
trouvons que l’honneur, la réputation & la paix de l’âme
sont leur recompense. Un beau déhors converti ainsi en bonnes
manières seroit vraiment méritoire, & peut-être plus que si
nous tenions toutes ces qualités de la Nature. Mais de
s’accoûtumer à ne rien dire que de gracieux & d’obligeant,
& cependant ne faire jamais une seule action juste ou
généreuse, à moins que l’intérêt ou l’ostentation ne nous y
portent, n’est qu’une hypocrisie civile, comme
s’exprime ce digne correspondant.
Cette
véritable bienveillance, & cette douceur dans le caractère,
à laquelle nous donnons le nom de bonnes manières, est sans
aucun doute la première & la meilleure, parce que toutes les
autres n’en sont que la conséquence. Ceux en qui elle se trouve
ne feront jamais, de dessein prémédité, une mauvaise action ; je
dis de dessein prémedité, parce que nous sommes tous sujets à
des fautes d’inadvertence, dont on se repent, & qu’on répare
même lorsque la réflexion reprend sa place. Mais toutes aimables
que soient l’hospitalité, la libéralité & la charité, elles
ne sont que les branches de cet Arbre sublime qui, semblable à
l’échelle de Jacob, touche de son pied la Terre,
& de sa cime le Ciel ; & quoique ces vertus soient très
utiles au genre humain, elles sont infiniment au-dessous de
cette douceur, & de cette bonté innée, qui repandent non
seulement une énérgie divine sur le tout, mais produisent encore
des fruits qui leur sont propres. Je veux parler de cette
complaisance intérieure qui ne nous permet pas de nous emporter
contre ceux qui pensent différement de nous, ni de mépriser
leurs opinions, soit que ce soit sur la Réligion, sur la
politique, ou sur d’autres sujets. Les fatales dissensions entre
les savans ont été funestes à la Réligion générale. On a souvent
confondu l’essentiel avec les cérémonies. Des esprits foibles se
sont égarés, & se sont divisés dans leur foi, au point de ne
plus savoir ce qu’ils devoient observer. Ceux dont l’humeur est
sombre & opiniâtre n’ont que trop de penchant à condamner
tous les partis, comme ils se condamnent l’un l’autre, au
renversement presque total de ce respect qui doit-être rendu non
seulement à la Réligion elle-même, mais aussi à ceux qui l’enseignent, de quelque secte qu’ils soyent ; car
on devroit en bien âgir à leur égard, puisqu’ils s’imaginent
tous avoir raison, & qu’ils sont bien intentionnez.
Cependant, comme je l’ai observé, & comme dit Hudibras, Je me suis
souvent étonnée de voir des hommes, dont quelques uns ont de
grands talens, & qui doivent tous connoître parfaitement les
écrits des Apôtres, précher l’Evangile de Christ, & se
conduire si contradictoirement à leur profession, leurs talens,
& leurs connoissances. Ils devroient savoir que la Réligion
ne consiste pas dans la forme ; que l’Ecriture nous ordonne,
dans plusieurs endroits, d’obéïr aux Puissances établies, quand
il ne s’agit pas de quelque point fondamental de la foi ; ce qui
ne peut-être entendu, que de se conformer modestement à cette
forme de Culte établie dans le pays où on vit, & aux
ordonnances du Gouvernement qui nous protége. Le grand Apôtre
des Gentils blâme, dans sa première aux Corinthiens, ceux qui
font des distinctions si peu nécessaires. Voici
ses paroles. Cependant nous
ne devons mettre aucune pierre d’achoppement dans le chemin de
nos freres foibles, beaucoup moins les juger avec sévèrité, mais
plûtôt tâcher de les ramener par toute sorte de bons traitemens.
Tous ceux qui professent le Christianisme, & encore plus
ceux qui l’enseignent, dévroient établir par la persuasion,
plûtôt que par la force, les vérités qu’ils recommandent.
Assurément, comme l’admirable Auteur de la lettre précédente le
dit fort bien, toute Réligion qui vient du cœur nous inspire une
douceur & une complaisance proportionnées. J’aime
extrémement une pensée de Mr. Dryden, à ce sujet. Je pense qu’on pouroit
gagner par la douceur plusieurs esprits qui résistent aux plus forts argumens, quand on les fait valoir
avec un ton d’autorité ; mais je vois avec plaisir que le Clergé
de l’Eglise Anglicane, est infiniment moins rigide que les
Ecclésiastiques de ces sectes qui semblent se glorifier de leur
séparation. Si quelque bonne plume vouloit traiter ce sujet,
& mettre dans tout son jour la beauté des bonnes manières,
comme aussi leur liaison naturelle & nécessaire avec la
Réligion, je suis persuadée que nous verrions beaucoup plus
d’unanimité parmi ceux qui la professent qu’on n’en voit
aujourd’hui. Les exemples sont certainement d’un grand poids,
& on peut à peine ouvrir l’histoire sans trouver quelque
personne également éminente pour sa piété & ses bonnes
manières La Bible nous fournit tant de beaux contrastes entre
une conduite basse & intéressée qui caracterise les fils de
Belial, qui est le Diable, & l’humanité qui procure à ceux
qui en sont douez le titre de bien aimés de Dieu, & d’enfans
de Dieu, & d’autres glorieuses épithétes semblables, qu’un
lecteur attentif devra craindre & détester le
prémier caractére, admirer & tâcher d’imiter le second.
J’espére que Mr. S. S. S. se méprend, en s’imaginant que les
personnes qui prétendent former ce qu’on appelle le beau monde,
toutes inconsiderées qu’elles puissent paroître, soyent assez
ignorantes pour négliger la lecture du Vieux & du Nouveau
Testament, parce qu’on regarde ces livres comme de la vieille
mode ; Car ceux même qui obéïssent le moins aux préceptes qu’ils
contiennent, conviennent & doivent convenir qu’ils
surpassent infiniment tous les autres écrits, tant pour la force
& la dignité du sentiment, que pour l’élegance du stile. Les
plus grands & les meilleurs d’entre les Poêtes ont tâché de
copier ces écrits sacrés ; & plus ils ont approché de leur
sublimité, plus on les à trouvez excellens. Esaie, Ezechiel,
& plusieurs autres Prophétes, ont des sentimens
magnifiques ; & quoiqu’ils ayent écrit tant de siécles avant
le notre, ils s’expriment d’une manière que plusieurs modernes
ne peuvent pas égaler. Les lamentations du
Psalmiste Royal sur Saül & Jonathan, sont, à mon avis, très
touchantes & élégantes, comme elles sont contenues dans le
second livre de Samuel (*2).
Ce n’est qu’un seul
passage entre dix mille autres, en rappeller un en
particulier, c’est faire une espéce d’injure à ceux qu’on passe
sous silence, On peut à-peine ouvrir la Bible, sans rencontrer
quelque chose qui demande notre attention, & oblige même
ceux qui ont le moins de foi pour les faits qu’elle contient, à
réconnoître qu’elle surpasse, infiniment pour la sublimité des
images, tout ce qui à jamais été écrit. Il y en a cependant
plusieurs qui, quoique charmez des descriptions qu’ils
rencontrent dans les écrits sacrez, font peu d’attention à ces
illustres exemples de vertu qui y sont rappelez pour notre
imitation. Ainsi un Traité suivant l’idée du digne Mr. S. S. S
conviendroit très bien à la plume d’un Ecclésiastique, ou de
toute autre personne bien intentionnée pour la réformation des
mœurs. Et comme je suis convaincue, par l’essai qu’ils nous à
donné, non seulement de ses bonnes dispositions, mais encore de
sa capacité, il ne doit point sortir de lui-même pour avoir ce
qu’il paroit désirer, exécuté d’une manière qui édifie & qui
amuse ; en sorte que chaque lecteur devienne plus sage &
meilleur sans en avoir le dessein. Un tel livre
seroit infiniment plus utile au public qu’une Tablette entière
remplie de Sermons. Les hommes de ce Siécle fuyent naturellement
tout ce qui à l’air de régle ou de maxime. Les Préceptes
paroissent trop roides sous leur propre vétement ; mais si on
les présente sous l’enveloppe du plaisir, tous les embrasseront
volontiers. Si l’on honore par des statues, des medailles, des
monumens, & d’autres témoignages publics de gratitude, ceux
qui nous défendent par leur courage dans le champ de Bataille,
ou par leur sagesse dans le cabinet, on en devroit sûrement à
celui qui rectifie nos mœurs, purifie notre esprit, & nous
met seul en état de gouter les bien que nous recevons. Je ne
sçais pas si toute la reconnoissance que nous pourions témoigner
à un tel homme égaleroit jamais l’obligation. Le véritable siége
du bonheur est dans l’Esprit, comme dit l’admirable Milton. Que
mérite donc de notre reconnoissance celui qui le remplit d’idées
qui contribuent à notre félicité ! Le Tout-puissant en peut seul
exiger davantage, lui qui nous confere la faculté
de distinguer, & de juger.
On seroit presque tenté de croire que,
pour quelque crime commis par nos Ancêtres, dans le quel nous
perséverons comme si nous l’héritions avec leurs biens, le Ciel
nous a donné une maudite stupidité, & une
sotte insensibilité, qui ne nous permettent pas de distinguer ce
qui peut contribuer à notre avantage, ni à celui de ce monde
avec qui nous vivons. Tous paroissent ardens à poursuivre leurs
intérêts, & cependant courent contre ce qui l’est
réellement ; & comme Mr. Dryden, l’a dit de son tems (ce qui
peut encore mieux s’appliquer au présent). Le tems & leur ruine peuvent seuls
ouvrir les yeux de ceux qui sont devouez à se perdre ; mais
quand la faute est irréparable, une repentance tardive ne peut
qu’aggraver le mal. On jugera peut-être que je traite trop
sérieusement ce qui concerne l’amour ; mais je ne connois rien
de plus important au bonheur du genre humain, que ce qui tend à
le perpétuer, & qui étant mal menagé cause presque toutes
les miséres de la vie civile. Un homme qui est mécontent en
lui-même, & qui ne se plait point chez lui, n’est nullement
un membre propre pour la Société. Il est en effet incapable de servir ses amis ou sa patrie. Il est
chagrin, de mauvaise humeur, & prend plus de plaisir à
allumer la discorde, qu’à cimenter l’union & la paix. C’est
pourquoi je ne voudrois pas qu’aucun homme flattat une Maîtresse
dans des choses qu’ils n’approuveroit plus, si elle devenoit sa
femme ; & autant que je suis ennemie de la vanité de mon
propre sexe, autant je suis fâchée contre les flatteries
ridicules de l’autre sexe, qui inspire souvent ce défaut où il
n’y en avoit pas même la racine, & où elle se trouve, la
cultive & la fait montrer quelque fois à une énorme
grandeur. Je sçais fort bien que ceci sonnera mal aux oreilles
de nos Dames du beau monde. Il ne sera pas mieux goûté de ces
Messieurs qui n’ont point d’autre mérite pour se recommander que
quelques complimens étudiez dont ils se servent sans
discernement ; mais la Spectatrice a toûjours observé la maxime
de ne point adoucir la plus légére erreur, puisqu’il arrive
souvent que ce que nous négligeons, & que nous croyons de
petite importance, nous conduit dans des embarras
dont nous ne pouvons plus nous dégager. Je suis fort assurée
d’une chose, savoir que, quelque ressentiment qu’on puisse avoir
contre moi, il sera de courte durée, parce que si je suis assez
heureuse pour en toucher quelques uns au point de les engager à
réfléchir sur ce qui leur convient le mieux, ils me pardonneront
aisément le soin que je prends de les reveiller d’un sommeil qui
pouroit leur être fatal. D’un autre côté, j’ôse assurer que ceux
qui sont resolus à perséverer dans leur conduite, & à
mépriser tous les avertissemens amiables, sentiront dans la
suite des maux qui leur apprendront ce qu’ils auroient du suivre
préférablement, ou de leur propre caprice, ou les avis de la
Spectatrice.
Les écrits sacrés nous disent qu’il est
bon d’être affligé ; mais heureux sont ceux qui, en
supportant comme il faut leurs calamités, les convertissent
en bénédictions. Ariane, en se défaisant de son penchant à
l’orgueil & à la vanité, & en ne
gardant que le désir de préserver sa chasteté & son
intégrité parmi tant de tentations, prouva plus clairement
qu’elle n’auroit pû faire avant ce changement dans sa
condition, qu’elle avoit non seulement un excellent
jugement, mais encore dans son âme les semences de vertu
& de Réligion, quoiqu’elles eussent été longtems
obscurcies, & comme endormies, & étouffées pas les
flatteries & le mauvais exemple de celle qui auroit dû
lui mettre le meilleur modele devant les yeux. J’ai eu
différens motifs pour publier cette petite histoire. Je ne
voulois pas finir sans faire une tentative pour montrer aux
Dames combien la vanité & l’affectation les font
paroître ridicules, & que ceux qui flattent le plus
leurs foiblesses, sont souvent les prémiers qui les exposent
& les méprisent. J’avois aussi dessein de dire un mot
sur la négligence de quelques parens & la juste censure
qu’ils méritent pour ne pas cultiver, comme ils devroient,
le génie de leurs enfans, & enfin de montrer par un
exemple combien il est beau de se soumettre
avec patience aux châtimens qu’il plait au Ciel de nous
infliger pour nos fautes. J’ôse repondre qu’Ariane goûte une
grande consolation d’avoir âgi comme elle à fait depuis son
infortune, surtout puisqu’elle auroit été excessivement
malheureuse si elle avoit persisté dans la même folie de
s’impatienter de ce qu’elle ne trouvoit pas un homme assez
foible & désespéré pour se donner la mort à son sujet.
On me dit qu’elle a actuellement non seulement assez de
Réligion pour se repentir sincerement d’avoir perdu une
bonne partie de sa jeunesse dans une conduite qui s’accorde
à peine avec le Christianisme, & qui est
particuliérement blamable dans la fille d’un Ministre de
l’Eglise, mais encore assez de Philosophie pour faire en
badinant le recit de ses folies passées. Si quelqu’un veut
la plaindre de son infortune, elle l’arrête d’abord, en
assurant qu’elle est parfaitement à son aise, & comme
elle a toûjours beaucoup aimé la Poësie, elle repête souvent
ces lignes du Chevalier Richard Blackmoor.
Ou ces lignes plus élégantes de
Dryden, dans sa Tragédie d’un Empereur Indien.
Je souhaiterois que le genre humain voulut se proposer
ceci comme une leçon. Elle préviendroit en bonne partie les
progrès de tous ces vices qui sont si pernicieux à la Société,
& qui causera <sic> tant de désordres chez celui qui
les a reçus dans son sein. Le contentement est une production de
la raison & de la Réligion, & la source de toutes les
vertus. Un méchant homme ne le possédera jamais, & celui qui
en est entiérement destitué ne sera jamais vertueux. Les
plaisirs tranquilles & parfaits qu’il produit sont si
évidens, que rien ne me surprend d’avantage, que de voir qu’on leur préfére des poursuites folles,
incertaines, & qui deviennent souvent un sujet de
malediction si nous avons le malheur de réussir. Mais je sçais fort bien que peu de personnes
sont capables de suivre cet avis. Nous sommes
sujets, pour la plûpart, à une avidité qui ne nous permet pas de
jouir des biens que nous possédons, dans l’impatience d’obtenir
d’autres qui nous paroissent préférables. Cependant nous devons
faire ce qui nous est possible. Chacun doit tâcher de demeurer
satisfait du lot qui lui est assigné, puisque nous nous
debattrions envain contre notre destinée, & que nous ne
ferions que rendre notre condition pire qu’elle n’est
actuellement. Ceux qui se sont attirez, comme Ariane, par leur
mauvaise conduite, l’infortune dont ils se plaignent, peuvent
réfléchir avec douleur sur leurs égaremens passez ; mais ils ne
devroient pas gronder ou murmurer sous la punition qu’ils ont
justement méritée, & plûtôt remercier le Ciel de ce qu’elle
n’est pas plus sévére. Mais ceux qui ne peuvent se reprocher
aucune faute capitale, malgré un étroit retour sur eux-mêmes,
& qui tombent dans l’infortune par accident, ou par les
suites de quelque injustice, ont beaucoup de sujet de se
consoler dans l’espérance d’être délivrés de cet
état, pourvû qu’ils ne détournent pas, par leur propre
impatience, le bien que la Divine Providence leur destine. Il
n’y a assurément rien de plus opposé à la raison que d’ajouter
un nouveau poids au mal que nous sentons, & de nous
affoiblir par des débats inutiles pour nous en délivrer, puisque
tout ce qui est doit être. Je ne puis m’empêcher de citer à ce
sujet les paroles d’un Poëte. La force
d’esprit est de toutes les vertus celles qui montre le mieux une
âme vraiment noble. Elle est réellement la plus haute dignité de
la Nature humaine, & la rend presque Angelique. D’un autre
côté il n’y a rien qui découvre autant un esprit bas & une
chétive capacité, que de murmurer, ou de nous
débattre, contre tous les petits événemens qui peuvent croiser
nos inclinations ou notre attente. La première vertu nous attire
le respect de tous ceux qui nous connoissent ; le vice qui lui
est opposé nous expose á leur mépris ; l’une nous met au-dessus
de la mauvaise fortune, & l’autre nous rend indignes de la
bonne. Je sçais fort bien qu’il est beaucoup plus aisé de
recommander cette maxime que de la mettre en pratique, cependant
comme on a vû des exemples de personnes qui après avoir été
exposées aux plus rudes calamités ont acquis assez de calme
& de fermeté pour ne donner jamais aucune marque
d’abattement, chacun devroit faire ses plus grands efforts pour
imiter un si beau modele. Monsieur l’Abbé de Bellegarde dit, que
la seule vanité légitime d’un Etre raisonnable consiste à
dédaigner de commettre une action basse, & à nous mettre
au-dessus de montrer de la sensibilité pour celles qu’on peut
faire contre nous.
Où est donc celui qui ne voudroit pas tâcher d’atteindre
cet état tranquille & posé de l’âme, qui nous rend si
heureux en nous-mêmes, chers à nos amis, & qui couvre même
de honte nos ennemis. C’est un grand reproche,
& qui n’est que trop fondé, contre la nation Angloise, qu’il
y a parmi nous plus de Suicides dans une année, que dans tout
autre pays durant le cours d’un siécle. D’où peut venir ce crime
si contraire à la Nature, si non de se livrer à un
mécontentement qui, au moindre petit accident, devore tout ce
qui nous attache à la vie, nous remplit de pensées noires &
effrayantes, & nous précipite enfin dans le plus grand
désespoir ! Semblable à toutes les autres mauvaises habitudes,
ce mécontentement doit être étouffé dans son principe, où il
deviendra trop fort pour être combattu avec succès. C’est
pourquoi nous ne devrions jamais nous représenter les événemens
sous leurs plus mauvaises couleurs, mais plûtôt nous tromper
nous-mêmes en nous imaginant qu’ils sont plus favorables. Je
suis parfaitement convaincue, par mes observations & mon
expérience, que le calme & la tranquilité d’esprit
préviennent beaucoup d’accidens, & contribuent à nous
délivrer de ces difficultés qui nous embarrassent actuellement.
Pendant qu’une personne d’un esprit agité &
mécontent est presque perdue parmi ses inquiétudes, se pensées
sont dans un labyrinte, & la raison n’a pas le pouvoir de
lui tracer le sentier qu’elle doit suivre pour trouver du
soulagement. D’ailleurs, comme je l’ai déjà insinué, chaque
échec n’est pas une infortune réelle, quoique nos passions
puissent nous en faire porter ce jugement.
La plus petite observation peut nous convaincre, chaque
jour, que nous sommes très heureux de manquer ce que nous
désirons le plus. Mais quoique tous s’apperçoivent de cette
vérité, & en conviennent dans les affaires des autres, il y
en a peu qui en soient persuadez pour eux-mêmes, jusque à ce que
le tems & les accidens leur ouvrent les yeux. Insensibles à
notre bien, comme à nos fautes, nous nous précipitons à tous les
phantomes que notre imagination nous présente ; nous les adorons
comme des Divinitez ; nous leur sacrifions tout, & nous
repoussons, avec véhémence & mépris, la main amicale qui
veut nous retenir, quoique le Ciel même la dirige. Je sçais fort
bien qu’une disposition qui n’est point trop inquiété, ni trop
ardente à la poursuite d’aucun objet, passe pour se ressentir
trop du Stoïcisme, & est traitée même de
stupidité, ou d’insensibilité naturelle ; & elle est, à la
vérité, destituée de cette vivacité qui plait tant dans la
conversation, & fait remarquer particuliérement la personne
qui en est douée ; Mais si ceux qui raisonnent de cette manière
vouloient se donner la peine de réfléchir combien certaines
personnes payent cher pour cette vivacité, aucun d’eux ne
voudroit renoncer, en faveur de cette qualité, à une humeur
calme, solide, & sérieuse. Je vois toûjours avec beaucoup de
peine que certaines personnes placent tout leur bonheur à
réüssir dans un seul dessein. J’en ai vû résulter, presque
toûjours, de grands malheurs. Nous sommes si peu capables de
juger pour nous-mêmes, que si le Tout-puissant, offensé de notre
présomption, donne son fiat à nos désirs, ils viennent rarement
sans être accompagnez de maux, dont nous le prions, avec
beaucoup de raison, d’être délivrés. C’est-pourquoi nous devons
regarder, sur le tout, les petites calamités de la vie, comme
indignes d’occuper entiérement cette partie de nous-mêmes qui
est immortelle. Ce n’est qu’en recherchant la
vertu & la sagesse que l’ardeur se réconcilie avec la
raison. Nous ne pouvons jamais avoir trop d’empressement pour
ces objets. Tout le zèle & toute la chaleur que nous
témoignons pour eux sont loüables. Plus nous les possedons,
moins nous sentirons d’autres besoins. De plus ce qui devroit
nous encourager à redoubler nos efforts, c’est que quiconque est
assez heureux pour atteindre quelque dégré de perfection dans
l’une, ne peut manquer de posséder en bonne partie l’autre.
Notre inimitable Shakespear, qui de tous les ecrivains
Dramatiques paroit, à mon avis, le plus appliqué à nous
inculquer ces idées, qui seules peuvent nous rendre heureux,
nous conseille de nous souvenir,
Metatextualité
Le lettre que je
présente à present à mes lecteurs a quelque
chose de si délicat à ce sujet, & est écrite avec tant
d’élégance, qu’elle ne peut manquer de réveiller les plus
indolens.
A la Spectatrice.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Madame, « Je remarque avec
beaucoup de plaisir que vous suivez pas à pas les traces
de vôtre defunt frère & prédecesseur, le Spectateur,
d’immortelle mémoire, dans les discours où il tâche
d’avancer la Religion, la Morale, & les bonnes
mœurs, & que vous rémerciez, comme lui, vos
correspondans de la moindre ouverture qu’ils vous
donnent, & de plus que vous avez l’heureux talent de
la mettre à profit. Un dessein si noble demande
l’assistance de toute personne capable ; & votre
manière de l’executer si instructive, & qui marque
tant de bonté, encourage des personnes de tout rang,
& de toute capacité, à contribuer de quelque chose à
votre fond. C’est par cette considération que j’ai hazardé, comme d’autres, de jetter ma
pite dans votre tresor. J’espère que, semblable à celle
de la Veuve, on l’estimera, non suivant sa valeur
intrinséque, mais suivant l’intention & le pouvoir
du Donateur. La plus petite quantité fait une addition
au plus vaste monceau, surtout quand elle aura passé par
vos mains qui ont le pouvoir enchanteur de changer en or
tout ce qu’elles touchent. Mais je ne veux pas vous
tenir plus long-tems en suspens. Je prendrai donc la
liberté de vous communiquer, & par votre canal au
Public, une observation que je ne me rappelle pas
d’avoir rencontrée dans aucun Auteur, sçavoir, que les
(*1) bonnes manières sont
inséparablement liées avec la Réligion.
Comme j’entends par la Religion, non la simple
profession extérieure, mais cette piété qui est dans le
cœur, & qui se montre ensuite au déhors par des
actes qui y répondent ; de même j’entends par de bonnes
manières, non seulement des phrases de Cour, des
complimens bien tournés, ou une manière aisée de saluer,
mais encore ce desir inné de plaire, cette crainte
d’offenser, & cette douceur dans le caractère, qui
peuvent briller autant dans un simple Campagnard que
dans le plus fin Courtisan. On peut ne trouver que
l’apparence de ces aimables qualités. De là vient que
des hommes réellement méchans font souvent des actions
brillantes & vertueuses, parce qu’elles sont
conformes a leur intérêt, leur réputation, ou la mode,
tandis qu’en particulier, ils ne se feroient aucun
scrupule de l’action la plus basse & la plus
injuste. Mais la vraie Religion & les bonnes
manières, qui sont bâties sur un fondement solide &
inébranlable, sont toûjous uniformes & constantes,
& se montrent d’une manière convenable
dans tous les tems, & a tous les hommes. Ce que Dieu
donc à joint, que l’homme ne le sépare pas. On trouve
dans l’Ecriture Sainte plusieurs exemples qui confirment
la vérité de cette rémarque. Parcourons la partie
historique de ce divin livre, depuis Adam, le prémier
homme, jusques à St. Paul le dernier, ou plûtôt, comme
il se nomme lui-même par modestie, le moindre des
Apôtres, tout lecteur curieux verra aisément dans
plusieurs exemples la réünion de ces deux qualités. Si
nous tombons sur l’histoire d’un saint homme, qui
renferme quelque détail, nous y découvrirons
certainement les traces d’un naturel poli, affable &
généreux, & nous verrons toûjours dans le caractère
du méchant un mélange d’aigreur, de brusquerie, &
d’emportement. Prenez la peine, Madame, de considérer ce
sujet, & de faire là-dessus quelques réfléxions. Ne
vous excusez pas avec votre modestie ordinaire, &
comme vous l’avez fait quelquefois, en alléguant que
cette entreprise convient mieux à un Théologien. Cela peut être vrai ; mais j’espère que si
vous voulez jetter un peu de lumière sur cette esquisse,
par quelques coups de votre pinceau de Maître, vous
engagerez quelque grand génie de ce docte Corps, à
entreprendre cet ouvrage, pour le rendre complet. Je
suis persuadé qu’on peut former sur ce plan un Traité
autant utile qu’amusant. On peut proposer, à notre
imitation, dans un jour avantageux, plusieurs exemples
illustres ; on y ajoûtera des rémarques curieuses pour
notre amusement ; & on en tirera pour notre conduite
plusieurs conclusions instructives. Comme plusieurs
Dames & Messieurs du beau monde, qui auroient honte
qu’on les vît avec une Bible à la main, lisent cependant
ces spéculations, on poura peut-être les convaincre par
une espèce de surprise, que ce n’est pas un Livre autant
hors de mode, qu’on veut le leur faire croire. S’ils
vouloient mettre de côté leur préjugés, & se donner
la peine de le lire avec quelque attention, ils
n’auroient pas besoin de tourner plusieurs
feuilles avant que de trouver des complimens & des
discours si élégans, des traits de politesse si
frappans, qu’on ne peut rien dire de mieux dans la
conversation la plus polie & la plus Spirituelle.
Peut-être seront-ils disposés à concevoir une meilleure
opinion de la Religion, en voyant combien on lui doit de
douceur dans le caractère, & d’aisance dans la
conduite, ce qui nous rend non seulement agréables, mais
utiles les uns aux autres. C’est la source originale
d’où viennent naturellement, & nécessairement, les
bonnes manières ; car un beau déhors, tout
recommmandable & décent qu’il soit, vient souvent
d’autres motifs. Nous devrions les distinguer, comme on
distingue la Réligion de ses cérémonies. L’un est la
substance, l’autre est la forme. L’un est la disposition
intérieure du cœur, l’autre est une manière agréable de
montrer cette disposition. Ils sont plus estimables
& dignes de louange lorsqu’ils sont réünis ; mais si
le bon principe manque, le compliment du plus fin
Courtisan n’est qu’une trompeuse
apparence, une espèce d’hypocrisie civile. De plus,
quelques observations judicieuses sur ce sujet pouront
contribuer à ouvrir le cœur & à étendre la charité
de plusieurs Chrétiens rigides, peut-être bien
intentionnés, qui professent une très grande austérité
dans leur conduite ; mais avec un air & des manières
si gauches, mornes & sombres, qu’ils inspirent à
d’autres un préjugé violent contre la Réligion
elle-même. Qu’ils examinent de près si cette aigreur
dans l’humeur & ce mépris Pharasaïque de leurs
voisins ne viennent pas d’un dégré d’orgueil spirituel.
Ils viennent certainement d’une mauvaise racine, &
ne devroient pas être mis sur le compte de la Réligion,
qui paroîtra, après le plus étroit examen, encourager
& avancer tout ce qui est aimable & honorable.
Enfin une secte de nos Non-conformistes peut apprendre
de là, combien ils se trompent en croyant imiter les
Apôtres, & les hommes des prémiers siécles, par des
manières grossiéres & impolies. J’ai
trop de charité pour conclure, que leur singularité dans
leur habillement, & la roideur de leur discours,
viennent peut-être d’un fond d’orgueil d’affectation ;
mais j’ôse assûrer que la Réligion, & les exemples
qu’ils citent, sont contre eux ; Car nous trouvons
généralement que les hommes vertueux & distingués
dans les anciens tems se conformoient aux modes &
aux manières de leur siécle, & se faisoient même
remarquer par une conduite gracieuse, respectueuse,
& polie. Si vous voulez prendre la peine d’étendre
& de perfectionner ces légères idées, vous
obligérez. Madame, Votre sincére Admirateur.
S. S. S.
S. S. S.
Warwich, ce
10. Mars 1745-6.Niveau 3
Le bien que je
voudrois, je ne le fais pas, & le mal que je ne voudrois
pas, je le fais.
Metatextualité
Ce sujet me rappelle une avanture, dont je connois
parfaitement la vérité, & qui s’applique si bien à mon
dessein présent, que je ne puis m’empêcher d’en faire le
récit. Le lecteur m’excusera, s’il lui plaît, de ce que je
n’indique pas le pays & le nom de ceux qui en ont été
les Acteurs.
Niveau 3
Récit général
Un Grand Seigneur qui, à cause
de sa courtoisie, de son affabilité, & de sa douceur
apparente, étoit l’Idole de la populace, & faisoit
les délices de ceux qui étoient admis dans sa compagnie,
donna un exemple remarquable de cette hypocrisie civile.
Il possédoit, sans doute, plusieurs excellentes
qualités, quoiqu’il manquât de celle qui les couronne
toutes, savoir la sincérité, comme la suite de cette
histoire le fera évidemment paroître. Il eut le malheur
de tomber dans la disgrace de son Souverain, par les
insinuations artificieuses du prémier Ministre, qui
étoit un homme méchant & foible (excepté dans toute
sorte d’artifices bas & méprisables, où il faut convenir qu’il excelloit), & qui
haïssoit tous ceux qui avoient un mérite réel, ou
paroissoient en avoir. Il est vrai qu’on ne lui avoit
pas interdit absolument la Cour ; mais il y étoit vû
avec tant de froideur, qu’il y alloit rarement ; ce qui
fournit à son ennemi plusieurs occasions de lui nuire,
en représentant sous des fausses couleurs tout ce qu’il
faisoit. Il arriva un jour qu’une Dame, qui avoit
souvent occasion de voir le prémier Minsitre, à cause
d’une affaire qu’elle sollicitoit, fut obligée de
s’arrêter dans son antichambre, jusques au départ d’une
personne avec qui il étoit engagé. Elle vit bientôt
arriver une chaise avec les rideaux bien tirés, &
quelques minutes ensuite un homme sortit du cabinet ou
le prémier Ministre recevoit ordinairement ceux qui
venoient le trouver pour quelque affaire particuliére,
& se jetta dans cette chaise avec la plus grande
précipitation, comme s’il craignoit d’être vû, même des
domestiques de la maison. Une chose aussi extraordinaire
qu’une chaise apportée dans l’intérieur de la maison,
outre les grandes précautions que prénoit
la personne qui y entroit, lui causa assés de surprise ;
mais elle n’eut pas le tems de faire beaucoup de
réflexion à cet égard, parce qu’on l’introduisit d’abord
auprès du prémier Ministre. Cependant elle n’avoit pas
encore fini ce qu’elle avoit à lui dire, lorsque son
valet de chambre vint l’avertir qu’un homme de
distinction demandoit à lui parler ; sur quoi il sortit
avec précipitation, la laissant toute seule dans son
cabinet. Comme elle étoit assise, en pensant à ses
propres affaires, & bien éloignée de sentir aucune
curiosité pour celles des autres, il lui arriva, sans
dessein de jetter les yeux sur un parchemin qu’on avoit
laissé à moitié plié sur une table, proche de l’endroit
où elle étoit ; & elle ne put s’empêcher de lire ces
mots aux sommet d’une page ; Articles d’accusation pour
haute trahison. Elle en tressaillit d’abord, &
cédant à la curiosité de regarder un peu plus bas, elle
lut le nom de ce Seigneur dont j’ai parlé, &
au-dessous celui d’une autre personne dont elle avoit
ouï parler comme de son plus cruel ennemi. Elle ne douta
point alors que le prémier Ministre &
cet autre homme ne machinassent quelque complot contre
ce Seigneur. Elle le connoissoit, quoique légérement,
& elle avoit la plus haute estime pour son
caractère ; ainsi elle sentit encore plus d’indignation
que si on avoit voulu pratiquer cet acte d’injustice
contre une personne moins estimable. Elle n’eut pas le
tems d’examiner le contenu du parchemin. Le prémier
Ministre revint, & après quelques discours sur
l’affaire qui l’avoit amenée, elle se retira avec une
agitation d’esprit qu’elle avoit de la peine à cacher
malgré toute sa prudence. Quand elle fut arrivée chez
elle, & qu’elle réfléchit à ce qu’elle avoit vû,
elle crut devoir instruire ce Seigneur du danger où il
se trouvoit, afin qu’il pût se mettre sur ses gardes.
Elle lui écrivit donc, qu’elle avoit fait une découverte
importante pour ses intéréts, & même pour sa sûreté,
qu’il étoit absolument nécessaire qu’il en fût d’abord
informé & que s’il avoit le loisir de la recevoir,
elle se rendroit chez lui, le même soir, pour l’informer
de quoi il s’agissoit. Il lui repondit
fort poliment qu’il étoit obligé de souper avec quelques
amis dans une maison de plaisance qu’il avoit à quelque
distance de la ville, mais qu’il ordonneroit à son
Sécrétaire de passer chez elle, la priant de lui
communiquer ce sécret, ajoûtant qu’elle pouvoit le faire
avec autant de confiance que si elle le communiquoit à
lui-même. Le Sécrétaire vint en conséquence de cette
lettre, & elle lui fit part, suivant l’intention de
ce Seigneur, de tout ce qu’elle savoit, ajoûtant qu’elle
étoit persuadée que la personne, qu’elle avoit vû partir
dans cette chaise si bien fermée, étoit la même dont
elle avoit vû le nom dans le parchemin, & qui
s’offroit de prouver les articles d’accusation. Le
Sécrétaire lui parut fort étonné, & même épouvanté
de cet avis ; mais après avoir fait une petite pause ;
Il n’y a point de mal, dit-il, qu’on ne puisse attendre
de la malice & de la haine implacable du prémier
Ministre ; mais à l’égard de ce que vous supposez que la
personne qui est sortie avec tant de sécret est la même
dont vous avez vû le nom sur le parchemin,
il n’y a là aucun fondement ; car je suis fort assuré
que cet homme n’est pas dans le Royaume, & que
Monseigneur a pris de très bonnes mesures pour le tenir
où il est. Comme la Dame n’avoit à ce sujet que de pures
conjecture, quoiqu’appuyées sur une assez grande
vraisemblance, elle le laissa partir sans rien ajoûter
pour confirmer son opinion. Mais comme elle l’apprit
ensuite, il prit sur le champ la poste pour informer son
Seigneur de ce qu’elle lui avoit dit, ce qui lui fit
connoître, malgré la dissimulation de ce Sécrétaire,
combien cet avis lui paroissoit essentiel. Le Maître ne
fut point autant capable de se déguiser que son
Sécrétaire ; parce qu’il y avoit un plus grand intérêt.
Il le renvoya le lendemain la voir avec plusieurs beaux
complimens, & des expressions de la plus grande
reconnoissance, la priant encore de faire tous ses
efforts pour parvenir à quelque certitude &
découvrir, s’il étoit possible, la personne qui étoit
entrée dans la chaise, ajoûtant que, quoiqu’il pût lui
en coûter de peines & de dépenses pour révéler cet
important mystère, elle en seroit
amplement récompensée. Comme elle connoissoit fort bien,
& haïssoit véritablement autant les artifices bas du
prémier Minsitre, qu’elle vénéroit les bonnes qualités
du Seigneur qui lui demandoit cette grace, & qu’elle
avoit sans doute quelques étincelles de curiosité, elle
assûra le Sécrétaire, qu’elle ne négligeroit rien pour
satisfaire les désirs de son Maître. Il renouvella alors
ses complimens, & lui dit qu’il repasseroit chez
elle dans quelques jours, la conjurant que, si elle
réussissoit dans ses recherches avant son retour, elle
voulût lui en donner avis. Il seroit trop long de
raconter les différens stratagêmes qu’elles employa pour
faire cette découverte. Il suffira de dire qu’elle
réussit dans moins d’une semaine, en découvrant qu’elle
ne s’étoit point trompée dans ses premières conjectures,
& que l’homme, qui prénoit tant de peine pour se
cacher, étoit le même individu, dont elle avoit vû le
nom, comme du principal accusateur de cet illustre
Seigneur. La seconde priére qu’il lui fit, par la bouche
de son Sécrétaire qui venoit la voir
chaque jour, fut de découvrir où logeoit cet
incendiaire, ce qu’elle découvrit enfin après beaucoup
de fatigues personnelles, & même des dépenses
considérables ; Mais de quoi ne viendront pas à bout un
zèle sincère de la curiosité, & un mélange
d’intérêt ! Quoique née & élévée dans des espérances
considerables, divers accidens l’avoient retranchée du
nombre des riches, sans l’exposer au mépris qui
accompagne la misère ; & comme elle avoit beaucoup a
espérer de la faveur d’un Patron si honorable & si
distingué, cette consideration redoubloit, sans doute,
sa diligence & son industrie à le servir. A la
vérité on lui faisoit de très grandes promesses. La
reconnoissance de ce Seigneur surpassoit même, en
apparence, ce qu’elle pouvoit imaginer. Après qu’elle
lui eut appris où on pouvoit trouver son adversaire, il
envoya son Sécrétaire pour lui dire qu’il reconnoîtroit
toûjours qu’il lui étoit redevable, si non de la vie, du
moins de l’honneur, & de tout ce qu’il estimoit le
plus dans le monde, & qu’il ne manqueroit pas de la
convaincre dans peu de jours, combien il
étoit sensible à une si grande obligation, en rendant sa
fortune aussi aisée, qu’elle avoit mis son esprit en
repos. Jamais service plus grand que celui qu’elle lui
rendit. Ainsi prévenu de bonne heure, il trouva le moyen
de détruire tous les complots que ses ennemis
machinoient contre lui, rentra dans les bonnes graces de
son Souverain, ruina son grand accusateur dans l’esprit
du prémier Ministre, en sorte qu’on laissa entiérement
tomber cette affaire, sans la renouveller. Mais pour
revenir à la Dame, dont il est question. Ayant appris,
quelques semaines ensuite, que ce Seigneur étoit rentré
de nouveau en faveur, & ne recevant aucune nouvelle
de sa part, ou de son Sécrétaire, elle lui écrivit une
lettre pour lui exprimer sa satisfaction de ce que ses
recherches avoient eû un succès si heureux. Il semble
qu’elle ne pouvoit pas prendre un moyen modeste de lui
en rappeller le souvenir, & on croiroit qu’il auroit
dû sentir quelque honte de ce qu’il
l’avoit obligée à s’en servir. Mais quand on peut se
résoudre à commettre une action basse & peu
généreuse, on trouve aisément le moyen de se
tranquiliser. Il repondit civilement, mais avec
froideur, à son messager, qui lui remit la lettre en
main propre, qu’il avoit été derniérement très occupé ;
mais qu’il ne manqueroit pas d’ordonner à son Sécrétaire
de la voir de sa part dans peu de jours. Elle avoit trop
de pénétration pour ne pas découvrir qu’il y avoit plus
du Courtisan que de l’honnête-homme dans cette conduite,
& après plusieurs semaines, dans la vaine attente de
son Sécrétaire, elle resolut enfin de lui faire une
visite, & d’apprendre de sa propre bouche ce qu’elle
devoit attendre de sa générosité. Mais si elle
s’imaginoit de le voir, elle se trompoit extrêmement.
Dès qu’on l’eut annoncée, au-lieu de la recevoir comme
avant qu’elle lui eût rendu ce service, le valet de
chambre de ce Seigneur vint lui faire des excuses de ce
qu’il ne pouvoit la voir ; parce qu’il
étoit engagé en compagnie, & qu’il seroit charmé
qu’elle lui fit le même honneur dans tout autre tems.
Résolue de voir ce qui en résulteroit, elle y retourna
le lendemain. On lui dit alors qu’il étoit indisposé ;
le troisiéme jour il étoit encore incommodé ; le
quatriéme on lui fit la même réponse, quoique pendant
tout ce tems elle ne fut pas plûtôt revenue chez elle,
qu’elle le voyoit passer en carosse devant sa porte.
Ceci suffisoit pour la convaincre que le service qu’elle
avoit rendu ne paroissoit plus mériter qu’on en
témoignat quelque reconnoissance. Cependant elle y alla
encore trois ou quatre fois ; mais il étoit toûjours
absent, encore qu’elle s’apperçut que les Domestiques
avoient un ordre absolu de lui refuser l’entrée chaque
fois qu’elle viendroit. Elle tâcha alors de voir son
Sécrétaire ; mais il n’eut pas moins de soin de
l’éviter ; sur quoi elle lui écrivit un petit billet, le
priant de saisir le prémier moment de son loisir pour
passer chez elle. Comme le messager avoit ordre d’attendre une réponse, il ne lui fut pas
possible de s’en dispenser ; mais il se contenta de
repondre de bouche, qu’il n’avoit reçu aucun ordre à son
sujet, & que, s’il en recevoit, il ne manqueroit pas
de lui en faire part. Elle continua encore long-tems ses
remontrances, & quoique ce Seigneur véçut encore
cinq ans après cette Epoque, elle n’en reçut jamais
aucune marque de reconnoissance que des simples paroles.
Ainsi finirent toutes ses espérance & ses attentes
de ce côté. C’est ainsi qu’un Grand Seigneur qui s’étoit
fait une si haute reputation, par le moyen de sa
politesse & de son affabilité, donna des preuves de
sa reconnoissance & de son honneur.
Metatextualité
Ce n’est pas qu’il n’eut fait
plusieurs actions généreuses ; mais c’étoit comme l’observe
mon correspondant, parce que son intérêt ou sa reputation
l’exigeoient. Ici il n’avoit plus le même motif. Comme
l’affaire dont cette Dame s’étoit mêlée étoit sécrete, &
que si elle l’avoit divulguée elle se seroit exposée à la
disgrace du prémier Ministre, il n’avoit rien à craindre de
son ressentiment, en négligeant d’exécuter ses
promesse, & il ne pouvoit, en la recompensant, rien
faire pour son ostentation ; ensorte qu’on peut conclure
très aisément que toutes ses belles qualités n’étoient que
superficielles, une pure apparence, un artifice étudie,
& qu’il n’avoit réellement ni honneur, ni gratitude, ni
bon naturel, ni même l’honnêteté ou l’intégrité commune ;
enfin, quoiqu’il fut un Maître parfait en civilité, il étoit
entiérement destitué de bonnes manières.
Niveau 3
l’obstination n’est jamais si
grande, que lorsqu’on est dans le tort.
Niveau 3
Chacun de vous dit,
je suis de Paul, & moi d’Apollos, & moi de Cephas,
& moi de Christ. Comme si, ajoute-t-il dans le Verset
suivant, Christ pouvoit être divisé.
Niveau 3
Les éclairs, dit-il, les
tonnerres, & toute l’artillerie du Ciel fuyent, comme
des avant coureurs, devant le Tout-puissant ; ils ne font
que le proclamer, & disparoissent. Un son plus calme
succède, & Dieu est là.
Niveau 3
« 19. Comment sont tombez les
hommes forts ? 20. Ne l’allez point dire dans Gath, &
n’en portez point les nouvelles dans les places d’Askelon,
de peur que les filles des Philistins ne s’en réjouissent,
de peur que les filles des incirconcis n’en tressaillent de
joye. 21. Montagne de Guilboach, que la rosée & la pluye
ne tombent point sur vous, ni sur les champs qui y sont haut
élévez ; parce que c’est-là qu’à été jetté le bouclier des
forts, & le bouclier de Saül, comme s’il n’eut point été
oint d’huile. 22. Saül & Jonathan, aimables &
agréables en leur vie, n’ont point été separez dans leur
mort, ils étoient plus légers que les Aigles, ils étoient
plus forts que des Lions. »
Metatextualité
Mais je crains d’en avoir trop dit à cet égard, à moins que
je ne fusse en état d’en dire davantage sur le sujet même.
Je me suis laissée emporter par mon zèle ; & le zèle
n’est pas toûjours accompagné de prudence. Je me flatte
cependant que ceux de qui je souhaite le plus d’être
excusée, le feront aisement ; & à l’égard des autres, je
leur ferai toute la reparation qui est en mon pouvoir. Dans
ce dessein je leur presente à présent une lettre qui fut
laissée chez notre Editeur par un laquais en livrée fort
riche, ce qui nous fait croire que la lettre vient d’une
personne de distinction. Je ne dis ceci qu’en faveur de ceux
qui adorent la grandeur. Je suis très convaincue que la
Spectatrice a des lecteurs qui jugeront des choses suivant
leur juste poids & leur mesure, & non sur
l’extérieur de celui qui les donne. Mais je ne veux pas
différer de satisfaire la curiosité que ces paroles ont
peut-être fait naître ; voici donc la lettre
exactement, comme elle nous est parvenue.
Aux Auteurs de la Brochure qui paroit chaque mois sous le titre de Spectatrice.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Mesdames, « Si vous êtes
réellement de ce sexe, car je le revoque fortement en
doute. Je pourois m’imaginer que vous l’êtes en vous en
voyant vous lasser de faire le bien ; mais vous ennuyer
des applaudissemens du public, m’assure presque que vous
ne pouvez pas être d’un sexe qui en est si passionnée.
Au nom de Dieu quel est votre dessein en jettant de coté
votre plume lorsque sa reputation est le mieux établie,
& que non seulement moi-même, mais plusieurs autres
ont resolu de vous envoyer des materieux pour lui donner
de l’employ ? Je suis assuré que vous n’avez pas encore
parcouru la moitié des sujets qui demandent votre
attention & sur lesquels on attendoit quelque chose
de vous. Il faut convenir que vous avez
donné aux Dames plusieurs belles leçons pour leur
conduite. Si elles les mettent en pratique, elle feront
certainement leur propre bonheur, & celui de leurs
Epoux. Mais je ne sçais pas si vous avez jamais dit un
seul mot sur un foible qui regne beaucoup parmi elles.
C’est par pure complaisance que je ne lui donne pas un
nom plus odieux, car il renferme en effet tout ce qui
est cruel, injuste, & vilain. Ce que je veux dire
est cette énorme vanité de se faire autant d’adorateurs
qu’il est possible, & de les encourager tous
également, quoiqu’il n’y en ait qu’un seul qu’on puisse
rendre heureux, & même qu’on ne veuille faire le
bonheur d’aucun.
Cependant tous
les hommes ne me ressemblent pas à cet égard. J’en
connois qui ont le cœur si doux & si pliant, que
la première impression y enfonce si profondement,
qu’elle ne peut plus être effacée par le tems ou les
mauvaises manières. C’est en faveur de ces amans
inconsolables que je voudrois vous prier de montrer
sous ses propres couleurs la folie & l’injustice
de ces femmes dont j’ai parlé. Je pense d’ailleurs
que vos avis ne peuvent pas les tenir en garde
contre une chose plus pernicieuse à
leur propre caractère, ou qui les rende moins
estimables aux yeux de tous les hommes de sens &
de jugement. J’ai fait une observation générale, qui
vous paroîtra peut-être un Paradoxe. C’est que
celles qui ont l’esprit le plus brillant, sont les
plus coupables de cette folie. Cependant on le
concevra aisément, si on s’en rapporte au jugement
du feu Comte de Rochester. Il nous dit qu’il faut
une capacité plus qu’ordinaire dans notre sexe pour
faire un petit Maître complet ; c’est pourquoi il
faut beaucoup d’esprit à un <sic> Coquette,
qui est une espéce de petite Maîtresse, ou elle ne
la deviendroit jamais. Je crois que ce Seigneur
s’exprime de cette manière.
Chaque femme n’est pas versée dans les différens
mouvemens de l’œil. Il faut convenir qu’il n’y a que
des Dames de beaucoup d’esprit qui sachent les
tourner & les rouler d’un air languissant, ou
sévére, & diriger chaque coup d’œil, non suivant
les impressions du cœur, mais afin de resserrer les
chaines du pauvre sot d’amant. Puisque ces Dames
meritent qu’on travaille à les reformer, la
Spectatrice ne devroit pas, à mon avis, refuser de
prendre quelque peine à ce sujet. Je sçais fort bien
que celles qui prétendent avoir le plus d’honneur
& de modestie n’ont point honte de passer pour
Coquettes, & ne font que rire des remontrances
qu’on leur fait à ce sujet. Elles s’imaginent que la
jeunesse donne toute sorte de licences, & c’est
un grand bonheur si elles ne
continuent pas à les pratiquer dans la vieillesse.
Pour moi, quoique je ne prétende pas, comme bien
d’autres, que votre sexe a été créé uniquement pour
le plaisir & la commodité de l’homme, je puis
cependant leur demander, sans leur donner aucun
sujet de s’offenser, d’où elles derivent le
privilége de nous en imposer & de nous tromper
impunément. Si l’on découvre un homme qui fasse la
cour en même tems à deux Dames, on le traite d’abord
de perfide, de monstre, de traitre, & on le
charge de toutes les épithétes insultantes que notre
langue nous fournit ; cependant que la vaine
Coquette, qui a fait peut-être vingt malheureux, se
glorifiera des maux qu’elle aura causez, &
triomphera à proportion qu’elle aura fait des
misérables. Comme vous ne pouvez pas ignorer
la justice de cette accusation, je me flatte que vous
l’appuyerez de votre témoignage, & que vous ferez
tous vos efforts pour supprimer ce mal à
la mode. Quelques unes rougiront peut-être des reproches
d’une personne de leur sexe, qui riroient de toutes les
plaintes du notre. Quoiqu’on puisse les regarder comme
incorrigibles à cet égard, des remontrances judicieuses
& pathétiques pouront faire impression sur la
prudence de quelques unes & le bon naturel de
quelques autres. La chose mérite qu’on en fasse du-moins
l’essai ; & quoique vous puissiez manquer le succès
que vous vous promettez, la seule tentative imposera une
obligation durable à tout notre sexe en général, &
en particulier à celui qui à l’honneur de se signer avec
la plus parfaite considération. » Mesdames, Votre
très-humble & très
obéïssant Serviteur. Veritatus.Bartlet-Square,
« P.S. J’avois oublié de vous
instruire, Mesdame, que la première de
mes trois Maîtresse, & assurément celle pour qui je
sentois le plus de ce qu’on nomme amour, ayant appris
que j’avois rompu avec les deux autres, me fit prier,
peu de jours après, de l’aller voir. La politesse ne me
permettoit pas de résister à cette invitation ; j’y
allai donc. A mon entrée, nous nous regardames l’un
l’autre d’un air embarrassé. Aussitôt que je fus assis,
elle me dit qu’elle m’avoit donné la peine de venir chez
elle pour me faire une question concernant une famille
que je connoissois. L’affaire dont elle me parla étoit
une pure bagatelle ; elle pouvoit savoir très bien que
je n’étois pas en état de la résoudre, en sorte que je
n’eus pas de peine à connoître que sa curiosité n’étoit
qu’un prétexte pour avoir l’occasion de mettre en
pratique les mêmes artifices qui avoient été sur le
point de captiver mon cœur pour toûjours. Mais j’ai à
présent trop d’expérience avec le sexe pour être attrapé
de cette manière ; & si jamais je donne mon cœur, ce sera où la simplicité naturelle
fait le plus grand charme. J’ai ajouté ceci pour vous
convaincre, Mesdames, que rien ne leur fait autant
perdre de l’admiration qu’elles ambitionnent, que la
peine qu’elles prennent pour l’exciter. Croyez moi
encore, bonne Spectatrice, comme ci-dessus. » Votre,
&c, &c.
Niveau 4
Autoportrait
Je parle ainsi sur ma
propre experience. J’ai fait la cour
successivement à trois Dames, qui après m’avoir
donné les plus flatteuses esperances, me
plongerent subitement, dans un gouffre de
désespoir. Si j’avois eu la moitié de la passion
dont je me parois, j’aurois certainement cherché
ma tranquilité dans le secours de ma
jarretière, ou d’une pillule. Mais, graces au
Ciel, ma flamme n’étoit pas assez violente pour
consumer ma raison. Il me resta encore assez de
cette dernière pour tourner contre elles le coup
qu’elles vouloient me porter, en montrant combien
j’en étoit peu touché, & en ne témoignant ni
haine, ni envie contre ceux d’entre mes rivaux
qu’on avoit retenus après m’avoir congédié, ou
plûtôt après que je me fus retiré dès que j’eus vû
la vanité de mon entreprise.
Niveau 5
C’étoit un fou par choix, & non
manque d’esprit. Sa fatuité, sans le secours du
bon sens, ne se seroit jamais élévée à ce point
d’excellence. La naturelle à autant de peine à
faire un vrai fat qu’un vrai Philosophe. Nous
atteignons le sommet & la dignité de la folie
par des recherches studieuses & le travail de
notre cerveau, par observations,
conseils, & pensées profondes. Dieu n’a jamais
fait un petit-Maître qui valut un dernier. Nous
devons ce nom à l’industrie & à l’artifice. Un
éminent fou doit-être un homme de talens.
obéïssant Serviteur. Veritatus.
Bartlet-Square,
ce 27.
Mars 1746.
« P.S. J’avois oublié de vous
instruire, Mesdame, que la première de
mes trois Maîtresse, & assurément celle pour qui je
sentois le plus de ce qu’on nomme amour, ayant appris
que j’avois rompu avec les deux autres, me fit prier,
peu de jours après, de l’aller voir. La politesse ne me
permettoit pas de résister à cette invitation ; j’y
allai donc. A mon entrée, nous nous regardames l’un
l’autre d’un air embarrassé. Aussitôt que je fus assis,
elle me dit qu’elle m’avoit donné la peine de venir chez
elle pour me faire une question concernant une famille
que je connoissois. L’affaire dont elle me parla étoit
une pure bagatelle ; elle pouvoit savoir très bien que
je n’étois pas en état de la résoudre, en sorte que je
n’eus pas de peine à connoître que sa curiosité n’étoit
qu’un prétexte pour avoir l’occasion de mettre en
pratique les mêmes artifices qui avoient été sur le
point de captiver mon cœur pour toûjours. Mais j’ai à
présent trop d’expérience avec le sexe pour être attrapé
de cette manière ; & si jamais je donne mon cœur, ce sera où la simplicité naturelle
fait le plus grand charme. J’ai ajouté ceci pour vous
convaincre, Mesdames, que rien ne leur fait autant
perdre de l’admiration qu’elles ambitionnent, que la
peine qu’elles prennent pour l’exciter. Croyez moi
encore, bonne Spectatrice, comme ci-dessus. » Votre,
&c, &c. Metatextualité
Si l’Auteur de cette lettre avoit
differé de nous l’envoyer jusqu’à la publication de notre
dernier essai, il se seroit épargné cette partie de sa
requête qui regarde la Coquéterie de notre sexe, parce que
nous avons suffisamment témoigné combien nous désaprouvons
ce foible qui ne regne que trop, comme il faut en convenir.
Nous lui accordons qu’il n’y a rien de plus bas & de
plus injuste, que d’encourage une multitude d’amans ; &
comme la Coquetterie nous rend méprisables aux yeux de tous
les hommes de sens, ainsi une humeur galante nous rend
justement haïssables. Un esprit obéïssant, & qui est
déterminé, comme je l’ai déjà dit, à
n’écouter aucune proposition d’amour ou de mariage, sans
l’approbation de ses supérieurs, evitera ces dangereux
penchans. Mais en même tems que je condamne, sans contester,
mon propre sexe à cet égard, je ne puis absoudre tout-à-fait
les hommes. S’ils aiment véritablement, & s’ils n’ont
que des vues honorables, pourquoi ne s’adressent ils pas
premièrement à ceux qui peuvent autoriser, par leur
consentement, leurs poursuites ? Une telle précaution
préviendroit infailliblement le mal dont Veritatus se plaint
avec tant de raison, puisque aucun parent, ni aucun tuteur,
ne permettroit à sa pupille d’entretenir un amant, lorsqu’il
n’aprouveroit pas qu’elle en fit un Epoux. Il me paroit
donc, sur le tout, que c’est en bonne partie leur faute,
s’ils sont si exposez à avoir des rivaux. Chaque homme à un
droit égal de faire sa cour à la femme qu’il aime. Dans ce
cas, il n’est point surprenant que, parmi une multitude
d’amans, le cœur d’une femme flotte tantôt en faveur de
l’un, tantôt en faveur de l’autre, suivant la
fantaisie du jour. De plus un cortége d’amans qui meurent,
ou prétendent mourir, d’amour à nos pieds, repait la vanité
d’une jeune fille, en sorte qu’il y a mille contre un à
gager qu’elle ne sera pas capable de sentir une autre
passion. Mais quand ceux à qui elle est obligée de se
soumettre se joignent pour lui présenter un cœur qu’ils
jugent digne d’elle, elle ne manquera pas, à moins qu’une
antipathie naturelle ne s’y oppose, de faire le bonheur de
son Amant, & le sien propre, par une affection constante
& honorable, comme je me ressouviens d’avoir lû quelque
part, que Lorsqu’une Dame est entiérement sa propre
Maîtresse, soit qu’elle soit Veuve, ou hors de tutelle,
& qu’elle n’a à consulter que son inclination, un
Cavalier qu’elle encourage d’abord, & qu’elle écarte
ensuite, sans aucune raison, à beaucoup de
sujet de se plaindre. Veritatus ne nous dit point si c’étoit
son cas avec aucune de ses Maîtresses ; ainsi je ne puis
point décider s’il est excusable ou non. Mais j’ôse assûrer
que quiconque fait la cour à une femme qui ne peut pas
disposer d’elle-même, sans consulter préalablement ceux qui
ont ce pouvoir, est coupable d’une folie qui mérite le
traitement dont il se plaint. Cependant le traitement qu’il
a éprouvé, ne l’a pas extrêmement mortifié, comme il en
convient lui-même, ni peut-être aucun de ses rivaux. Peu
d’hommes aujourd’hui se consument d’amour, & il faut
convenir que les deux sexes sont à peu près sur le même
pied. Si les uns sont dirigez par leur vanité, d’autres ne
consultent que des vûes intéressées. Une véritable &
parfaite passion de part & d’autre est une espéce de
prodige dans ce siécle, où on ne veut que rire &
s’évaporer.
Niveau 3
l’amour fixé à un
seul objet est dans un ancrage sûr, & brave la
fureur des vents & des flots ; mais dés qu’il perd
ce qui le retenoit, emporté dans le vaste Océan, il
vogue à l’aventure, & devient le jouet de chaque
vague.
Niveau 3
Tous cherchent le bonheur ; mais peu le
trouvent ; car la pluspart <sic> des hommes sont
aveugles.
Metatextualité
On me dit que
plusieurs de ceux qui souscrivent à cet ouvrage se plaignent
que je me suis écartée de la méthode amusante avec la quelle
j’avois debuté ; que, depuis la seconde ou la troisiéme
partie, je suis devenue plus sérieuse ; que je moralise
trop, & que je ne leur donne point assez d’historiettes.
A l’égard de la plus grande partie de cette
accusation, je dois m’avouer coupable ; mais comme on permet
à tous les accusez d’entreprendre leur propre défense, je ne
doute pas de donner des raisons de ma conduite à ce sujet
qui me justifieront dans l’esprit de la plûpart de mes
lecteurs. D’abord je devois engager l’attention de ceux que
je voulois reformer, en leur donnant ce qui pouroit leur
plaire ; je crus donc devoir commencer par des contes &
des petites histoires, parce que chacun pouvoit se flatter
d’être en état d’en trouver la Clé, & je procédai
ensuite par dégrés à des avertissemens plus graves. Comme
Tasse dit dans son Godefroi, Chant prémier, Stance
troisiéme.
Je voudrois les traiter avec la tendresse
d’une Mère, mais non, comme quelques Mères, pousser mon
indulgence jusqu’à leur ruine. Je ne leur ai pas donné,
uniquement pour les amuser, des exemples d’une bonne &
d’une mauvaise conduite, mais pour leur inspirer le désir
d’imiter la première & le soin d’éviter l’autre. C’est
pourquoi j’ai mieux aimé prendre le titre de Spectatrice que
celui de Donneuse d’avis (*3). Je
pensois que le dernier découvriroit trop clairement mon
dessein, & pouroit, en bonne partie, le rendre inutile
auprès de ces personnes dissipées, & qui n’aiment point
à réfléchir. C’étoit principalement pour elles que j’avois
destiné cet ouvrage, parce qu’elles en ont le plus grand
besoin. Je suis pleinement persuadée qu’il y a, malgré la
dépravation du siécle, un grand nombre de personnes qui
approuvent cette entreprise pour la même raison qu’elle
déplaît à d’autres, & que plusieurs même
de ces dernières en sont devenues meilleures, & en
jettant de coté leur vanité & leur affection, se sont
parées suivant la nature, & sont devenues de cet aimable
caractère que le Chevalier Davenant décrit de cette maniére.
Je ne doute
point que ceci ne me défende dans l’esprit de ceux qui m’ont
accusée de m’être écartée de mon prémier but, & qu’il ne
me fasse de nouveaux amis, au-lieu de me créer des ennemis
& de les irriter. Je vais cependant donner à ceux qui
veulent qu’on les amuse, une petite histoire avant que de
terminer ces Essais. Je voudrois que les jeunes Dames y
fissent une attention particuliére, parce qu’elle met dans
son plus grand jour l’orgueil d’une beauté dans sa premiére
fleur, de façon à engager tous ceux qui sont susceptibles de
ce défaut à le surmonter autant qu’il est possible.
Niveau 3
Là tu sçais que le
monde est le plus incliné, où le joyeux Parnasse, jette
son ombre agréable, & où la vérité exprimée sous des
termes adoucissans, quand elle est lue avec soin, touche
le cœur le plus dûr. Nous en agissons de même avec les
enfans, nous frottons de quelque chose de doux le bord
de la coupe, afin qu’ils goûtent la potion amère que
nous leur présentons. Ils boivent dans cette erreur ;
ainsi vivent ceux que nous avons trompez de cette
manière.
Niveau 3
Quoiqu’étrangere à la
Cour, ses modeste regards, & la pureté de son cœur,
auroient triomphé de tous les Courtisans, les plus
expérimentez qui n’auroient pû éviter ses filets. Car la
Nature les tendoit en dépit de l’Art.
Niveau 3
Hétéroportrait
Ariane étoit la fille d’un
Ecclésiastique du prémier rang, avoit une figure très
agréable & beaucoup d’esprit. Elle ne le savoit que
trop, pour son malheur, puisque sa vanité crût au point
d’obscurcir toutes les bonnes qualités qu’elle avoit
reçues de le <sic> nature ou de l’éducation. Elle
se regardoit comme une petite Divinité, &
s’imaginoit être faite pour être universellement adorée.
Elle haissoit tous ceux qui ne la flattoient pas sur sa
beauté, & méprisoit tous ceux qui le faisoient. Ni
la naissance, ni les richesses, ni le mérite ne
faisoient sur elle la moindre impression. Elle ne
croyoit pas qu’aucun homme fut digne d’elle, &
quoique chaque nouvel amant lui fit un plaisir infini,
elle en sentoit encore davantage à le mal-traiter. Son
père s’étant marié dans un âge fort avancé, étoit
presque accablé de vieillesse, quand Ariane commença à
paroître dans le monde D’un autre coté sa mère étoit
assez foible pour la favoriser dans toutes ses
fantaisies & ses vanitez, dont elle n’étoit pas
exemte elle-même. L’une & l’autre ne faisoient que
rire des remontrances du bon homme, &
l’auroient très souvent envoyé au lit, tandis qu’elles
alloient ensemble à la Cour dans une partie de Bal, à la
Mascarade, ou à quelque autre partie de plaisir, dont
elles ne revenoient pas avant le matin. J’étois intime
avec Ariane, & de son côté elle me témoignoit une
estime particuliére ; cependant je n’ai jamais pû
réussir à la rendre sérieuse, ou obtenir qu’elle entrat
dans une conversation instructive. Tous ses discours ne
rouloient que sur ses amans ; je ne l’ai jamais vûe
raisonnable qu’une seule fois encore je ne sçais si on
pouvoit lui donner ce titre, & si ce n’étoit pas
plûtôt un accès de rate, dont elle fut saisie dans une
occasion assez extraordinaire. Elle me dit qu’ayant
voulu éprouver la passion de Doriman, l’un de ses
adorateurs, elle lui avoit défendu de la voir davantage,
sur quoi il avoit protesté de ne pas survivre à une si
cruelle sentence, & qu’elle s’attendoit d’apprendre
le jour suivant qu’il auroit péri par le fer, le feu, ou
le poison ; mais bien loin de prendre cette résolution,
qu’elle venoit de le recontrer dans le
Parc avec deux ou trois de ses amis, & qu’il avoit
un air aussi gay & aussi calme qu’il l’eut jamais
eû. C’étoit une mortification qu’elle ne put pas
supporter avec patience, & elle m’avoua, que depuis
long-tems elle souhaitoit de voir un homme mourir
d’amour pour elle. Que me sert-il, s’écria-t-elle, que
des milliers me disent qu’ils ne peuvent pas vivre sans
moi ; La mort réelle de l’un d’entr’eux établiroit mieux
ma reputation, que dans les beaux discours qu’ils
peuvent me tenir. Une autre fois j’étois chez elle,
lorsqu’elle essayoit un habit neuf fort riche & de
très bon goût. Après m’avoir demandé plusieurs fois mon
opinion touchant la couleur, la façon, la garniture
& tout ce qui appartentoit à cet habit, elle se leva
soudain, fit le tour de sa chambre, comme si elle avoit
voulu danser une courante ; ensuite se tournant du côté
du miroir, & arrangeant son panier, elle repêta,
dans une espéce d’enthousiasme, ces Vers d’un ancien
Poëte. Ah ! ma
chère, ajouta-t-elle en se tournant de mon
côté, ce n’est pas la parure seule qui captive, c’est
l’air de la personne qui fait tout. Croyez vous à
présent qu’une autre personne eut aussi bon air sous cet
habit ? Je l’avois souvent raillée sur cette
extravagante vanité ; mais sans aucun effet ; &
d’ailleurs je n’étois pas alors en humeur de railler ;
ainsi je me contentai de lui dire, que comme je n’étois
pas un homme, mon opinion à cet égard seroit de petite
importance ; surquoi elle s’écria, en riant à gorge
deployée, que j’avois raison. Je n’aurois jamais fait si
je voulois raconter toutes les impertinences que j’ai
ouies de la bouche de cette pauvre fille ; cependant ce
que j’ai entendu étoit infiniment au-dessous de ce que
d’autres personnes m’ont dit. Elle étoit assurément un
prodige de vanité, & sans être une folle, aussi
étourdie, & aussi inconsidérée qu’il est possible.
Souvent je n’ai pû m’empêcher de faire les réflexions
les plus Mélancoliques, en voyant une jeune personne,
qui avoit toutes les qualitez nécessaires pour se rendre
parfaitement agréable, les gâter par son affectation,
consumer, en s’admirant dans un
miroir, ce tems qu’elle auroit dû employer à l’ouvrage,
à la musique, à la peinture, ou à lire quelque livre
utile, & pervertir les talens dont la Nature l’avoit
douée, dans des occupations au-dessous de la dignité
d’un être raisonnable.
Niveau 4
Avec quel air
étale-t-elle l’éclat de sa parure, enlevant tous les
jeunes cœurs à mésure qu’elle passé !
Metatextualité
Mais je ne veux pas arrêter trop
long-tems l’attention de mes lecteurs sur la description de
cette belle Dame. Qu’on se rappelle seulement toutes les
folies que son sexe à jamais pû commettre, & qu’on se
dise à soi-même, qu’elles étoient toutes réünies dans
Ariane.
Niveau 3
Récit général
Quoique le nombre de ses
adorateurs surpassât peut-être celui dont aucune autre
femme ait jamais pû se vanter, cependant aucun ne
satisfit l’orgueil de cette belle, au point de se donner
la mort de dèsespoir d’en être mal traité. Ceux même
qu’elle reçut le plus favorablement ne lui parlérent
jamais de mariage, & depuis quatorze ans jusques à
vingt quatre, elle passa pour une beauté renommée, sans
être l’objet d’un attachement particulier. Mais à cet
âge elle commença à éprouver un triste revers dans sa
condition. Son père mourut, & le
revenu qui l’avoit entretenue, avec sa mère, dans les
plus grandes extravagances de parure, & des plaisirs
de la ville ayant fini avec lui, elles éprouverent
bientôt des besoins qui n’avoient jamais excite leur
compassion. Cependant autant inconsidérées &
étourdies que jamais, elles continuerent à achéter &
à répandre leur argent pour des choses dont elles
n’avoient aucun besoin, jusques à ce qu’elles eussent
entiérement épuisé en bagatelles le petit fond que le
bon Ecclésiastique avoit laissé. Il falut d’abord se
défaire de leurs joyaux, ensuite de leur vaiselle &
de leurs meubles, & enfin de tout l’attirail qui
servoit à leur parure pour suppléer aux nécessitez de la
vie. Comme leur conduite ne leur avoit jamais attiré
l’estime des gens de bon sens, ainsi leur calamité
excita peu de compassion. La plûpart de ceux qui avoient
été intimement liés avec elles, prirent tout le soin
imaginable de les éviter, ne leur faisant jamais de
visite & n’en recevant aucune de leur part, &
d’autres, encore en plus grand nombre, les traitérent
avec mépris. Tous les amans d’Ariane
l’abandonnerent, & elle eut assez de loisir pour
faire des réflexions qui auroient pû lui procurer un
mariage avantageux, si elle les avoit faites auparavant,
du-moins qui l’auroient préservée de l’infortune où elle
se voyoit plongée. Enfin un digne Prélat, informé de la
situation de la vieille Dame, lui alloua pour sa vie une
légére pension, dont elle subsista avec sa fille quoique
fort petitement ; mais comme elle mourut avant la fin de
l’année, Ariane resta sans aucune ressource L’Evêque
paya tous les frais de ses funerailles, mais il
discontinua sa pension disant à cette infortunée
Créature, que, comme elle avoit de la jeunesse & de
la santé, il lui conviendroit mieux de gagner sa vie en
servant, que de vivre sans rien faire sur les charitez
d’autrui. Cette sentence dût paroître bien dure à une
personne accoutumée à commander & à se voir obéie ;
cependant elle suivit son conseil, & entra au
service d’une Dame, qui ne la traita que plus mal pour
sortir d’une bonne famille, alleguant, pour excuser sa
sévérité, que sachant comment Ariane avoit véçû auparavant, il étoit nécessaire de la
tenir bas, de peur qu’une trop grande indulgence ne lui
fit oublier les devoirs de sa condition présente, &
qu’elle ne retombat dans ses folies précédentes. Comme
si la servitude ne suffisoit pas pour la mortifier sans
y ajouter les mauvaises manières ! Mais j’ai observé
avec chagrin qu’il y a des gens qui se font un honneur
d’affliger & d’abbaisser ceux qui ont été autrefois
leurs égaux. Ariane passoit alors pour avoir les notions
aussi abjectes, qu’elles les avoit eues auparavant
elévées. Elle se soumettoit à tout avec une patience qui
paroissoit à quelques personnes approcher de la
stupidité ; mais je pense differemment ; j’aime mieux la
nommer raison & résignation à la volonté Divine. Un
accident qui arriva dans la famille la separa de cette
première Maîtresse, mais elle ne trouva pas beaucoup
d’indulgence auprès de la seconde, & sa condition
étoit extrémement à plaindre lorsque la Providence,
après lui avoir fait expier ses fautes passées, jugea à
propos de terminer ses souffrances qui duroient depuis
huit années, & même plus, & de la faire entrer
dans une famille, ou elle fut traitée
avec autant de douceur qu’elle avoit éprouvé ailleurs de
sévérité. Une personne, qui avoit vû une partie de ses
souffrances, en prit pitié, & la recommanda au
service d’une Dame veuve qui avoit, outre plusieurs
autres excellentes qualités, celle de se plaire à faire
le bonheur de tous ceux qui l’environnoient. Cette
Coquette reformée vit actuellement avec elle, &
vivra vraisemblablement dans cette maison jusques à ce
que la mort de l’une ou de l’autre les sépare. Les
personnes qui n’ont pas assez de hauteur pour refuser de
voir Ariane dans l’état où elle est reduite,
conviendront que sa conversaton <sic> est
infiniment plus estimable que dans son prémier état,
lorsqu’elle brilloit dans toute la pompe des joyaux
& de la parure, & qu’elle étoit la beauté de la
ville.
Niveau 4
Le contentement seul peut
dissiper tous nos besoins. Le contentement, qui n’est
qu’un autre terme pour exprimer le bonheur, fait que
notre fortune augmente suivant la vaste étendue de nos
désirs, ou que nos désirs baissent, diminuent & se
proportionnent à notre état. C’est la même chose pour
notre bonheur.
Niveau 4
Nous pouvons nous accorder
tous nos désirs. Celui qui ne convoite rien n’a besoin
de rien.
Niveau 3
Qu’est-ce que l’homme, dit très
bien un Poëte, quand sa propre volonté prévaut ! Combien
est-il inconsidéré & prompt à se plonger dans le mal !
Enflé de son pouvoir, & sans bornes dans ses désirs,
Dominé par des passions Tyranniques, toûjours demandant,
toûjours souhaitant, & jamais en repos. Dieu connoit
mieux que nous nos besoins, & nous donne de meilleures
choses que ce que nous désirons. Les uns veulent des
richesses & ils les obtiennent ; mais surpris par des
voleurs, ils sont tuez à cause de leur or. Quelques uns en
exil demandent avec priéres leur retour, & reviennent
d’un climat, où ils ont été traités généreusement, pour
périr dans leur patrie, assassinez par ceux à qui ils
avoient confié leur vie, une femme, ou quelque Domestique
favorisé. Il arive <sic> chaque jour que des bienfaits
sont achetez cherement, parce qu’on ne sçait pas pourquoi on
prie.
Niveau 3
Le
pouvoir qui exécute sur la terre les décrets de Dieu ; soit
qu’on l’appelle Providence, ou Hazard ou Destin, vient avec
une force irrésisitble, & se fait jour partout. Ni Rois,
ni Nations, ni Puissances réunis, ne peuvent retarder d’un
seul moment l’heure fixée ; Car sûrement tout ce que les
Mortels haissent ou aiment, espérent ou craignent dépend
d’en haut & de celui qui regne au Ciel.
Niveau 3
Hétéroportrait
Ce fameux Auteur essuya
lui-même plusieurs choses qui auroient
abattu un homme moins Philosophe. Il fut maltraité par
son Père qui donna, à un fils qu’il avoit d’un second
mariage, le patrimoine que l’Abbé devoit hériter. Il fut
regardé avec froideur par un Prince qu’il aimoit, &
qu’il avoit servi des <sic> sa jeunesse avec la
plus grande fidélité, & fut cruellement trompé par
un homme qu’il prénoit pour son ami intime, & qui
lui enleva presque toute sa petite fortune. Cependant
Mr. De Pont qui a écrit sa vie nous dit qu’on ne la
jamais vû avec un front couvert de nuages, & qu’on
ne la point entendu se plaindre des injustices dont il
étoit l’objet. Aussi lui donne-t-il beaucoup plus
d’éloges pour sa patience dans ses infortunes, que pour
ses autres vertus, & pour ce fond d’esprit & de
savoir que peu d’hommes de son siécle ont égale
<sic>, & qu’aucun n’a surpassé si nous en
croyons son histoire.
Niveau 3
Hétéroportrait
Je connois un homme, qui a
été empêché deux fois par les accidens les plus
extraordinaires de faire un voyage qui lui promettoit de
très grands avantages. Il se regardoit comme l’homme du
monde le plus malheureux, & ne pouvoit pas
s’empêcher de se plaindre, dans toutes les compagnies,
combien la Fortune étoit contraire à ses désirs. Mais il
ne tarda pas à reçevoir la nouvelle que les deux
Vaisseaux, sur les quels il avoit voulu s’embarquer,
étoient perdus, & que tous ceux qui étoient à bord
avoient péri dans les flots. Il fut obligé de
réconnoître son bonheur d’avoir échoué dans ce qu’il
désiroit, & de bénir la Divine Providence qu’il
avoit accusée derniérement de cruauté, en
s’addressant à elle sous le nom de Fortune.
Niveau 3
Hétéroportrait
Un autre homme, qui aimoit
passionnément une jeune & belle Dame, se conduisit
avec la plus grande extravagance, sur ce que le père de
sa Maîtresse lui préféra un rival. Tous ses amis
trembloient qu’il ne se portat à quelque acte de
déséspoir, & peut-être leurs appréhensions se
seroient elles vérifiées, si deux ou trois jours après
celui où il avoit perdu toutes ses espérances, il
n’avoit pas découvert, par un effet de la Providence,
qu’un aide d’écurie avoit procuré à cette Dame l’honneur
de devenir Mère deux ans avant qu’on l’eut congédié.
Niveau 3
Hétéroportrait
Une Dame de ma connoissance
étoit sur le point de perdre l’esprit de chagrin pour la
mort d’un Epoux, avec qui elle n’avoit été mariée que
deux mois, & qu’elle aimoit tendrement. Mais elle
fut bientôt consolée de cette perte en découvrant que
cet Epoux étoit un Imposteur, qu’il n’avoit pas un pouce
de terre, quoiqu’il prétendit avoir des Domaines
considérables ; & ce qui étoit encore pire, qu’il
étoit engagé avec une autre femme qui
alloit l’attaquer pour la moitié de la dot qu’elle lui
avoit apportée ; & que si elle avoit vécu quelque
tems de plus avec lui, elle auroit été inévitablement
ruinée.
Niveau 3
Que nos vies sont courtes ; mais que d’en étendre la trame
jusques à l’Eternité, c’est l’ouvrage de la Vertu.
Metatextualité
Maintenant il est tems de quiter
nos fonctions de Spectatrice, & de remercier le Public
de l’encouragement extraordinaire qu’il a donné á ces
essais. Notre gratitude est particuliérement due à ceux qui
nous ont favorisée de leur correspondance, & qui
témoignent désirer la continuation de cet
ouvrage, quoiqu’après une mure déliberation entre tous nos
membres, nous ayons trouvé plus convenable pour notre
reputation de finir tandis que nous sommes dans les bonnes
graces du Public, que de nous exposer à lui devenir
ennuyeuse. Comme nous avons exprimé plus d’une fois notre
intention de conclure ici notre ouvrage, nous esperons que
les Auteurs de plusieurs lettres ingénieuses, que nous avons
reçues trop tard, ne se plaindront pas de notre négligence.
Le nombre de nos correspondans s’étant augmenté chaque jour,
nous aurions pû continuer la Spectatrice, jusques á ce que
nous eussions cessé d’être, si nous ne devions pas mettre
fin à notre entreprise avant que le sujet nous eut manqué,
ou l’assistance de nos correspondans. Mais quoique nous
soyons résolues de quiter <sic> maintenant le
personnage que nous avons fait depuis deux années, nous
avons une inclination assez forte d’en revêtir bientôt un
autre ; & si nous prénons ce parti, nous en donnerons
avis dans les papiers publics, nous flattans
que ceux qui ont témoigné leur approbation pour la
Spectatrice, soit par leur souscriptions, ou leur
correspondance, ne priveront pas de leur bienveillance les
Auteurs de cet ouvrage, sous quelque caractère qu’ils
paroissent. Malgré tous nos soins pour faire un mystère de
notre petite Société, quelques Messieurs sont enfin venus à
bout d’en découvrir le sécret. Ils veulent absolument que
nous mettions encore la main à la plume, & promettent de
nous fournir différens sujets que nous n’avons pas encore
touchez, sous cette condition, que nous les admettrons dans
notre Société, & que nous n’attribuerons pas uniquement
à notre sexe ce que nous publierons dans la suite. Nous
n’avons pas tout-à-fait convenu des préliminaires de cette
ligue ; mais nous penchons à croire que nous ne nous
diviserons pas pour une bagatelle, sur-tout puisque l’un
d’eux est l’époux de Mira. Dans le même tems, si quelqu’un
entreprenoit, sur cette ouverture, de publier un Livre, ou
une Brochure, comme venant des Auteurs de la
Spectatrice, on peut compter, soit que nous écrivions dans
la suite, ou que nous abandonnions notre projet, que nous
avertirons contre tout ce qui paroîtra sous ce titre, &
que nous mettrons la tromperie dans tout son jour.
1(*) Le terme de l’original signifie bonnes moeurs & bonnes manières, ce qui causera quelque obscurité dans des endroits où ce que mon Auteur dit doit s’entendre principalement des bonnes mœurs. Mais comme les véritablement bonnes manières doivent être les Interprétes du cœur, & qu’il falloit exprimer leur opposition avec celles qui n’ont que l’apparence, j’ai cru dévoir traduire comme j’ai fait ici.
2(*) II. Sam. I.
3(*) Je ne puis pas rendre meux <sic> le terme Anglois Monitor, on dit Moniteur mais Monitrice n’est pas en usage.