La Spectatrice. Ouvrage traduit de l'anglois: Livre Vingt-Quatrieme.

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Niveau 1

Livre vingt-quatrieme.

Niveau 2

Il est très fâcheux qu’on ne veuille pas se donner la peine d’examiner de plus près la nature de ces choses, dont on parle à chaque instant, lors même qu’on veut passer comme si on les pratiquoit. C’est ce défaut d’attention qui nous expose à manquer si souvent de jugement dans nos propres affaires, comme à l’égard des autres. De là vient qu’on entend si peu ce que sont le bon goût, les bonnes manières, & en general toutes les vertus. De là vient que nous sommes si souvent trompés par les apparences, & que nous prenons l’ombre pour la réalité. On s’est principalement proposé dans ces essais de réveiller l’âme, afin qu’elle fasse un droit usage de sa faculté de discerner, puisque nos fautes viennent présque toutes, comme de leur source, d’un trop grand assoupissement à un égard si important.

Metatextualité

Le lettre que je présente à present à mes lecteurs a quelque chose de si délicat à ce sujet, & est écrite avec tant d’élégance, qu’elle ne peut manquer de réveiller les plus indolens.

A la Spectatrice.

Niveau 3

Lettre/Lettre au directeur

Madame, « Je remarque avec beaucoup de plaisir que vous suivez pas à pas les traces de vôtre defunt frère & prédecesseur, le Spectateur, d’immortelle mémoire, dans les discours où il tâche d’avancer la Religion, la Morale, & les bonnes mœurs, & que vous rémerciez, comme lui, vos correspondans de la moindre ouverture qu’ils vous donnent, & de plus que vous avez l’heureux talent de la mettre à profit. Un dessein si noble demande l’assistance de toute personne capable ; & votre manière de l’executer si instructive, & qui marque tant de bonté, encourage des personnes de tout rang, & de toute capacité, à contribuer de quelque chose à votre fond. C’est par cette considération que j’ai hazardé, comme d’autres, de jetter ma pite dans votre tresor. J’espère que, semblable à celle de la Veuve, on l’estimera, non suivant sa valeur intrinséque, mais suivant l’intention & le pouvoir du Donateur. La plus petite quantité fait une addition au plus vaste monceau, surtout quand elle aura passé par vos mains qui ont le pouvoir enchanteur de changer en or tout ce qu’elles touchent. Mais je ne veux pas vous tenir plus long-tems en suspens. Je prendrai donc la liberté de vous communiquer, & par votre canal au Public, une observation que je ne me rappelle pas d’avoir rencontrée dans aucun Auteur, sçavoir, que les (*1) bonnes manières sont inséparablement liées avec la Réligion. Comme j’entends par la Religion, non la simple profession extérieure, mais cette piété qui est dans le cœur, & qui se montre ensuite au déhors par des actes qui y répondent ; de même j’entends par de bonnes manières, non seulement des phrases de Cour, des complimens bien tournés, ou une manière aisée de saluer, mais encore ce desir inné de plaire, cette crainte d’offenser, & cette douceur dans le caractère, qui peuvent briller autant dans un simple Campagnard que dans le plus fin Courtisan. On peut ne trouver que l’apparence de ces aimables qualités. De là vient que des hommes réellement méchans font souvent des actions brillantes & vertueuses, parce qu’elles sont conformes a leur intérêt, leur réputation, ou la mode, tandis qu’en particulier, ils ne se feroient aucun scrupule de l’action la plus basse & la plus injuste. Mais la vraie Religion & les bonnes manières, qui sont bâties sur un fondement solide & inébranlable, sont toûjous uniformes & constantes, & se montrent d’une manière convenable dans tous les tems, & a tous les hommes. Ce que Dieu donc à joint, que l’homme ne le sépare pas. On trouve dans l’Ecriture Sainte plusieurs exemples qui confirment la vérité de cette rémarque. Parcourons la partie historique de ce divin livre, depuis Adam, le prémier homme, jusques à St. Paul le dernier, ou plûtôt, comme il se nomme lui-même par modestie, le moindre des Apôtres, tout lecteur curieux verra aisément dans plusieurs exemples la réünion de ces deux qualités. Si nous tombons sur l’histoire d’un saint homme, qui renferme quelque détail, nous y découvrirons certainement les traces d’un naturel poli, affable & généreux, & nous verrons toûjours dans le caractère du méchant un mélange d’aigreur, de brusquerie, & d’emportement. Prenez la peine, Madame, de considérer ce sujet, & de faire là-dessus quelques réfléxions. Ne vous excusez pas avec votre modestie ordinaire, & comme vous l’avez fait quelquefois, en alléguant que cette entreprise convient mieux à un Théologien. Cela peut être vrai ; mais j’espère que si vous voulez jetter un peu de lumière sur cette esquisse, par quelques coups de votre pinceau de Maître, vous engagerez quelque grand génie de ce docte Corps, à entreprendre cet ouvrage, pour le rendre complet. Je suis persuadé qu’on peut former sur ce plan un Traité autant utile qu’amusant. On peut proposer, à notre imitation, dans un jour avantageux, plusieurs exemples illustres ; on y ajoûtera des rémarques curieuses pour notre amusement ; & on en tirera pour notre conduite plusieurs conclusions instructives. Comme plusieurs Dames & Messieurs du beau monde, qui auroient honte qu’on les vît avec une Bible à la main, lisent cependant ces spéculations, on poura peut-être les convaincre par une espèce de surprise, que ce n’est pas un Livre autant hors de mode, qu’on veut le leur faire croire. S’ils vouloient mettre de côté leur préjugés, & se donner la peine de le lire avec quelque attention, ils n’auroient pas besoin de tourner plusieurs feuilles avant que de trouver des complimens & des discours si élégans, des traits de politesse si frappans, qu’on ne peut rien dire de mieux dans la conversation la plus polie & la plus Spirituelle. Peut-être seront-ils disposés à concevoir une meilleure opinion de la Religion, en voyant combien on lui doit de douceur dans le caractère, & d’aisance dans la conduite, ce qui nous rend non seulement agréables, mais utiles les uns aux autres. C’est la source originale d’où viennent naturellement, & nécessairement, les bonnes manières ; car un beau déhors, tout recommmandable & décent qu’il soit, vient souvent d’autres motifs. Nous devrions les distinguer, comme on distingue la Réligion de ses cérémonies. L’un est la substance, l’autre est la forme. L’un est la disposition intérieure du cœur, l’autre est une manière agréable de montrer cette disposition. Ils sont plus estimables & dignes de louange lorsqu’ils sont réünis ; mais si le bon principe manque, le compliment du plus fin Courtisan n’est qu’une trompeuse apparence, une espèce d’hypocrisie civile. De plus, quelques observations judicieuses sur ce sujet pouront contribuer à ouvrir le cœur & à étendre la charité de plusieurs Chrétiens rigides, peut-être bien intentionnés, qui professent une très grande austérité dans leur conduite ; mais avec un air & des manières si gauches, mornes & sombres, qu’ils inspirent à d’autres un préjugé violent contre la Réligion elle-même. Qu’ils examinent de près si cette aigreur dans l’humeur & ce mépris Pharasaïque de leurs voisins ne viennent pas d’un dégré d’orgueil spirituel. Ils viennent certainement d’une mauvaise racine, & ne devroient pas être mis sur le compte de la Réligion, qui paroîtra, après le plus étroit examen, encourager & avancer tout ce qui est aimable & honorable. Enfin une secte de nos Non-conformistes peut apprendre de là, combien ils se trompent en croyant imiter les Apôtres, & les hommes des prémiers siécles, par des manières grossiéres & impolies. J’ai trop de charité pour conclure, que leur singularité dans leur habillement, & la roideur de leur discours, viennent peut-être d’un fond d’orgueil d’affectation ; mais j’ôse assûrer que la Réligion, & les exemples qu’ils citent, sont contre eux ; Car nous trouvons généralement que les hommes vertueux & distingués dans les anciens tems se conformoient aux modes & aux manières de leur siécle, & se faisoient même remarquer par une conduite gracieuse, respectueuse, & polie. Si vous voulez prendre la peine d’étendre & de perfectionner ces légères idées, vous obligérez. Madame, Votre sincére Admirateur.
S. S. S.

Warwich, ce

10. Mars 1745-6.
Je souhaiterois que ceux d’entre mes lecteurs qui brillent dans une situation élévée, voulussent considérer & péser sérieusement la distinction judicieuse & instructive que l’Auteur de la lettre ci-dessus fait entre les bonnes manières & un beau déhors. Ils verroient alors que le dernier, sans les premières, ne peut en imposer qu’à un ignorant, ou à ceux qui les voyent dans l’éloignement ; mais que ceux qui ont quelque jugement, & qui les approchent de plus près, pénétrent dans ce caractère, & découvrent aisément le peu d’estime qu’il mérite. Nous devons uniquement un beau déhors aux soins & aux peines qu’on a prises de notre éducation. Ceux qui nous instruisent & nous gouvernent méritent plûtôt d’en être loués que nous-mêmes ; mais les bonnes manières sont entiérement nôtres, non apprises par art, & empruntées des autres ; elles viennent immédiatement d’une âme remplie de douceur, d’humanité & de toutes les vertus sociales ; & plus ces vertus paroissent dans notre conduite, mieux nous ressemblons au grand Auteur de notre Etre, qui est la source de toute bonté. Cet obligeant correspondant peut bien dire qu’elles vont pas à pas avec la Réligion, & n’en peuvent pas être séparées. La vraie Réligion ne peut pas être sans les bonnes manières, parce que ce qui est propre aux bonnes manières nous est non seulement enseigné, mais inspiré par la Réligion. Le précepte que notre grand Législateur, & les Apôtres après lui, ont le plus souvent répété, est que nous nous aimions l’un l’autre ; Maintenant de l’amour viennent la complaisance, l’humilité, la sincérité, la charité, la bienveillance, l’hospitalité, & tout ce qui peut nous rendre chers aux autres, tandis que nous sommes sur la terre, & dignes & capables de participer à cette Céleste union, que nous espérons dans la suite. Quiconque est rempli de cet amour, de cette bonne volonté de cette tendresse universelle pour ses semblables, est incapable d’en offenser aucun. Sa conduite sera toute douceur & humanité, même quoiqu’il ignore entiérement les régles de la civilité ; & s’il s’exprime d’une manière moins polie, elle sera cependant affectionnée & obligeante. Chaque chose qu’il dira & fera sera accompagnée d’une certaine douceur engageante, qui compensera le manque d’élégance. S’il étoit possible que tous les hommes se regardassent comme les membres d’un grand corps dont Dieu lui-même est l’âme, que le bonheur de chaque individu seroit parfait ! Ni besoins, ni misères, ni larmes, ni lamentations, ne troubleroient alors le repos du monde, ou ne détruiroient notre satisfaction à la vûe de cette profusion de biens dont le Ciel à couvert la Terre pour notre usage en général, en sorte que celui qui empêche son voisin d’y participer, & qui tâche de s’en approprier autant qu’il lui est possible, se rend coupable de la plus haute injustice, d’une arrogance consommée, en s’opposant ouvertement à l’intention du Divin Donateur. Mais on ne doit pas attendre un retour à cet état d’innocence & de pureté. Une foule de passions déréglées, qui nous sont autant naturelles que l’air que nous respirons, a pris maintenant posséssion du cœur de l’homme & même notre raison, malgré tous nos efforts, est souvent trop foible pour les combattre. L’orgueil, le luxe, l’ambiton & la vengeance font un terrible ravage des plus nobles penchans, & énervent l’âme du meilleur d’entre nous ; en sorte que nous sommes obligés de dire comme St. Paul :

Niveau 3

Le bien que je voudrois, je ne le fais pas, & le mal que je ne voudrois pas, je le fais.
Cependant comme le désir qu’on parle bien de nous est naturel, même à ceux qui prennent le moins de peine pour s’en rendre dignes, chacun devroit, à mon avis, se conduire avec courtoisie & affabilité à l’égard de tout le monde, soulager les besoins de tous ceux qui méritent notre compassion & être moins sévères en censurant & en exposant ceux qui sont tombés dans quelque faute. Les sommes que des gens de ma connoissance dépensent en bagatelles (il seroit peut-être meilleur pour eux qu’ils ne les eussent pas) pourroient leur acquerir des milliers d’amis, & leur attirer plus d’admiration & de respect, que l’équipage le plus brillant ne leur en procurera. Je dis aussi que si cet esprit, dont ils se servent pour exercer la Satyre, étoit employé à excuser les fautes des autres, le bon naturel qui l’accompagneroit ne lui feroit rien perdre de son prix. Je penche à croire que, si plusieurs personnes que la Nature n’a pas douées d’une grande douceur, vouloient se résoudre à agir comme si elles en avoient, les avantages qu’elles trouveroient à se conduire de cette manière les feroient devenir réellement ce qu’elles avoient seulement affecté auparavant ; Car si une longue coûtume fait des mauvaises habitudes, une seconde nature, & qu’il soit à peine possible de s’en défaire, quoiqu’on connoisse & sente les maux qu’elles occasionnent, elle doit avoir le même effet à l’égard des bonnes habitudes, quand nous trouvons que l’honneur, la réputation & la paix de l’âme sont leur recompense. Un beau déhors converti ainsi en bonnes manières seroit vraiment méritoire, & peut-être plus que si nous tenions toutes ces qualités de la Nature. Mais de s’accoûtumer à ne rien dire que de gracieux & d’obligeant, & cependant ne faire jamais une seule action juste ou généreuse, à moins que l’intérêt ou l’ostentation ne nous y portent, n’est qu’une hypocrisie civile, comme s’exprime ce digne correspondant.

Metatextualité

Ce sujet me rappelle une avanture, dont je connois parfaitement la vérité, & qui s’applique si bien à mon dessein présent, que je ne puis m’empêcher d’en faire le récit. Le lecteur m’excusera, s’il lui plaît, de ce que je n’indique pas le pays & le nom de ceux qui en ont été les Acteurs.

Niveau 3

Récit général

Un Grand Seigneur qui, à cause de sa courtoisie, de son affabilité, & de sa douceur apparente, étoit l’Idole de la populace, & faisoit les délices de ceux qui étoient admis dans sa compagnie, donna un exemple remarquable de cette hypocrisie civile. Il possédoit, sans doute, plusieurs excellentes qualités, quoiqu’il manquât de celle qui les couronne toutes, savoir la sincérité, comme la suite de cette histoire le fera évidemment paroître. Il eut le malheur de tomber dans la disgrace de son Souverain, par les insinuations artificieuses du prémier Ministre, qui étoit un homme méchant & foible (excepté dans toute sorte d’artifices bas & méprisables, où il faut convenir qu’il excelloit), & qui haïssoit tous ceux qui avoient un mérite réel, ou paroissoient en avoir. Il est vrai qu’on ne lui avoit pas interdit absolument la Cour ; mais il y étoit vû avec tant de froideur, qu’il y alloit rarement ; ce qui fournit à son ennemi plusieurs occasions de lui nuire, en représentant sous des fausses couleurs tout ce qu’il faisoit. Il arriva un jour qu’une Dame, qui avoit souvent occasion de voir le prémier Minsitre, à cause d’une affaire qu’elle sollicitoit, fut obligée de s’arrêter dans son antichambre, jusques au départ d’une personne avec qui il étoit engagé. Elle vit bientôt arriver une chaise avec les rideaux bien tirés, & quelques minutes ensuite un homme sortit du cabinet ou le prémier Ministre recevoit ordinairement ceux qui venoient le trouver pour quelque affaire particuliére, & se jetta dans cette chaise avec la plus grande précipitation, comme s’il craignoit d’être vû, même des domestiques de la maison. Une chose aussi extraordinaire qu’une chaise apportée dans l’intérieur de la maison, outre les grandes précautions que prénoit la personne qui y entroit, lui causa assés de surprise ; mais elle n’eut pas le tems de faire beaucoup de réflexion à cet égard, parce qu’on l’introduisit d’abord auprès du prémier Ministre. Cependant elle n’avoit pas encore fini ce qu’elle avoit à lui dire, lorsque son valet de chambre vint l’avertir qu’un homme de distinction demandoit à lui parler ; sur quoi il sortit avec précipitation, la laissant toute seule dans son cabinet. Comme elle étoit assise, en pensant à ses propres affaires, & bien éloignée de sentir aucune curiosité pour celles des autres, il lui arriva, sans dessein de jetter les yeux sur un parchemin qu’on avoit laissé à moitié plié sur une table, proche de l’endroit où elle étoit ; & elle ne put s’empêcher de lire ces mots aux sommet d’une page ; Articles d’accusation pour haute trahison. Elle en tressaillit d’abord, & cédant à la curiosité de regarder un peu plus bas, elle lut le nom de ce Seigneur dont j’ai parlé, & au-dessous celui d’une autre personne dont elle avoit ouï parler comme de son plus cruel ennemi. Elle ne douta point alors que le prémier Ministre & cet autre homme ne machinassent quelque complot contre ce Seigneur. Elle le connoissoit, quoique légérement, & elle avoit la plus haute estime pour son caractère ; ainsi elle sentit encore plus d’indignation que si on avoit voulu pratiquer cet acte d’injustice contre une personne moins estimable. Elle n’eut pas le tems d’examiner le contenu du parchemin. Le prémier Ministre revint, & après quelques discours sur l’affaire qui l’avoit amenée, elle se retira avec une agitation d’esprit qu’elle avoit de la peine à cacher malgré toute sa prudence. Quand elle fut arrivée chez elle, & qu’elle réfléchit à ce qu’elle avoit vû, elle crut devoir instruire ce Seigneur du danger où il se trouvoit, afin qu’il pût se mettre sur ses gardes. Elle lui écrivit donc, qu’elle avoit fait une découverte importante pour ses intéréts, & même pour sa sûreté, qu’il étoit absolument nécessaire qu’il en fût d’abord informé & que s’il avoit le loisir de la recevoir, elle se rendroit chez lui, le même soir, pour l’informer de quoi il s’agissoit. Il lui repondit fort poliment qu’il étoit obligé de souper avec quelques amis dans une maison de plaisance qu’il avoit à quelque distance de la ville, mais qu’il ordonneroit à son Sécrétaire de passer chez elle, la priant de lui communiquer ce sécret, ajoûtant qu’elle pouvoit le faire avec autant de confiance que si elle le communiquoit à lui-même. Le Sécrétaire vint en conséquence de cette lettre, & elle lui fit part, suivant l’intention de ce Seigneur, de tout ce qu’elle savoit, ajoûtant qu’elle étoit persuadée que la personne, qu’elle avoit vû partir dans cette chaise si bien fermée, étoit la même dont elle avoit vû le nom dans le parchemin, & qui s’offroit de prouver les articles d’accusation. Le Sécrétaire lui parut fort étonné, & même épouvanté de cet avis ; mais après avoir fait une petite pause ; Il n’y a point de mal, dit-il, qu’on ne puisse attendre de la malice & de la haine implacable du prémier Ministre ; mais à l’égard de ce que vous supposez que la personne qui est sortie avec tant de sécret est la même dont vous avez vû le nom sur le parchemin, il n’y a là aucun fondement ; car je suis fort assuré que cet homme n’est pas dans le Royaume, & que Monseigneur a pris de très bonnes mesures pour le tenir où il est. Comme la Dame n’avoit à ce sujet que de pures conjecture, quoiqu’appuyées sur une assez grande vraisemblance, elle le laissa partir sans rien ajoûter pour confirmer son opinion. Mais comme elle l’apprit ensuite, il prit sur le champ la poste pour informer son Seigneur de ce qu’elle lui avoit dit, ce qui lui fit connoître, malgré la dissimulation de ce Sécrétaire, combien cet avis lui paroissoit essentiel. Le Maître ne fut point autant capable de se déguiser que son Sécrétaire ; parce qu’il y avoit un plus grand intérêt. Il le renvoya le lendemain la voir avec plusieurs beaux complimens, & des expressions de la plus grande reconnoissance, la priant encore de faire tous ses efforts pour parvenir à quelque certitude & découvrir, s’il étoit possible, la personne qui étoit entrée dans la chaise, ajoûtant que, quoiqu’il pût lui en coûter de peines & de dépenses pour révéler cet important mystère, elle en seroit amplement récompensée. Comme elle connoissoit fort bien, & haïssoit véritablement autant les artifices bas du prémier Minsitre, qu’elle vénéroit les bonnes qualités du Seigneur qui lui demandoit cette grace, & qu’elle avoit sans doute quelques étincelles de curiosité, elle assûra le Sécrétaire, qu’elle ne négligeroit rien pour satisfaire les désirs de son Maître. Il renouvella alors ses complimens, & lui dit qu’il repasseroit chez elle dans quelques jours, la conjurant que, si elle réussissoit dans ses recherches avant son retour, elle voulût lui en donner avis. Il seroit trop long de raconter les différens stratagêmes qu’elles employa pour faire cette découverte. Il suffira de dire qu’elle réussit dans moins d’une semaine, en découvrant qu’elle ne s’étoit point trompée dans ses premières conjectures, & que l’homme, qui prénoit tant de peine pour se cacher, étoit le même individu, dont elle avoit vû le nom, comme du principal accusateur de cet illustre Seigneur. La seconde priére qu’il lui fit, par la bouche de son Sécrétaire qui venoit la voir chaque jour, fut de découvrir où logeoit cet incendiaire, ce qu’elle découvrit enfin après beaucoup de fatigues personnelles, & même des dépenses considérables ; Mais de quoi ne viendront pas à bout un zèle sincère de la curiosité, & un mélange d’intérêt ! Quoique née & élévée dans des espérances considerables, divers accidens l’avoient retranchée du nombre des riches, sans l’exposer au mépris qui accompagne la misère ; & comme elle avoit beaucoup a espérer de la faveur d’un Patron si honorable & si distingué, cette consideration redoubloit, sans doute, sa diligence & son industrie à le servir. A la vérité on lui faisoit de très grandes promesses. La reconnoissance de ce Seigneur surpassoit même, en apparence, ce qu’elle pouvoit imaginer. Après qu’elle lui eut appris où on pouvoit trouver son adversaire, il envoya son Sécrétaire pour lui dire qu’il reconnoîtroit toûjours qu’il lui étoit redevable, si non de la vie, du moins de l’honneur, & de tout ce qu’il estimoit le plus dans le monde, & qu’il ne manqueroit pas de la convaincre dans peu de jours, combien il étoit sensible à une si grande obligation, en rendant sa fortune aussi aisée, qu’elle avoit mis son esprit en repos. Jamais service plus grand que celui qu’elle lui rendit. Ainsi prévenu de bonne heure, il trouva le moyen de détruire tous les complots que ses ennemis machinoient contre lui, rentra dans les bonnes graces de son Souverain, ruina son grand accusateur dans l’esprit du prémier Ministre, en sorte qu’on laissa entiérement tomber cette affaire, sans la renouveller. Mais pour revenir à la Dame, dont il est question. Ayant appris, quelques semaines ensuite, que ce Seigneur étoit rentré de nouveau en faveur, & ne recevant aucune nouvelle de sa part, ou de son Sécrétaire, elle lui écrivit une lettre pour lui exprimer sa satisfaction de ce que ses recherches avoient eû un succès si heureux. Il semble qu’elle ne pouvoit pas prendre un moyen modeste de lui en rappeller le souvenir, & on croiroit qu’il auroit dû sentir quelque honte de ce qu’il l’avoit obligée à s’en servir. Mais quand on peut se résoudre à commettre une action basse & peu généreuse, on trouve aisément le moyen de se tranquiliser. Il repondit civilement, mais avec froideur, à son messager, qui lui remit la lettre en main propre, qu’il avoit été derniérement très occupé ; mais qu’il ne manqueroit pas d’ordonner à son Sécrétaire de la voir de sa part dans peu de jours. Elle avoit trop de pénétration pour ne pas découvrir qu’il y avoit plus du Courtisan que de l’honnête-homme dans cette conduite, & après plusieurs semaines, dans la vaine attente de son Sécrétaire, elle resolut enfin de lui faire une visite, & d’apprendre de sa propre bouche ce qu’elle devoit attendre de sa générosité. Mais si elle s’imaginoit de le voir, elle se trompoit extrêmement. Dès qu’on l’eut annoncée, au-lieu de la recevoir comme avant qu’elle lui eût rendu ce service, le valet de chambre de ce Seigneur vint lui faire des excuses de ce qu’il ne pouvoit la voir ; parce qu’il étoit engagé en compagnie, & qu’il seroit charmé qu’elle lui fit le même honneur dans tout autre tems. Résolue de voir ce qui en résulteroit, elle y retourna le lendemain. On lui dit alors qu’il étoit indisposé ; le troisiéme jour il étoit encore incommodé ; le quatriéme on lui fit la même réponse, quoique pendant tout ce tems elle ne fut pas plûtôt revenue chez elle, qu’elle le voyoit passer en carosse devant sa porte. Ceci suffisoit pour la convaincre que le service qu’elle avoit rendu ne paroissoit plus mériter qu’on en témoignat quelque reconnoissance. Cependant elle y alla encore trois ou quatre fois ; mais il étoit toûjours absent, encore qu’elle s’apperçut que les Domestiques avoient un ordre absolu de lui refuser l’entrée chaque fois qu’elle viendroit. Elle tâcha alors de voir son Sécrétaire ; mais il n’eut pas moins de soin de l’éviter ; sur quoi elle lui écrivit un petit billet, le priant de saisir le prémier moment de son loisir pour passer chez elle. Comme le messager avoit ordre d’attendre une réponse, il ne lui fut pas possible de s’en dispenser ; mais il se contenta de repondre de bouche, qu’il n’avoit reçu aucun ordre à son sujet, & que, s’il en recevoit, il ne manqueroit pas de lui en faire part. Elle continua encore long-tems ses remontrances, & quoique ce Seigneur véçut encore cinq ans après cette Epoque, elle n’en reçut jamais aucune marque de reconnoissance que des simples paroles. Ainsi finirent toutes ses espérance & ses attentes de ce côté. C’est ainsi qu’un Grand Seigneur qui s’étoit fait une si haute reputation, par le moyen de sa politesse & de son affabilité, donna des preuves de sa reconnoissance & de son honneur.

Metatextualité

Ce n’est pas qu’il n’eut fait plusieurs actions généreuses ; mais c’étoit comme l’observe mon correspondant, parce que son intérêt ou sa reputation l’exigeoient. Ici il n’avoit plus le même motif. Comme l’affaire dont cette Dame s’étoit mêlée étoit sécrete, & que si elle l’avoit divulguée elle se seroit exposée à la disgrace du prémier Ministre, il n’avoit rien à craindre de son ressentiment, en négligeant d’exécuter ses promesse, & il ne pouvoit, en la recompensant, rien faire pour son ostentation ; ensorte qu’on peut conclure très aisément que toutes ses belles qualités n’étoient que superficielles, une pure apparence, un artifice étudie, & qu’il n’avoit réellement ni honneur, ni gratitude, ni bon naturel, ni même l’honnêteté ou l’intégrité commune ; enfin, quoiqu’il fut un Maître parfait en civilité, il étoit entiérement destitué de bonnes manières.
Cette véritable bienveillance, & cette douceur dans le caractère, à laquelle nous donnons le nom de bonnes manières, est sans aucun doute la première & la meilleure, parce que toutes les autres n’en sont que la conséquence. Ceux en qui elle se trouve ne feront jamais, de dessein prémédité, une mauvaise action ; je dis de dessein prémedité, parce que nous sommes tous sujets à des fautes d’inadvertence, dont on se repent, & qu’on répare même lorsque la réflexion reprend sa place. Mais toutes aimables que soient l’hospitalité, la libéralité & la charité, elles ne sont que les branches de cet Arbre sublime qui, semblable à l’échelle de Jacob, touche de son pied la Terre, & de sa cime le Ciel ; & quoique ces vertus soient très utiles au genre humain, elles sont infiniment au-dessous de cette douceur, & de cette bonté innée, qui repandent non seulement une énérgie divine sur le tout, mais produisent encore des fruits qui leur sont propres. Je veux parler de cette complaisance intérieure qui ne nous permet pas de nous emporter contre ceux qui pensent différement de nous, ni de mépriser leurs opinions, soit que ce soit sur la Réligion, sur la politique, ou sur d’autres sujets. Les fatales dissensions entre les savans ont été funestes à la Réligion générale. On a souvent confondu l’essentiel avec les cérémonies. Des esprits foibles se sont égarés, & se sont divisés dans leur foi, au point de ne plus savoir ce qu’ils devoient observer. Ceux dont l’humeur est sombre & opiniâtre n’ont que trop de penchant à condamner tous les partis, comme ils se condamnent l’un l’autre, au renversement presque total de ce respect qui doit-être rendu non seulement à la Réligion elle-même, mais aussi à ceux qui l’enseignent, de quelque secte qu’ils soyent ; car on devroit en bien âgir à leur égard, puisqu’ils s’imaginent tous avoir raison, & qu’ils sont bien intentionnez. Cependant, comme je l’ai observé, & comme dit Hudibras,

Niveau 3

l’obstination n’est jamais si grande, que lorsqu’on est dans le tort.
Je me suis souvent étonnée de voir des hommes, dont quelques uns ont de grands talens, & qui doivent tous connoître parfaitement les écrits des Apôtres, précher l’Evangile de Christ, & se conduire si contradictoirement à leur profession, leurs talens, & leurs connoissances. Ils devroient savoir que la Réligion ne consiste pas dans la forme ; que l’Ecriture nous ordonne, dans plusieurs endroits, d’obéïr aux Puissances établies, quand il ne s’agit pas de quelque point fondamental de la foi ; ce qui ne peut-être entendu, que de se conformer modestement à cette forme de Culte établie dans le pays où on vit, & aux ordonnances du Gouvernement qui nous protége. Le grand Apôtre des Gentils blâme, dans sa première aux Corinthiens, ceux qui font des distinctions si peu nécessaires. Voici ses paroles.

Niveau 3

Chacun de vous dit, je suis de Paul, & moi d’Apollos, & moi de Cephas, & moi de Christ. Comme si, ajoute-t-il dans le Verset suivant, Christ pouvoit être divisé.
Cependant nous ne devons mettre aucune pierre d’achoppement dans le chemin de nos freres foibles, beaucoup moins les juger avec sévèrité, mais plûtôt tâcher de les ramener par toute sorte de bons traitemens. Tous ceux qui professent le Christianisme, & encore plus ceux qui l’enseignent, dévroient établir par la persuasion, plûtôt que par la force, les vérités qu’ils recommandent. Assurément, comme l’admirable Auteur de la lettre précédente le dit fort bien, toute Réligion qui vient du cœur nous inspire une douceur & une complaisance proportionnées. J’aime extrémement une pensée de Mr. Dryden, à ce sujet.

Niveau 3

Les éclairs, dit-il, les tonnerres, & toute l’artillerie du Ciel fuyent, comme des avant coureurs, devant le Tout-puissant ; ils ne font que le proclamer, & disparoissent. Un son plus calme succède, & Dieu est là.
Je pense qu’on pouroit gagner par la douceur plusieurs esprits qui résistent aux plus forts argumens, quand on les fait valoir avec un ton d’autorité ; mais je vois avec plaisir que le Clergé de l’Eglise Anglicane, est infiniment moins rigide que les Ecclésiastiques de ces sectes qui semblent se glorifier de leur séparation. Si quelque bonne plume vouloit traiter ce sujet, & mettre dans tout son jour la beauté des bonnes manières, comme aussi leur liaison naturelle & nécessaire avec la Réligion, je suis persuadée que nous verrions beaucoup plus d’unanimité parmi ceux qui la professent qu’on n’en voit aujourd’hui. Les exemples sont certainement d’un grand poids, & on peut à peine ouvrir l’histoire sans trouver quelque personne également éminente pour sa piété & ses bonnes manières La Bible nous fournit tant de beaux contrastes entre une conduite basse & intéressée qui caracterise les fils de Belial, qui est le Diable, & l’humanité qui procure à ceux qui en sont douez le titre de bien aimés de Dieu, & d’enfans de Dieu, & d’autres glorieuses épithétes semblables, qu’un lecteur attentif devra craindre & détester le prémier caractére, admirer & tâcher d’imiter le second. J’espére que Mr. S. S. S. se méprend, en s’imaginant que les personnes qui prétendent former ce qu’on appelle le beau monde, toutes inconsiderées qu’elles puissent paroître, soyent assez ignorantes pour négliger la lecture du Vieux & du Nouveau Testament, parce qu’on regarde ces livres comme de la vieille mode ; Car ceux même qui obéïssent le moins aux préceptes qu’ils contiennent, conviennent & doivent convenir qu’ils surpassent infiniment tous les autres écrits, tant pour la force & la dignité du sentiment, que pour l’élegance du stile. Les plus grands & les meilleurs d’entre les Poêtes ont tâché de copier ces écrits sacrés ; & plus ils ont approché de leur sublimité, plus on les à trouvez excellens. Esaie, Ezechiel, & plusieurs autres Prophétes, ont des sentimens magnifiques ; & quoiqu’ils ayent écrit tant de siécles avant le notre, ils s’expriment d’une manière que plusieurs modernes ne peuvent pas égaler. Les lamentations du Psalmiste Royal sur Saül & Jonathan, sont, à mon avis, très touchantes & élégantes, comme elles sont contenues dans le second livre de Samuel (*2).

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« 19. Comment sont tombez les hommes forts ? 20. Ne l’allez point dire dans Gath, & n’en portez point les nouvelles dans les places d’Askelon, de peur que les filles des Philistins ne s’en réjouissent, de peur que les filles des incirconcis n’en tressaillent de joye. 21. Montagne de Guilboach, que la rosée & la pluye ne tombent point sur vous, ni sur les champs qui y sont haut élévez ; parce que c’est-là qu’à été jetté le bouclier des forts, & le bouclier de Saül, comme s’il n’eut point été oint d’huile. 22. Saül & Jonathan, aimables & agréables en leur vie, n’ont point été separez dans leur mort, ils étoient plus légers que les Aigles, ils étoient plus forts que des Lions. »
Ce n’est qu’un seul passage entre dix mille autres, en rappeller un en particulier, c’est faire une espéce d’injure à ceux qu’on passe sous silence, On peut à-peine ouvrir la Bible, sans rencontrer quelque chose qui demande notre attention, & oblige même ceux qui ont le moins de foi pour les faits qu’elle contient, à réconnoître qu’elle surpasse, infiniment pour la sublimité des images, tout ce qui à jamais été écrit. Il y en a cependant plusieurs qui, quoique charmez des descriptions qu’ils rencontrent dans les écrits sacrez, font peu d’attention à ces illustres exemples de vertu qui y sont rappelez pour notre imitation. Ainsi un Traité suivant l’idée du digne Mr. S. S. S conviendroit très bien à la plume d’un Ecclésiastique, ou de toute autre personne bien intentionnée pour la réformation des mœurs. Et comme je suis convaincue, par l’essai qu’ils nous à donné, non seulement de ses bonnes dispositions, mais encore de sa capacité, il ne doit point sortir de lui-même pour avoir ce qu’il paroit désirer, exécuté d’une manière qui édifie & qui amuse ; en sorte que chaque lecteur devienne plus sage & meilleur sans en avoir le dessein. Un tel livre seroit infiniment plus utile au public qu’une Tablette entière remplie de Sermons. Les hommes de ce Siécle fuyent naturellement tout ce qui à l’air de régle ou de maxime. Les Préceptes paroissent trop roides sous leur propre vétement ; mais si on les présente sous l’enveloppe du plaisir, tous les embrasseront volontiers. Si l’on honore par des statues, des medailles, des monumens, & d’autres témoignages publics de gratitude, ceux qui nous défendent par leur courage dans le champ de Bataille, ou par leur sagesse dans le cabinet, on en devroit sûrement à celui qui rectifie nos mœurs, purifie notre esprit, & nous met seul en état de gouter les bien que nous recevons. Je ne sçais pas si toute la reconnoissance que nous pourions témoigner à un tel homme égaleroit jamais l’obligation. Le véritable siége du bonheur est dans l’Esprit, comme dit l’admirable Milton. Que mérite donc de notre reconnoissance celui qui le remplit d’idées qui contribuent à notre félicité ! Le Tout-puissant en peut seul exiger davantage, lui qui nous confere la faculté de distinguer, & de juger.

Metatextualité

Mais je crains d’en avoir trop dit à cet égard, à moins que je ne fusse en état d’en dire davantage sur le sujet même. Je me suis laissée emporter par mon zèle ; & le zèle n’est pas toûjours accompagné de prudence. Je me flatte cependant que ceux de qui je souhaite le plus d’être excusée, le feront aisement ; & à l’égard des autres, je leur ferai toute la reparation qui est en mon pouvoir. Dans ce dessein je leur presente à présent une lettre qui fut laissée chez notre Editeur par un laquais en livrée fort riche, ce qui nous fait croire que la lettre vient d’une personne de distinction. Je ne dis ceci qu’en faveur de ceux qui adorent la grandeur. Je suis très convaincue que la Spectatrice a des lecteurs qui jugeront des choses suivant leur juste poids & leur mesure, & non sur l’extérieur de celui qui les donne. Mais je ne veux pas différer de satisfaire la curiosité que ces paroles ont peut-être fait naître ; voici donc la lettre exactement, comme elle nous est parvenue.

Aux Auteurs de la Brochure qui paroit chaque mois sous le titre de Spectatrice.

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Lettre/Lettre au directeur

Mesdames, « Si vous êtes réellement de ce sexe, car je le revoque fortement en doute. Je pourois m’imaginer que vous l’êtes en vous en voyant vous lasser de faire le bien ; mais vous ennuyer des applaudissemens du public, m’assure presque que vous ne pouvez pas être d’un sexe qui en est si passionnée. Au nom de Dieu quel est votre dessein en jettant de coté votre plume lorsque sa reputation est le mieux établie, & que non seulement moi-même, mais plusieurs autres ont resolu de vous envoyer des materieux pour lui donner de l’employ ? Je suis assuré que vous n’avez pas encore parcouru la moitié des sujets qui demandent votre attention & sur lesquels on attendoit quelque chose de vous. Il faut convenir que vous avez donné aux Dames plusieurs belles leçons pour leur conduite. Si elles les mettent en pratique, elle feront certainement leur propre bonheur, & celui de leurs Epoux. Mais je ne sçais pas si vous avez jamais dit un seul mot sur un foible qui regne beaucoup parmi elles. C’est par pure complaisance que je ne lui donne pas un nom plus odieux, car il renferme en effet tout ce qui est cruel, injuste, & vilain. Ce que je veux dire est cette énorme vanité de se faire autant d’adorateurs qu’il est possible, & de les encourager tous également, quoiqu’il n’y en ait qu’un seul qu’on puisse rendre heureux, & même qu’on ne veuille faire le bonheur d’aucun.

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Autoportrait

Je parle ainsi sur ma propre experience. J’ai fait la cour successivement à trois Dames, qui après m’avoir donné les plus flatteuses esperances, me plongerent subitement, dans un gouffre de désespoir. Si j’avois eu la moitié de la passion dont je me parois, j’aurois certainement cherché ma tranquilité dans le secours de ma jarretière, ou d’une pillule. Mais, graces au Ciel, ma flamme n’étoit pas assez violente pour consumer ma raison. Il me resta encore assez de cette dernière pour tourner contre elles le coup qu’elles vouloient me porter, en montrant combien j’en étoit peu touché, & en ne témoignant ni haine, ni envie contre ceux d’entre mes rivaux qu’on avoit retenus après m’avoir congédié, ou plûtôt après que je me fus retiré dès que j’eus vû la vanité de mon entreprise.
Cependant tous les hommes ne me ressemblent pas à cet égard. J’en connois qui ont le cœur si doux & si pliant, que la première impression y enfonce si profondement, qu’elle ne peut plus être effacée par le tems ou les mauvaises manières. C’est en faveur de ces amans inconsolables que je voudrois vous prier de montrer sous ses propres couleurs la folie & l’injustice de ces femmes dont j’ai parlé. Je pense d’ailleurs que vos avis ne peuvent pas les tenir en garde contre une chose plus pernicieuse à leur propre caractère, ou qui les rende moins estimables aux yeux de tous les hommes de sens & de jugement. J’ai fait une observation générale, qui vous paroîtra peut-être un Paradoxe. C’est que celles qui ont l’esprit le plus brillant, sont les plus coupables de cette folie. Cependant on le concevra aisément, si on s’en rapporte au jugement du feu Comte de Rochester. Il nous dit qu’il faut une capacité plus qu’ordinaire dans notre sexe pour faire un petit Maître complet ; c’est pourquoi il faut beaucoup d’esprit à un <sic> Coquette, qui est une espéce de petite Maîtresse, ou elle ne la deviendroit jamais. Je crois que ce Seigneur s’exprime de cette manière.

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C’étoit un fou par choix, & non manque d’esprit. Sa fatuité, sans le secours du bon sens, ne se seroit jamais élévée à ce point d’excellence. La naturelle à autant de peine à faire un vrai fat qu’un vrai Philosophe. Nous atteignons le sommet & la dignité de la folie par des recherches studieuses & le travail de notre cerveau, par observations, conseils, & pensées profondes. Dieu n’a jamais fait un petit-Maître qui valut un dernier. Nous devons ce nom à l’industrie & à l’artifice. Un éminent fou doit-être un homme de talens.
Chaque femme n’est pas versée dans les différens mouvemens de l’œil. Il faut convenir qu’il n’y a que des Dames de beaucoup d’esprit qui sachent les tourner & les rouler d’un air languissant, ou sévére, & diriger chaque coup d’œil, non suivant les impressions du cœur, mais afin de resserrer les chaines du pauvre sot d’amant. Puisque ces Dames meritent qu’on travaille à les reformer, la Spectatrice ne devroit pas, à mon avis, refuser de prendre quelque peine à ce sujet. Je sçais fort bien que celles qui prétendent avoir le plus d’honneur & de modestie n’ont point honte de passer pour Coquettes, & ne font que rire des remontrances qu’on leur fait à ce sujet. Elles s’imaginent que la jeunesse donne toute sorte de licences, & c’est un grand bonheur si elles ne continuent pas à les pratiquer dans la vieillesse. Pour moi, quoique je ne prétende pas, comme bien d’autres, que votre sexe a été créé uniquement pour le plaisir & la commodité de l’homme, je puis cependant leur demander, sans leur donner aucun sujet de s’offenser, d’où elles derivent le privilége de nous en imposer & de nous tromper impunément. Si l’on découvre un homme qui fasse la cour en même tems à deux Dames, on le traite d’abord de perfide, de monstre, de traitre, & on le charge de toutes les épithétes insultantes que notre langue nous fournit ; cependant que la vaine Coquette, qui a fait peut-être vingt malheureux, se glorifiera des maux qu’elle aura causez, & triomphera à proportion qu’elle aura fait des misérables.
Comme vous ne pouvez pas ignorer la justice de cette accusation, je me flatte que vous l’appuyerez de votre témoignage, & que vous ferez tous vos efforts pour supprimer ce mal à la mode. Quelques unes rougiront peut-être des reproches d’une personne de leur sexe, qui riroient de toutes les plaintes du notre. Quoiqu’on puisse les regarder comme incorrigibles à cet égard, des remontrances judicieuses & pathétiques pouront faire impression sur la prudence de quelques unes & le bon naturel de quelques autres. La chose mérite qu’on en fasse du-moins l’essai ; & quoique vous puissiez manquer le succès que vous vous promettez, la seule tentative imposera une obligation durable à tout notre sexe en général, & en particulier à celui qui à l’honneur de se signer avec la plus parfaite considération. » Mesdames, Votre très-humble & très
obéïssant Serviteur. Veritatus.

Bartlet-Square,
ce 27. Mars 1746.

« P.S. J’avois oublié de vous instruire, Mesdame, que la première de mes trois Maîtresse, & assurément celle pour qui je sentois le plus de ce qu’on nomme amour, ayant appris que j’avois rompu avec les deux autres, me fit prier, peu de jours après, de l’aller voir. La politesse ne me permettoit pas de résister à cette invitation ; j’y allai donc. A mon entrée, nous nous regardames l’un l’autre d’un air embarrassé. Aussitôt que je fus assis, elle me dit qu’elle m’avoit donné la peine de venir chez elle pour me faire une question concernant une famille que je connoissois. L’affaire dont elle me parla étoit une pure bagatelle ; elle pouvoit savoir très bien que je n’étois pas en état de la résoudre, en sorte que je n’eus pas de peine à connoître que sa curiosité n’étoit qu’un prétexte pour avoir l’occasion de mettre en pratique les mêmes artifices qui avoient été sur le point de captiver mon cœur pour toûjours. Mais j’ai à présent trop d’expérience avec le sexe pour être attrapé de cette manière ; & si jamais je donne mon cœur, ce sera où la simplicité naturelle fait le plus grand charme. J’ai ajouté ceci pour vous convaincre, Mesdames, que rien ne leur fait autant perdre de l’admiration qu’elles ambitionnent, que la peine qu’elles prennent pour l’exciter. Croyez moi encore, bonne Spectatrice, comme ci-dessus. » Votre, &c, &c.

Metatextualité

Si l’Auteur de cette lettre avoit differé de nous l’envoyer jusqu’à la publication de notre dernier essai, il se seroit épargné cette partie de sa requête qui regarde la Coquéterie de notre sexe, parce que nous avons suffisamment témoigné combien nous désaprouvons ce foible qui ne regne que trop, comme il faut en convenir. Nous lui accordons qu’il n’y a rien de plus bas & de plus injuste, que d’encourage une multitude d’amans ; & comme la Coquetterie nous rend méprisables aux yeux de tous les hommes de sens, ainsi une humeur galante nous rend justement haïssables. Un esprit obéïssant, & qui est déterminé, comme je l’ai déjà dit, à n’écouter aucune proposition d’amour ou de mariage, sans l’approbation de ses supérieurs, evitera ces dangereux penchans. Mais en même tems que je condamne, sans contester, mon propre sexe à cet égard, je ne puis absoudre tout-à-fait les hommes. S’ils aiment véritablement, & s’ils n’ont que des vues honorables, pourquoi ne s’adressent ils pas premièrement à ceux qui peuvent autoriser, par leur consentement, leurs poursuites ? Une telle précaution préviendroit infailliblement le mal dont Veritatus se plaint avec tant de raison, puisque aucun parent, ni aucun tuteur, ne permettroit à sa pupille d’entretenir un amant, lorsqu’il n’aprouveroit pas qu’elle en fit un Epoux. Il me paroit donc, sur le tout, que c’est en bonne partie leur faute, s’ils sont si exposez à avoir des rivaux. Chaque homme à un droit égal de faire sa cour à la femme qu’il aime. Dans ce cas, il n’est point surprenant que, parmi une multitude d’amans, le cœur d’une femme flotte tantôt en faveur de l’un, tantôt en faveur de l’autre, suivant la fantaisie du jour. De plus un cortége d’amans qui meurent, ou prétendent mourir, d’amour à nos pieds, repait la vanité d’une jeune fille, en sorte qu’il y a mille contre un à gager qu’elle ne sera pas capable de sentir une autre passion. Mais quand ceux à qui elle est obligée de se soumettre se joignent pour lui présenter un cœur qu’ils jugent digne d’elle, elle ne manquera pas, à moins qu’une antipathie naturelle ne s’y oppose, de faire le bonheur de son Amant, & le sien propre, par une affection constante & honorable, comme je me ressouviens d’avoir lû quelque part, que

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l’amour fixé à un seul objet est dans un ancrage sûr, & brave la fureur des vents & des flots ; mais dés qu’il perd ce qui le retenoit, emporté dans le vaste Océan, il vogue à l’aventure, & devient le jouet de chaque vague.
Lorsqu’une Dame est entiérement sa propre Maîtresse, soit qu’elle soit Veuve, ou hors de tutelle, & qu’elle n’a à consulter que son inclination, un Cavalier qu’elle encourage d’abord, & qu’elle écarte ensuite, sans aucune raison, à beaucoup de sujet de se plaindre. Veritatus ne nous dit point si c’étoit son cas avec aucune de ses Maîtresses ; ainsi je ne puis point décider s’il est excusable ou non. Mais j’ôse assûrer que quiconque fait la cour à une femme qui ne peut pas disposer d’elle-même, sans consulter préalablement ceux qui ont ce pouvoir, est coupable d’une folie qui mérite le traitement dont il se plaint. Cependant le traitement qu’il a éprouvé, ne l’a pas extrêmement mortifié, comme il en convient lui-même, ni peut-être aucun de ses rivaux. Peu d’hommes aujourd’hui se consument d’amour, & il faut convenir que les deux sexes sont à peu près sur le même pied. Si les uns sont dirigez par leur vanité, d’autres ne consultent que des vûes intéressées. Une véritable & parfaite passion de part & d’autre est une espéce de prodige dans ce siécle, où on ne veut que rire & s’évaporer.
On seroit presque tenté de croire que, pour quelque crime commis par nos Ancêtres, dans le quel nous perséverons comme si nous l’héritions avec leurs biens, le Ciel nous a donné une maudite stupidité, & une sotte insensibilité, qui ne nous permettent pas de distinguer ce qui peut contribuer à notre avantage, ni à celui de ce monde avec qui nous vivons. Tous paroissent ardens à poursuivre leurs intérêts, & cependant courent contre ce qui l’est réellement ; & comme Mr. Dryden, l’a dit de son tems (ce qui peut encore mieux s’appliquer au présent).

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Tous cherchent le bonheur ; mais peu le trouvent ; car la pluspart <sic> des hommes sont aveugles.
Le tems & leur ruine peuvent seuls ouvrir les yeux de ceux qui sont devouez à se perdre ; mais quand la faute est irréparable, une repentance tardive ne peut qu’aggraver le mal. On jugera peut-être que je traite trop sérieusement ce qui concerne l’amour ; mais je ne connois rien de plus important au bonheur du genre humain, que ce qui tend à le perpétuer, & qui étant mal menagé cause presque toutes les miséres de la vie civile. Un homme qui est mécontent en lui-même, & qui ne se plait point chez lui, n’est nullement un membre propre pour la Société. Il est en effet incapable de servir ses amis ou sa patrie. Il est chagrin, de mauvaise humeur, & prend plus de plaisir à allumer la discorde, qu’à cimenter l’union & la paix. C’est pourquoi je ne voudrois pas qu’aucun homme flattat une Maîtresse dans des choses qu’ils n’approuveroit plus, si elle devenoit sa femme ; & autant que je suis ennemie de la vanité de mon propre sexe, autant je suis fâchée contre les flatteries ridicules de l’autre sexe, qui inspire souvent ce défaut où il n’y en avoit pas même la racine, & où elle se trouve, la cultive & la fait montrer quelque fois à une énorme grandeur. Je sçais fort bien que ceci sonnera mal aux oreilles de nos Dames du beau monde. Il ne sera pas mieux goûté de ces Messieurs qui n’ont point d’autre mérite pour se recommander que quelques complimens étudiez dont ils se servent sans discernement ; mais la Spectatrice a toûjours observé la maxime de ne point adoucir la plus légére erreur, puisqu’il arrive souvent que ce que nous négligeons, & que nous croyons de petite importance, nous conduit dans des embarras dont nous ne pouvons plus nous dégager. Je suis fort assurée d’une chose, savoir que, quelque ressentiment qu’on puisse avoir contre moi, il sera de courte durée, parce que si je suis assez heureuse pour en toucher quelques uns au point de les engager à réfléchir sur ce qui leur convient le mieux, ils me pardonneront aisément le soin que je prends de les reveiller d’un sommeil qui pouroit leur être fatal. D’un autre côté, j’ôse assurer que ceux qui sont resolus à perséverer dans leur conduite, & à mépriser tous les avertissemens amiables, sentiront dans la suite des maux qui leur apprendront ce qu’ils auroient du suivre préférablement, ou de leur propre caprice, ou les avis de la Spectatrice.

Metatextualité

On me dit que plusieurs de ceux qui souscrivent à cet ouvrage se plaignent que je me suis écartée de la méthode amusante avec la quelle j’avois debuté ; que, depuis la seconde ou la troisiéme partie, je suis devenue plus sérieuse ; que je moralise trop, & que je ne leur donne point assez d’historiettes. A l’égard de la plus grande partie de cette accusation, je dois m’avouer coupable ; mais comme on permet à tous les accusez d’entreprendre leur propre défense, je ne doute pas de donner des raisons de ma conduite à ce sujet qui me justifieront dans l’esprit de la plûpart de mes lecteurs. D’abord je devois engager l’attention de ceux que je voulois reformer, en leur donnant ce qui pouroit leur plaire ; je crus donc devoir commencer par des contes & des petites histoires, parce que chacun pouvoit se flatter d’être en état d’en trouver la Clé, & je procédai ensuite par dégrés à des avertissemens plus graves. Comme Tasse dit dans son Godefroi, Chant prémier, Stance troisiéme.

Niveau 3

Là tu sçais que le monde est le plus incliné, où le joyeux Parnasse, jette son ombre agréable, & où la vérité exprimée sous des termes adoucissans, quand elle est lue avec soin, touche le cœur le plus dûr. Nous en agissons de même avec les enfans, nous frottons de quelque chose de doux le bord de la coupe, afin qu’ils goûtent la potion amère que nous leur présentons. Ils boivent dans cette erreur ; ainsi vivent ceux que nous avons trompez de cette manière.
Je voudrois les traiter avec la tendresse d’une Mère, mais non, comme quelques Mères, pousser mon indulgence jusqu’à leur ruine. Je ne leur ai pas donné, uniquement pour les amuser, des exemples d’une bonne & d’une mauvaise conduite, mais pour leur inspirer le désir d’imiter la première & le soin d’éviter l’autre. C’est pourquoi j’ai mieux aimé prendre le titre de Spectatrice que celui de Donneuse d’avis (*3). Je pensois que le dernier découvriroit trop clairement mon dessein, & pouroit, en bonne partie, le rendre inutile auprès de ces personnes dissipées, & qui n’aiment point à réfléchir. C’étoit principalement pour elles que j’avois destiné cet ouvrage, parce qu’elles en ont le plus grand besoin. Je suis pleinement persuadée qu’il y a, malgré la dépravation du siécle, un grand nombre de personnes qui approuvent cette entreprise pour la même raison qu’elle déplaît à d’autres, & que plusieurs même de ces dernières en sont devenues meilleures, & en jettant de coté leur vanité & leur affection, se sont parées suivant la nature, & sont devenues de cet aimable caractère que le Chevalier Davenant décrit de cette maniére.

Niveau 3

Quoiqu’étrangere à la Cour, ses modeste regards, & la pureté de son cœur, auroient triomphé de tous les Courtisans, les plus expérimentez qui n’auroient pû éviter ses filets. Car la Nature les tendoit en dépit de l’Art.
Je ne doute point que ceci ne me défende dans l’esprit de ceux qui m’ont accusée de m’être écartée de mon prémier but, & qu’il ne me fasse de nouveaux amis, au-lieu de me créer des ennemis & de les irriter. Je vais cependant donner à ceux qui veulent qu’on les amuse, une petite histoire avant que de terminer ces Essais. Je voudrois que les jeunes Dames y fissent une attention particuliére, parce qu’elle met dans son plus grand jour l’orgueil d’une beauté dans sa premiére fleur, de façon à engager tous ceux qui sont susceptibles de ce défaut à le surmonter autant qu’il est possible.

Niveau 3

Hétéroportrait

Ariane étoit la fille d’un Ecclésiastique du prémier rang, avoit une figure très agréable & beaucoup d’esprit. Elle ne le savoit que trop, pour son malheur, puisque sa vanité crût au point d’obscurcir toutes les bonnes qualités qu’elle avoit reçues de le <sic> nature ou de l’éducation. Elle se regardoit comme une petite Divinité, & s’imaginoit être faite pour être universellement adorée. Elle haissoit tous ceux qui ne la flattoient pas sur sa beauté, & méprisoit tous ceux qui le faisoient. Ni la naissance, ni les richesses, ni le mérite ne faisoient sur elle la moindre impression. Elle ne croyoit pas qu’aucun homme fut digne d’elle, & quoique chaque nouvel amant lui fit un plaisir infini, elle en sentoit encore davantage à le mal-traiter. Son père s’étant marié dans un âge fort avancé, étoit presque accablé de vieillesse, quand Ariane commença à paroître dans le monde D’un autre coté sa mère étoit assez foible pour la favoriser dans toutes ses fantaisies & ses vanitez, dont elle n’étoit pas exemte elle-même. L’une & l’autre ne faisoient que rire des remontrances du bon homme, & l’auroient très souvent envoyé au lit, tandis qu’elles alloient ensemble à la Cour dans une partie de Bal, à la Mascarade, ou à quelque autre partie de plaisir, dont elles ne revenoient pas avant le matin. J’étois intime avec Ariane, & de son côté elle me témoignoit une estime particuliére ; cependant je n’ai jamais pû réussir à la rendre sérieuse, ou obtenir qu’elle entrat dans une conversation instructive. Tous ses discours ne rouloient que sur ses amans ; je ne l’ai jamais vûe raisonnable qu’une seule fois encore je ne sçais si on pouvoit lui donner ce titre, & si ce n’étoit pas plûtôt un accès de rate, dont elle fut saisie dans une occasion assez extraordinaire. Elle me dit qu’ayant voulu éprouver la passion de Doriman, l’un de ses adorateurs, elle lui avoit défendu de la voir davantage, sur quoi il avoit protesté de ne pas survivre à une si cruelle sentence, & qu’elle s’attendoit d’apprendre le jour suivant qu’il auroit péri par le fer, le feu, ou le poison ; mais bien loin de prendre cette résolution, qu’elle venoit de le recontrer dans le Parc avec deux ou trois de ses amis, & qu’il avoit un air aussi gay & aussi calme qu’il l’eut jamais eû. C’étoit une mortification qu’elle ne put pas supporter avec patience, & elle m’avoua, que depuis long-tems elle souhaitoit de voir un homme mourir d’amour pour elle. Que me sert-il, s’écria-t-elle, que des milliers me disent qu’ils ne peuvent pas vivre sans moi ; La mort réelle de l’un d’entr’eux établiroit mieux ma reputation, que dans les beaux discours qu’ils peuvent me tenir. Une autre fois j’étois chez elle, lorsqu’elle essayoit un habit neuf fort riche & de très bon goût. Après m’avoir demandé plusieurs fois mon opinion touchant la couleur, la façon, la garniture & tout ce qui appartentoit à cet habit, elle se leva soudain, fit le tour de sa chambre, comme si elle avoit voulu danser une courante ; ensuite se tournant du côté du miroir, & arrangeant son panier, elle repêta, dans une espéce d’enthousiasme, ces Vers d’un ancien Poëte.

Niveau 4

Avec quel air étale-t-elle l’éclat de sa parure, enlevant tous les jeunes cœurs à mésure qu’elle passé !
Ah ! ma chère, ajouta-t-elle en se tournant de mon côté, ce n’est pas la parure seule qui captive, c’est l’air de la personne qui fait tout. Croyez vous à présent qu’une autre personne eut aussi bon air sous cet habit ? Je l’avois souvent raillée sur cette extravagante vanité ; mais sans aucun effet ; & d’ailleurs je n’étois pas alors en humeur de railler ; ainsi je me contentai de lui dire, que comme je n’étois pas un homme, mon opinion à cet égard seroit de petite importance ; surquoi elle s’écria, en riant à gorge deployée, que j’avois raison. Je n’aurois jamais fait si je voulois raconter toutes les impertinences que j’ai ouies de la bouche de cette pauvre fille ; cependant ce que j’ai entendu étoit infiniment au-dessous de ce que d’autres personnes m’ont dit. Elle étoit assurément un prodige de vanité, & sans être une folle, aussi étourdie, & aussi inconsidérée qu’il est possible. Souvent je n’ai pû m’empêcher de faire les réflexions les plus Mélancoliques, en voyant une jeune personne, qui avoit toutes les qualitez nécessaires pour se rendre parfaitement agréable, les gâter par son affectation, consumer, en s’admirant dans un miroir, ce tems qu’elle auroit dû employer à l’ouvrage, à la musique, à la peinture, ou à lire quelque livre utile, & pervertir les talens dont la Nature l’avoit douée, dans des occupations au-dessous de la dignité d’un être raisonnable.

Metatextualité

Mais je ne veux pas arrêter trop long-tems l’attention de mes lecteurs sur la description de cette belle Dame. Qu’on se rappelle seulement toutes les folies que son sexe à jamais pû commettre, & qu’on se dise à soi-même, qu’elles étoient toutes réünies dans Ariane.

Niveau 3

Récit général

Quoique le nombre de ses adorateurs surpassât peut-être celui dont aucune autre femme ait jamais pû se vanter, cependant aucun ne satisfit l’orgueil de cette belle, au point de se donner la mort de dèsespoir d’en être mal traité. Ceux même qu’elle reçut le plus favorablement ne lui parlérent jamais de mariage, & depuis quatorze ans jusques à vingt quatre, elle passa pour une beauté renommée, sans être l’objet d’un attachement particulier. Mais à cet âge elle commença à éprouver un triste revers dans sa condition. Son père mourut, & le revenu qui l’avoit entretenue, avec sa mère, dans les plus grandes extravagances de parure, & des plaisirs de la ville ayant fini avec lui, elles éprouverent bientôt des besoins qui n’avoient jamais excite leur compassion. Cependant autant inconsidérées & étourdies que jamais, elles continuerent à achéter & à répandre leur argent pour des choses dont elles n’avoient aucun besoin, jusques à ce qu’elles eussent entiérement épuisé en bagatelles le petit fond que le bon Ecclésiastique avoit laissé. Il falut d’abord se défaire de leurs joyaux, ensuite de leur vaiselle & de leurs meubles, & enfin de tout l’attirail qui servoit à leur parure pour suppléer aux nécessitez de la vie. Comme leur conduite ne leur avoit jamais attiré l’estime des gens de bon sens, ainsi leur calamité excita peu de compassion. La plûpart de ceux qui avoient été intimement liés avec elles, prirent tout le soin imaginable de les éviter, ne leur faisant jamais de visite & n’en recevant aucune de leur part, & d’autres, encore en plus grand nombre, les traitérent avec mépris. Tous les amans d’Ariane l’abandonnerent, & elle eut assez de loisir pour faire des réflexions qui auroient pû lui procurer un mariage avantageux, si elle les avoit faites auparavant, du-moins qui l’auroient préservée de l’infortune où elle se voyoit plongée. Enfin un digne Prélat, informé de la situation de la vieille Dame, lui alloua pour sa vie une légére pension, dont elle subsista avec sa fille quoique fort petitement ; mais comme elle mourut avant la fin de l’année, Ariane resta sans aucune ressource L’Evêque paya tous les frais de ses funerailles, mais il discontinua sa pension disant à cette infortunée Créature, que, comme elle avoit de la jeunesse & de la santé, il lui conviendroit mieux de gagner sa vie en servant, que de vivre sans rien faire sur les charitez d’autrui. Cette sentence dût paroître bien dure à une personne accoutumée à commander & à se voir obéie ; cependant elle suivit son conseil, & entra au service d’une Dame, qui ne la traita que plus mal pour sortir d’une bonne famille, alleguant, pour excuser sa sévérité, que sachant comment Ariane avoit véçû auparavant, il étoit nécessaire de la tenir bas, de peur qu’une trop grande indulgence ne lui fit oublier les devoirs de sa condition présente, & qu’elle ne retombat dans ses folies précédentes. Comme si la servitude ne suffisoit pas pour la mortifier sans y ajouter les mauvaises manières ! Mais j’ai observé avec chagrin qu’il y a des gens qui se font un honneur d’affliger & d’abbaisser ceux qui ont été autrefois leurs égaux. Ariane passoit alors pour avoir les notions aussi abjectes, qu’elles les avoit eues auparavant elévées. Elle se soumettoit à tout avec une patience qui paroissoit à quelques personnes approcher de la stupidité ; mais je pense differemment ; j’aime mieux la nommer raison & résignation à la volonté Divine. Un accident qui arriva dans la famille la separa de cette première Maîtresse, mais elle ne trouva pas beaucoup d’indulgence auprès de la seconde, & sa condition étoit extrémement à plaindre lorsque la Providence, après lui avoir fait expier ses fautes passées, jugea à propos de terminer ses souffrances qui duroient depuis huit années, & même plus, & de la faire entrer dans une famille, ou elle fut traitée avec autant de douceur qu’elle avoit éprouvé ailleurs de sévérité. Une personne, qui avoit vû une partie de ses souffrances, en prit pitié, & la recommanda au service d’une Dame veuve qui avoit, outre plusieurs autres excellentes qualités, celle de se plaire à faire le bonheur de tous ceux qui l’environnoient. Cette Coquette reformée vit actuellement avec elle, & vivra vraisemblablement dans cette maison jusques à ce que la mort de l’une ou de l’autre les sépare. Les personnes qui n’ont pas assez de hauteur pour refuser de voir Ariane dans l’état où elle est reduite, conviendront que sa conversaton <sic> est infiniment plus estimable que dans son prémier état, lorsqu’elle brilloit dans toute la pompe des joyaux & de la parure, & qu’elle étoit la beauté de la ville.
Les écrits sacrés nous disent qu’il est bon d’être affligé ; mais heureux sont ceux qui, en supportant comme il faut leurs calamités, les convertissent en bénédictions. Ariane, en se défaisant de son penchant à l’orgueil & à la vanité, & en ne gardant que le désir de préserver sa chasteté & son intégrité parmi tant de tentations, prouva plus clairement qu’elle n’auroit pû faire avant ce changement dans sa condition, qu’elle avoit non seulement un excellent jugement, mais encore dans son âme les semences de vertu & de Réligion, quoiqu’elles eussent été longtems obscurcies, & comme endormies, & étouffées pas les flatteries & le mauvais exemple de celle qui auroit dû lui mettre le meilleur modele devant les yeux. J’ai eu différens motifs pour publier cette petite histoire. Je ne voulois pas finir sans faire une tentative pour montrer aux Dames combien la vanité & l’affectation les font paroître ridicules, & que ceux qui flattent le plus leurs foiblesses, sont souvent les prémiers qui les exposent & les méprisent. J’avois aussi dessein de dire un mot sur la négligence de quelques parens & la juste censure qu’ils méritent pour ne pas cultiver, comme ils devroient, le génie de leurs enfans, & enfin de montrer par un exemple combien il est beau de se soumettre avec patience aux châtimens qu’il plait au Ciel de nous infliger pour nos fautes. J’ôse repondre qu’Ariane goûte une grande consolation d’avoir âgi comme elle à fait depuis son infortune, surtout puisqu’elle auroit été excessivement malheureuse si elle avoit persisté dans la même folie de s’impatienter de ce qu’elle ne trouvoit pas un homme assez foible & désespéré pour se donner la mort à son sujet. On me dit qu’elle a actuellement non seulement assez de Réligion pour se repentir sincerement d’avoir perdu une bonne partie de sa jeunesse dans une conduite qui s’accorde à peine avec le Christianisme, & qui est particuliérement blamable dans la fille d’un Ministre de l’Eglise, mais encore assez de Philosophie pour faire en badinant le recit de ses folies passées. Si quelqu’un veut la plaindre de son infortune, elle l’arrête d’abord, en assurant qu’elle est parfaitement à son aise, & comme elle a toûjours beaucoup aimé la Poësie, elle repête souvent ces lignes du Chevalier Richard Blackmoor.

Niveau 4

Le contentement seul peut dissiper tous nos besoins. Le contentement, qui n’est qu’un autre terme pour exprimer le bonheur, fait que notre fortune augmente suivant la vaste étendue de nos désirs, ou que nos désirs baissent, diminuent & se proportionnent à notre état. C’est la même chose pour notre bonheur.
Ou ces lignes plus élégantes de Dryden, dans sa Tragédie d’un Empereur Indien.

Niveau 4

Nous pouvons nous accorder tous nos désirs. Celui qui ne convoite rien n’a besoin de rien.
Je souhaiterois que le genre humain voulut se proposer ceci comme une leçon. Elle préviendroit en bonne partie les progrès de tous ces vices qui sont si pernicieux à la Société, & qui causera <sic> tant de désordres chez celui qui les a reçus dans son sein. Le contentement est une production de la raison & de la Réligion, & la source de toutes les vertus. Un méchant homme ne le possédera jamais, & celui qui en est entiérement destitué ne sera jamais vertueux. Les plaisirs tranquilles & parfaits qu’il produit sont si évidens, que rien ne me surprend d’avantage, que de voir qu’on leur préfére des poursuites folles, incertaines, & qui deviennent souvent un sujet de malediction si nous avons le malheur de réussir.

Niveau 3

Qu’est-ce que l’homme, dit très bien un Poëte, quand sa propre volonté prévaut ! Combien est-il inconsidéré & prompt à se plonger dans le mal ! Enflé de son pouvoir, & sans bornes dans ses désirs, Dominé par des passions Tyranniques, toûjours demandant, toûjours souhaitant, & jamais en repos. Dieu connoit mieux que nous nos besoins, & nous donne de meilleures choses que ce que nous désirons. Les uns veulent des richesses & ils les obtiennent ; mais surpris par des voleurs, ils sont tuez à cause de leur or. Quelques uns en exil demandent avec priéres leur retour, & reviennent d’un climat, où ils ont été traités généreusement, pour périr dans leur patrie, assassinez par ceux à qui ils avoient confié leur vie, une femme, ou quelque Domestique favorisé. Il arive <sic> chaque jour que des bienfaits sont achetez cherement, parce qu’on ne sçait pas pourquoi on prie.
Mais je sçais fort bien que peu de personnes sont capables de suivre cet avis. Nous sommes sujets, pour la plûpart, à une avidité qui ne nous permet pas de jouir des biens que nous possédons, dans l’impatience d’obtenir d’autres qui nous paroissent préférables. Cependant nous devons faire ce qui nous est possible. Chacun doit tâcher de demeurer satisfait du lot qui lui est assigné, puisque nous nous debattrions envain contre notre destinée, & que nous ne ferions que rendre notre condition pire qu’elle n’est actuellement. Ceux qui se sont attirez, comme Ariane, par leur mauvaise conduite, l’infortune dont ils se plaignent, peuvent réfléchir avec douleur sur leurs égaremens passez ; mais ils ne devroient pas gronder ou murmurer sous la punition qu’ils ont justement méritée, & plûtôt remercier le Ciel de ce qu’elle n’est pas plus sévére. Mais ceux qui ne peuvent se reprocher aucune faute capitale, malgré un étroit retour sur eux-mêmes, & qui tombent dans l’infortune par accident, ou par les suites de quelque injustice, ont beaucoup de sujet de se consoler dans l’espérance d’être délivrés de cet état, pourvû qu’ils ne détournent pas, par leur propre impatience, le bien que la Divine Providence leur destine. Il n’y a assurément rien de plus opposé à la raison que d’ajouter un nouveau poids au mal que nous sentons, & de nous affoiblir par des débats inutiles pour nous en délivrer, puisque tout ce qui est doit être. Je ne puis m’empêcher de citer à ce sujet les paroles d’un Poëte.

Niveau 3

Le pouvoir qui exécute sur la terre les décrets de Dieu ; soit qu’on l’appelle Providence, ou Hazard ou Destin, vient avec une force irrésisitble, & se fait jour partout. Ni Rois, ni Nations, ni Puissances réunis, ne peuvent retarder d’un seul moment l’heure fixée ; Car sûrement tout ce que les Mortels haissent ou aiment, espérent ou craignent dépend d’en haut & de celui qui regne au Ciel.
La force d’esprit est de toutes les vertus celles qui montre le mieux une âme vraiment noble. Elle est réellement la plus haute dignité de la Nature humaine, & la rend presque Angelique. D’un autre côté il n’y a rien qui découvre autant un esprit bas & une chétive capacité, que de murmurer, ou de nous débattre, contre tous les petits événemens qui peuvent croiser nos inclinations ou notre attente. La première vertu nous attire le respect de tous ceux qui nous connoissent ; le vice qui lui est opposé nous expose á leur mépris ; l’une nous met au-dessus de la mauvaise fortune, & l’autre nous rend indignes de la bonne. Je sçais fort bien qu’il est beaucoup plus aisé de recommander cette maxime que de la mettre en pratique, cependant comme on a vû des exemples de personnes qui après avoir été exposées aux plus rudes calamités ont acquis assez de calme & de fermeté pour ne donner jamais aucune marque d’abattement, chacun devroit faire ses plus grands efforts pour imiter un si beau modele. Monsieur l’Abbé de Bellegarde dit, que la seule vanité légitime d’un Etre raisonnable consiste à dédaigner de commettre une action basse, & à nous mettre au-dessus de montrer de la sensibilité pour celles qu’on peut faire contre nous.

Niveau 3

Hétéroportrait

Ce fameux Auteur essuya lui-même plusieurs choses qui auroient abattu un homme moins Philosophe. Il fut maltraité par son Père qui donna, à un fils qu’il avoit d’un second mariage, le patrimoine que l’Abbé devoit hériter. Il fut regardé avec froideur par un Prince qu’il aimoit, & qu’il avoit servi des <sic> sa jeunesse avec la plus grande fidélité, & fut cruellement trompé par un homme qu’il prénoit pour son ami intime, & qui lui enleva presque toute sa petite fortune. Cependant Mr. De Pont qui a écrit sa vie nous dit qu’on ne la jamais vû avec un front couvert de nuages, & qu’on ne la point entendu se plaindre des injustices dont il étoit l’objet. Aussi lui donne-t-il beaucoup plus d’éloges pour sa patience dans ses infortunes, que pour ses autres vertus, & pour ce fond d’esprit & de savoir que peu d’hommes de son siécle ont égale <sic>, & qu’aucun n’a surpassé si nous en croyons son histoire.
Où est donc celui qui ne voudroit pas tâcher d’atteindre cet état tranquille & posé de l’âme, qui nous rend si heureux en nous-mêmes, chers à nos amis, & qui couvre même de honte nos ennemis. C’est un grand reproche, & qui n’est que trop fondé, contre la nation Angloise, qu’il y a parmi nous plus de Suicides dans une année, que dans tout autre pays durant le cours d’un siécle. D’où peut venir ce crime si contraire à la Nature, si non de se livrer à un mécontentement qui, au moindre petit accident, devore tout ce qui nous attache à la vie, nous remplit de pensées noires & effrayantes, & nous précipite enfin dans le plus grand désespoir ! Semblable à toutes les autres mauvaises habitudes, ce mécontentement doit être étouffé dans son principe, où il deviendra trop fort pour être combattu avec succès. C’est pourquoi nous ne devrions jamais nous représenter les événemens sous leurs plus mauvaises couleurs, mais plûtôt nous tromper nous-mêmes en nous imaginant qu’ils sont plus favorables. Je suis parfaitement convaincue, par mes observations & mon expérience, que le calme & la tranquilité d’esprit préviennent beaucoup d’accidens, & contribuent à nous délivrer de ces difficultés qui nous embarrassent actuellement. Pendant qu’une personne d’un esprit agité & mécontent est presque perdue parmi ses inquiétudes, se pensées sont dans un labyrinte, & la raison n’a pas le pouvoir de lui tracer le sentier qu’elle doit suivre pour trouver du soulagement. D’ailleurs, comme je l’ai déjà insinué, chaque échec n’est pas une infortune réelle, quoique nos passions puissent nous en faire porter ce jugement.

Niveau 3

Hétéroportrait

Je connois un homme, qui a été empêché deux fois par les accidens les plus extraordinaires de faire un voyage qui lui promettoit de très grands avantages. Il se regardoit comme l’homme du monde le plus malheureux, & ne pouvoit pas s’empêcher de se plaindre, dans toutes les compagnies, combien la Fortune étoit contraire à ses désirs. Mais il ne tarda pas à reçevoir la nouvelle que les deux Vaisseaux, sur les quels il avoit voulu s’embarquer, étoient perdus, & que tous ceux qui étoient à bord avoient péri dans les flots. Il fut obligé de réconnoître son bonheur d’avoir échoué dans ce qu’il désiroit, & de bénir la Divine Providence qu’il avoit accusée derniérement de cruauté, en s’addressant à elle sous le nom de Fortune.

Niveau 3

Hétéroportrait

Un autre homme, qui aimoit passionnément une jeune & belle Dame, se conduisit avec la plus grande extravagance, sur ce que le père de sa Maîtresse lui préféra un rival. Tous ses amis trembloient qu’il ne se portat à quelque acte de déséspoir, & peut-être leurs appréhensions se seroient elles vérifiées, si deux ou trois jours après celui où il avoit perdu toutes ses espérances, il n’avoit pas découvert, par un effet de la Providence, qu’un aide d’écurie avoit procuré à cette Dame l’honneur de devenir Mère deux ans avant qu’on l’eut congédié.

Niveau 3

Hétéroportrait

Une Dame de ma connoissance étoit sur le point de perdre l’esprit de chagrin pour la mort d’un Epoux, avec qui elle n’avoit été mariée que deux mois, & qu’elle aimoit tendrement. Mais elle fut bientôt consolée de cette perte en découvrant que cet Epoux étoit un Imposteur, qu’il n’avoit pas un pouce de terre, quoiqu’il prétendit avoir des Domaines considérables ; & ce qui étoit encore pire, qu’il étoit engagé avec une autre femme qui alloit l’attaquer pour la moitié de la dot qu’elle lui avoit apportée ; & que si elle avoit vécu quelque tems de plus avec lui, elle auroit été inévitablement ruinée.
La plus petite observation peut nous convaincre, chaque jour, que nous sommes très heureux de manquer ce que nous désirons le plus. Mais quoique tous s’apperçoivent de cette vérité, & en conviennent dans les affaires des autres, il y en a peu qui en soient persuadez pour eux-mêmes, jusque à ce que le tems & les accidens leur ouvrent les yeux. Insensibles à notre bien, comme à nos fautes, nous nous précipitons à tous les phantomes que notre imagination nous présente ; nous les adorons comme des Divinitez ; nous leur sacrifions tout, & nous repoussons, avec véhémence & mépris, la main amicale qui veut nous retenir, quoique le Ciel même la dirige. Je sçais fort bien qu’une disposition qui n’est point trop inquiété, ni trop ardente à la poursuite d’aucun objet, passe pour se ressentir trop du Stoïcisme, & est traitée même de stupidité, ou d’insensibilité naturelle ; & elle est, à la vérité, destituée de cette vivacité qui plait tant dans la conversation, & fait remarquer particuliérement la personne qui en est douée ; Mais si ceux qui raisonnent de cette manière vouloient se donner la peine de réfléchir combien certaines personnes payent cher pour cette vivacité, aucun d’eux ne voudroit renoncer, en faveur de cette qualité, à une humeur calme, solide, & sérieuse. Je vois toûjours avec beaucoup de peine que certaines personnes placent tout leur bonheur à réüssir dans un seul dessein. J’en ai vû résulter, presque toûjours, de grands malheurs. Nous sommes si peu capables de juger pour nous-mêmes, que si le Tout-puissant, offensé de notre présomption, donne son fiat à nos désirs, ils viennent rarement sans être accompagnez de maux, dont nous le prions, avec beaucoup de raison, d’être délivrés. C’est-pourquoi nous devons regarder, sur le tout, les petites calamités de la vie, comme indignes d’occuper entiérement cette partie de nous-mêmes qui est immortelle. Ce n’est qu’en recherchant la vertu & la sagesse que l’ardeur se réconcilie avec la raison. Nous ne pouvons jamais avoir trop d’empressement pour ces objets. Tout le zèle & toute la chaleur que nous témoignons pour eux sont loüables. Plus nous les possedons, moins nous sentirons d’autres besoins. De plus ce qui devroit nous encourager à redoubler nos efforts, c’est que quiconque est assez heureux pour atteindre quelque dégré de perfection dans l’une, ne peut manquer de posséder en bonne partie l’autre. Notre inimitable Shakespear, qui de tous les ecrivains Dramatiques paroit, à mon avis, le plus appliqué à nous inculquer ces idées, qui seules peuvent nous rendre heureux, nous conseille de nous souvenir,

Niveau 3

Que nos vies sont courtes ; mais que d’en étendre la trame jusques à l’Eternité, c’est l’ouvrage de la Vertu.

Metatextualité

Maintenant il est tems de quiter nos fonctions de Spectatrice, & de remercier le Public de l’encouragement extraordinaire qu’il a donné á ces essais. Notre gratitude est particuliérement due à ceux qui nous ont favorisée de leur correspondance, & qui témoignent désirer la continuation de cet ouvrage, quoiqu’après une mure déliberation entre tous nos membres, nous ayons trouvé plus convenable pour notre reputation de finir tandis que nous sommes dans les bonnes graces du Public, que de nous exposer à lui devenir ennuyeuse. Comme nous avons exprimé plus d’une fois notre intention de conclure ici notre ouvrage, nous esperons que les Auteurs de plusieurs lettres ingénieuses, que nous avons reçues trop tard, ne se plaindront pas de notre négligence. Le nombre de nos correspondans s’étant augmenté chaque jour, nous aurions pû continuer la Spectatrice, jusques á ce que nous eussions cessé d’être, si nous ne devions pas mettre fin à notre entreprise avant que le sujet nous eut manqué, ou l’assistance de nos correspondans. Mais quoique nous soyons résolues de quiter <sic> maintenant le personnage que nous avons fait depuis deux années, nous avons une inclination assez forte d’en revêtir bientôt un autre ; & si nous prénons ce parti, nous en donnerons avis dans les papiers publics, nous flattans que ceux qui ont témoigné leur approbation pour la Spectatrice, soit par leur souscriptions, ou leur correspondance, ne priveront pas de leur bienveillance les Auteurs de cet ouvrage, sous quelque caractère qu’ils paroissent. Malgré tous nos soins pour faire un mystère de notre petite Société, quelques Messieurs sont enfin venus à bout d’en découvrir le sécret. Ils veulent absolument que nous mettions encore la main à la plume, & promettent de nous fournir différens sujets que nous n’avons pas encore touchez, sous cette condition, que nous les admettrons dans notre Société, & que nous n’attribuerons pas uniquement à notre sexe ce que nous publierons dans la suite. Nous n’avons pas tout-à-fait convenu des préliminaires de cette ligue ; mais nous penchons à croire que nous ne nous diviserons pas pour une bagatelle, sur-tout puisque l’un d’eux est l’époux de Mira. Dans le même tems, si quelqu’un entreprenoit, sur cette ouverture, de publier un Livre, ou une Brochure, comme venant des Auteurs de la Spectatrice, on peut compter, soit que nous écrivions dans la suite, ou que nous abandonnions notre projet, que nous avertirons contre tout ce qui paroîtra sous ce titre, & que nous mettrons la tromperie dans tout son jour.
Fin de la vingt-quatriéme & dernière Partie.

1(*) Le terme de l’original signifie bonnes moeurs & bonnes manières, ce qui causera quelque obscurité dans des endroits où ce que mon Auteur dit doit s’entendre principalement des bonnes mœurs. Mais comme les véritablement bonnes manières doivent être les Interprétes du cœur, & qu’il falloit exprimer leur opposition avec celles qui n’ont que l’apparence, j’ai cru dévoir traduire comme j’ai fait ici.

2(*) II. Sam. I.

3(*) Je ne puis pas rendre meux <sic> le terme Anglois Monitor, on dit Moniteur mais Monitrice n’est pas en usage.