La Spectatrice. Ouvrage traduit de l'anglois: Livre Vingte-Unieme.
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Niveau 1
Livre Vingte-Unieme. Fin du vingt-uniéme Livre.
Niveau 2
Entre les différens égaremens auxquels la nature
humaine est sujette, il y en a qui n’échappent pas à des
personnes de bon sens, lors même qu’elles en sont coupables,
mais soit quelles manquent de résolution pour se défaire d’une
vieille habitude, ou qu’une trop grande indolence ne leur
permette pas d’entreprendre cet ouvrage, elles persistent à agir
contradictoirement aux leçons de leur raison & de leur
jugement. Ce que nous appellons préjugé, tient certainement le
prémier rang parmi nos foiblesses ; c’est le grand moteur de
présque toutes les méprises dont nous sommes coupables, soit
qu’elles consistent dans nos sentimens, ou dans notre conduite.
Comme le lait est le prémier aliment du corps, ainsi le préjugé
est la premiére chose dont-on nourrit l’âme ; la faculté de
penser ne commence pas plûtôt à se montrer, que le préjugé vient à en corrompre les opérations. Qu’on nous
enseigne, ou qu’il nous arrive de nous-mêmes, d’aimer ou de haïr
quelque chose, nous continuons ordinairement dans cette manière
de penser, jusqu’à la fin de notre vie ; tant il est difficile
de déraciner dans un âge mur les penchans, dont on nous à imbus
dans notre jeunesse. Ce fatal penchant met, comme on pourroit
dire, notre raison à la chaîne, & ne lui permet pas de
jetter les yeux hors de sa prison, ou de se servir de ses
talens ; c’est ce qui borne l’étendue de nos conceptions ; rend
nos idées ordinairement injustes ; & fait égarer à notre
honte notre jugement. Les rayons de la vérité les plus lumineux,
brillent en vain sur nous, quand le préjugé nous a fermé les
yeux ; il nous rend incapables de rien examiner, & nous
recevons avec confiance tout ce qu’il nous présente. De là
viennent non seulement un mauvais naturel, des injustices &
de mauvaises manières à l’égard des autres, mais encore notre
insensibilité à ce que nous devons à nous-mêmes ;
nous nous éloignons de toutes nos forces d’un bien réel, pour
courir après un phantome, un rien, un vain nom ; nous prenons
l’infamie pour la réputation, & la ruine pour le profit ;
enfin il est sur que tout ira à rebours, partout où un préjugé
essentiel prévaut. Ce que j’entens par le mot de préjugé, n’est
pas ce goût, ou ce dégoût qui s’éleve naturellement dans notre
cœur, à la vûe d’un nouvel objet. Par exemple, on peut se
rencontrer en compagnie avec deux personnes d’un mérite égal,
qui nous sont également étrangères, & de qui nous
n’attendons rien ; cependant en dépit de nous-mêmes, & sans
pouvoir en donner une bonne raison, nous nous intéressons pour
l’une plûtôt que pour l’autre ; mais ceci vient de cette
sympathie & de cette antipathie, que la nature à imprimées
dans toutes les créatures, comme on est obligé d’en convenir.
C’est aussi ce que nous appellons fantaisie, & qui différe
beaucoup du préjugé dont je parle actuellement, & qui entre
principalement par les oreilles. Quand nous réglons nos notions
sur les personnes & les choses que nous ne
connoissons pas de nous-mêmes, & par conséquent que nous
fondons notre approbation, ou notre consentement sur ce qu’on
nous dit, en perséverant avec obstination dans notre opinion,
malgré toutes les preuves du contraire ; alors on peut dire que
nous sommes gouvernés par un préjugé fixe, dangereux pour le
public, pour notre caractére, notre intérêt & notre
bonheur ; au-lieu que l’autre préoccupation est légère, volatile
& de petite conséquence. Un savant Auteur appelle cette
malheureuse impulsion, la jaunisse de l’âme, & avec beaucoup
de raison, car comme dit un Poëte, tout paroit jaune à celui qui
à ta jaunisse, de même le préjugé, donne sa couleur à tous les
objets. Si nous pouvions nous défaire des préjugés que nous
avons reçus ; oublier toutes les histoires qu’on nous à faites,
& examiner avec un œuil impartial toutes choses, combien
n’en trouverions-nous pas qui nous paroîtroient différentes de
ce que nous les croyons ! Je sçais fort bien que cette tâche est
extrêmement difficile, parce que la plus grande de
toutes les méprises que le préjugé nous fait faire, est de
prendre pour la raison cet ennemi de la raison ; nous regardons
tout ce qu’il nous dicte comme la pure vérité, & nous
craindrions de pécher contre la raison, si nous ne nous
attachions par fermément à ce qui nous paroit juste & droit.
Nous penchons tous à nous imaginer que nous nous connoissons,
quand réellement il n’y a rien dans tout le monde, qui nous soit
plus inconnu ; tout difficile qu’il est de démêler parfaitement
le cœur d’une personne avec qui nous nous entretenons, nous
pouvons cependant former sur ses actions, ses paroles, ou même
sur ses regards, un jugement plus certain que s’il s’agissoit de
nous-mêmes. Et comment pourroit-il arriver autrement ? le
préjugé engendre la passion, & la passion nous ferme les
yeux & les oreilles à tout ce qui pourroit la contrédire. De
plus une passion excitée de cette manière, sera de la plus
mauvaise sorte ; parce que toutes les autres, quelques obstinées
& violentes qu’elles puissent être pour un
tems, se refroidiront & se calmeront par dégrés ; mais le
préjugé entretient constamment le feu de l’obstination, &
trouvant toûjours de nouvelle matière pour se conserver, il se
rend plus violent, bien loin que l’âge puisse l’abbattre, ou le
diminuer. Cependant, tout aveugles que nous soyons pour nos
propres fautes, que nous avons la vûe perçante pour découvrir
celles des autres ! Enflés d’une supériorité de bon sens
imaginaire, applaudissans à notre propre raison, nous tournons
perpétuellement en ridicule ceux qui sont conduits par le
préjugé, quoiqu’ils soyent peut-être dans le parti de la
vérité ; & il arrive souvent que celui qui croit en être le
plus exemt, en est réellement plus coupable que le même homme
qu’il condamne. Pour parler clairement, le monde se laisse
entiérement gouverner par le préjugé, & l’on trouvera à
peine une seule personne, dont il n’ait pas perverti plus ou
moins le jugement. Que des remarques sur ce sujet sont vaines
& impertinentes ! diront quelques-uns de mes lecteurs.
Pourquoi prend-on la peine de décrier & de
combattre un défaut attaché à notre nature, & par conséquent
inévitable ? Qu’on me permette de répondre que, s’il est attaché
à notre nature, c’est uniquement la coûtume, qui est à la vérité
une seconde nature, qui l’a rendu tel ; mais il ne naît pas avec
nous, & il n’y a aucune fatalité qui nous y soumette. C’est
proprement aux premiéres impressions que sont entiérement dûs
ces témoignages de partialité dont j’ai parlé ; c’est pourquoi
ce malheureux penchant n’est pas notre à proprement parler, les
autres nous le transmettent, & quoiqu’il devienne ensuite
assés puissant pour assujettir ces nobles facultés de l’âme, qui
sont un don du Ciel, c’est toûjours une dépravation de la nature
humaine, & non la nature elle-même. Des parens prévenus
fortement en faveur de quelque opinion ne manquent pas de
l’inspirer à leurs enfans, & de rendre leur préjugé
héréditaire ; pendant que, si un jeune esprit étoit laissé à
lui-même, la raison seroit en état de faire ses
opérations ; nous devrions examiner avant de juger, & ne
condamner, ou applaudir, que comme le sujet le mérite. Quiconque
à sous ses soins l’éducation de la jeunesse, devroit, à mon
avis, tâcher de calmer toute émotion violente dans son éleve, il
devroit le convaincre que la vertu seule est vraiment digne de
son amour & de son ambition, & que le vice seul
doit-être détesté. Ce seroit un préjugé louable ; un préjugé qui
iroit pied à pied avec la raison, & nous assûreroit cette
paix & cette tranquillité que les autres préjugés ne
manquent pas de détruire. Quels maux n’ont pas fait souffrir à
plusieurs Royaumes, les préjugés héréditaires de deux puissantes
familles, qui se haïssoient réciproquement, parce que leur
ancêtres avoient fait de même ? Par exemple les Guelphes &
les Gibelins en Italie ; les Marius & les Metellus de
l’ancienne Rome ; & les guerres des barons en Angleterre.
Les préjugés de nation sont encore plus dangereux, &
réellement beaucoup plus ridicules. Quoi de plus absurde que de voir un peuple entier en haïr un autre,
uniquement parce qu’il est né sous un climât différent, &
qu’on se persuade peut-être sans fondement que les étrangers
naissent avec des sentimens & des inclinations tout-à-fait
opposées aux nôtres ! C’est pourquoi, quiconque travaille à
entretenir ces folles animosités par son exemple, ou ses
préceptes, mérite bien peu, à mon avis, les remercimens du
public, soit pour son esprit, soit pour sa bonne volonté, envers
le genre humain ; Maintenant ces réflexions, quoique justes en général,
sont cependant fausses pour le particulier. Je ne puis point
croire, que d’être né dans tel ou tel Royaume ait aucune
influence sur la disposition de ses habitans, c’est certainement
une manière de juger très bornée. En dépit du peu de foi qu’on
doit ajoûter aux promesses, ou même aux traités des François,
j’ai trop de charité pour penser qu’il n’y ait point d’homme
honnête & sincére parmi cette nombreuse nation, beaucoup
moins puis-je croire que tout homme né en Hollande préféroit le
repos à la gloire. La Politique Angloise s’est endormie de tems
en tems, mais elle s’est ensuite reveillée, à la confusion de
tous ceux qui vouloient profiter de son assoupissement. A
l’égard du savoir de l’Irlande, plusieurs de ses habitans ont
donné des preuves évidentes que cette nation n’est pas plus
sujette qu’un autre à faire des bevues. A l’égard des Ecossois
on ne peut pas disputer que cette nation n’égale
en politesse toutes les autres, il ne faut que se souvenir des
derniers Ducs d’Argyle & d’Hamilton, ou avoir l’honneur de
connoître le Duc de Buccleugh, le Comte de Marchmont, &
plusieurs autres qui sont des ornemens vivans de leur pays, qui
font les délices de tous ceux qui les connoissent, & qu’on
distingue sans qu’il soit besoin de les nommer. Il faut convenir
que les Espagnols, sont pour la plûpart lents, cependant on les
a vûs quelques fois plus expéditifs. Et nous ne devons pas
supposer que les Danois manquent tous d’esprit, parce que nos
bibliothéques ne nous donnent pas des preuves du contraire. Mais
quand même ce que ce Seigneur à avancé seroit exactement vrai ;
cependant comme il favorise un préjugé national & par
conséquent un ridicule national, il auroit beaucoup mieux fait
d’employer ses grands talens d’une autre manière. Plusieurs
autres avec moins de talens & plus de malice, ont fait tout
leur possible pour diviser l’Angleterre contre elle-même, &
pour animer une Comté contre une autre. Le Théatre
qui devroit être une école de morale, & en mêlant l’utile
avec l’agréable, tendre à régler l’esprit, & à inspirer de
l’amitié entre les hommes, a été prostitué le plus honteusement
à un but tout contraire ; non seulement ceux qui vivent hors de
Londres, mais les plus éminens citoyens qui habitent dans le
centre de la cité, sont sujets à être tournés en ridicule. On
représentera un Gentilhomme de campagne & un Alderman de
Londres, comme des caractéres dignes de risée. Nos écrivains
modernes sont plus polis que Shakespear, Johnson, & leurs
contemporains, qui font toûjours des parasites de cœur dans
leurs comédies, des fous, ou du moins des bouffons ; pendant
qu’on ne tire aujourd’hui des caractéres que de la campagne, ou
de la cité. Les bons mots publiés ici & là, ont toûjours
quelque chose de piquant, qui ne peut manquer d’être senti
vivement par ceux qui ont assés de jugement pour s’appercevoir
qu’on les joue, ce qui occasionne une haine secréte contre ceux
qui encouragent ces moqueries & semblent y prendre plaisir.
Il n’y a rien là que de contraire à cette
cordialité & cette bienveillance qui devroit subsister entre
chaque communauté de la nation, afin de faire le bonheur du
tout. Ce mauvais effet & d’autres sans nombre résultent du
préjugé dont j’ai parlé. Ce qui m’a inspiré ces réflexions c’est
un exemple recent, qui mérite l’attention du public, quoiqu’il
s’agisse de quelques particuliers, & qui peut servir à
d’autres d’avertissement, de ne pas inspirer à la jeunesse des
principes, qui ne s’effacent plus dans un âge mûr.
Pour ne pas prolonger ce récit audelà de
ses justes bornes ;
Je sens fort bien, que tout ce que je dirai sur ce sujet,
comme tant d’autres l’ont fait avant moi, n’aura pas plus
d’efficace que si je prêchois aux vents & aux flots. On ne
peut pas détourner l’impétueux fléau du préjugé, il emporte tout
devant lui, & renverse toutes les digues de la raison. Mais
d’où lui vient cette force excessive ? C’est parce que nous
avons cedé au commencement, que nous n’avons pas voulu prendre
une légère peine, pour empêcher que nos plus nobles facultés ne
fussent englouties dans un abîme sans fond. On obtiendra
difficilement d’une jeune personne qu’elle s’applique
sérieusement à examiner ses passions & ses inclinations, on
est trop dissipé à cet âge, & quand on a quelques années de
plus, on est trop obstiné & trop vain, pour se départir
d’une opinion qu’on a entretenue si long-tems.
Ainsi l’on doit beaucoup moins blâmer les personnes qui sont
prévenues, que celles qui semblables à la tante de Sabine, les
remplissent de préjugés. Je voudrois donc que les personnes qui
se laissent malheureusement gouverner par le préjugé, le
gardassent pour elles-mêmes sans l’inspirer aux autres, par leur
exemple & leurs préceptes. Qu’elles laissassent agir en
liberté l’esprit des jeunes gens, & prendre son propre pli,
excepté dans les matiéres de réligion & de morale. Le
Tout-puissant a donné à chacun une portion suffisante de raison
pour juger sainement des choses de ce monde, du moins autant que
ses propres besoins & le bien de la société l’exigent. Rien ne demande
plus de délicatesse dans le sentiment & dans l’expression,
que ce que nous nommons raillerie ; & il faut être bien poli
pour la mettre en pratique sans offenser personne. La différence
entre le ridicule & la raillerie est si petite, que l’un est
souvent pris pour l’autre. C’est pourquoi la dernière ne devroit
jamais être mise en usage que par des personnes de goût, &
on ne devroit s’en servir qu’avec ceux qui sont également
qualifiés pour répondre sur le même ton ; & comme elle a
quelque affinité avec la satyre, on ne devroit jamais l’exercer
sur des sujets trop sérieux. Ce qui expose ce que nous voudrions
câcher, quoiqu’on le fasse avec un air de plaisanterie, laisse
après lui un aiguillon qui ne s’oublie pas aisément, & sera
toûjours pris pour un dessein de tourner en ridicule. La
raillerie est toûjours personnelle ; le ridicule ne doit jamais
l’être, & quand la première est assés piquante
pour avoir quelque couleur du dernier elle devient grossière
& mérite d’être ressentie comme un affront. C’est pourquoi
comme il y en a si peu qui puissent la manier & la recevoir
convenablement, & qu’il faut prendre tant de précautions à
cet égard, on feroit fort bien de la bannir tout-à-fait de la
conversation. Je sçais qu’on la regarde généralement comme un
moyen agréable d’aiguiser & de montrer l’esprit, & que
pour cette raison, ceux qui ont, ou s’imaginent avoir du talent
dans ce genre, aiment extrêmement à le faire voir. On dit assés
communément. Un tel aimeroit mieux perdre son ami, qu’un bon
mot, & je crains qu’il n’y en ait que trop de ce caractére ;
mais si ce penchant peut s’accorder avec la prudence ou un bon
naturel, c’est ce que je laisse à déterminer aux plus
raisonnables. Nous égayer ou amuser les autres des erreurs &
des méprises d’un ami ou d’un compagnon, est une chose très peu
généreuse ; mais c’est être cruel au dernier dégré que de
tourner en ridicule des défauts ou des infirmités
naturelles ; & avoir une âme monstrueusement basse que de se
railler de ses infortunes. Cependant ce sont-là les sujets que
des prétendus esprits déliés choisissent pour amuser les
compagnies où ils se trouvent, au depends peut-être de ceux qui
ne peuvent pas rendre l’insulte, quoiqu’ils y soyent très
sensibles. Pour plaindre ceux qui sont l’objet de la raillerie
il faut savoir tout ce qu’elle a de piquant ; si vous vous
plaignez à celui qui vous a raillé, il vous dira, qu’il ne
faisoit que badiner, qu’il n’avoit parlé que pour faire rire ;
ensorte que le plus cruel traitement passera pour un enjouement
& une bonne humeur innocente ; oubliant ce que dit Cowley,
Je ne connois rien
qui reste plus long-tems dans l’esprit qu’une amére raillerie,
sur-tout quand on sent qu’elle a quelque fondement ; mais vous
direz que ce n’est plus raillerie ; je conviens que c’est du
ridicule, une invective même ; cependant c’est ce que des gens
d’un esprit borné regardent comme raillerie ; qu’ils excusent
& qu’ils applaudissent sous ce titre. On ne
doit pas nier que les François ne surpassent toutes les nations
du monde dans cette branche de l’art de la conversation ;
cependant l’Abbé de Bellegarde conseille à son éleve, de ménager
son esprit à cet égard. Le même Auteur, dans une <sic> autre
traité fort estimé, intitulé le Gouvernement de la Langue vante
cette maxime. Il ne faut pas s’imaginer que j’aie
cité cet Auteur, parce que je pense qu’aucun de nos Auteurs
Anglois n’a dit d’aussi bonnes choses à ce sujet ; j’ai voulu
montrer uniquement, que si la raillerie est tant en vogue parmi
les François, ensorte qu’il faut y être aguerri pour voir parmi
eux le beau monde, cependant les plus sages & les plus
sensés de cette nation sont d’avis de lui préscrire tant de
limites, que si on les respecte, elle sera nécessairement moins en usage, même dans leur pays. Le vrai génie
de la nation Angloise est d’une tournure tout différente,
tranquille & posé, plûtôt sage que spirituel, &
naturellement plus sérieux que gay. C’est pourquoi la raillerie
n’est point notre département, & l’affectation de s’en
servir nous sied très mal. Nous autres femmes nous n’aimons pas que l’impression de
nos charmes s’efface si aisément ; c’est pourquoi je ne puis trouver étrange que cette Dame ait conçu un
ressentiment de si longue durée contre un Seigneur, qui avoit
une réputation si bien établie que tout ce qu’il avançoit
passoit pour très orthodoxe dans l’esprit de ceux qui le
connoissoient. Il est certain qu’il fut insensible aux charmes
de cette Dame, ou que le désir de mortifier sa vanité l’emporta
sur l’admiration de ses bonnes qualités. Je ne prétends pas être
assés au fait de cette anecdote secréte pour expliquer les
motifs qui lui firent écrire cette piéce satyrique, tout ce que
je puis dire c’est qu’elle étoit plus piquante qu’on ne l’auroit
attendu d’un Seigneur d’aussi bon naturel ; & que dans cette
occasion son humeur satyrique l’emporta sur le respect & la
douceur qu’il avoit accoûtumé de témoigner aux Dames. Mais quand
des gens sans un grain d’esprit, d’imagination, ou de sens
commun, prétendent dire des choses piquantes, & donner
l’essor à leur petite malice, ou peut-être à leur envie contre
quelque qualité supérieure, & qu’ils appellent cela
raillerie, je voudrois que ceux qui en sont les
temoins, les examinassent avec quelque attention ; je suis sûre
que tous ceux qui ont du sens & de la douceur dans le
caractére, regarderoient avec le plus grand mépris & une
extrême indignation, toutes ces réflexions dangereuses qu’on
lâche avec un air de plaisanterie, & pour divertir ceux qui
les entendent. Je ne dis pas que toutes les insinuations qu’on
lâche dans une semblable occasion viennent d’un dessein caché de
nuire à la personne à qui on les dirige sous une apparence de
raillerie : il y a des gens qui réellement ne veulent du mal à
personne, & cependant en font beaucoup sans le savoir,
uniquement pour acquérir la reputation d’être mondains, ce que
plusieurs personnes regardent comme une marque de beaucoup
d’esprit. Je voudrois donc que tous ceux qui sont innocens de ce
crime en intention, eussent soin de n’y pas tomber par
inadvertence. Manque de réflexion, il arrive bien du mal dans le
monde ; c’est pourquoi personne ne devroit parler
qu’après avoir réfléchi aux conséquences de ce qu’il va dire.
L’Ecriture nous dit que la langue est un membre qui ne se laisse
point gouverner & l’expérience peut nous convaincre que rien
n’est capable de causer plus de maux, de troubles, & de
haines secrétes dans la Société. Ici les partisans de la
raillerie allégueront peut-être, que la personne arquée est
toûjours présente, & que si la raillerie est vraie, elle
peut répondre sur le même ton, & si elle est fausse, il lui
est facile de se défendre. Ceux qui raisonnent de cette manière
ne connoissent pas, ou ont bien peu consideré la nature humaine.
Quelques-uns se conduiront peut-être suivant cette supposition :
mais d’autres qui seront ouvertement attaqués, manqueront de
genie ou de réserve d’esprit pour repliquer dans le même
instant, & ainsi se laisseront railler jusques à perdre
contenance. Et ce n’est pas encore le pire : il arrive de cette
timidité dont le monde ne peut pas être instruit, que ce qui
n’étoit qu’un jeu passé pour avoir quelque chose de réel, & occasionne des accidens bien éloignés de
l’intention de l’Auteur. Les plus grands maux viennent souvent
des plus petits commencemens, & ce seroit un tourment
éternel pour une personne qui a le moins de justice ou de bon
naturel, de voir que par une réflexion lâchée par un
inadvertence & sans dessein, elle a été l’occasion de la
ruine du bonheur & de la réputation d’un autre. Je pourrois
en citer plusieurs exemples qui sont arrivés dans l’enceinte de
mes connoissances & de mes observations, en qualité de pure
citoyenne du monde, sans parler mon personnage de Spectatrice :
mais il seroit tout-à-fait inutile de les rappeller ici, parce
que l’expérience d’un chacun peut lui démontrer cette vérité,
sans l’aîde du raisonnement ou d’aucune autre preuve. Mais
nonobstant tout ce que j’ai dit contre la raillerie, je vois
avec un véritable chagrin que des personnes se conduisent de
façon non seulement à s’y exposer ; mais encore à la plus
cruelle Satyre, qu’on puisse lâcher contr’eux. Je veux dire
quand ils font un sujet sérieux de ressentiment de ce qui n’étoit destiné que pour l’amusement. Mais
rien de plus ridicule & en même tems de plus injuste que de
saisir toutes les occasions de railler ses voisins, & de ne
pouvoir pas supporter avec la moindre modération, la plus petite
liberté qu’on pourroit prendre à leur égard. Cependant il a y
dans le monde de ces mortels déraisonnables ; mais je les juge
trop incorrigibles & trop vains pour faire attention aux
remontrances d’un censeur tels que la Spectatrice. Je les laisse
donc se corriger d’eux-mêmes à la vûe des brouilleries & des
inquiétudes perpétuelles, qu’une telle disposition d’esprit leur
attire nécessairement, tandis qu’ils y persistent. A l’égard de
ces tempérammens reservés qui ne s’abbaissent jamais à des
discours qui leur paroissent legers & une pure bagatelle,
quoiqu’il ne convienne point de les railler, cependant quand je
les vois s’emflammer <sic> de colére & de prêts à
quereller la personne qui les attaque, je pense toûjours qu’on
doit plûtôt rougir de l’extravagante austérité de l’un que de
l’imprudence de l’autre.
Il est certain que cette foiblesse ne convenoit
nullement à son caractére : car quoiqu’on ne puisse pas
approuver mille impertinences qu’on entend quelques fois en
compagnie, ce seroit se singulariser beaucoup trop que de
paroître s’en inquiéter. Même quoiqu’on dût être l’objet de la
plus grossiere & de la plus imprudente raillerie, il y
auroit toûjours beaucoup de discrétion de ne pas paroître s’en
offenser. Les Italiens disent en proverbe que plus vous riez,
moins on rira de nous. D’ailleurs le plus sûr moyen de se vanger
sans peine d’une insulte de cette nature, c’est de paroître n’y
faire aucune attention : quiconque est assez brutal pour railler
de cette manière, & qui voit passer sa raillerie avec
impunité, s’imaginera que tout lui est permis, & qu’il peut
faire & dire tout ce qui lui plaît ; dans cette présomption
il se donnera une telle liberté, qu’on peut bien prédire sans
être Prophete, qu’il recevra tôt ou tard une dure correction
pour toutes ses imprudences. Puis donc qu’il ne convient pas de
témoigner du ressentiment, lors même qu’on en
a le plus de raison ; comment excuserons-nous ceux qui
s’offensent de chaque petite plaisanterie, ou de chaque bon mot,
comme s’expriment les françois ? Certainement on ne peut rien
alléguer en leur faveur, & ils méritent d’être tournés
vivement en ridicule, au-lieu d’être raillés. Mais après tout,
ne vaut-il pas mieux éviter de montrer son esprit d’une manière
qui malgré toutes nos précautions, fera la peine à des esprits
foibles, & nous attirera des ennemis ? Je consens à la
vérité, que dans une compagnie choisie, ou tous pensent de même,
ou tout est harmonie, vivacité, bon sens & bonne humeur, une
conversation générale dans ce genre sera un moyen agréable de
passer une heure, & de se délasser d’occupations plus
sérieuses. Je n’ai pas besoin de dire combien il est difficile
de trouver parmi nous une compagnie si bien assortie : s’il
l’étoit moins, on ne se seroit pas arrêté sur ce sujet dans cet
ouvrage. Un des meilleurs & des plus éclairés parmi nos
anciens Poëtes nous assûre de cette vérité. Voici
ses propres paroles.
En effet comment peut-on espérer de
trouver chez les autres l’unanimité, quand on ne peut pas être
d’accord avec soi-même : le Dr. Garth exprimé très bien cette
inégalité du cœur. Je n’ai
plus à ajoûter qu’un ou deux mots d’avis, à ceux qui aiment la
raillerie & qui sont resolus de continuer dans ce goût.
D’abord je vourdois que la religion n’en fût jamais le sujet
sous quel prétexte que ce fût. Ensuite qu’ils considerassent
bien le caractére de la personne qu’ils vont railler. Il ne
conviendroit point à un jeune homme dissippé, d’exercer son
talent à cet égard contre un Ecclesiastique ou un juge, parce
que nous devons respecter L’Evangile & nos Loix ; nos
Gouverneurs, nos Précepteurs, & tous ceux qui sont chargés
de notre éducation, devroient être à l’abri de ces traits de
notre légéreté. Mais par dessus tout nous ne devrions jamais
oublier le respect que les loix Divines & humaines nous
imposent à l’égard de ceux qui nous ont donné le
jour ; quelque tendresse qu’ils puissent avoir pour nous,
quelques libertés qu’ils nous permettent, leur indulgence
devroit augmenter notre amour sans diminuer notre respect. C’est
trop si nous négligeons de leur cacher certains défauts, lorsque
nous sommes sûrs qu’ils ne pourront pas les approuver ; mais si
nous venons à nous égayer sur une passion ou une petite
fantaisie à laquelle ils peuvent être sujets, il y a dans cette
conduite quelque chose de monstrueux, qui doit choquer toutes
les personnes raisonnables qui en sont les temoins. Cependant
ceci n’est que trop commun parmi les beaux Cavaliers de notre
siécle ; & il n’y en a que trop qui n’ont de l’esprit que
sur les foiblesses du bon ancien, ou de la vieille bonne Dame
leur mère. La vénération que toutes les nations civilisées
témoignoient à la vieillesse, semble s’être perdue totalement
parmi nous ; & il suffit qu’on soit dans un âge avancé, sans
avoir aucun autre défaut, pour être regardé comme un objet de
raillerie, ou même de quelque chose de pire.
Exemple
& tout sage
& grand homme qu’étoit à d’autres égards le fameux Comte
de Rochester, il montroit sur ce sujet une partialité qui ne
convenoit nullement à sa réputation. Dans son Poëme sur le
Rien, qui est assûrement une piéce de maître, & ne
manque que de justesse dans quelques allusions, étant
regardé, non seulement comme le meilleur qu’il ait écrit,
mais même comme supérieur à tout autre de cette nature, on
lit les lignes suivantes.
Niveau 3
La
sincérité Françoise, la prouesse Holandoise, la
politique Angloise, le savoir des Irlandois, la civilité
des Ecossois, la promtitude des Espagnols,
& l’esprit des Danois, se voyent principalement chez
toi.
Niveau 3
Récit général
Un particulier ayant acquis
dans le commerce une fortune considérable, laissa à son
décès un fils âgé d’environ douze ans, & une fille
dans sa cinquiéme année. Comme leur mère étoit morte peu
de tems auparavant, on laissa le fils au collège de
Westminster, & on remit la fille à une Sœur de sa
mère. Cette bonne Dame aimoit avec passion sa jeune
pupille ; & à mesure qu’elle grandissoit elle ne
négligea rien de ce qui pouvoit la rendre accomplie ;
les peines qu’elle prit ne furent point inutiles ; cette
jeune personne avoit beaucoup de naturel,
& se plaisoit tellement à apprendre qu’elle fit des
progrès au-delà de l’attente de ses Maîtres. De plus
elle avoit une figure fort aimable, la nature l’avoit
douée de mille charmes & sans être ce qu’on appelle
une parfaite beauté, elle avoit quelque chose de plus
engageant que celles, à qui on donne ce titre. Telle que
je l’ai dépeinte, il ne faut pas s’étonner que plusieurs
Cavaliers la jugeassent digne d’un attachement sérieux ;
mais quoiqu’elle ait eû de bonne heure des adorateurs,
elle n’avoit point encore paru susceptible d’un tendre
attachement, & toutes les belles choses qu’on lui
disoit ou qu’on lui écrivoit ne faisoient que la
divertir. Après que son frère se fut perfectionné au
pays dans tout ce qui étoit nécessaire pour son
éducation, on l’envoya déhors pour s’instruire des
coûtumes & des mœurs des autres nations ; il passa
quelque tems en France, delà il vit toute l’Italie,
& parut à son retour un Cavalier accompli. Sabine,
c’est ainsi que j’appellerai cette Dame, n’avoit que
dix-neuf à vingt ans quand son frêre
revint en Angleterre ; comme ils avoient passé plus de
quatre ans sans se voir, & qu’ils se trouvoient
réciproquement embellis de nouvelles qualités, ils se
revirent avec une extrême satisfaction ; peu de frères
& de sœurs se sont aimés plus sincéremenent, &
auroient plus fait pour s’obliger mutuellement. Ils se
faisoient un plaisir de paroître toûjours ensemble dans
le Mail, ou dans toutes les assemblées publiques. Ils
allerent un soir à l’Opéra, & en l’accompagnant,
comme c’étoit sa coûtume,
Il la railla alors légèrement de ce qu’elle prétendoit
être exempte de cette petite vanité qui est, suivant ce
que disent les hommes, si inséparable de notre sexe,
qu’on ne voit point de femme qui n’en ait sa portion ;
elle plaisanta à son tour sur les foibles de l’autre
sexe ; & ils s’entretinrent de cette maniére jusqu’à
sa porte où il la laissa, s’étant engagé à souper en
compagnie à la taverne ; elle de son côté entra, &
ne pensa peut-être plus à ce qui s’étoit passé entr’eux.
Il se peut aussi que son frère ne lui avoit pas parlé
fort sérieusement, mais s’il badinoit alors, il fut plus
sérieux dans la suite. L’ami dont il avoit parlé à sa
sœur, étoit un de ceux avec qui il s’étoit
engagé le même soir. C’étoit un Gentilhomme très bien
élevé, d’une figure fort gracieuse, de beaucoup de
mérite, & qui possédoit un bien considérable dans la
principauté de Galles ; il y étoit né, & descendoit
d’une digne & ancienne famille de cette province. Ce
Gentilhomme dont je cacherai le véritable nom sous celui
de Luellin, étoit en effet fortement épris de Sabine ;
& ne la connoissant pas, il dit au frère de cette
Dame, qu’il étoit fort heureux de pouvoir s’entretenir
aussi librement qu’il l’avoit fait, avec une si belle
femme. Celui-ci lui repliqua de manière à lui faire
connoître que la jeune personne dont il avoit si bonne
opinion, étoit sa propre sœur ; une autre personne de la
Compagnie qui avoit été à l’Opéra, & avoit vû Sabine
auparavant, lui confirma la même chose ; il reprit donc
sa gayeté naturelle, qui avoit été un peu interrompue,
pendant qu’il avoit ignoré s’il ne rencontroit point
dans la personne d’un intime ami, un obstacle à des
désirs, qui avoient déjà fait de grands
progrès dans son cœur, quoiqu’ils ne fissent que de
naître. Il ne s’expliqua pas davantage ce même soir ;
mais le lendemain de grand matin, il alla chercher le
frère de son adorable : dès qu’il l’eut trouvé, il
l’informa, après un court préambule, que c’étoit l’amour
qui l’attiroit chez lui ; qu’il sentoit pour sa
charmante sœur toute la passion dont un homme puisse
être susceptible, quoiqu’il ne l’eût vûe qu’une fois ;
que sa vie lui seroit a chargé dans la suite, s’il
n’avoit pas le bonheur de la passer avec elle, &
finit en le conjurant au nom de leur amitié de
l’introduire auprès d’elle, si son cœur n’étoit point
encore engagé, & de favoriser ses prétensions,
autant que la proximité du sang lui en donnoit le droit.
Cette offre étoit trop avantageuse pour Sabine, pour que
son frère n’en fût pas très satisfait, il répondit donc
avec la même franchise que Luellin lui avoit parlé, que
rien dans le monde ne lui causeroit une joye plus
parfaite que de voir l’union de deux personnes qui lui
étoient si chéres. Il l’assûra aussi qu’il avoit parlé
plusieurs fois avec sa sœur sur le
sujet du mariage, & qu’elle lui avoit toûjours
répondu de façon à le persuader, comme il connoissoit sa
sincérité, & qu’il avoit sa confiance ; qu’elle
n’avoit jamais eû la moindre pensée à ce sujet, &
qu’elle n’avoit jamais donné lieu à aucun homme de se
flatter qu’elle le préféroit à tout autre. Il ajoûta
qu’il alloit la trouver directement, pour la préparer à
recevoir cet après-midi l’honneur de sa visite. Luellin
l’embrassa, & le remercia en des termes qui
marquoient la violence de sa passion, & après avoir,
suivant la coûtume des amans, renouvellé mille fois ses
instances pour qu’il entrât avec zèle dans sa cause,
& lui avoir marqué l’endroit où il se trouveroit
environ l’heure où on boit le thé, il le quitta le cœur
plein des plus flatteuses idées d’un promt succès dans
ses désirs. Le frère de Sabine d’un autre côté ne
s’étoit jamais mêlé avec plus de plaisir d’aucune
affaire ; & ne doutant pas d’en venir aisément à
bout, puisqu’il n’y avoit pas la moindre objection à faire, contre la famille, la fortune, le
caractére, ou les qualités personnelles de Luellin ; il
ne se donna pas beaucoup de peine pour préparer des
raisonnemens qui pussent convaincre sa sœur, s’imaginent
qu’elle auroit assés de sens pour distinguer ce qui lui
convenoit. Il se rendit dans cette opinion à son
appartement, il la trouva dans son déshabillé &
occupée à déjeuner. Ce
caractére venant d’une bouche qu’elle savoit bien être
incapable de la tromper, la rendit plus sérieuse qu’elle
n’auroit été à l’ouie d’une proposition de cette nature,
& elle parut la goûter avec autant de satisfaction
qu’il lui convenoit, ou qu’on pouvoit l’attendre d’une
jeune personne aussi modeste. Enfin son frère avoit
toutes les raisons du monde de croire que sa négociation
auroit le succès désiré, & qu’il lui avoit inspiré
une forte prévention en faveur de ce nouvel amant, qui
se changeroit en passion dès qu’elle le verroit. Il est
vraisemblable qu’il ne se seroit pas trompé dans ses
conjectures, s’il n’avoit pas gâté malheureusement tout
ce qu’il avoit fait, en lui disant le nom & le pays
de la personne qu’il recommandoit ; mais il ne pouvoit
pas se tenir en garde contre cette faute, parce qu’il ignoroit la seule foiblesse dont sa
sœur fût coupable. Cette tante qui l’avoit élévée des
son bas âge, avoit, je ne sçais pourquoi, une forte
haine contre tout ce qui venoit du pays de Galles, ce
qu’elle témoignoit continuellement en parlant de ce
peuple de la manière la plus méprisante & la plus
injurieuse ; ainsi elle inspira à Sabine un préjugé qui
ne lui permettoit pas de penser qu’il pût y avoir parmi
eux des gens de mérite ; & elle n’apprit pas plûtôt
qu’il étoit de ce pays que toute sa douceur se changea
en aigreur & en dédain, & qu’elle s’écria d’un
ton plein de mépris & de dérision : ô Ciel ! est-ce
un Gallois de qui vous avez dit toutes ces belles
choses ? Son frère fut étrangement surpris d’un
changement si soudain, & auquel il ne pouvoit rien
comprendre ; mais elle lui expliqua bientôt ce mystére,
en tournant en ridicule à l’exemple de sa tante & ce
pays & ceux qui en étoient natifs. Il eut beau lui
représenter l’injustice de prendre en aversion quel
peuple que ce fût : vainement lui
rappella-t-il que plusieurs grands hommes étoient nés
dans des climats, ou on s’y attendoit le moins, ou qu’il
tâcha de la convaincre, que le pays de Galles avoit plus
de sujets légitimes de se glorifier qu’aucune autre
partie des états de Sa Majesté ; le préjugé étoit trop
profondément enraciné dans son cœur, & tout ce qu’il
put lui dire, ne fit pas le moindre changement dans ses
idées. Il est
absolument impossible d’exprimer, combien ce jeune homme
fut étonné & fâché de voir qu’une si folle
prévention eût tant d’empire sur une sœur, qu’il avoit
toûjours regardée comme une personne de très grand
sens ; cependant il ne doutoit pas, que la vûe de
Luellin, qui passe avec raison pour l’un des plus
aimables Cavaliers de son siécle, ne fit sur elle le
même effet que sur tous ceux qui le connoissoient. C’est
pourquoi il ne voulut plus la contredire dans cette
humeur, mais se flattant qu’il auroit ensuite le plaisir
de la railler sur son changement, il la quitta en la
remerciant d’un ton ironique, quoique grave, de ce
qu’elle pouvoit se résoudre à recevoir honnêtement un
Gallois en sa faveur. La ferme persuasion
que la connoissance de Luellin changeroit sa manière de
penser, & extirperoit entiérement le ridicule
préjugé qu’on lui avoit inspiré contre toutes les
personnes de ce pays, l’empêcha d’instruire cet ami de
ce qui s’étoit passé entr’eux à son sujet, il s’en
répentit beaucoup dans la suite ; mais comme il se
laissa tromper par une trop bonne opinion du jugement
& de la pénétration de sa sœur, on ne pouvoit point
le blâmer de ce qu’il avoit laissé son ami dans
l’erreur. Il lui dit seulement que, s’il trouvoit à
cette seconde vûe Sabine digne de cette tendre
inclination qu’elle lui avoit inspirée, il croyoit,
comme elle étoit extrêmement reservée, qu’il ne lui
convenoit pas de faire aucune déclaration de ses
sentimens, jusqu’à ce qu’ils se connussent mieux l’un
& l’autre après plusieurs visites. Cet avis
paroissoit si raisonnable, que tout impatient qu’étoit
cet amant, il ne put que l’approuver, puis, sur-tout,
que son ami l’assûra qu’il travailleroit en même tems
pour ses intérêts. Il est certain que le frère de Sabine
conseilla à Luellin de se conduire de
cette manière, parce qu’il s’imagina qu’il faudroit à sa
sœur quelque tems avant qu’elle pût se défaire de son
aversion contre les habitans de ce pays, ou même que, si
elle venoit à reconnoître à la premiére vûe sa
prévention, elle auroit honte de l’avouer & aimeroit
mieux faire violence à son propre cœur, que de se voir
accusée de passer si aisément d’une extrémité à l’autre.
Ce qu’il pensoit à ce sujet étoit la pure nature ; les
hommes n’aiment pas à reconnoître qu’ils ont mérité
d’être blâmés, & quand ils ont paru trop obstinés à
quelque égard, ils y persisteront souvent, quoique leur
raison donne le démenti à leur langue. Il agit donc pour
son ami avec toute la prudence imaginable ; mais,
hélas ! quelle sagesse peut détruire le préjugé ! Sabine
ne put disconvenir que son amant ne fût très aimable à
tous égards, cependant la seule pensée qu’il étoit
Gallois, empêcha qu’aucune de ses bonnes qualités ne fit
impression sur son cœur. Elle tint ce qu’elle avoit
promis à son frère, & le reçut avec civilité ; mais
elle laissoit paroître tant de froideur,
& elle s’exprimoit avec une reserve si sombre, que
la personne qui auroit le moins connu son humeur, auroit
vû aisément, qu’elle se déplaisoit extrêmement dans
cette compagnie. Cependant Luellin ne fut pas assez
malheureux pour s’en appercevoir ; & n’imputant qu’à
sa modestie cette extraordinaire réserve, il lui proposa
comme à son frère plusieurs parties de plaisirs, mais
elle refusa toûjours d’en être ; s’il lui parloit de
l’ombre, elle lui disoit qu’elle haïssoit les Cartes,
s’il proposoit de faire une promenade hors de ville, une
course de campagne étoit son aversion ; Ranelagh, lui
donnoit les vapeurs ; le jardin de Vauxhall étoit trop
froid ; les feux d’artifice de Cuper étoient choquants,
les personnes de qualité n’alloient plus à la comédie
dans cette saison, & un concert la rendoit toûjours
mélancolique. D’ailleurs elle faisoit ses refus avec
tant de dédain, que son frère se mordoit les lévres de
chagrin ; aussi abrégea-t-il cette visite au grand
mécontentement de son ami, qui en dépit de la froideur,
& même du mauvais naturel de Sabine, la trouvoit
plus charmante à cette seconde entrevûe,
que lorsqu’il l’avoit vûe la premiére fois, & par
conséquent l’aimoit plus que jamais. Son frère, de peur
d’entrer dans quelque éclaircissement sur un sujet, dont
il ne pouvoit pas parler sans tromper son ami, ou lui
faire de la peine, prétexta un engagement, & se
sépara d’avec lui, dès le moment qu’ils eurent quitté
l’appartement de Sabine. Comme il avoit une sincére
amitié pour Luellin, & qu’il prénoit le plus tendre
intérêt au bien de sa sœur, il étoit extrêmement chagrin
de s’appercevoir qu’elle continueroit vraisemblablement
à rejetter ce qui pouvoit faire son bonheur. Il retourna
donc chez elle le lendemain matin, & après avoir usé
du privilége d’un frère pour blâmer sa conduite, &
la folle prévention qui l’avoit occasionnée, comme ces
reproches faisoient peu d’impression sur elle, il eut
encore recours aux raisonnemens dont il s’étoit déjà
servi, & entreprit de lui montrer la folie d’un
préjugé, qui n’avoit pas le moindre fondement sur la
vérité ou le sens commun. Mais quand même
il auroit parlé comme un Ange, il n’auroit jamais pû
ébranler la perverse, l’obstinée Sabine. Egalement
sourde à ses remontrances, ou à ses persuasions, tout ce
qu’il en put tirer fut une priére de ne plus l’inquiéter
sur un sujet si désagréable, & de ne pas prendre en
mauvaise part si elle ne convenoit jamais de son
opinion. Comme il lui demanda si elle avoit trouvé
quelque chose de désagréable dans la personne, ou dans
la conversation de Luellin, elle repliqua qu’elle ne
pouvoit pas disconvenir, qu’il ne fût aimable, bien
fait, qu’il n’eût de l’esprit & de l’éducation ;
mais que malgré tout cela, comme il étoit Gallois, il
étoit son aversion. Enfin il ne put obtenir qu’elle en
recevroit une seconde visite ; & elle protesta
solemnellement qu’elle ne vouloit pas en entendre parler
davantae ; si vous m’aimiez, disoit-elle, avec autant
d’affection que vous le prétendez & que je puis
l’attendre d’un frère, vous seriez bien éloignée
<sic> d’exiger que je me fisse une si grande
contrainte au point de traiter civilement,
ou même de me trouver en compagnie avec un homme de ce
pays. Pour répondre à un réfus si positif, il ne put
s’empêcher de lui dire, qu’il étoit fâché de s’être
trompé dans la bonne opinion qu’il avoit eûe de son
jugement ; qu’il rougissoit de sa folie, & que dans
la suite, il la regarderoit comme entiérement indigne du
bonheur qu’elle rejettoit. Des paroles si dures d’un
frère qu’elle aimoit si tendrement, la firent fondre en
larmes, mais il étoit trop aigri pour en être touché,
& il sortit brusquement de sa chambre, sans jetter
les yeux sur elle. Luellin, qui ne soupçonnoit pas son
infortune, étoit venu chercher son cher ami &
confident, tandis qu’il étoit avec sa sœur, & ne le
trouvant pas au logis, il parcourut tous les endroits,
où ils avoient accoûtumé de se rencontrer ; mais
celui-ci ne sçachant que lui dire, évita avec tant de
soin sa rencontre, qu’il se passa trois ou quatre jours,
avant qu’il pût le voir. Il soupçonna alors que tout
n’alloit pas aussi bien qu’il s’étoit
flatté ; que son ami n’approuvoit pas sincérement son
alliance, ou que Sabine elle-même y resistoit. Impatient
de s’éclaircir il fut chez cet ami, l’attendit jusqu’à
son retour, quoiqu’il ne vint que très tard. Celui-ci
fut extrêmement surpris de le trouver chez lui, &
n’ayant pas prémedité ce qu’il devoit lui dire, il ne
put lui cacher qu’il ne l’eût évité de propos délibéré,
ni le motif qui l’y avoit obligé. Il lui avoua en partie
l’aversion que sa sœur avoit conçûe contre le pays de
Galles, & qu’il craignoit que ce ne fût là une
objection contre lui qui ne se leveroit pas aisément ;
mais comme il ne lui apprit pas tout le mépris, dont
elle étoit possédée, ni tout ce qui s’étoit passé
entr’eux à ce sujet, cet amant conserva encore quelque
espérance de surmonter cette difficulté. Après un long
entretien sur cette affaire, ils convinrent que Luellin
lui écriroit, & qu’il lui insinueroit, en lui
déclarant sa passion, qu’il n’ignoroit pas que son pays
avoit le malheur de lui déplaire ; mais qu’il l’assûroit
que s’il pouvoit être assez heureux pour
réussir dans ses espérances, il ne la prieroit jamais de
mettre le pied dans le pays de Galles, que lui-même n’y
iroit point, & qu’il vivroit avec elle ou à Londres,
ou dans quelque autre endroit dont elle feroit choix.
Ceci étant résolu, le frère prit sur lui d’être le
porteur de la lettre, & de se servir encore de tout
son pouvoir, en faveur du passionné & dévoué jusqu’à
la mort Luellin, comme il se signoit au bas de cette
épître amoureuse. Il étoit si zêlé pour la cause de son
ami, que non seulement il s’acquitta de sa promesse,
mais encore fit à ses parens, un si beau portrait de ce
jeune homme, leur exagera tellement les avantages de
cette alliance, que Sabine n’en pouvoit voir aucun sans
entendre parler du mérite de Luellin, & du bonheur
dont elle jouiroit avec lui ; mais elle leur répondit
toûjours comme à sort <sic> frère, quelques fois
même avec plus d’aigreur. Mais le plus difficile fut de
l’engager à lire la lettre qu’il lui apporta ; à peine
put-elle se résoudre à en entendre la lecture. Et encore
à quoi aboutirent tous ses efforts ! avant
qu’il fût fini, elle lui arracha le papier, le déchira
& le foula aux pieds. Il s’éleva alors entr’eux une
seconde querelle ; il la quitta avec colère, & ne
lui fit plus de visite ; mais ses autres parens
continuerent de la presser en faveur de Luellin, quoique
sans aucun succès, excepté qu’ils lui fournissoient
chaque jour toûjours une nouvelle occasion de montrer
son opiniâtreté à ce sujet. Luellin de son côté, à qui
le frère de Sabine avoit été obligé d’avouer toute la
vérité pour le guérir d’une passion qui seroit toûjours
sans succès, ne put pas se resoudre à abbandonner ses
poursuites, & comme il n’y avoit pas moyen de la
déterminer à recevoir une autre visite, il la suivit à
l’Eglise, & par tout où elle alloit, & ne perdit
jamais une occasion de lui parler, quoique ses
respectueux complimens fussent toûjours reçus d’une
manière méprisante, quelque fois même insultante. Enfin
poussée à bout par les persécutions qu’elle recevoit de
tous les côtés, elle se retira secrétement à la campagne, sans instruire personne du lieu
de sa retraite, hormis un domestique qu’elle prit pour
en être servie. Son frère & tous ses parens furent
très fâchés de ce qu’elle s’étoit évadée de cette
manière ; mais le passionné Luellin fut inconsolable ;
son tendre cœur fut si sensible à ce traitement qu’il
tomba dans une fiévre, dont il eut beaucoup de peine à
se remettre. Il ne faut pas douter qu’on ne fit de
grandes perquisitions après cette belle fugitive ; mais
elle avoit pris de si bonnes précautions pour les rendre
inutiles, qu’on n’entendit point parler d’elle, jusqu’à
ce qu’elle-même le leur communiqua, ce qui les remplit
d’abord d’étonnement, & bientôt après du plus vif
chagrin. Cette jeune Dame pour s’amuser aussi bien qu’il
lui étoit possible dans l’absence de tous ses parens
& de toutes ses connoissances, prit part à tous les
petits amusemens de l’endroit où elle se trouvoit ; dans
l’un de ces divertissemens champêtres, elle fit
connoissance avec un jeune homme, qui lui dit qu’il
avoit quitté Londres pour quelque tems,
parce qu’on l’inquiétoit continuellement, en le
sollicitant d’épouser une personne pour qui il ne
sentoit point d’inclination. Cette parité, comme il lui
paroissoit, de circonstances, lui fit concevoir pour ce
Cavalier une sorte de bienveillance qui se changea
bientôt en affection, parce qu’il ne tarda pas de
s’addresser à elle sur un plus tendre sujet. Elle eut la
franchise de lui dire, qu’elle étoit venue en campagne
pour le même sujet, & de l’instruire du nom réel de
sa famille, qu’elle avoit déguisé jusques alors sous un
nom supposé. Il est incertain s’il se proposoit d’abord
ceci comme une affaire sérieuse, ou comme un amusement ;
mais dès qu’il eut appris qui elle étoit, il ne négligea
rien de ce qui pouvoit l’engager. Ce n’est pas, comme
elle l’a déclaré ensuite, qu’elle eût proprement de
l’amour pour lui, mais elle ne voyoit rien où elle
étoit, qui lui parût une compagnie pour elle, outre ce
jeune homme ; il prétendoit en être extrêmement
passionné & ajoûtoit qu'il avoit une
fortune supérieure à ce qu’elle pouvoit espérer ; ce qui
joint au désir d’imposer silence aux sollicitations de
ses parens en faveur de Luellin, ou de tout autre qui
lui déplairoit également, l’engagea à écouter
favorablement les propositions de ce nouvel amant, &
enfin à se donner à lui avec tout son bien. En un mot,
sans consulter un seul parent, sans faire la moindre
perquisition sur le caractére & la situation de ce
jeune homme, sans assûrer son bien par un contract, elle
l’épousa, & revint à Londres peu de jours après son
mariage, au grand étonnement, comme je l’ai déjà dit, de
tous ceux qui la connoissoient. Comme on ne découvrit
pas d’abord l’état des affaires de son Epoux, les
personnes désintéressées de sa connoisance lui firent
leurs complimens de félicitation ; mais ses parens &
ses intimes amies, principalement son frère, ne
pouvoient approuver qu’elle eût fait cette démarche avec
tant de précipitation & en appréhendoient les
suites.
Dialogue
il lui dit en riant. Je crois, ma sœur, que vous
avez fait ce soir une conquête ; j’ai vû un de mes
amis dans le parterre, qui paroissoit plus occupé de
vous que de ce qui se passoit sur le théatre. Je
serois fâchée, lui repondit-elle sur le même ton,
qu’un de vos amis eût le goût assés mauvais pour ne
pas donner toutes son attention à l’excellente
musique que nous avons entendue. O, reprit-il, la
musique contribue à faire naître l’amour, &
comme il n’a pas ouï celle de votre voix, il pouvoit
ne pas perdre celle qui venoit de l’Orchestre, en
ayant toûjours les yeux fixés sur vos charmes, ce qu’il a fait avec tant
d’attachement durant toute la piéce, que je ne doute
point que vous ne l’ayez remarqué vous-même, si vous
voulez avouer la vérité. Il est si commun, dit-elle,
que ceux qui sont dans le parterre, regardent
fixement du côté des loges que je n’aurois rien
trouvé de particulier dans ce que vous me dites, si
je l’avois observé, mais je vous assûre sans
affectation que je ne m’en suis pas apperçûe.
Dialogue
Je suis
charmé, lui dit-il, d’être venu avant que vous soyez
habillée, car j’attends que vous vous mettiez le
plus décemment qu’il vous sera possible, afin de
fortifier l’impression que vous avez faite sur un
cœur, que j’ai pris sur moi de vous recommander.
Elle le regarda fixement comme il finissoit ses
mots, & appercevant dans son air un mélange de
sérieux & d’enjouement, elle ne savoit que
penser de ce qu’il lui disoit, ni comment lui
répondre, mais après une courte pause. Ou vous êtes
de fort bonne humeur ce matin, répondit-elle, &
vous parlez de cette manière uniquement pour vous
divertir ; ou vous avez dessein d’éprouver, chez moi
cette vanité, dont vous accusates hier
tout notre sexe ; si c’est le prémier, je vous
seconderai volontiers dans tout ce qui vous fera
plaisir ; mais si c’est le second, je dois vous
assurer que je ne jugerai jamais digne de mon choix
un cœur, qui se laisse gagner par la seule
apparence. Fort bien pensé, ma chére sœur,
repliqua-t-il, je n’en attendois pas moins de vous,
& je n’ai parlé ainsi que pour vous donner
occasion de montrer ce bon sens, qui ne peut manquer
d’engager & de rendre heureux qui vous voudrez.
J’espére aussi, continua-t-il en prénant un ton
encore plus grave, que ce bon sens dirigera votre
choix, ensorte que vous puissiez vous procurer une
félicité durable. Après qu’elle eût répondu à ce
compliment comme il convenoit à la circonstance, il
lui dit, qu’il étoit tems qu’elle pensât au mariage,
que le Cavalier qu’il vouloit lui amener ce même
après-midi, avoit toutes les qualités qu’une femme
pouvoit désirer dans un Epoux. Il continua en lui
disant qu’il avoit fait connoissance avec lui en
Italie, qu’ils avoient été des lors intimes amis.
Nous n’avions point de secret, dit-il, que nous ne
nous communiquassions réciproquement ;
je dois donc être reconnu pour un juge compétent de
ses principes, de son humeur, sa fortune & de
tout ce qui le regarde ; & je puis vous assûrer
que tout en lui mérite l’amour & l’estime de
ceux qui ont le bonheur de le connoître.
Dialogue
Fort bien ma sœur,
s’écira-t-il enfin, puisque mes raisons ont si peu
d’effet sur vous, je m’en rapporterai à votre propre
jugement, je suis sûr qu’il vous dirigera, mieux,
quand vous connoîtrez Luellin ; je vous l’amenerai
cet après-midi, malgré tout votre préjugé, &
j’insiste que vous le receviez au moins comme mon
ami. Puisque vous voulez m’obliger à le voir &
que vous avez de l’estime pour lui, repondit-elle,
la bienséance veut que je le reçoive civilement ;
mais vous pouvez vous attendre, & ne devez point
prendre en mauvaise part, que s’il me fait une
déclaration sur le sujet dont vous parlez, je lui
répondrai de manière à lui faire perdre toute pensée
d’obtenir, & à le convaincre, que je suis
déterminée, quelque soit mon sort, de
ne jamais recevoir un porreau (*1) dans mon sein.
Niveau 3
Récit général
la malheureuse Sabine n’avoit
pas été mariée un mois entier, qu’elle apprit que tout
son bien alloit être saisi pour payer les dettes de son
Epoux ; qu’il ne s’étoit rétiré dans cette partie de la
Campagne, où elle avoit eû le malheur de devenir sa
proye, que pour éviter ses créanciers, & non un
mariage désagréable, comme il le lui avoit dit ; qu’il
n’avoit jamais possédé, ni n’hériteroit jamais un seul
pouce de terre, mais qu’il avoit toûjours mené une vie
vagabonde & déréglée ; enfin qu’il étoit regardé en
ville, comme un Chevalier d’industrie & l’étoit
réellement. Difficilement pourrois-je représenter la
misére de sa situation, qui étoit encore aggravée par la
considération, qu’elle l’avoit méritée en bonne partie
une folie, qui lui paroissoit alors inexcusable. Après
avoir vêcu environ une demie année avec un Epoux qu’elle
ne pouvoit plus estimer, & qui non content de lui en
avoir imposé, avoit encore pour elle de très mauvaises
manières, n’éprouvant que des reproches au dehors &
des besoins au logis, elle en fut enfin
délivrée ; il la quitta & partit pour la France en
quête, comme il faut le supposer, de nouvelles
avantures. Cette belle dissipée & obstinée Dame est
maintenant charmée de recevoir une pension de ses parens
pour vivre d’une manière honnête ; visitée de peu de
monde, moins encore estimée, & carassée <sic>
de personne, elle a le tems de réfléchir sur la
malheureuse prévention qui l’a poussée à fuir avec tant
d’industrie, un bien que le Ciel lui offroit dans la
personne d’un Cavalier riche, généreux & accompli,
& à se jetter dans les bras d’un abandonné &
d’un imposteur. Si cette tante, qui lui avoit inspiré
cette fatale prévention, avoit été en vie, elle auroit
eû occasion de s’en repentir amérement ; mais la mort,
avant que Luellin commençât ses poursuites, avoit
prévenu ce qu’elle auroit souffert de ses propres
remords, ou des reproches des autres. Mais en même tems
que je plains réellement le sort de Sabine, je trouve
que Luellin a manqué du jugement en persistant dans son
amour, après qu’on l’eut instruit de la
prévention obstinée de sa Maitresse. C’est, à mon avis,
une action de Dom Quichot de vouloir combattre le
préjugé à l’aîde du mérite. En vain opposera-t-on à
cette tempête qui affecte le cerveau, la beauté,
l’esprit, la vertu, la bravoure, & toutes les autres
qualités qui viennent de la nature & d’une
excellente éducation ; & quoique dise un Poëte que
le brave & le vertueux surmontent les difficultés,
en ôsant l’entreprendre, je pense cependant que ce grand
Auteur ne pensoit pas au préjugé quand il écrivit ces
deux lignes, puisque c’est une difficulté que ni les
services, ni aucune considération, ne peuvent surmonter,
& qu’il est en même tems plus pernicieux au bonheur
de la personne qui le loge dans son sein, que de ceux
qui tâchent vainement d’en triompher. A l’égard de
Luellin, il se guérit en même tems de sa fiévre & de
sa passion, & ne tarda pas à épouser une jeune Dame
d’un grand mérite elle-même, & qui sentoit
véritablement celui de ce Cavalier : il vit maintenant
avec elle aussi heureusement qu’on puisse l’être dans ce
monde.
Metatextualité
Je souhaiterois de tout mon cœur
que des exemples semblables fussent moins fréquens ; mais je
crains que plusieurs personnes ne regardent plûtôt ce cas,
comme trop commun pour être inséré ici, que comme trop
extraordinaire pour être crû. Plusieurs peuvent rire aux
dépens de l’infortunée Sabine, & se glorifier d’un
jugement supérieur qui les préserve d’un trop grand
attachement, ou d’une trop forte aversion, pour aucun pays
en particulier, ou pour ceux qui en sont natifs. Ils
s’étonnent, diront-ils, qu’une femme puisse être si
infatuée. Il y a certainement des honnêtes gens & des
hommes méprisables sous tous les climats. Et cependant ces
mêmes personnes sont peut-être autant entraînées à d’autres
égards par leurs préjugés que la Dame qu’elles condamnent.
Si nous voulions regarder comme un préjugé ce goût ou ce
dégoût violent que nous sentons au-dedans de nous-mêmes,
cette conviction contribueroit beaucoup à nous en délivrer ;
mais le malheur, comme je l’ai déjà rémarqué, c’est que nous
prenons la plus aveugle partialité pour un
excès de jugement & que nous condamnons tous ceux qui ne
pensent pas comme nous. Ainsi tous ceux qui voudroient se
conduire comme des personnes raisonnables, devroient,
lorsqu’ils commençent à sentir de l’inclination ou du dégoût
à l’égard d’une personne ou d’un objet, se faire á eux-mêmes
cette question. Pourquoi ils se previennent ainsi ? Examiner
soigneusement le mérite de l’objet & péser le tout dans
la balance de la raison. Combien de fois ne trouveroit-on
pas plus léger que l’air, ce qui paroit avoir le plus de
poids ! Sans cette précaution nous ne serons jamais sûrs de
former un droit jugement, ou d’agir même suivant la justice
commune.
Ne traiteroit-on pas d’insensé un homme qui
iroit toute sa vie avec des lisiéres : cependant n’est-ce
pas la même chose de s’attacher dans l’âge mur à une
opinion, parce qu’on nous l’a inspirée dans la jeunesse.
Niveau 3
La justice, la Reine
des vertus ! dit notre excellent Waller dans l’un de ses
Poëmes instrucitifs & moraux : c’est notre
constitution qui nous rend chastes ou braves : mais
cette vertu nous vient de la raison & du Ciel.
Toutes les autres vertus ne sont que dans le sang ;
celle-ci est dans l’âme & constitue sa bonté.
Metatextualité
Comme cet ouvrage est destiné pour
le bien du public, & que les avis qui y sont contenus
viennent d’un cœur sincère, & des plus ardens désirs
pour le bonheur & le repos de tous mes semblables, je me
flatte que personne ne s’offensera de ce que j’ai dit à ce
sujet. Je viens maintenant à une autre erreur qui n’est pas
moins dominante, quoique moins universelle, & qui
occasionne & occasionnera toûjours
beaucoup d’inquiétudes à ceux qui en sont coupables, comme à
ceux qui peuvent en être l’objet.
Niveau 3
qu’il y a un sourire plus
insultant que la furieuse colére.
Niveau 3
« Rien,
dit cet excellent Auteur, ne montre mieux la vivacité de
l’esprit qu’une agréable raillerie ; cependant si elle n’est
pas dirigée avec beaucoup de jugement, elle dégénere en
grossiereté & tourne moins au ridicule de la personne à
qui on l’addresse, que de celui qui la pratique. Quand vous
voulez vous livrer à une plaisanterie de cette nature ; vous
devez bien consulter le caractére de la personne que vous
allez railler, aussi bien que le sujet de la raillerie ;
prendre cette liberté avec votre supérieur, c’est insolence,
& avec celui qui est beaucoup au-dessous de vous, c’est
vous abbaiser ; avec des personnes fort avancées en âge
c’est commettre une absurdité, & avec des Dames, c’est
une liberté qui se sent beaucoup de l’indécence. Afin de bien railler, si vos sentimens sont gays, vos
expressions doivent l’être aussi, & cependant
accompagnées d’une certaine douceur, qui puisse chatouiller
sans blesser le cœur. C’est un heureux talent de sçavoir
railler de façon que tandis que vous divertissez la
compagnie en affectant de toucher sévérement une action ou
une fantaisie particuliere de quelqu’un, ce qui a d’abord
l’air de dérision paroîtra, après une mûre considération, le
plus bel éloge qu’on puisse faire. Je ne connois personne
qui égale dans ce genre Mr. de de Saintonge. Une raillerie de cette nature fit
plaisir à tous ceux qui l’entendirent ; c’étoit le plus beau
compliment qu’on pût faire à un Seigneur qui est, comme
chacun sçait, un modéle présque inimitable de charité &
de bénéficence. Mais il y en a peu qui ayent assés de genie,
& un tour heureux de pensées & d’expressions assés
bien adoptées pour donner tout le plaisir de la raillerie
sans aucun de ses inconveniens, & ceux-là même devroient
prendre garde de n’en pas user trop fréquemment, de peur
qu’on ne les soupçonnât qu’ils sont incapables d’être
sérieux. »
Exemple
Il étoit encore un jour en
compagnie avec le Comte de Bussy & d’autres
personnes, lorsque celui-ci dit à une certaine occasion,
qu’il s’étonnoit qu’on pût-être avare. Comment, s’écria
sur le champ Mr. de Saintonge, pouvez-vous en être
surpris, quand vous en êtes vous-même notoirement
coupable ? N’êtes-vous pas l’homme du monde le plus
avare, de n’être pas content des belles terres que vous
possédez en France, & d’en acheter
continuellement de nouvelles dans les plaines assûrées ?
Ne prêtez-vous pas votre argent à un intérêt au-dessus
de cent pour cent ? & n’avez vous pas chaque jour à
votre lever une foule de boiteux, d’aveugles &
d’autre malheureux qui se rendent chez vous dans ce
dessein ?
Niveau 3
« Ne commencez
jamais à parler sans considérer premièrement à qui vous allez parler, de quelle manière vous
parlerez, & pourquoi vous devez parler, car les paroles,
comme les flêches ne devroient jamais être lâchées, sans
être dirigées à un but particulier. Quiconque à du feu &
de la vivacité sans jugement, monte un jeune cheval sans
bride, & se plongera sûrement dans mille difficultés
& mille dangers ; corrigez donc l’un, jusqu’à ce que
vous ayez acquis l’autre sans aucun doute ; & aimez
mieux passer pour un homme taciturne & phlegmatique, que
pour un diseur de riens, qui parle de choses dont il ignore
la conséquence. »
Exemple
Un
illustre Duc qui est mort actuellement, avoit peut-être
autant de talent qu’aucun homme en ait jamais eû pour une
légère raillerie ; cependant une Dame de la Cour célébre
alors par sa beauté ne put jamais lui pardonner les Lignes
suivantes qu’il avoit écrites sur elle.
Niveau 3
L’esprit, les yeux brillants de Belinde
réunis dardent une lumière si ardente qu’elle enflamme
promtement & s’éteint de même ; elle ne blesse pas
le cœur, mais elle brule la vûe. L’Amour est tout joye
& gentillesse, ses regards sont doux & ses pas
enchanteurs ; mais le Cupidou de Belinde est un polisson
crotté, qui vient vous porter son flambeau au visage.
Exemple
Feu Mr. Dennis étoit de cette
malheureuse humeur : quoiqu’il fût bon Poëte, meilleur
critique, d’un grand savoir & d’un excellent sens à
d’autres égards, il avoit la foiblesse de ne pouvoir
souffrir aucune conversation, qui ne fût absolument
sérieuse. Il cragnoit plus une pointe, un énïgne, un
quolibet qu’un boulet de canon ; la moindre chose qui
tendoit à la raillerie, quoiqu’elle ne fût pas dirigée
contre lui-même, étoit capable de le jetter dans un accès de
fievre & il ne pouvoit s’empêcher de maltraitter ceux
qui montroient du penchant pour ce genre de conversation.
Cette foiblesse le rendoit peu propre pour la compagnie :
diminuoit beaucoup l’Amour & le respect qui étoient dus
à ses bonnes qualités, & lui attiroit plusieurs
railleries. Mr. Pope entr’autres exerça ses talens pour la
Satyre dans ces deux lignes, que je vais transcrire, parce
qu’elles passent pour être fort pictoresques :
Niveau 3
Appius rougit à chaque mot que
vous prononcez, il temble & vous regarde d’un œuil
menaçant, semblable à ces vieux personnages de
tapisserie.
Niveau 3
Le
tempéramment des hommes differe plus que leur visage : un
frere même ne ressemble pas à son frere. L’un sera hautain,
morne, sévere & l’autre tout complaisance & bonne
volonté. Il est étrange que la même sémence, la même touche
& le même suc produise tant de différens fruits.
Cependant la vraie & très vraie expérience journalière
nous le montre évidemment. Comment pourrois-tu donc, ô cœur
qui te séduis toi-même, espérer de la Sympathie dans un
étranger !
Niveau 3
Mr. Dryden nous dit dans ses
excellens Poëmes. Que c’est pure folie de s’attendre de
trouver un seul & même esprit dans des personnes
différentes.
Niveau 3
Les hommes
paroissent aujourd’hui calmes & tranquilles, demain ils
seront mornes, ombrageux & séveres ; de nouvelles
passions excitent de nouvelles opinions : & ce qu’ils
aiment à midi, ils le méprisent la nuit. Ils quittent
aisément ce qu’ils gâgnent avec peine ;
l’amour du changement leur fait paroître la santé ennuyeuse.
Ils ôsent attaquer l’autorité suprême de la religion, &
ils sont esclaves de la superstition. Ils conseillent les
autres & se séduisent eux-mêmes ; & quoiqu’ils
soyent dupés, ils n’ouvrent point les yeux.
Niveau 3
Hétéroportrait
On voit peu d’enfans se
conduire comme un jeune homme, dont je
cacherai le véritable nom sous celui de Belfont. Ce
digne modéle du respect filial, devoit hériter d’un bien
considérable ; cependant son père lui refusoit par
avarice, plusieurs choses qui convenoient à son âge, à
son rang & à sa fortune. Il étoit obligé pour cette
raison d’éviter la compagnie & de refuser plusieurs
parties, qui lui auroient fait beaucoup de plaisir,
cependant il prénoit soin que toutes les railleries sur
cette frugalité forcée, tombassent plûtôt sur lui-même
que sur celui qui en étoit la cause. Jamais fils ne
parut plus content de son père, & jamais père n’eut
plus de raison d’aimer son fils. Ils vecurent exemts de
tous reproches d’un côté, & de murmures de l’autre,
jusqu’à ce que le jeune Belfont eût atteint l’âge de
vingt cinq ans, qui étoit le tems où il se flattoit de
recueillir les fruits de son obéissance ; son père
l’avoit toûjours assûré qu’il le marieroit alors avec
une jeune Dame, que ce jeune homme avoit aimée dès son
enfance, & qui ne l’aimoit pas avec moins de
tendresse. Il devoit dans cette occasion
lui constituer une partie de son bien, & ce Belfont
se flattoit de pouvoir vivre d’une manière plus conforme
à son penchant, que sous la direction d’un père qui
traitoit de luxe & de prodigalité tout ce qui alloit
au-delà du nécessaire. Mais il arrive souvent que
quelque accident soudain & imprévû vient nous
éloigner de ce que nous désirons lorsque nous croyons
être sur le point de l’obtenir ; c’est ce qui arriva à
nos jeunes Amans ; la belle Sophie, (c’est ainsi que je
nommerai cette jeune Dame) devoit donner de nouvelles
preuves de son amour & de sa constance, en refusant
toute autre offre pour l’amour de Belfont ; &
Belfont de son côté devoit voir sa patience, sa
soumission & son obéïssance, exposées à une épreuve
encore plus cruelle que tout ce qu’il avoit éprouvé
auparavant. Tout ayant été réglé entre leurs pères, on
fit mettre par écrit les articles du contrat, le Notaire
les apporta ensuite pour les faire approuver &
signer des parties respectives ; & comme ni les uns,
ni les autres n’avoient aucune objection à
faire ; le père de la jeune Dame demanda au vieux
Belfont, qu’il mît son seing au pied du contrat, surquoi
celui-ci fut saisi d’un accès de toux, dit qu’il n’étoit
pas bien, qu’il le feroit une autrefois, & se retira
le plus brusquement qu’on puisse s’imaginer, laissant
Sophie, son Père & le Notaire dans le plus grand
étonnement, sans pouvoir deviner le motif d’un procédé
si extraordinaire. Le père de Sophie reçut le lendemain
matin du vieux Belfont une lettre conçue en ces termes.
J’aimais consternation plus grande que
celle du père & de la fille à la reception de cette
lettre : il ne savoient que penser du motif d’un
changement si soudain ; tantôt ils l’imputoient à un
caprice du père ; tantôt ils en rejettoient la faute sur
le fils, s’imaginant qu’un nouvel attachement lui auroit
fait désirer la rupture de ce mariage, ou qu’il étoit
coupable de quelque vice caché, & que son père en
ayant fait recemment la découverte, n’avoit pas pû en
conscience consentir à son mariage, jusqu’à ce qu’il se
fût corrigé. Ils lûrent & relûrent cette lettre,
examinérent chaque expression avec la plus grande
exactitude, & plus ils tâchoient d’en découvrir le
sens plus ils étoient confondus. Cependant Sophie qui ne
pouvoit se persuader que son amant fût coupable, se
flattoit qu’elle apprendroit bientôt tout ce mystére, de
sa propre bouche. Mais que ne souffrit pas le pauvre
Belfont, quand son père lui déclara qu’il ne devoit plus
penser à Sophie, comme à une personne qui pourroit
devenir sa femme ! c’est ce qu’il est impossible de
décrire. D’abord il sentit un mouvement de
jalousie ; il s’imagina que son pere auroit découvert
dans la conduite de cette jeune Dame quelque chose qui
ne s’accordoit pas avec ses protestations ; mais son
père le délivra bientôt de cette appréhension, en lui
allouant toutes les bonnes qualités qu’il pourroit
désirer dans une belle fille, excepté une seule.
Cependant le jeune Belfont étoit trop fidéle à son
affection pour sa chére Sophie, pour s’abstenir de la
voir ; malgré tout le respect & l’obéïssance qu’il
devoit à son pére, il ne se croyoit point obligé à
fausser ses vœux, & en même tems à faire violence à
son inclination, pour un prétexte si frivole. Il lui
écrivit, lamentant leur mauvaise fortune, & la
conjurant de se rencontrer avec lui dans
la maison d’une personne de confiance ; elle y
consentit, & il n’y eut jamais d’abord plus
mélancolique que celui-ci. Elle lui exprima son
étonnement sur un changement si étrange dans les
sentimens de son père, & le pria de lui en dire la
raison, mais il baissa la tête, soupira, & ne fit
point de replique quoiqu’elle renouvellât plusieurs fois
la même question. Elle s’imagina alors qu’il ne vouloit
pas lui en dire la raison, de peur de lui faire de la
peine, & ne douta point que son père, que tout le
monde connoissoit pour un avare, n’eût tâché à lui faire
abandonner ses prétensions sur elle, dans l’espérance de
lui procurer un parti plus opulent. Comme elle lui fit
part de cette conjecture, & qu’elle ne vouloit pas
se laisser persuader le contraire, il lui revéla enfin
toute la vérité & la conversation qu’il avoit eûe
avec son père, après l’avoir liée par un vœu à lui
garder le sécret. Il fut obligé de le repéter plusieurs
fois avant qu’elle pût y ajoûter foi ; enfin lorsqu’elle
n’eut plus de doute, ce prétexte lui parut
si ridicule, qu’en dépit de tout son chagrin, elle ne
put s’empêcher d’éclater de rire, en s’écriant. Fort
bien, je suis sûrement la première qui ait jamais perdu
un Epoux, pour avoir tourné un morceau de charbon. Il
lui dit alors que c’étoit pour ne pas exposer son père à
la risée du public qu’il avoit tant de répugnance à
reveler ce ridicule prétexte ; qu’il se confioit sur sa
promesse de ne le jamais divulguer, elle la renouvella
volontiers, & ils commencerent ensuite une
conversation plus sérieuse, qui se termina par une
solemnelle protestation de se conserver l’un pour
l’autre, jusqu’à ce que la fortune fût plus favorable à
leur amour. Enfin le père de Belfont mourut bientôt
après, laissant son fils en liberté de suivre son
inclination. Le père de Sophie eut d’abord de l’a
<sic> répugnance pour que sa fille reçût les vœux
d’un homme qui l’avoit abandonnée ; mais lorsqu’il fut
instruit de toute l’histoire, il applaudit la piété
filiale du jeune Belfont, bien loin de le condamner. Ces
fidéles amans sont mariés depuis environ trois années,
& ils jouissent maintenant de la
recompense de leur fidélité mutuelle & de leur
affection invariable.
Niveau 4
Lettre/Lettre au directeur
Monsieur, « Le
Mariage ayant une si grande influence sur le
bonheur ou le malheur de ceux qui entrent dans cet
état, vous ne pouvez me blâmer de ce que je prends
des précautions plus qu’ordinaires au sujet d’un
fils unique, qui m’est très obéïssant ; j’espere
aussi que vous conviendrez avec moi qu’ils sont
assez jeunes l’un & l’autre pour attendre
encore quelque tems, jusqu’à ce que l’âge &
l’expérience les ayent mieux qualifiés pour la conduite d’une famille ; vous
trouverez sans doute étrange que j’aye laissé
venir les choses au point où elles sont, puisque
je pense de cette manière ; mais vous savez qu’un
moment fait souvent naître des réflexions qui ont
été ensevélies durant plusieurs années. C’est
précisement mon cas & je suis maintenant
déterminé qu’Edouard restera dans le même état
jusqu’à ce qu’il lui convienne mieux de se marier.
Alors si votre fille est encore dans le célibat,
comme j’ai toûjours eû dessein de faire ce
mariage, & que je crois qu’ils s’aiment l’un,
l’autre ; je serai prêt à contribuer de mon côté à
les établir ensemble, si non je lui souhaite
beaucoup de bonheur avec celui dont elle pourra
faire choix ; j’ai l’honneur d’être,
Monsieur,
Votre très humble & très-obéïssant Serviteur.
Belfont.
Votre très humble & très-obéïssant Serviteur.
Belfont.
Dialogue
Et quelle est-elle,
Monsieur, s’écria le jeune Belfont avec quelque
impatience dans sa voix & dans ses regards ? La
Frugalité, repliqua gravement son père, je ne
consentirai jamais que la femme de mon héritier
dissipe un bien, que je me suis appliqué à augmenter
durant tout le cours de ma vie. Vainement son fils
l’assûra-t-il qu’il n’avoit jamais remarqué dans
Sophie la moindre marque d’une humeur dépenciere ;
qu’elle ne fréquentoit aucun de ces endroits publics
qui exigent de la dépense, qu’elle se mettoit plûtôt
au-dessous de son rang qu’au-dessus, & qu’elle
détestoit le jeu ; son père l’interrompit en disant.
Je sçais tout cela aussi bien que vous ; mais c’est
peut-être plûtôt un bon effet de la bonne œconomie de son père qui l’en prive, que
son naturel ; vous ne devez pas, continua-t-il, vous
croire plus sage que votre père. Je vous dis que les
sémences de profusion sont dans son cœur, &
n’ont besoin que d’une occasion pour se montrer dans
tous les excès de depense qui sont à la mode. J’ai
observé dans elle une chose qui m’en convainct,
& le monde entier ne me persuaderoit pas le
contraire ; non, non, il n’est pas en son pouvoir de
tromper ma pénétration ; c’est pourquoi je vous
commande encore une fois de ne plus songer à elle.
Le jeune Belfont avoit écouté son père très
attentivement, mais voyant qu’il finissoit sans
faire mention de cette preuve du naturel dépensier
de Sophie, il le pria de lui apprendre ce qui lui
avoit inspiré tout d’un coup une telle opinion d’une
jeune Dame, qu’il avoit louée si récemment pour sa
modestie, sa discretion, & sa bonne conduite
dans la maison de son père. Oui, oui, s’écria-t-il,
je suivois alors le torrent ; on peut m’en imposer
pour un tems, mais graces au Ciel, mes yeux sont
présentement ouverts, ainsi mon fils, surmontez
cette folle passion que vous avez pour
elle, & assûrez-vous, que vous feriez votre
malheur en vous y livrant. Son fils lui dit alors
que ses ordres lui seroient toûjours sacrés ; mais
comme celui-ci étoit le plus difficile à exécuter
qu’il eût encore reçu, qu’il le prioit de lui en
faire connôitre la raison. Le respect &
l’humilité avec laquelle il parla, fit penser à son
père qu’il ne devoit pas lui refuser cette demande ;
il l’informa donc après une courte conversation de
la grande découverte qu’il avoit faite, que Sophie
n’étoit pas digne d’entrer dans sa famille ;
C’étoit en hyver & les deux pères, étoient assis
auprès du feu avec Sophie, pendant que le Notaire
écrivoit à l’autre extrémité de la chambre, pour
corriger une erreur qu’il avoit faite dans les
articles du contract. Comme le feu baissoit, la
jeune Dame prit le tison & lui donna de l’air,
mais malheureusement pour l’intérêt de
son amour, elle tourna un gros morceau de charbon,
ensorte que ce qui étoit encore frais tomba dans le
milieu de la grille, & s’enflammant subitement
fut plûtôt consumé que s’il étoit resté dans sa
première position. Le vieux Belfont trouva en cela
tant de profusion, ou de négligence, que dès ce
moment il résolut de rompre le mariage, bien assuré
en lui-même que celle qui avoit si peu d’œconomie
pour le feu, n’en auroit pas plus à d’autres égards.
Le fils ne put pas entendre sans rougir de surprise
& de honte, une raison aussi sordide ; mais se
contenant dans les bornes du respect qu’il avoit
toûjours crû devoir à celui de qui il tenoit le
jour, il se contenta de lui représenter que Sophie
pouvoit dans ce même moment n’avoir pas considéré la
valeur du charbon, ou que cela avoit pû arriver par
un pur accident. Mais il n’eut pas le tems de
pousser plus loin ces raisonnements, son père
s’écria qu’elle étoit inexcusable ; que ce qu’il
alleguoit pour sa défense étoit la faute même dont
il l’accusoit ; que manquer de
considération, c’étoit être privé de ce qui est le
plus nécessaire à une femme ; & enfin il en vint
à le menacer de le priver de toute affection
paternelle, s’il la voyoit jamais, ou s’il
entretenoit quelque correspondance avec elle. Il
connoissoit trop bien l’obstination de son père pour
lui opposer aucun raisonnement ; en lui faisant une
profonde reverence il lui promit d’obéïr
implicitement à sa volonté, ce qui plut tellement au
vieux homme qu’il lui promît de ne jamais
entreprendre de l’obliger à épouser une femme qu’il
n’aimeroit pas, puisqu’il renonçoit par obéïssance à
sa volonté à une femme qu’il aimoit.
Metatextualité
je ne doute pas que mes
lecteurs ne soient autant impatiens d’en être
instruits, que je l’étois moi-même lorsqu’on me
fit ce recit, c’est pourquoi je vais l’expliquer
aussi exactement qu’il me sera possible.
Metatextualité
Mais comme je n’ai fait ce recit
qui pour montrer, combien une respectueuse conduite envers
ses parens est louable, je souhaite que l’exemple de Belfont
puisse avoir de l’influence sur toutes les jeunes personnes,
particuliérement de mon sexe, puisque leur caractére leur
défend plusieurs libertés qu’on passe aux hommes.
1(*) Tous les Gallois portent le jour de St. David leur patron, un porreau à leur chapeau, en mémoire de ce qu’à pareil jour ils remporterent sur les Anglois leurs ennemis une victoire complete ; la bataille se donna dans un champ de porreaux, & pour se reconnoître ils s’étoient tous décorés d’un porreau.