La Spectatrice. Ouvrage traduit de l'anglois: Livre Vingt-Deuxieme.

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Livre Vingt-Deuxieme.

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Metatextuality

Nous n’avons jamais manqué durant le cours, de ces essais, de renvoyer ce que nous avions à dire de notre fond, pour insérer les lettres de nos correspondans ; il doit donc paroître étrange, que nous n’avons publié aucune lettre le mois passé, sur-tout puisque nous avouâmes dans la pénulitiéme, que nous en avions reçu plusieurs. La raison de ce délai n’est point que nous soyons devenues moins reconnoissantes, ou moins complaisantes qu’auparavant, à l’égard de ceux qui nous font la faveur de nous communiquer des piéces qui méritent une place dans notre ouvrage ; mais réellement parce qu’ayant commencé de traiter des sujets qui nous paroissoient fort importans, nous avons été entraînés <sic> beaucoup plus loin que nous ne l’aurions crû. Mais comme la meilleure Apologie pour ce qui peut-être pris en mauvaise part, c’est de le réparer, nous donnerons à présent cette satisfaction qu’on attend de nous.

Aux Auteurs de la Spectatrice.

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Letter/Letter to the editor

Mesdames, « L’obligeante reception que vous avez eû la bonté de faire à un premier recit que je vous en voyai, m’encourage à vous offrir une autre histoire, qui fournira des leçons très instructives aux vieilles, comme aux jeunes personnes des deux sexes, si elles en considerent bien la morale. Je ne ferai donc aucune apologie pour le sujet, mais je sens qu’il peut avoir souffert entre mes mains ; & je serai charmé de paroître avec vos corrections & vos réflexions, plus digne de l’attention du public, & d’une place dans votre ouvrage. Mais de peur que les surprenantes avantures, qui arriverent à l’héroine de cette histoire, ne lui donnent un air de Roman, & par conséquent, ne fassent moins d’effet sur l’esprit des lecteurs, qu’il ne seroit nécessaire, pour les engager à éviter les égaremens de quelques personnes qui y sont intéressées, & à imiter les vertus des autres ; permettez-moi, Mesdames, d’assûrer le public qu’il n’y a pas un seul incident de ce recit qui doive rien à la fiction ; mais que le tout est raconté avec toute l’exactituede & la simplicité qui convient à la vérité. J’ai hazardé de l’intituler. Le triomphe de la patience & de la fermeté sur la barbarie & la fourberie. Si vous trouvez ce titre impropre, après avoir bien pésé les circonstantces avec l’événement, je me flatte que vous lui en substituerez un autre plus convenable. Toutes les altérations qu’il vous plaira de faire, seront plûtôt une obligation que le public & moi vous aurons. Je finis en vous assûrant de mes vœux sincéres en votre faveur & pour le succès de votre louable entreprise, & que je suis. » Mesdames,
Votre très-humble & très-obéïssant Serviteur. Elismonde. P.S. « En repassant une seconde fois l’incluse, il m’a semblé que j’étois trop longue dans mes réflexions sur les différens événemens à mesure qu’ils se présentoient. Je vous prie donc d’abréger celles qui perdroient par leur longueur, de leur mérite, (Si elles en avoient réellement) & d’effacer tout-à-fait celles qui ne servent à rien. »
Je ne doute point que ceux d’entre mes lecteurs qui se rappelleront la petite histoire intitulée, la Vengeance d’une Dame, insérée dans la quatorziéme partie de notre ouvrage, n’attribuent ce que cette Dame demande dans son postscriptum à un excès de modestie & à cette défiance inséparable du bon sens, à moins qu’une longue & générale approbation ne nous en ait délivrés. Je lui dois donc la justice de déclarer, que comme je ne trouvai rien à corriger dans le prémier récit qu’elle nous envoya, de même je n’ai point d’expressions, ni de sentimens qui puissent rien ajoûter à l’énergie pathétique, qui brille si agréablement dans toute cette piéce, sur-tout dans ces endroits qui doivent le plus affecter le cœur & ou les détresses qu’elle décrit, touchent les cordons de la vie, & obligent le lecteur à partager les malheurs dont on lui fait le recit. Mais il faut satisfaire la curiosité que j’ai excitée ; je ne doute pas que le public qui est le juge naturel, d’elle, de moi & de tout ce qui s’imprime, ne donne à sa narration l’approbation qu’elle mérite.

Le Triomphe de la Patience & de la Fermeté sur la Barbarie & la Fourberie.
Histoire Vertiable.

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Metatextuality

« Entre tous les actes d’injustice qui doivent leur origine à la dépravation de la nature humaine, je n’en connois aucun qui mérite d’être censuré plus sévérement, que celui de ces parens qui dissipent leur bien, & laissent leur famille exposée à la mendicité & au mépris. C’est manquer tout-à-fait de générosité que de rendre misérables par notre négligence ceux qui dépendent uniquement de nous ; mais de priver de leur droit de naissance ceux qui n’auroient jamais existé sans nous ; de rendre malheureux ceux qui nous doivent le jour, pour satisfaire quelque passion favorite c’est un tel acte de cruauté, qu’on auroit de la peine à croire qu’un être pensant pût en être coupable, si l’on n’en voyoit chaque jour des exemples.

General account

Un jeune homme, que je nommerai Extrodius resta en possession d’un bien considerable, par la bonne œconomie & la frugalité de ses ancêtres. Il épousa une Dame jeune & vertueuse, de qui il eut un grand nombre d’enfans ; comme sa famille augmentoit chaque année, on s’imagineroit qu’il auroit dû employer toute son industrie à augmenter un patrimoine, dont tant de personnes devoient tirer leur subsistance. Mais hélas ! l’amour immodéré du plaisir prévalut sur l’affection paternelle ; il étoit si passionnément dévoué à toutes les extravagances du siécle, que non content de celles dont il voyoit jouir les autres, il inventoit continuellement de nouveaux moyens de satisfaire ses inclinations déréglées ; & plus ils lui coûtoient, plus il se faisoit honneur de pouvoir les mettre en pratique. Mais ce pire de tous les Epoux & de tous les Pères, ne fut pas long-tems en état de se plonger dans toute sorte de voluptés ; peu d’années consumerent tout ce qu’il possédoit au monde, & il tomba dans la plus grande pauvreté ; sa femme qui avoit langui quelque tems dans l’appréhension de ce qui devoit arriver, ne put pas supporter les maux qu’elle avoit prévûs, & mourut de chagrin ; tous leurs enfans, excepté un seul, furent saisis de différentes maladies, & accompagnerent leur mère dans le sépulchre. Jemine resta seule à l’âge d’environ douze ans, exposée aux miséres dont la mort avoit exemté ses proches, pendant que celui qui les avoit attirées sur tous ceux qui auroint dû lui être chers, paroissoit insensible à ses égaremens, & continuoit à disposer de tout ce qui lui restoit, jusqu’à ce qu’il n’eût plus rien à vendre. Il essaya alors son crédit auprès de ses parens, de ses connoissances & des marchands, mais ils connoissoient tous trop bien sa situation pour lui faire aucune avance. Quelques personnes, à la vérité, avec qui il n’avoit point eû à faire, lui fournirent de quoi se soûtenir pour un peu de tems ; mais ils ne connurent pas plûtôt l’état de ses affaires, qu’ils lui refusérent tout crédit ; & comme il se conduisit à leur égard avec trop de hauteur pour une personne qui devoit probablement leur attirer une perte, ils le firent mettre en prison, d’où aucun ami ne s’employa pour le délivrer, & où il mourut dans peu de tems. La jeune Jemine auroit même été obigée <sic> d’avoir recours à la charité publique pour obtenir une miserable subsistance, si Dalinde ne l’avoit pas admise dans sa famille. Cette Dame étoit veuve, joüissoit d’un douaire considérable, n’avoit point d’enfant, & étoit la propre sœur d’Extrodius, cependant elle ne prit point sa petite niéce par aucun motif de compassion, ou d’affection ; comme son frère elle s’aimoit trop elle-même & avoit trop d’attachement aux plaisirs du monde pour être susceptible d’aucun autre sentiment ; mais elle auroit eû honte qu’une personne de son sang & qui lui appartenoit de si près portât la livrée de la paroisse. Cependant cette pauvre Demoiselle ne fut guéres mieux traitée que si elle avoit été dans ces maisons de charité, d’où sa tante se faisoit un grand mérite de l’avoir préservée. L’éducation qu’on lui donna ne l’auroit pas mise en état de soûtenir les coups du sort qui tombérent dans la suite sur elle, si la nature ne l’avoit pas douée de ces qualités que d’autres personnes n’acquierent qu’avec beaucoup de peine & de dépense. Sans le secours des préceptes elle possédoit une piété innée, & une résignation absolue à la volonté divine ; sans aucune de ces instructions qu’on regarde comme nécessaires à une bonne éducation, elle avoit une affabilité naturelle & une douceur dans sa conduite, qui faisoient honte à toutes les regles positives de politesse & de bienséance ; & sans le moindre avantage du côté de l’exemple, mais bien au-contraire, elle distinguoit sans peine les amusemens qui convenoient, ou ne convenoient pas à une femme d’honneur. Comme elle connoissoit fort bien l’infortune à laquelle la mauvaise conduite de son père l’avoit reduite, & le peu d’apparence qu’il y avoit qu’elle pût jamais vivre dans le monde suivant sa naissance, elle mettoit toute sa ressource contre ses maux présens & à venir dans sa patience & son humilité ; c’est pourquoi elle tâchoit, autant qu’il lui étoit possible, de ne jamais penser aux divertissemens des personnes opulentes, mais plûtôt de celles qui n’étoient pas nées pour rien posséder, ou qui avoient été privées comme elle-même, de leurs premières espérances. Elle observoit qu’être pauvre n’étoit pas toûjours être miserable, & que les richesses étoient souvent séparées du bonheur. Elle concluoit donc, qu’avec un esprit content on pouvoit trouver tous les états de la vie supportables, & que sans ce contentement d’esprit tout n’étoit que misère dans cette vie. Enfin sans l’aide des livres, elle étoit à l’âge de quinze ans, une Philosohe <sic> dans sa manière de penser ; & peut-être sa Philosophie valoit-elle mieux, que celle de ces hommes célébres dont les maximes & les préceptes nous sont proposés comme la meilleure régle de nos sentimens & de nos actions. A l’égard de sa personne, elle étoit de moyenne taille, fort bien tournée, aisée & gentille dans tous ses mouvemens ; si l’on ne pouvoit pas dire que les traits de son visage eussent été jettés dans le moule de la beauté, on ne peut nier qu’ils n’eussent beaucoup de régularité & d’harmonie ; ce qui joint à un teint fort délicat, à de beaux cheveux, de belles dents & une certaine douceur qui resultoit du calme de son esprit, & se repandoit dans son air, la faisoit paroître extrêmement aimable. Plusieurs en porterent ce jugement ; mais les désastres de sa famille les empêchoient de lui addresser leurs vœux dans des vûes honorables, pendant que sa modestie leur interdisoit tout autre dessein ; & elle atteignit l’âge de dix-huit ans, sans pouvoir dire qu’aucun homme se fût déclaré son Amant. Entre ceux qui l’avoit long-tems admirée en secret, il y en eut un, que je nommerai Lothaire, & qui se confiant sur ses gros biens, une belle figure & ses succès précédens avec notre sexe, hazarda enfin de lui déclarer ce que personnes n’avoit fait avant lui. Il venoit fort souvent chez Dalinde, & les charmes de sa jeune niéce l’engagerent encore à redoubler ses visites ; il eut plusieurs occasions d’entretenir l’objet de sa passion, sans que la tante qui, comme je l’ai déjà remarqué, se mettoit peu en peine de la jeune Jemine, y fit attention ; & il sçut arranger ses visites de manière, qu’il pouvoit voir fort souvent sa maîtresse ou avant que Dalinde fût levée, ou lorsqu’elle étoit sortie. Jemine crut devoir l’entretenir en l’absence de sa tante avec tout le respect imaginable, avant qu’il lui eût découvert ses sentimens ; & dans la suite, du moins durant un tems assés long, elle ne pensa point à changer de conduite à son égard, soit que ce fût, parce qu’il avoit l’avantage d’être le prémier qui eût témoigné de la sensibilité pour ses charmes, ou parce qu’il avoit réellement quelque chose de plus engageant qu’aucun autre homme qu’elle eût vû, c’est ce qui est tout-à-fait incertain ; mais il n’en est pas moins sûr que les belles choses qu’il lui dit, gagnerent insensiblement son jeune cœur, & qu’elle ne put s’empêcher, en le voyant, ou en l’entendant, de sentir ce plaisir qui n’est fait que pour ceux qui aiment. Il avoit fait de grand progrès dans ses affections, avant qu’elle le soupçonnât d’aucun dessein qui pût alarmer sa prudence, ou sa vertu ; mais se trouvant un jour seule avec lui, il commença à prendre avec elle des libertés qui effrayerent sa modestie ; le repoussant de toutes ses forces, comment, Lothaire, s’écria-t-elle, est-ce un traitement qui convienne à une femme vertueuse ? Si je m’y soûmettois, trouveriez-vous que je serois digne d’une passion honorable ? Ces paroles avec les regards, & les gestes qui les accompagnoient l’arrêterent bientôt ; mais il sçut si bien rejetter sa hardiesse sur l’excès de sa passion, que ce qu’elle avoit de son sexe l’emporta dans son âme en faveur de Lothaire, & qu’elle consentit à lui pardonner. Combien de personnes parmi notre sexe imprudent, n’auroient plus pensé à cette affaire, & après avoir pardonné leur amant, l’auroient traité de la même manière, que s’il ne les avoit jamais offensées, & par cette indulgence, les auroient enhardies à commettre de nouvelles offenses, jusqu’à ce qu’ils les eussent entiérement ruinées ! Mais il n’en arriva pas ainsi avec Jemine ; aussi-tôt qu’il l’eut quittée & qu’elle eut le loisir de réfléchir sur ce qui s’étoit passé entr’eux, toutes ses appréhensions, qui sont les sûrs gardiens de l’innocence d’une fille, s’éléverent dans son âme avec plus de force. En rappellant les tendres & passionnées déclarations qu’il lui avoit faites, elle n’en trouva pas une seule qui pût l’assûrer qu’il se proposoit de passer sa vie avec elle ; jamais il ne lui avoit fait mention de mariage, & quoiqu’il témoignât d’avoir pour elle la plus forte passion, dont jamais homme ait été capable, elle avoit assés de bon sens pour juger, qu’il faut plus d’art afin de poursuivre une flamme illégitime, que si on avoit des vûes honorables. Elle trembla donc qu’il n’eût d’autre vûe dans tout ce qu’il lui avoit dit, que de la ruiner ; l’inclination secréte qu’elle trouvoit dans son cœur en faveur de cet Amant, augmentoit encore ses frayeurs à cet égard. Elle sentoit qu’elle aimoit, & craignant que cet amour ne fût le destructueur de sa vertu, dans quelque moment où elle ne seroit pas sur ses gardes, elle résolut de fonder les desseins de Lothaire, & si elle s’appercevoit qu’ils ne fussent pas tels qu’elle le désiroit, de renoncer à le voir pour toûjours, tout cher qu’il lui étoit. Que toutes les femmes qui ont jamais connu la force de la passion, dont Jemine étoit éprise, considérent bien les débats d’une âme ainsi divisée entre l’amour & l’honneur, & lui donnent les applaudissemens qu’elle mérite, pour son étroit attachement au dernier. Cependant elle étoit combattue en elle-même pour déterminer comment elle s’ouvriroit avec lui à ce sujet ; sa modestie naturelle ne lui permettoit pas de lui parler la première de mariage, il lui paroissoit qu’une telle proposition ne convenoit qu’à un homme, & elle ne savoit pas comment disposer sa bouche à proférer, ce qu’elle auroit rougi d’entendre de celle de son Amant, quoiqu’elle le souhaitât avec ardeur. Elle trouvoit présque autant de hardiesse à écrire son intention sur cette affaire, mais elle vouloit absolument sçavoir ce qu’elle devoit attendre de son Amant, ce qui lui fit prendre ce dernier parti. Mais combien de fois ne lui arriva-t-il pas de commencer & de laisser sa lettre, d’examiner ce qu’elle avoit écrit, & de la déchirer, croyant en avoir trop dit ! Elle chercha long-tems, avant que de trouver des expressions qui pussent exprimer son intention, sans choquer sa timidité. Cependant après plusieurs essais, comme elle persistoit dans la même résolution, elle vint à bout de composer la lettre suivante.

A Lothaire.

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Letter/Letter to the editor

Monsieur, Comme j’ai très peu d’expérience pour écrire des lettres, & sur-tout à des personnes de votre sexe, rien ne peut excuser la présomption que j’ai de vous écrire aujourd’hui, si ce n’est la raison qui m’y oblige. Vous connoissez, Monsieur les infortunes de ma famille, vous savez qu’il ne me reste que ma vertu & ma réputation ; je les exposerois, sans doute, l’une & l’autre, si je continuois à écouter un amant de votre fortune ; permettez-moi donc de me priver à l’avenir de l’honneur de vos visites ; l’inégalité qui subsite entre nous ne me permet pas de penser que vous ayez aucun autre but que de vous amuser & dans quelque situation que je sois reduite, j’ai trop d’honneur pour le souffrir. S’il étoit possible ; mais je n’ai point assés de vanité pour m’en flatter ; que vous me trouvassiez réellement digne d’un attachement sérieux ; vous savez fort bien que je suis confiée aux soins d’une parente, qui devroit en être informée, & vous ne devez pas supposer qu’elle fasse aucune objection contre ce qui lui paroîtra réellement avantageux à une personne de son sang & qui la touche de si près. En la consultant sur cette affaire, vous donnerez la meilleure preuve de votre sincérité, & c’est aussi le seul moyen de satisfaire les scrupules de Jemine.
Elle lui envoya cette lettre par un porteur de chaise, ne voulant pas la confier à aucun des Domestiques de Dalinde, de peur qu’ils ne la montrassent à leur Maîtresse, qu’elle ne vouloit pas instruire de son secret, jusqu’à ce que Lothaire lui-même lui en fit part ; & comme nous croyons aisément ce que nous désirons, elle se flattoit de tems en tems qu’il le feroit. Elle étoit cependant satisfaite, en elle-même de s’être acquittée de ce que sa prudence & sa vertu exigeoient ; & d’ailleurs elle avoit assez de piété pour laisser l’événement au souverain dispensateur de toutes choses, persuadée que cet Etre suprême connoissoit mieux qu’elle, ce qui lui convenoit. A l’égard de Lothaire il est certain que la pensée d’en faire sa femme ne lui étoit jamais venue à l’esprit ; & il est vraisemblable, que s’il avoit prévû les difficultés qui s’opposoient maintenant à la réussite de son dessein, il n’auroit jamais pensé à lui faire la cour ; mais l’humeur des hommes est telle qu’ils ne peuvent souffrir d’opposition ; se désister après avoir fait tant de chemin, lui paroissoit une petitesse d’esprit, une pusillanimité & une défiance de lui-même, que son orgueil ne pouvoit pas digérer. Cependant la lettre de Jemine, lui causa de l’étonnement & un chagrin infini. Il s’apperçut aisément qu’elle avoit plus de résolution & de force d’esprit, qu’on ne pouvoit en attendre d’une personne de son âge, & qui connoissoit si peu le monde ; & il considera long-tems comment il lui écriroit de manière à la tromper sûrement, sans paroître lui-même un séducteur, en cas que cette affaire devint jamais puplique. Toute embarrassée qu’avoit été l’innocente Jemine pour écrire sa lettre, Lothaire, qui étoit un adepte dans tous les artifices d’une intrigue, ne fut pas moins embarrassé à composer sa réplique, & peut-être n’auroit-il pas pû le faire avec des expressions suffisantes, pour la satisfaire, & conformes à ses propres desseins, s’il ne s’étoit pas subitement avisé d’une invention, digne de la bassesse de son cœur, & la seule, je suppose, qui pût faire tomber dans le piége, celle qu’il vouloit ruiner, à quel prix que ce fût. Ayant donc formé son plan, il fit à la lettre franche & sincére de Jemine, cette ambigue & trompeuse réponse.

A la belle Jemine.

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Letter/Letter to the editor

Aimable Créature. Il seroit impossible de décrire le ravissement inexprimable, dont mon cœur a été saisi à la reception de votre chére lettre ; mille & mille fois j’ai baisé ce charmant nom qui la terminoit, avant que de pouvoir lire ce qu’elle contenoit ; mais quand j’ai été assez le Maître de moi-même, pour commencer cette lecture, bon Dieu ! que j’ai été surpris ! non, aimable fille, de cette preuve que vous paroissez exiger de mon affection, mais que vous ayez pû douter de mon inclination, à faire ce que vous demandez ; chaque demande, chaque souhait que vous ferez, aura sur moi force de loi, & ma plus grande joye seroit, que le Ciel me mit en état d’anticiper tout ce que vous avez à désirer ; j’ai beaucoup de choses à vous dire à ce sujet, je vous prie donc de me fournir une occasion de vous révéler un secret que je voulois garder jusqu’au tombeau, mais que je me vois maintenant obligé à vous communiquer. Je sçais que Dalinde est engagée ce soir chez Milady Rouncifull, j’irai donc chez vous, comme si je me proposois de la voir ; mais je vous prie de rester au logis, afin que je puisse vous donner un témoignage plus convainquant de la solidité de ma flammes, que celui dont vous parlez dans votre lettre. En même tems, mon cher Ange, prenez garde que des pensées trop scrupuleuses ne fassent injustice à un cœur, qui est & sera entiérement dévoué à vous, tandis qu’il y aura le moindre souffle de vie dans votre très passionné & fidéle admirateur, Lothaire. P.S. La précaution que vous avez observée dans votre envoy, me donne la plus haute idée de votre bon sens & de votre prudence ; mais quand j’aurai eû le plaisir de vous communiquer ce que j’ai à vous dire, vous trouverez, que votre bon Ange vous à inspiré ce dessein, & qu’il étoit absolument nécessair pour notre bonheur commun, que vous ayez agi de cette manière.
Cette lettre eut tout l’effet qu’il en attendoit, elle excita fortement la curiosité de Jemine, & l’engagea à lui accorder une autre entrevûe secrette ; elle n’attendit pas avec moins d’empressement que lui-même, l’heure du départ de sa Tante & l’arrivée de cet amant, afin qu’elle pût apprendre ce mystére dont il lui parloit, & entendre ces témoignages si convainquans de la sincérité de sa passion. Poussée par des motifs que la plus rigide vertu ne peut pas condamner, elle le reçut avec une obligeante douceur, il la connoissoit trop bien, pour la soupçonner d’affectation, & il regarda cette réception comme un présage favorable au succès de ses désirs ; mais ayant auparavant bien considéré, qu’elle ne manquoit pas de pénétration, il s’étoit préparé & avoit étudié soigneusement son rolle, afin qu’il ne lui échapât point de geste ni d’expression capable de le trahir. Il l’aborda d’un air plus grave qu’il ne l’avoit jamais fait ; quand ils se furent assis, quoiqu’il débutât par la remercier de la faveur qu’elle lui avoit faite de lui écrire, il ne témognoit point d’empressement à lui exprimer le sens de sa réponse, affectant une espéce d’agitation intérieure ; mais Jemine s’appercevant qu’il se taisoit sur ce sujet, ne put s’empêcher de lui faire connoître par quelques expressions qui lui échappérent, une partie de son impatience.

Dialogue

Quelle sévère destinée est la mienne, aimable Jemine ! Qu’il m’est difficile de me conduire dans une conjoncture si critique ! dit-il avec un profond soupir ; combien les transports que votre chére lettre avoit fait naître dans mon cœur, n’ont-ils pas été diminués par l’ordre qu’elle contenoit ! Qu’il m’étoit terrible de voir que vous exigiez de moi, comme une preuve de mon amour, ce qui en seroit la ruine ! cependant je ne puis pas vous en convaincre sans trahir mon honneur ; ce joyau, qui me sera sacré à toûjours, plus cher que ma vie, & que j’estime le plus après mon amour. Ces paroles ne firent qu’augmenter le mystére, au-lieu de le dévélopper, & Jemine n’y pouvant rien concevoir, le pria de s’expliquer plus clairement. N’avez-vous pas insisté, lui répondit-il, que je fusse part à Dalinde du sécret de ma passion pour vous ? Et n’avez-vous pas fortifié cet ordre par la menace de ne me plus voir, en cas de réfus ? Je ne sçais pas, Monsieur, lui répondit elle, en rougissant de surprise & de confusion, si j’ai pû m’exprimer proprement à ce sujet ; mais il n’y a certainement rien de fort difficile à instruire une Tante de vos sentimens pour sa Niéce ; pourvu, continua-t-elle, en fronçant légerement le sourcil, qu’ils soient de nature à ne vous faire point de honte. Croyez-donc, poursuivit-il, après un trouble de quelques momens fort bien contrefait, que je n’aurois pas attendu les ordres de Jemine pour découvrir à sa Tante tout ce que je sentois pour sa chere Niece, si cette Tante ne m’avoit pas donné des preuves trop claires & continuées trop long tems, qu’elle pense plus favorablement sur mon conte que je ne l’ai jamals <sic> souhaité. Comment s’écria Jemine, étonnée au-delà de toute expression, est-ce une chose possible ? Elle s’arrêta ensuite & réfléchissant sur bien des choses qu’elle avoit observées dans la conduite de sa Tante à l’égard d’autres Cavaliers, elle n’hésita pas long-tems avant que de donner toute sa confiance à ce que Lothaire alléguoit. Il est vrai que Dalinde, pour n’en rien dire de pire, étoit une des plus grandes coquettes de son tems, vaine, dissippée, envieuse jusqu’à à <sic> l’extravagance & à la méchanceté contre les charmes qu’on préféroit aux siens ; cette parfaite connoissance de son caractère fit penser à Jemine, ce qui ne lui étoit jamais venu dans l’esprit, que sa Tante n’étoit pas propre pour être sa confidente, quand même elle y auroit eû moins d’intérêt que Lothaire ne prétendoit. Elle crut dont <sic> aveuglément tout ce qu’il lui dit ; tant il est vrai que quelques fautes nous exposent à être censurés pour d’autres, dont nous sommes parfaitement innocens ; car il n’y avoit réellement pas une seule syllabe de vrai dans ce que ce fourbe insinuoit de l’affection de Dalinde en sa faveur ; & il faut convenir qu’il n’auroit pas pû se servir d’un pretexte plus plausible, pour écarter tous les scrupules que Jemine s’étoit faits, de cacher cette intrigue à sa Tante. Craignant cependant, qu’il ne lui restât quelque défiance, il ajoûta mille petites circonstances pour confirmer la verité de son récit, sachant fort bien, que le succès de son entreprise dépendoit en bonne partie, de gâgner ce point. Voyant par ses réponses qu’il n’avoit rien à craindre à cet égard, il commença à reprendre les intérêts de sa passion ; fit semblant de blâmer la défiance qu’il avoit eûe de son honneur ; protesta qu’il n’avoit point d’autre dessein en vûe, que d’en faire sa femme. L’infortune de votre famille, dit-il, ne m’est d’aucune conséquence, vous savez que j’ai assez de bien pour nous entretenir l’un & l’autre, avec plus de grandeur qu’il n’est nécessaire pour notre félicité ; mais, continua-t-il, j’ai une mère qui, je le dis avec peine, pense d’une manière bien différente. Elle ne feroit aucun cas de toutes les perfections que le ciel pourroit donner à une créature humaine, s’il n’y ajoûtoit pas les richesses & l’opulence. Cette malheureuse disposition m’a empêché de vous faire les déclarations publiques de mon inviolable attachement, dont je me serois fait honneur : comme elle a été pour moi la meilleure & la plus tendre de toutes les mères, non-obstant son avarice, & qu’elle est à présent fort âgée, je tremble à la seule idée de la faire descendre dans le sépulchre, avant le cours ordinaire de la nature & avec le déplaisir de me voir faire la seule chose qu’elle ne me pardonneroit jamais. Il cessa ici de parler, mais l’Esprit de Jemine étoit dans une trop grande perplexité pour qu’elle pût lui repondre sur le champ. Il la fixa attentivement, & s’appercevant des émotions de son âme par les différens changemens qui paroissoient sur son visage, il jugea qu’il n’étoit pas encor au bout de son dessein, & qu’il avoit besoin de tout son art pour séduire une jeune personne, qui ne laissoit pas, malgré son innocence & sa simplicité, de prendre extrêmement garde aux ruses des autres. Il commença donc par toutes les expressions passionnées que son amour & son esprit purent lui fournir, jointes aux protestations les plus solemnelles de sa sincérité, pour la persuader d’entrer dans un engagement sécret, & de vivre réciproquement l’un pour l’autre, jusques à ce que la mort de la vieille Dame eût ôté le seul obstacle, pretendoit-il, à la cosommation <sic> de son bonheur.
Le cœur de Jemine lui étoit réellement trop engagé sans le secours des sermens, pour craindre qu’elle rompît jamais en faveur d’aucune autre personne ceux qu’elle lui feroit, quoiqu’on lui fit des offres, autant au dessus de la fortune de Lothaire, que celle de Lothaire étoit au dessus de la sienne. Elle regarda donc cette requête comme une preuve indubitable de son amour & de son honneur, & pensa qu’il y auroit de l’ingratitude comme de l’injustice à la réfuser. Leur engagement eut donc toute la solidité que de simples paroles pusent lui donner ; mais Jemine ne considéra pas dans ce moment l’invalidité d’un Contract verbal sans témoins, & n’exigea jamais, ou ne lui témoigna aucun désir qu’il le mît par écrit ; ce qui venoit sans doute du désordre dans lequel la première partie de son discours touchant Dalinde l’avoit jettée ; & quand elle eut ensuite le loisir d’y réfléchir, elle craignit de montrer un manque de confiance, dont il auroit pu se ressentir. L’un & l’autre étoient assez satisfaits de ce qu’ils avoient fait ; Jemine imaginoit s’être assûrée par ce moyen d’un Epoux qu’elle aimoit infiniment, & avec qui elle vivroit un jour dans toute la splendeur si flatteuse pour un jeune cœur, quoiqu’il ait toute la vertu & toute la discrétion possibles. Lothaire d’un autre côté se flattoit qu’elle ne seroit plus sur ses gardes, & qu’il avoit endormi tous les scrupules, qui avoient empêché jusques là l’accomplissement de ses vûes deshonnêtes sur son innocence. Il ne voulut pas cependant prendre trop tôt avantage du contract, de peur, ce qui seroit infailliblement arrivé, qu’une telle conduite ne lui eût fait croire que toutes ses protestations de fidélité n’étoient que des piéges pour la séduire : mais il devint doucement & par dégrés plus libre de jour en jour, & quand elle tâchoit de repousser des libertés qui lui paroissoient trop grandes. N’êtes vous pas ma femme ? lui auroit-il crié ; quoique les cérémonies de l’Eglize ne soient pas encor célébrées, nos vœux réciproques sont la partie essentielle du mariage ; ainsi vous ne devriez rien refuser à l’impatience de ma passion. Elle lui répondit constamment avec résolution qu’elle regarderoit toûjours son ame comme sa femme, mais que sa personne devoir <sic> rester pure & vierge, jusques à ce qu’on eût prononcé ces paroles mistiques, qui ont seules le pouvoir de réunir deux corps distincts en un seul. Il affecta de rire de cette définition logique, qu’elle lui donnoit du mariage, mais dans le fond de son âme il voyoit avec chagrin que des artifices qu’il avoit pratiqués ailleurs avec tant de succès, n’avoient pas sur elle la <sic> même efficace effet. Il ne lui restoit plus qu’une ressource, qui étoit de la persuader à l’épouser en secret, alléguant d’abord la violence de sa passion, & ensuite le danger que sa tante ne découvrît leur intrigue, assûrant qu’elle auroit sans doute assez de malice pour faire son possible afin de les séparer pour toûjours. Il ne fut pas possible à Jemine de refuser cette offre, non seulement parce que son cœur y prénoit intérêt, mais encore parce que sa raison paroissoit l’approuver. Elle réfléchissoit que la cérémonie sacrée n’en lioit pas moins, pour faire moins de bruit ; que les mariages particuliers étoient presqu’aussi fréquens que les publics ; que personnes ne pouvoit la condamner de s’assûrer d’un si gros parti ; & comme c’étoit le dernier & le plus grand témoignage qu’il pût lui donner de ses honorables intentions, ce seroit plûtôt une excessive modestie qu’une prudence réelle de le refuser. Ainsi il n’eut pas besoin de beaucoup d’argumens pour la persuader de consentir à une chose qu’elle souhaitoit en elle-même & qui lui paroissoit très-légitime ; elle convint donc qu’il disposât de son sort comme il le désiroit, pourvû qu’il ne négligeat aucune des formalités nécessaires à son mariage. Il lui dit qu’il ne seroit pas moins exact à cet égard qu’elle-même ; qu’il avoit un ami de confiance qui feroit le personnage de père : qu’il auroit soin de se pourvoir d’une licence, & d’un anneau nuptial, la priant seulement de consentir que la cérémonie pût se faire dans une chambre particuliére, de peur que quelque accident ne découvrît toute cette affaire, comme si le mariage avoit été célébré dans une Eglise, malgré toutes les précautions qu’on auroit pû prendre. Elle savoit que ces mariages étoient très ordinaires parmi les personnes de condition, ainsi elle ne fit point de difficulté à cet égard. Dès qu’ils eurent réglé ce point essentiel, ils procéderent à d’autres articles relatifs à leur manière de vivre après le mariage. D’abord elle devoit quitter la maison de sa tante le même jour, & se retirer dans le logement qui <sic> lui auroit préparé, & comme ils ne pouvoient pas habiter ensemble, il ne devoit passer que pour un de ses parens quand il viendroit la visiter ; que s’il lui arrivoit d’aller à la Campagne, il fourniroit une somme suffisante pour fournir à sa dépense jusqu’à son retour ; qu’il lui écriroit constamment, mais sans signer sous son nom réel, une fois chaque semaine, durant son absence ; & qu’elle auroit soin de répondre, ensorte qu’il pût passer pour un de ses amis, en cas que sa mère, ou quelque autre personne, interceptât une de ses lettres. Tous les autres préliminaires étant fixés à la satisfaction des deux parties, Lothaire prépara un logement pour Jemine, une bague de nôces, une licence, & tout ce qui étoit nécessaire pour le jour suivant ; & de son côté Jemine empaqueta toutes ses nipes le lendemain de grand matin & quitta la maison de sa tante, laissant une lettre à son addresse qui contenoit ces lignes.

A ma très-honorée Tante.

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Letter/Letter to the editor

Madame, Je vous ai été à charge durant tant d’années, que j’embrasse avec plaisir une occasion qui s’offre maintenant de vous déchager <sic> de ce fardeau ; j’espére que vous me pardonnerez, si je ne vous instruit pas du motif de mon départ, ni de l’endroit où je vais. Soyez assûrée que j’ai de fortes raisons d’agir de cette manière, & que par tout où je serai, je ne ferai rien qui puisse déshonorer ma famille. Je vous prie donc, Madame, de penser favorablement sur mon compte, jusques à ce que la situation de mes affaires me permettre <sic> de vous informer de la vérité & de convaincre le public de la fortune de Madame, Votre très-obéïssante niéce
& humble Servante. Jemine.
Avec un cœur parfaitement tranquille, & sans craindre aucun orage, Jemine se lança alors dans le vaste Océan du monde ; elle ne discernoit point les rocs & les sables qui se trouveroient dans sa route pour parvenir à ce port, dont l’aspect l’enchantoit : & elle n’avoit point assez d’expérience pour voir les nues qui se réunissoient dans cet insant pour venir éclater avec fureur sur sa tête. Il faut convenir qu’elle se conduisit avec une discretion supérieure à son âge, & que la plûpart des personnes de nôtre sexe qui auroient autant aimé qu’elle, n’auroient pas pû se préserver au milieu de tant de tentations : Mais hélas ! Que tout l’esprit d’une femme est bien foible contre un amant armé pour notre ruine ! Lothaire qui n’avoit pas dessein d’exécuter une seule Syllabe de toutes les promesses qu’il lui avoit faites, voyant qu’il lui étoit impossible de gâgner que sous l’espérance d’un mariage & résolue de ne pas se voir frustré dans ses désirs, se détermina à la satisfaire avec une feinte cérémonie ; dans ce dessein il prit un homme qui dépendoit de lui pour jouer le rolle d’Eclésiastique, pendant que son propre valet de chambre qu’elle n’avoit jamais vû, paroîtroit comme un Gentilhomme de campagne, & réprésentoit cet ami dont il lui avoit parlé. Pour ajoûter aux apparances de sa sincérité, quand il prononça après le pretendu d’Eclesiastique, ces paroles, je t’admets dans la jouïssance de tous mes biens, il lui mit en main une bourse qui contenoit deux cent piéces de vieux or. Quand la cérémonie fut finie, il invita deux personnages a un régal qu’il avoit fait préparer dans une taverne voisine ; mais ils s’excusérent l’un & l’autre suivant leurs ordres, craignant sans doute que s’ils restoient plus long-tems, Jemine ne découvrit dans leur conduite quelque chose, qui ne s’accordât pas avec le caractére qu’ils devoinet représenter. Il observa encor à tout autre égard les plus grandes précautions pour l’empêcher de soupçonner la cruelle trahison qu’on lui avoit faite, en-sorte qu’il ne lui vint jamais dans l’esprit qu’elle pouvoit avoir été jouée. Elle vêcut donc heureuse parce qu’elle vêcut contente ; elle n’étoit pas accoûtumée à beaucoup de plaisir, & elle ne le désiroit pas avec autant de passion que la plûpart des jeunes personnes ; sa tante, quoique la femme du monde la plus dissippée, l’avoit toûjours confinée au lagis, occupée á travailler quelque ornement pour sa parure, ou à prendre soin des affaires de la famille, ensorte qu’elle ne se fit aucune peine de vivre comme elle y étoit obligée, afin de se cacher de ceux qui auroit voulu la découvrir ; elle avoit présque chaque jour, durant quelques heures, la compagnie de l’homme qu’elle aimoit, & elle n’en désiroit aucun autre. Mais cette saison de fidélité fut bien courte : ses affaires, ou le dégat de ces charmes dont la conquête lui avoit coûté tant de peine, le rappellerent à la campagne. Quoiqu’elle y eût été préparée, parce qu’elle savoit qu’il ne demeuroit pas constamment en ville, elle ne pouvoit penser à ce départ sans des angoisses insupportables ; il ne manqua pas à la vérité de la consoler du mieux qu’il put, & de l’assûrer qu’il rendroit sons absence aussi courte qu’il seroit possible ; & elle ne connoissoit pas assez le monde pour pénétrer que ce qu’il lui disoit étoit plûtôt d’usage, que des expressions d’une sinçere ardeur. Peu de tems après son départ elle s’apperçut qu’elle étoit enceinte ; elle lui en écrivit la nouvelle sous le nom d’un tiers, comme ils en étoient convenus ; & en récut pour réponse qu’elle ne devoit pas se mettre en peine de sa grossesse, parce qu’il ne manqueroit pas de prendre soin d’elle & de l’enfant qu’elle mettroit au monde ; mais il ne lui témoigna point en apprenant qu’il alloit être père, cette satisfaction qu’elle pouvoit attendre d’un Epoux qui aimoit si tendrement sa femme, comme elle s’en flattoit. Elle ne put s’empêcher d’en être d’abord un peu allarmée, mais considérant que la crainte qu’on n’interceptât ses lettres, pouvoit lui avoir imposé quelque contrainte, & se reposant d’ailleurs sur son amour & son honneur, elle eut bientôt dissipé toute réfléxions chagrinante à ce sujet. Après une absence de quatre mois il revint en ville, mais sa présence qui devoit, suivant ses idées, la combler de joye, détruisit en bonne partie celle dont elle avoit joui auparavant. Tandis qu’il demeuroit à la campagne, elle se plaisoit chaque jour à penser que le tems de son retour approchoit & se félicitoit dans l’idée du bonheur que son arrivée lui procureroit ; mais quand elle l’eut vû, toutes ces espérances flatteuses s’évanouirent ! ses expressions à la vérité étoient obligeantes, mais ses regards démentoient ses discours ; ses yeux, ces vrais interprétes du cœur, ne brilloient plus de cette ardeur impatiente qui étoit autrefois l’indice de sa passion ; ses visites étoient beaucoup plus courtes qu’à l’ordinaire ; il étoit toûjours dans les affaires & dans les embarras ; & chaque fois qu’elle lui parloit de sa situation, & qu’elle paroissoit se lamenter qu’un enfant engendré avec honneur, fût regardé à son entrée dans le monde comme, la production d’une flamme illégitime, il ne faisoit que rire de ses notions romanesques, comme il les appelloit, en lui disant qu’elle avoit assez de sujet d’être contente ; que les plus belles femmes du monde avoient passé par la même épreuve, & qu’elle en seroit amplement récompensée, quand le tems viendroit qu’il pourroit la reconnoître pour sa femme. Ce qu’il disoit, Jemine le savoit aussi bien que lui ; elle y avoit souvent réfléchi comme à la seule consolation dans sa situation présente ; mais elle ne trouvoit pas qu’il convint à Lothaire de lui faire cette remontrance, puis que, s’il avoit eû une passion vraiment délicate, il auroit dû s’affliger comme elle, de ce qu’elle ne pouvoit pas paroître avec toute la distinction qu’elle méritoit comme son Epouse. Cependant elle ne lui fit point de plaintes à ce sujet ; & quoiqu’elle n’eût que trop de raison de soupçonner une grande diminution dans son affection, elle tâcha par toutes les caresses qui étoient en son pouvoir, de reveiller sa passion, sans lui faire connoître qu’elle appercevoit de l’altération dans ses sentimens. Mais que les femmes qui se sont conduites avec autant de prudence dans le même cas, jugent de quelles angoisses secrétes elle devoit-être agitée dans cet intervalle. A l’égard de Lothaire, il ne se mit point en peine de pénétrer ses sentimens, se contenant de ce qu’elle ne lui faisoit point de reproches. Il est vrai qu’il étoit entiérement occupé d’un nouvel object ; les charmes d’une Dame Provinciale lui avoient fait totalement oublier ceux qu’il avoit laissés en ville ; & son retour auprès de Jemine ne rappella point dans son cœur ses premiers feux. Il ne resta à Londres que pour terminer une affaire qui avoit demandé sa présence ; & quand il prit congé de Jemine, il lui ordonna de ne lui point écrire, avant qu’elle eût reçu de lui une lettre, parce qu’il devoit aller passer la saison de la chasse chez des parens dans une province différente, & qu’il ne pouvoit lui fixer aucun endroit, où elle pût addresser ses lettres en sûreté. Quoiqu’il eût inventé ce conte uniquement pour éviter l’embarras de recevoir ses lettres, & la peine de dissimuler en lui répondant, Jemine le crut comme une vérité sacrée, & quoiqu’elle vît avec chagrin la suspension du seul plaisir dont elle pouvoit jouïr durant son absence ; cependant elle ne murmura pas même en sécret contre ce qui en étoit la cause. Mais de peur d’être trop long, il partit, plusieurs semaines s’écoulerent sans qu’elle reçût aucune lettre, & comme elle approchoit du terme de sa grossesse, son inquiétude augmentoit continuellement ; pour surcroit de détresse, les personnes chez qui elle logeoit, l’ayant toûjours regardée comme une Maîtresse entretenue, & avec assez d’apparence, lui dirent qu’elle ne devoit pas s’attendre à accoucher dans leur maison, que son long séjour chez eux avoit fait parler tout le voisinage, & que si elle ne délogeoit pas promtement, ils seroient obligés de faire venir les Officiers de la paroisse. Qu’une telle déclaration devoit-être dure pour une femme convaincue en elle-même qu’elle n’avoit jamais transgressé les régles de la vertu, & qui détestoit plus que la mort ce qu’ils lui attribuoient. En vain offrit-elle de déposer entre leurs mains au-delà de la somme que la paroisse auroit demandée (*1) ; ils furent inflexibles, ils lui dirent qu’ils vivoient sur la réputation de leur maison ; qu’ils ne vouloient point voir naître de bâtard parmi eux ; en un mot ils lui firent des reproches qui auroient arraché l’aveu de la vérité à toute autre personne moins fidéle à ses promesses ; mais ce qu’elle devoit à Lothaire comme à son Epoux, l’obligation qu’il lui avoit imposée, de faire de leur mariage un sécret inviolable, & la ferme persuasion qu’un jour son innocence seroit dans tout son jour, lui donnerent la patience de soûtenir non seulement ce choc, mais encore plusieurs autres qu’elle éprouva dans la suite. Cependant sa jeunesse, sa situation, & les bonnes manières qu’elle avoit toûjours eûes pour leur famille, firent tant enfin sur eux, qu’ils lui promirent de parler à une accoucheuse de leur connoissance, chez qui, lui dirent ils, elle pourroit vivre jusqu’à ce qu’elle se fût délivrée de son fordeau, & que, si elle le jugeoit à propos, elle pourroit moyennant une certaine somme, le laisser derrière elle, afin qu’on en disposât de façon qu’elle n’en fût jamais inquiétée. La première partie de cet offre étoit agréable à Jemine, pour qu’elle ne la reçût pas avec remerciement, mais son tendre cœur étoit choqué de la dernière, & elle ne pouvoit pas comprendre qu’il y eût dans le monde des femmes assés barbares à l’égard de leurs enfans, pour les laisser à la merci de ces mercenaires créatures. Cependant elle ne leur avoua point ses sentimens à ce sujet, s’appercevant qu’ils étoint fixes dans leur opinion, & que tout ce qu’elle pourroit alléguer pour se défendre, ne paroîtroit que l’affection d’une vertu qu’elle étoit bien éloignée de mettre en pratique. Après que Jemine eut fait son marché, quoiqu’à un prix excessif, elle alla avec un cœur pénétré, occuper son nouveau logement ; mais les bonnes manières de cette femme, (qu’elle prit d’abord pour des traits de compassion & de bon naturel), la rendirent bientôt plus tranquille. Comme elle avoit plus de raison que jamais d’attendre avec impatience une lettre de Lothaire, & que les gens de la maison où alle avoit logé, l’assûrerent que dès le moment qu’ils recevroient une lettre à son addresse, ils ne manqueroient pas de la lui envoyer, elle étoit aussi assés tranquille à cet égard. Du moins elle le fut après même le tems qu’elle s’attendoit de recevoir une lettre ; mais l’heure de sa délivrance étant venue, & se voyant mère de deux fils, ce fut alors qu’elle commença à accuser de cruauté celui seul qui pouvoit la consoler, de ce qu’il se mettoit si peu en peine de son sort. Qu’on se figure la tristesse de son état ; point d’époux, point de parenté, point d’amie dans des douleurs que toute la tendresse & toutes les consolations possibles peuvent à peine rendre supportables ; cependant que ses chagrins étoient actuellement légers & peu considérables, en comparaison de ceux qu’elle essuya dans la suite ! A peine eut-elle été reduite à garder le lit pour ses chouches, que la servante qu’elle avoit louée après son départ de chez sa tante, & qui lui avoit été recommandée par les gens de la maison où elle logeoit, s’évada secrétement dans la nuit, emportant avec elle non seulement l’argent de la pauvre Jemine, mais encore tous ses effets de prix, sa montre, son étuy, un solitaire & d’autres joyaux, que Lothaire lui avoit donnés dans le tems de sa tendresse, ne lui laissant que quelques hardes pour défrayer les dépenses de son accouchement, & pour s’entretenir avec ses enfans. Il faut convenir que c’étoit-là une grande perte, mais Jemine n’en sentit pas d’abord la moitié ; elle se regardoit comme mariée à un homme opulent, qui ne manqueroit pas de la reparer ; ainsi elle se mit peu en peine à cet égard. Mais quand elle eut vû expirer le tems ordinaire pour les femmes dans son état, de garder leur chambre, & ne reçut point de lettre de Lothaire, ce fut alors qu’elle commença à sentir combien elle étoit misérable ; point de nourrice pour ses enfans ; point d’argent pour payer les fraix de ses couches : les manières soumises de l’accoucheuse maintenant changées en mauvaises humeur & en menaces de la mettre à la porte ; dans cette terrible situation elle hazarda d’écrire à Lothaire, & obtint enfin de l’accoucheuse, après beaucoup d’instances, qu’elle la garderoit chez elle jusqu’au tems qu’elle devoit naturellement recevoir une réponse. Mais comme il ne venoit point de réponse, cette malheureuse & cruelle vieille l’obligea de vendre ses habits, pour le payement de ce qui lui étoit dû ; & la mit ensuite à la porte avec ses deux enfans, parce que personne ne vouloit en prendre soin, sans une caution qu’ils ne seroient point à charge à la paroisse. Considerez la maintenant malheureuse & errante ! point d’ami pour la soulager ! point d’habitation où elle pût se mettre à l’abri elle & ses enfans des injures de l’air ! Avoir recours à sa tante, étoit une petite ressource ; cependant elle hazarda de lui écrire, en lui manquant <sic> qu’elle étoit mariée, mais sans dire à qui, & la conjurant de lui fournir quelque assistance, ou du moins de ne pas laisser périr de misére ses deux pauvres petits enfans. Elle obtint la permission de s’asseoir dans une boutique pour écrire, & envoya cette lettre par un jeune garcon <sic> qui faisoit les messages du voisinage ; mais cette inhumaine femme, bien loin de plaindre sa situation, ordonna à une de ses servantes d’aller où le garcon <sic> lui avoit dit qu’elle étoit, & de lui dire qu’elle ne vouloit rien avoir à faire avec elle ; que si un seul shelin pouvoit l’empêcher elle & ses marmots de périr de faim, elle aimeroit mieux le jetter au milieu de la rue, & que si elle ôsoit venir dans le voisinage de sa maison, elle l’envoyeroit à la maison de correction. Cette pauvre fille fut obligée d’obéïr à sa Dame en faisant ce cruel message, mais elle l’adoucit autant qu’il lui fut possible. Quoique Jemine connût parfaitement bien le naturel dur de sa tante, & qu’elle se fût préparée à tout ce qu’elle pouvoit attendre de pire, cependant elle ne put pas entendre sans tomber en foiblesse, cette replique dénaturée ; les gens de la boutique eurent la compassion de lui donner un verre d’eau avec quelques goutes d’une liqueur cordiale, mais aussitôt qu’elle se fut remise, ils la prierent de se retirer, ne sachant pas ce qui pourroit arriver d’elle & de ses deux enfans. La servante de Dalinde ne put s’empêcher de repandre des larmes, en voyant une personne qu’elle avoit servie, reduite dans ce misérable état, & lui mit trois shelins dans la main, lui disant que c’étoit tout ce qu’elle avoit actuellement. La pauvre Jemine la remercia avec une humilité qui convenoit à sa situation présente, & lui dit que, malgré l’opinion qu’on pouvoit avoir d’elle dans le monde, elle ne doutoit pas qu’elle ne pût dans peu de tems lui rendre pour les shelins qu’elle lui avoit donnés, un nombre égal de guinées. Elle fut ensuite dans plusieurs maisons, où on avoit mis sur la porte des billets pour des logemens à louer, espérant de pouvoir se mettre à l’abri jusqu’à ce qu’elle eût écrit à Lothaire ; mais la petite famille qu’elle avoit entre ses bras empêcha qu’on ne la reçut, & comme il se faisoit tard, elle fut obligée d’aller dans une hôtellerie ; ou même on ne voulut pas l’admettre, qu’elle n’eût consentit à se laisser enfermer sous la clé dans sa chambre : tant ils craignoient qu’elle ne s’évadât avant qu’ils fussent débout, & qu’elle ne laissat ses enfans entre leurs mains. Quelle épouvantable nuit pour notre pauvre malheureuse ! Avec quel délugé de larmes cette belle abandonnée ne se coloit-elle pas à ses chers petits enfans, & ne pleuroit-elle pas leur besoins plûtôt que les siens propres ! pendant qu’eux insensibles à leur infortune se nourissoient au sein de leur mère, lui sourioient au visage, & paroissoient lui reprocher ses chagrins. Cependant elle n’étoit pas si abbattue qu’elle fût incapable de réflexion ; elle se ressouvenoit qu’il y avoit un Etre tout puissant, tout juste & miséricordieux qui voyoit sa misére ; elle savoit qu’elle ne se l’étoit attirée par aucune action honteuse, & elle ne doutoit pas de trouver quelque soulagement dans ses maux, quoiqu’elle ne pût pas prévoir par quel canal ce secours lui viendroit. Quelle grande consolation lui fournit alors la Religion ! Sans ce sécours elle seroit infailliblement tombée dans le désespoir, & peut-être se seroit portée à quelque action qui auroit choqué la nature ; mais sa piété lui donna un courage prodigieux, étonnant, & qui n’a point d’égal parmi notre sexe. Elle put encore considérer ce qu’elle avoit de mieux à faire ; elle n’avoit point d’argent, excepté ce petit secours qu’elle avoit reçu de la charité de la servante de Dalinde ; d’amis, elle n’en avoit point ; sa tante l’avoit tenue si confinée au logis qu’elle avoit fait très peu de connoissances, & aucune intime ; de logement, il lui étoit impossible de s’en procurer un ? quelle ressource lui restoit-il donc ? Le destin ne lui en offroit qu’une, qui étoit de déclarer tout le sécret de son mariage avec Lothaire ; elle croyoit en faisant cet aveu, trouver quelqu’un qui lui fourniroit son nécessaire, du moins jusqu’à ce qu’on eût reçu une réponse de Lothaire & que la vérité fût bien éclaircie ; mais quand même elle en auroit été bien assûrée, elle ne pouvoit pas penser à rompre la promesse qu’elle avoit faite à Lothaire, de tenir sécret son nom & son engagement avec elle, jusqu’après le decès de sa mère, dont le repos lui étoit si cher, ainsi qu’il l’assûroit. Comme elle ne pouvoit pas décider positivement qu’il fût parjuré & cruel à son égard, puisque plusieurs accidens dans une telle distance pouvoient l’avoir empêché de recevoir une de ses lettres, elle resolut de souffrir tout plûtôt que de violer sa foi. Je ne puis que mourir de misére avec mes chers petits enfans, disoit-elle en elle-même, & la vie seroit une infortune pour nous sans l’affection & le secours de celui seul de qui nous pouvons en attendre. Après plusieurs pensées confuses & inquiétes, elle ne vit point d’autre remède contre la faim que de mendier ; & puisqu’elle y étoit reduite, elle aima mieux se rendre comme elle pourroit dans la province où Lothaire demeuroit, que de rester à Londres sans un logement fixe ; elle pensoit que, si elle avoit assez de force pour marcher, la vûe de sa détresse & de ses deux enfans exciteroit en sa faveur la charité de quelques personnes ; & quand elle seroit arrivée près de la maison de son Epoux, qu’elle pourroit découvrir s’il étoit revenu du voyage dont il lui avoit parlé, & en cas qu’il fût de retour, lui faire savoir où elle étoit & ce qui lui étoit arrivé jusqu’à cette datte. Quelques personnes trouveront peut-être cette résolution bien étrange, elles auront de la peine à croire qu’elle ait jamais été mise en pratique, cependant que lui restoit-il à faire ? Elle n’avoit point de ressource que celle qu’elle avoit entiérement rebutée comme je l’ai déjà observé. C’est pourquoi elle quitta de grand matin l’hôtellerie avec son cher fardeau & partit pour son fatigant pèlerinage ; on racontera dans la suite les avantures qui lui arriverent, mais il faut maintenant revenir à Lothaire. Cet homme volage & dissipé ne se mettoit alors pas plus en peine de Jemine que des autres victimes précédentes de ses perfidies ; un attachement sérieux avoit toûjours été pour lui un objet de ridicule, & il pensoit comme Dryden :

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Qu’il n’y a rien de semblable à ce que nous nommons constance, que la bonne-foi ne lie pas les cœurs & que tout est inclination : Que quelque esprit contrefait ou une beauté fletrie ont les premiers fait une vertu de la constance en amour, ôtant à l’amitié cette borne pour la placer sur les limites de l’amour.
Cependant comme on lui proposa d’épouser une belle & jeune Dame avec une dotte considérable, il en devint amoureux, ou s’imagina l’être : du moins les charmes de cette nouvelle beauté effaçerent dans son cœur ceux de l’infortunée Jemine, & quoiqu’il eût reçu les premières lettres de cette pauvre Créature, il étoit trop engagé dans de continuelles parties de plaisir avec cette nouvelle Idole de ses affections, pour se souvenir d’une malheureuse qu’il avoit ruinée. Je lui dois cependant la justice de convenir, que les dernières lettres qui contenoient l’histoire de la détresse de Jemine, n’eurent pas le bonheur de lui être rendues pour quelque tems ; la raison en est celle-ci ; il se trouvoit à une fameuse course de chevaux avec sa belle, un onlce & plusieurs autres parens de cette Dame : il ne manquoit pas de vanité & comme ils faisoient le tour de l’enceinte, il vouloit montrer son habileté dans l’art de monter à cheval, en obligeant sa bête à caracoller plus qu’elle n’en avoit envie, elle devint retive, il voulut alors lui donner un violent coup d’éperon, mais soit que la selle ne fût pas bien sanglée, ou que la force du cheval l’emportât sur l’habileté du Cavalier, il fut jetté par terre, & entraîné avec son pied dans l’étrier plusieurs toises avant qu’on pût venir assez promtement à son secours. Il eut une jambe cassée par cet accident & tout le corps extrêmement meurtri ; on le transporta dans la maison de l’oncle de sa maîtresse, parce qu’elle étoit la moins éloignée, & on fit venir sur le champ le plus habile Chirugien du pays. Il resta dans cette maison, depuis le tems qu’on avoit mis Jemine hors de son logement, jusqu’à ce qu’elle eût accouché, & qu’on l’eût fait sortir cruellement de chez l’accoucheuse ; les lettres qu’elle lui écrivit, arrivérent sûrement, mais la tendresse de sa mère ne lui permit pas de les lui envoyer, parce que si elle étoient de nulle importance, il y auroit eû de l’impertinence à les lui présenter jusqu’à ce qu’il fût mieux rétabli, & que si elles pouvoient faire quelque impression sur son esprit, il auroit été dangereux dans son Etat de lui en permettre la lecture. Il vint à son addresse plusieurs autres lettres, outre celles de Jemine, mais cette bonne Dame n’eut pas la curiosité d’en ouvrir une seule, car enfin elle étoit en tout, excepté la tendresse maternelle, l’opposé de ce que son fils l’avoit représentée, pour exécuter ses noirs desseins. Le Ciel long-tems témoin des perfidies que Lothaire avoit commises à l’égard de notre sexe trop crédule, jugea maintenant à propos de prendre le parti de l’innocence trahie & malheureuse ; sa jambe se rétablit parfaitement, mais les meurtrissures intérieures qu’il avoit reçûes lui attirerent un dépérissement dans sa constitution ; sensible pour lui-même comme pour les autres, il avoit continuellement des douleurs d’estomach & le cœur oppressé ; en un mot on jugea qu’il tomboit en consomption, & ce changement dans la constitution de son corps en fit un autre dans sa manière de penser. Il réfléchit à mille vices qui ne lui avoient paru que des amusemens de jeunesse ; toutes ses folies qu’il avoit crues autrefois nécessaires pour former un Cavalier accompli, lui parurent alors faire le caractére d’un libertin abbandonné. Aussi-tôt qu’il put souffrir le carosse, on le transporta chez lui : il y trouva toutes les lettres de Jemine ; quoiqu’elles fussent écrites sur un ton mystérieux qui ne décrivoit pas suffisamment la misére de son état, comme aussi elle n’en avoit pas encore essuyé la plus terrible, elles en exprimoient assez pour le frapper d’horreur pour l’infâme fourberie qu’il lui avoit faite & la cruauté qu’il avoit eûe de l’oublier & de la négliger ensuite. Il écrivit sur le champ une réponse générale à toutes ses lettres, lui apprenant l’accident qui lui étoit arrivé, la conjurant de se tranquilliser jusqu’à ce qu’il l’eût vûe, & l’assûrant qu’il se rendroit auprès d’elle, dès que sa tante le lui permettroit ; il lui envoya en même tems un billet de banque de cent piéces, pour calmer les scrupules extravagans de ceux avec qui elle vivoit. Cette lettre fut addressée chez l’accoucheuse, où elle lui avoit dit dans sa dernière qu’elle avoit été obligée de chercher un asyle, & arriva deux jours après que cette femme eut mis Jemine à la porte ; cette impudente eut la curiosité de l’ouvrir, croyant qu’on ne lui en demanderoit jamais raison, ou qu’elle ne verroit plus Jemine ; mais quand elle vit la tendresse dont cette lettre étoit remplie, & le ton respectueux avec lequel elle étoit écrite, elle se repentit de sa témérité & la scella de nouveau du mieux qu’elle put avec le billet de banque qu’elle contenoit. Lothaire devint extrêmement mal dans cet intervalle, ses douleurs intérieures augmenterent chaque jour ; il perdit l’appertit <sic>, ne put plus prendre de repos, quoiqu’il ne fût pas en état de quitter le lit ; les Médecins le trouvérent dans une consomption fort avancée, & ne purent flatter sa désolée mère d’aucune espérance de vie ; il jugea aisément à l’air de tous ceux qui l’environnoient, & parce qu’il sentoit au-dedans de lui-même, qu’il avoit peu de tems à rester dans ce monde ; ce qui augmenta encore considérablement son incommodité, c’est qu’il ne reçut point de reponse de Jemine à sa dernière lettre ; il conclut qu’elle étoit morte, peut-être, dit-il en lui-même, de chagrin de ma perfidie & du barbare traitement de ces misérables mercenaires, dont elle a été environnée. O Ciel ! s’écriroit-il une autrefois, quel monstre d’infamie paroîtrai-je aux yeux du public, quand ce noir mystére sera révêlé ! Ne suffisoit-il pas que j’eusse trahi son innocence par tous les Stratagêmes qu’un esprit malin puisse inventer, & que j’eusse triomphé d’une vertu imprenable par des voyes ordinaires ? Il falloit encore que je donnasse la mort à l’infortunée victime de mes désirs déréglés ! & peut-être, ajoûtoit-il, aux petits malheureux qui me doivent le jour ! Des horreurs inexprimables accompagnoient ces réflexions ; il tomba dans une espéce de désespoir ; mais dans ses momens de calme, il désiroit uniquement qu’elle fût encore vivante, & que le Ciel lui donnât assez de vie pour réparer les injures qu’il lui avoit faites & les miséres qu’elle avoit souffertes. En méditant souvent sur ce qu’il devoit faire, il en prit enfin la résolultion ; en conséquence de ce dessein il fit à sa mère l’aveu de toute cette affaire lui montrant les lettres de Jemine, & lui expliquant chaque circonstance, ce qui surprit extrêmement cette bonne Dame ; mais elle se garda bien de condamner les sentimens présens de son fils ; de son côté le pénitent Lothaire ne crut pas qu’un simple aveu de sa faute suffit pour la réparer ; il dépêcha à Londres le même homme qui avoit fait l’office de père dans la prétendue cérémonie avec ordre de la chercher par-tout, & de ne pas revenir qu’il ne l’eût trouvée, & s’il réüssissoit dans ses recherches, de l’amener dans un carosse à six chevaux, avec ses deux enfans, & un cortége convenable pour une personne qu’il reconnoissoit comme sa femme légitime. Etonnante résolution ! mais de quoi ne viennent pas à bout les maladies ! quand les scénes de la dissipation vont se fermer ; quand tous les compagnons de nos plaisirs passés fuyent notre conversation & que nous ne pouvons plus avoir de société qu’avec la vieillesse & le sépulchre ; quand nous ne voyons autour de nous que des visages mélancoliques ; quand notre force s’en va, que tous nos esprits languissent, & que la mort frappe à la porte, alors l’idée de nos fautes passées, forme une affreuse perspective aux yeux de notre imagination, & nous menace de mille maux à venir ! Cependant il eut l’esprit un peu plus tranquille après le départ de son messager, mais son corps ne recevoit que peu ou point de soulagement de la Médecine ; sa mère étoit inconsolable, quoiqu’elle fit tout son possible pour le tranquiliser ; & comme elle voyoit que le soin de Jemine & de ses deux fils l’occupoit principalement, elle l’assûroit continuellement que, si elle avoit le malheur de lui survivre, des personnes qui lui appartenoient de si près, & qui lui étoient si chéres, auroient part à toute sa tendresse. Le messager de Lothaire se chargea avec plaisir de cette commission, non seulement parce que le repos de son maître & peut-être sa vie en dépendoit, mais encore parce qu’il avoit toûjours regardé ce qu’il avoit fait à l’égard de Jemine, comme un acte de trahison & d’infamie. Ainsi disposé, & ayant un bon Cheval il fut plûtôt à Londres, qu’on ne l’auroit attendu. Il alla d’abord chez l’accoucheuse, à qui il reprocha amérement ses mauvaises manières à l’égard de cette jeune Dame, ajoûtant qu’elle auroit dû aisément connoître que Jemine n’étoit pas une de ces femmes, qui se louent pour être prostituées. Elle lui allégua toutes les excuses gauches qui lui vinrent dans l’esprit ; disant que c’étoit la faute de Madame, que si elle lui avoit dit la vérité, elle auroit pris soin d’elle & de ses enfans. Ensuite pour lui prouver sa droiture, elle lui remit la lettre qu’elle avoit reçûe avec le billet de banque qu’elle contenoit. Il passa delà chez Dalinde, mais avec quel torrent de babil n’ouit-il pas la réputation de la pauvre Jemine déchirée par cette cruelle femme. Et quand il voulut arrêter ces invectives, en l’assûrant qu’elle étoit la femme de son maître, qu’il l’avoit déclaré ainsi à sa mère & à tous ses parens, & que lui-même avoit été témoin du mariage ; elle ne crut pas, ou affecta de ne pas croire un seul mot de ce qu’il lui dit ; mais continua à la traiter de vagabonde, d’infame créature & de tous les noms insultans que la malice humaine est capable d’inventer ; concluant qu’elle souhaitoit qu’elle & ses petits marmots pussent être morts, afin que le déshonneur qu’elle avoit attiré sur leur famille, s’évanouit avec elle. Le messager de Lothaire fut choqué d’une telle brutalité ; mais s’appercevant que plus il soûtenoit le parti de la pauvre Jemine, plus cette barbare s’aigrissoit, & d’ailleurs qu’il n’y avoit point d’intelligences à recevoir de ce côté, il prit congé d’elle, non sans lui dire que, si son maître survivoit, il ne manqueroit pas de ressentir l’injuste traitement qu’elle faisoit à sa femme. De quel côté diriger maintenant ses recherches ; c’est ce qui lui étoit entiérement inconnu ; ayant apris de l’accoucheuse le misérable état dans lequel elle étoit sortie de sa maison, il eut recours à toutes les nourrices de paroisse, aux hopitaux & aux maisons de charité, faisant par tout les plus exactes perquisitions ; mais il ne put pas recevoir la moindre information ; enfin après avoir parcouru plusieurs jours de suite sans aucun succès cette grande ville & ses fauxbourgs, il commença de craindre que dans cet abîme de misére où elle s’étoit vûe plongée, elle ne fût tombée dans le désespoir & n’eût mis fin à sa propre vie & à celle de ceux qu’elle ne pouvoit plus garantir. L’esprit agité de ces réflexions, il partit pour son retour, craignant extrêmement de se présenter devant son maître, puisqu’il ne lui apportoit aucune nouvelle de ce qu’il désiroit avec tant d’ardeur, que sa vie paroissoit en dépendre. Cependant les souffrances de Jemine n’étoient pas arrivées à leur période ; le Ciel vouloit l’éprouver un peu plus long-tems pour mettre sa vertu dans un plus grand éclat ; pendant que le domestique de Lothaire la cherchoit avec l’honneur, la paix & l’abondance dans ses mains, elle couroit à travers des fatigues des afflictions & des danger, qu’elle n’auroit jamais pû soûtenir sans la protection du souverain maître des événemens & sans sa confiance en sa bonté. Elle avança lentement dans son voyage, quoique ce fût en Eté & que le soleil fût durant les trois quarts de sa course sur l’horison, parce qu’elle ne pouvoit marcher dans un jour entier que cinq ou six milles. Je n’aurois jamais fini si je voulois détailler les rebuts qu’elle essuya lorsqu’elle voulut implorer quelque secours pour continuer son voyage, les difficultés qu’elle eut à surmonter pour obtenir qu’on la logeât elle & ses enfans, même quoiqu’elle offrit de payer d’avance ; ces misérables se faisoient un scrupule de lui donner un asyle, parce qu’elle n’avoit point de passeport, & plusieurs eurent la cruauté de lui dire, qu’on l’avoit sûrement chassée de Londres, après lui avoir donne <sic> le fouet ; ajoûtants que, si elle étoit une honnête femme, les magistrats ne lui auroient pas refusé un témoignage de sa bonne conduite. Quelques-uns en petit nombre eurent plus de compassion, & quelque opinion qu’ils pussent avoir de la cause de sa détresse, ils ne laisserent pas de lui donner par charité du soulagement. Elle se trouva alternativement parmi des Sauvages & des Chrétiens ; & même ces derniers, trop dirigés par les apparences, mênageoient extrêmement leurs bien-faits : & il lui auroit été impossible de se soûtenir, affoiblie comme elle étoit par une grossière nourriture, & par les immenses fatigues qu’elle essuyoit, si cet Etre tout puissant, qui est souvent prêt à nous secourir lorsque nous le croyons le plus éloigné de nous, ne l’avoit arrachée aux maux dans lesquels elle avoit été plongée, en récompensant gracieusement cette vertu qu’il avoit voulu éprouver. Avant qu’elle fût parvenue à la moitié de son Voyage, elle devint si foible qu’elle rampoit plûtôt qu’elle ne marchoit, & qu’elle étoit quelques fois sur le point de tomber ; incapable de supporter en même tems le poids de deux enfans, elle en auroit couché un à terre pendant qu’elle auroit porté l’autre un peu plus loin ; ensuite elle l’auroit placé de la même manière, & seroit revenue pour chercher celui qu’elle avoit laissé derrière ; de cette manière quoiqu’elle diminuât son fardeau, elle augmentoit le nombre de ses pas. Un caillou ou une <sic> morceau de verre brisé, lui avoit fait en marchant une cicatrice à un pied : elle s’assit donc au dessous d’une haye, & après s’être déchaussée, voyant coler son sang assez copieusement, elle le lava avec ses larmes, & l’essuya avec un mouchoir qu’elle prit d’un petit sac qu’elle portoit à son côté, & qui contenoit quelques pauvres nipes absolument nécessaires pour elle-même & pour ses enfans. Elle ne pensoit pas que personne la vit dans cette occupation : & après avoir bandé sa blessure aussi bien qu’il lui fut possible, & avoir allaité ses deux enfans, elle se préparoit à continuer son Voyage de la même manière, lorsqu’elle en fut empêchée par un laquais, qui vint en courant à sa remontre pour lui couper le chemin. Aussi-tôt qu’il fut à portée de se faire entendre. Arrêtez, bonne femme, lui cria-t-il, vous paroissez trop mal pour continuer votre route : c’est pourquoi mon maître & ma maîtresse qui vous ont vûe, m’ont ordonné de vous ammener dans leur maison, afin que vous preniez quelque rafraichissement. Elle leva les mains & les yeux au Ciel en signe de réconnoissance, & vit ce qu’elle n’avoit point encore remarqué, le derrière d’une belle maison avec un pavillon sur la muraille du jardin & directement opposé à l’endroit où elle s’étoit assise. Le laquais se chargea de ses deux enfans pour la soulager, & elle le suivit quoique d’un pas chancelant, & entra dans la maison par une porte de derrière. On la conduisit alors dans une chambre, où elle trouva un Homme & une Dame, l’un & l’autre d’un âge moyen, mais qui avoient toutes les vertus de l’humanité imprimées sur leur physionomie. La Dame lui fit plusieurs questions, comme d’où elle venit, où elle alloit, pourquoi elle étoit réduite dans ce misérable état ; à l’égard des deux premiéres notre héroine répondit avec franchise & sincérité, mais à l’égard de la derniére elle se contenta de répondre que plusieurs circonstances extraordinaires avoient contribué à son malheur. Le Cavalier dit alors : Je suppose que vous avez perdu votre Epoux, peut-être avant la naissance de ses enfans. Non Monsieur, repliqua-t-elle, j’espère qu’il est encore en vie & que le même pouvoir miséricordieux qui m’a amené jusques ici, me conduira enfin auprès de lui. Comme ils s’apperçurent qu’elle parloit avec quelque agitation, & que des marques d’affliction se faisoient voir dans ses yeux, ils ne voulurent pas augmenter sa peine en continuant de la questionner, & ils chargérent le laquois de faire savoir à la femme de charge, que leur intention étoit que cette infortunée étrangèr eût tout ce qui étoit nécessaire pour se rafraîchir. Jamais ordre exécuté avec plus de ponctualité ; notre pauvre voyageuse se vit traitée avec autant de tendresse que si elle avoit été connue pour ce qu’elle étoit. Mais l’hospitalité de ces dignes personnes ne s’arrêta pas là. Ils ne voulurent pas souffrir qu’elle pensât à poursuivre son voyage, comme elle avoit fait. Ils l’informérent qu’un roulier passoit toujours dans ce chemin pour aller, où elle avoit dessein de se rendre, qu’elle y entreroit avec ses enfans, & qu’on lui donneroit de quoi suppléer à toutes les autres dépenses. Ce fut là une agréable nouvelle pour Jemine, non seulement parce qu’elle auroit moins de fatigue à essuyer, mais encore parce qu’elle arriveroit beaucoup plûtôt que si elle avoit continué de voyager comme elle avoit commencé ; alors toutes ses priéres au Ciel avoient pour objet de trouver Lothaire à son arrivée. S’il avoit quitté la campagne pour aller à Londres, pendant que je suis venue le chercher sur ces foibles pieds, disoit-elle en elle-même, ce seroit le plus terrible coup de mon sort, & tout ce que j’ai souffert pendant tant de tems, ne seroit que le commencement de mes maux. Mais ces réflexions affligeantes ne faisoient que se montrer à ses yeux, & disparoître ensuite, elle ne vouloit se livrer à aucune défiance qui la rendît indigne des soins de la providence divine, & résolue de recevoir toûjours avec reconnoissance les biens & d’endurer avec patience tous les maux qu’elle lui infligeroit, elle parvint à mettre son esprit dans cette heureuse tranquillité, que les petits esprits ne connoîtront jamais. Le troisiéme jour après son arrivée dans cet azyle, étoit celui ou le roulier avoit accoûtumé de passer ; mais elle étoit bien éloignée de penser que ses desirs alloient s’accomplir au-delà de ce qu’elle pouvoir espérer. Que les voyes de Dieu sont profondes, mystérieuses ! Comment des moyens imprévus, ou peu considérables opérent-ils souvent les plus grands événemens ! Elle se leva de grand matin pour incommoder le moins qu’elle pourroit les domestiques, & elle descendit dans la cuisine. Comme on préparoit son dejeuner, & qu’elle étoit assise avec un enfant dans son sein & l’autre couché à ses côtés sur une petite chaise, un laquais entra avec précipitation, & appellant le Maitre d’Hôtel ; Jean, lui dit-il, votre frère est à la porte. Celui-ci courut sur le champ & revint d’abord avec un homme dont Jemine crut se rappeller la physionomie. Mais après l’avoir examiné avec plus d’attention, & l’avoir oui parler, elle le remit pour le même qui avoit assisté à son mariage, en qualité de Gentilhomme de province. Mille pensées différentes l’assaillirent en même tems ; de voir devant ses yeux une personne, qui connoissoit si bien la vérité de son engagement avec Lothaire, & en même tems dans un caractère si différent de ce qu’elle attendoit ; cela la jetta dans un si grand désordre que ne pouvant y resister, elle s’évanouit. Les Domestiques coururent à son asistance ; l’étranger tourna alors les yeux de son côté : mais bon Dieu ! quelle fut sa joye & son étonnement, quand il vit dans les traits de cette affligée la même personne qu’il avoit cherchée avec tant de soin ! Pendant qu’ils étoient occupés à la faire revenir, & quelques momens ensuite, il ne put proférér que des exclamations, & elle fut la premiére en état de s’informer de Lothaire. Il lui fit alors un brief détail des inquiétudes de Lothaire à son sujet, de l’impatience de la bonne Dame pour l’embrasser elle & ses deux petits enfans ; des recherches inutiles qu’il avoit faites dans tout Londres, & comment il revenoit très affligé, quand il avoit pensé par bonheur à demander son frère en passant. Quoique Jemine ne comprit pas exactement toute cette affaire, cependant elle vit assez par ce qu’il lui dit, que le Ciel avoit fait de grandes choses en sa faveur. Cependant l’éclaircissement de sa qualité & de sa condition fut assez clair pour tous ceux qui l’entendirent, & l’une des Servantes qui avoit pris une particuliére affection pour elle, en fut si transportée qu’elle ne put s’empêcher de courir vers sa Dame & de l’instruire de ce qui s’étoit passé ! La Dame elle-même fut très surprise d’un événement si extraordinaire, & impatiente d’en apprendre la confirmation, elle fit prier Jemine d’entrer avec le Domestique de Lothaire, qu’ils connoissoient très bien. Après avoir satisfait leur curiosité autant qu’il le désiroient, & avoir appris la dangereuse situation de la santé de Lothaire, ils jugerent qu’il n’y avoit point de tems à perdre ; c’est pourquoi ils dirent à Jemine que le carosse á six chevaux seroit prêt dans l’instant, qui la conduiroit chez Lothaire le même soir ; parce que les chemins étoient fort bons. Il seroit inutile de reciter les félicitations d’une part & les remercimens de l’autre. On doit supposer qu’ils convenoient aux Acteurs & à la circonstance. Je dirai seulement que la Dame voulut absolument que Jemine mît à la place de son habillement, une riche robe qu’elle lui donna, avec tout ce dont elle avoit besoin. Elle fit aussi envelopper ses enfans dans de beaux manteaux & aussi-tôt que tout fut prêt, ils partirent avec la femme de chambre de la Dame, & un Domestique à cheval. Comme il ne leur arriva aucun accident, ils arriverent sur le soir à la maison de Lothaire, où Jemine eut l’infinie satisfaction de se voir reçûe avec une extrême tendresse par une mère, de qui on lui avoit fait craindre auparavant le caractère. La première marque qu’elle donna de sa bonté fut de faire un présent à ceux qui avoient accompagné Jemine, savoir de deux guinées au laquais, trois au cocher & cinq à la femme de chambre, remettant de plus à celle-ci une lettre pour sa Dame, remplie de remercimens pour le sécours qu’elle avoit donné à sa belle fille & à ses petits fils, & la priant d’accepter comme une foible marque de sa reconnoissance une bague de diamant d’une valeur considérable. Le bonheur de Jemine auroit alors été parfait, si la santé de Lothaire avoit égalé le calme de son esprit ; mais hélas ! ses forces naturelles étoient trop épuisées, & le flambeau de sa vie étoit prêt de s’éteindre à son arrivée. On prit de grandes précautions de peur que ce qu’il désiroit le plus ne lui fût fatal ; c’est pourquoi ils ne l’informerent pas tout d’un coup qu’elle étoit venue ; cependant quand il la vit, il tomba dans une foiblesse qui alarma tous ceux qui étoient présens. Il seroit impossible de décrire combien le tendre cœur de Jemine prit part à son état, & quel mélange de plaisir & de chagrin elle sentit, à la vûe des marques sincéres d’affection qu’il lui donna à elle & à ses chers enfans, quand il se fut remis. Mais s’appercevant en lui-même, que la date de sa vie alloit expirer, il fit dresser son testament, dans lequel il fixa cinq cent piéces par forme de douaire pour sa femme, six mille piéces pour le plus jeune de ses fils, avec quelques autres légats & le gros de son bien au prémier né de Jemine. Mais je ne dois pas oublier d’informer mes lecteurs, qu’afin de mettre tout en régle, autant qu’il lui seroit possible, il avoit fait consulter les meileurs Théologiens & les plus habiles Avocats sur son mariage, & que tous convinrent qu’il étoit valide, & qu’il ne pourroit jamais y avoir de contestation à cet égard. Ayant ainsi réglé suivant ses désirs ses affaires temporelles, il se dévoua entiérement à la pensée d’un état à venir, & mourut quelques jours après plein de résignation & de tranquillité. Une telle perte ne put qu’affliger extrêmement Jemine aussi bien que sa mère ; mais ces excellentes personnes connoissoient trop bien leur devoir pour ne pas se soumettre à la volonté du Ciel, ainsi je dirai seulement qu’après les prémiers mouvemens de leur douleur, chacune tâcha de consoler l’autre. Notre héroïne donna assurément la plus grande preuve de son affection, en formant la résolution & en y perseverant de ne jamais connoître de second lit, & en prenant soin de l’éducation de ses enfans, qui promettent d’être dans la suite des exemples brillans que dans un siécle abondant en vices & en folies, il n’est pas impossible d’être sage & vertueux. Seize années se sont écoulées depuis le decès de Lothaire, & dans cet intervalle elle a rejetté toute proposition de mariage, & à continué de vivre avec la vieille Dame & de lui rendre tous les devoirs de fille, l’autre de son côté en a toûjours agi avec elle comme avec sa propre fille ; une parfaite harmonie à constamment subsisté entr’elles, & comme l’histoire des souffrances de Jemine devint bientôt publique, chacun admira les preuves qu’elle avoit données d’une force d’esprit extraordinaire ; si l’on en excepte Dalinde, qui avoit trop d’envie dans son caractère, pour apprendre le bonheur de sa niéce, & pour entendre les éloges qu’on en faisoit, sans jetter mille réflexions malignes, auxquelles on faisoit peu d’attention. Un esprit pur & droit, semblable au Soleil, l’emportera toûjours sur les brouillards de la calmonie & du mauvais naturel, suivant ce que dit un de nos meilleurs Poëtes.

Level 4

Quoique nous soyons plongés dans des maux & que nos chagrins nous donnent de l’exercice, qu’un noble courage ne désespére jamais ; car les actions vertueuses sont toûjours accompagnées de bénédictions, & quoique tardive, la recompense vient sûrement.
Mais les bonnes qualités de Jemine n’ont été admirés plus sincérement de personne que de cette Dame, qui la reçut avec tant de bonté & chez qui elle rencontra le seul homme qui pouvoit mettre fin aux fatigues de son voyage. Ces deux familles sont parfaitement unies, & comme elles aiment très peu la ville, l’une & l’autre, quand elles font quelque voyage, c’est uniquement pour se visiter. Permettez-moi de finir maintenant cette ennuyeuse narration en souhaitant que toutes les personnes de mon sexe qui se trouveront dans le même cas que Jemine, puissent en tirer avec autant de patience & de force d’esprit. »

Metatextuality

L’Ingénieux Auteur de cette histoire l’a écrite d’une manière si agréable & instructive que la Spectatrice à peu de réflexions à y ajouter. Les deux sexes y trouveront des bonnes leçons de morale ; les juste remords qui s’élévent dans la conscience de Lothaire, la patience & le courage de Jemine sous les plus choquantes détresses, l’hospitalité & la charité de cette digne Dame qui la secourut, sont toutes trop bien peintes, pour ne pas faire une sensible impression sur le lecteur. Je voudrois cependant que les Dames réfléchissent sur le danger des mariages clandestins ; il y a des hommes qui ont, comme Lothaire, l’art de tromper, & ne sont pas capables comme lui de reconnoître leur faute ; & si le Ciel n’avoit pas touché particuliérement, le cœur de cet homme si inconstant, que seroit devenue la ruinée Jemine ! Comment auroit-elle prouvé qu’elle étoit son Epouse, tout le monde n’auroit-il pas ri de la voir assûrer une telle chose ? Et malgré tout son honneur, sa fidélité, & mille autres vertus dont elle étoit douée, en auroit-on fait plus de cas que d’une prostituée ? n’auroit-elle pas été elle-même & ses enfans aussi malheureux & méprisés, qu’ils sont maintenant estimés & heureux ? Il est vrai que tant de circonstances concouroient à la faire consentir à un mariage de cette nature, qu’en lisant une partie de son histoire, quoique je tremblasse pour le dénouement, je ne trouvois rien à blâmer dans sa conduite ; mais toutes n’ont pas les mêmes motifs, & cependant se jettent tête baissée dans un état qui n’a point de milieu dans ses circonstances, & qui les rendra absolument misérables, s’il ne les rend pas parfaitement heureuses. Mais comme j’ai dessein de faire dans la suite, de ce sujet un objet de mes médidations, je terminerai ici mes réflexions, en souhaitant à l’aimable Jemine toute la satisfaction qu’elle peut espérer de ses enfans, qui n’auront jamais trop de reconnoissance pour une telle mère.
Fin du vingt-deuxiéme Livre.

1(*) Pour se charger de l’enfant.