La Spectatrice. Ouvrage traduit de l'anglois: Livre Vingte-Unieme.

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Niveau 1

Livre Vingte-Unieme.

Niveau 2

Entre les différens égaremens auxquels la nature humaine est sujette, il y en a qui n’échappent pas à des personnes de bon sens, lors même qu’elles en sont coupables, mais soit quelles manquent de résolution pour se défaire d’une vieille habitude, ou qu’une trop grande indolence ne leur permette pas d’entreprendre cet ouvrage, elles persistent à agir contradictoirement aux leçons de leur raison & de leur jugement. Ce que nous appellons préjugé, tient certainement le prémier rang parmi nos foiblesses ; c’est le grand moteur de présque toutes les méprises dont nous sommes coupables, soit qu’elles consistent dans nos sentimens, ou dans notre conduite. Comme le lait est le prémier aliment du corps, ainsi le préjugé est la premiére chose dont-on nourrit l’âme ; la faculté de penser ne commence pas plûtôt à se montrer, que le préjugé vient à en corrompre les opérations. Qu’on nous enseigne, ou qu’il nous arrive de nous-mêmes, d’aimer ou de haïr quelque chose, nous continuons ordinairement dans cette manière de penser, jusqu’à la fin de notre vie ; tant il est difficile de déraciner dans un âge mur les penchans, dont on nous à imbus dans notre jeunesse. Ce fatal penchant met, comme on pourroit dire, notre raison à la chaîne, & ne lui permet pas de jetter les yeux hors de sa prison, ou de se servir de ses talens ; c’est ce qui borne l’étendue de nos conceptions ; rend nos idées ordinairement injustes ; & fait égarer à notre honte notre jugement. Les rayons de la vérité les plus lumineux, brillent en vain sur nous, quand le préjugé nous a fermé les yeux ; il nous rend incapables de rien examiner, & nous recevons avec confiance tout ce qu’il nous présente. De là viennent non seulement un mauvais naturel, des injustices & de mauvaises manières à l’égard des autres, mais encore notre insensibilité à ce que nous devons à nous-mêmes ; nous nous éloignons de toutes nos forces d’un bien réel, pour courir après un phantome, un rien, un vain nom ; nous prenons l’infamie pour la réputation, & la ruine pour le profit ; enfin il est sur que tout ira à rebours, partout où un préjugé essentiel prévaut. Ce que j’entens par le mot de préjugé, n’est pas ce goût, ou ce dégoût qui s’éleve naturellement dans notre cœur, à la vûe d’un nouvel objet. Par exemple, on peut se rencontrer en compagnie avec deux personnes d’un mérite égal, qui nous sont également étrangères, & de qui nous n’attendons rien ; cependant en dépit de nous-mêmes, & sans pouvoir en donner une bonne raison, nous nous intéressons pour l’une plûtôt que pour l’autre ; mais ceci vient de cette sympathie & de cette antipathie, que la nature à imprimées dans toutes les créatures, comme on est obligé d’en convenir. C’est aussi ce que nous appellons fantaisie, & qui différe beaucoup du préjugé dont je parle actuellement, & qui entre principalement par les oreilles. Quand nous réglons nos notions sur les personnes & les choses que nous ne connoissons pas de nous-mêmes, & par conséquent que nous fondons notre approbation, ou notre consentement sur ce qu’on nous dit, en perséverant avec obstination dans notre opinion, malgré toutes les preuves du contraire ; alors on peut dire que nous sommes gouvernés par un préjugé fixe, dangereux pour le public, pour notre caractére, notre intérêt & notre bonheur ; au-lieu que l’autre préoccupation est légère, volatile & de petite conséquence. Un savant Auteur appelle cette malheureuse impulsion, la jaunisse de l’âme, & avec beaucoup de raison, car comme dit un Poëte, tout paroit jaune à celui qui à ta jaunisse, de même le préjugé, donne sa couleur à tous les objets. Si nous pouvions nous défaire des préjugés que nous avons reçus ; oublier toutes les histoires qu’on nous à faites, & examiner avec un œuil impartial toutes choses, combien n’en trouverions-nous pas qui nous paroîtroient différentes de ce que nous les croyons ! Je sçais fort bien que cette tâche est extrêmement difficile, parce que la plus grande de toutes les méprises que le préjugé nous fait faire, est de prendre pour la raison cet ennemi de la raison ; nous regardons tout ce qu’il nous dicte comme la pure vérité, & nous craindrions de pécher contre la raison, si nous ne nous attachions par fermément à ce qui nous paroit juste & droit. Nous penchons tous à nous imaginer que nous nous connoissons, quand réellement il n’y a rien dans tout le monde, qui nous soit plus inconnu ; tout difficile qu’il est de démêler parfaitement le cœur d’une personne avec qui nous nous entretenons, nous pouvons cependant former sur ses actions, ses paroles, ou même sur ses regards, un jugement plus certain que s’il s’agissoit de nous-mêmes. Et comment pourroit-il arriver autrement ? le préjugé engendre la passion, & la passion nous ferme les yeux & les oreilles à tout ce qui pourroit la contrédire. De plus une passion excitée de cette manière, sera de la plus mauvaise sorte ; parce que toutes les autres, quelques obstinées & violentes qu’elles puissent être pour un tems, se refroidiront & se calmeront par dégrés ; mais le préjugé entretient constamment le feu de l’obstination, & trouvant toûjours de nouvelle matière pour se conserver, il se rend plus violent, bien loin que l’âge puisse l’abbattre, ou le diminuer. Cependant, tout aveugles que nous soyons pour nos propres fautes, que nous avons la vûe perçante pour découvrir celles des autres ! Enflés d’une supériorité de bon sens imaginaire, applaudissans à notre propre raison, nous tournons perpétuellement en ridicule ceux qui sont conduits par le préjugé, quoiqu’ils soyent peut-être dans le parti de la vérité ; & il arrive souvent que celui qui croit en être le plus exemt, en est réellement plus coupable que le même homme qu’il condamne. Pour parler clairement, le monde se laisse entiérement gouverner par le préjugé, & l’on trouvera à peine une seule personne, dont il n’ait pas perverti plus ou moins le jugement. Que des remarques sur ce sujet sont vaines & impertinentes ! diront quelques-uns de mes lecteurs. Pourquoi prend-on la peine de décrier & de combattre un défaut attaché à notre nature, & par conséquent inévitable ? Qu’on me permette de répondre que, s’il est attaché à notre nature, c’est uniquement la coûtume, qui est à la vérité une seconde nature, qui l’a rendu tel ; mais il ne naît pas avec nous, & il n’y a aucune fatalité qui nous y soumette. C’est proprement aux premiéres impressions que sont entiérement dûs ces témoignages de partialité dont j’ai parlé ; c’est pourquoi ce malheureux penchant n’est pas notre à proprement parler, les autres nous le transmettent, & quoiqu’il devienne ensuite assés puissant pour assujettir ces nobles facultés de l’âme, qui sont un don du Ciel, c’est toûjours une dépravation de la nature humaine, & non la nature elle-même. Des parens prévenus fortement en faveur de quelque opinion ne manquent pas de l’inspirer à leurs enfans, & de rendre leur préjugé héréditaire ; pendant que, si un jeune esprit étoit laissé à lui-même, la raison seroit en état de faire ses opérations ; nous devrions examiner avant de juger, & ne condamner, ou applaudir, que comme le sujet le mérite. Quiconque à sous ses soins l’éducation de la jeunesse, devroit, à mon avis, tâcher de calmer toute émotion violente dans son éleve, il devroit le convaincre que la vertu seule est vraiment digne de son amour & de son ambition, & que le vice seul doit-être détesté. Ce seroit un préjugé louable ; un préjugé qui iroit pied à pied avec la raison, & nous assûreroit cette paix & cette tranquillité que les autres préjugés ne manquent pas de détruire. Quels maux n’ont pas fait souffrir à plusieurs Royaumes, les préjugés héréditaires de deux puissantes familles, qui se haïssoient réciproquement, parce que leur ancêtres avoient fait de même ? Par exemple les Guelphes & les Gibelins en Italie ; les Marius & les Metellus de l’ancienne Rome ; & les guerres des barons en Angleterre. Les préjugés de nation sont encore plus dangereux, & réellement beaucoup plus ridicules. Quoi de plus absurde que de voir un peuple entier en haïr un autre, uniquement parce qu’il est né sous un climât différent, & qu’on se persuade peut-être sans fondement que les étrangers naissent avec des sentimens & des inclinations tout-à-fait opposées aux nôtres ! C’est pourquoi, quiconque travaille à entretenir ces folles animosités par son exemple, ou ses préceptes, mérite bien peu, à mon avis, les remercimens du public, soit pour son esprit, soit pour sa bonne volonté, envers le genre humain ;

Exemple

& tout sage & grand homme qu’étoit à d’autres égards le fameux Comte de Rochester, il montroit sur ce sujet une partialité qui ne convenoit nullement à sa réputation. Dans son Poëme sur le Rien, qui est assûrement une piéce de maître, & ne manque que de justesse dans quelques allusions, étant regardé, non seulement comme le meilleur qu’il ait écrit, mais même comme supérieur à tout autre de cette nature, on lit les lignes suivantes.

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La sincérité Françoise, la prouesse Holandoise, la politique Angloise, le savoir des Irlandois, la civilité des Ecossois, la promtitude des Espagnols, & l’esprit des Danois, se voyent principalement chez toi.
Maintenant ces réflexions, quoique justes en général, sont cependant fausses pour le particulier. Je ne puis point croire, que d’être né dans tel ou tel Royaume ait aucune influence sur la disposition de ses habitans, c’est certainement une manière de juger très bornée. En dépit du peu de foi qu’on doit ajoûter aux promesses, ou même aux traités des François, j’ai trop de charité pour penser qu’il n’y ait point d’homme honnête & sincére parmi cette nombreuse nation, beaucoup moins puis-je croire que tout homme né en Hollande préféroit le repos à la gloire. La Politique Angloise s’est endormie de tems en tems, mais elle s’est ensuite reveillée, à la confusion de tous ceux qui vouloient profiter de son assoupissement. A l’égard du savoir de l’Irlande, plusieurs de ses habitans ont donné des preuves évidentes que cette nation n’est pas plus sujette qu’un autre à faire des bevues. A l’égard des Ecossois on ne peut pas disputer que cette nation n’égale en politesse toutes les autres, il ne faut que se souvenir des derniers Ducs d’Argyle & d’Hamilton, ou avoir l’honneur de connoître le Duc de Buccleugh, le Comte de Marchmont, & plusieurs autres qui sont des ornemens vivans de leur pays, qui font les délices de tous ceux qui les connoissent, & qu’on distingue sans qu’il soit besoin de les nommer. Il faut convenir que les Espagnols, sont pour la plûpart lents, cependant on les a vûs quelques fois plus expéditifs. Et nous ne devons pas supposer que les Danois manquent tous d’esprit, parce que nos bibliothéques ne nous donnent pas des preuves du contraire. Mais quand même ce que ce Seigneur à avancé seroit exactement vrai ; cependant comme il favorise un préjugé national & par conséquent un ridicule national, il auroit beaucoup mieux fait d’employer ses grands talens d’une autre manière. Plusieurs autres avec moins de talens & plus de malice, ont fait tout leur possible pour diviser l’Angleterre contre elle-même, & pour animer une Comté contre une autre. Le Théatre qui devroit être une école de morale, & en mêlant l’utile avec l’agréable, tendre à régler l’esprit, & à inspirer de l’amitié entre les hommes, a été prostitué le plus honteusement à un but tout contraire ; non seulement ceux qui vivent hors de Londres, mais les plus éminens citoyens qui habitent dans le centre de la cité, sont sujets à être tournés en ridicule. On représentera un Gentilhomme de campagne & un Alderman de Londres, comme des caractéres dignes de risée. Nos écrivains modernes sont plus polis que Shakespear, Johnson, & leurs contemporains, qui font toûjours des parasites de cœur dans leurs comédies, des fous, ou du moins des bouffons ; pendant qu’on ne tire aujourd’hui des caractéres que de la campagne, ou de la cité. Les bons mots publiés ici & là, ont toûjours quelque chose de piquant, qui ne peut manquer d’être senti vivement par ceux qui ont assés de jugement pour s’appercevoir qu’on les joue, ce qui occasionne une haine secréte contre ceux qui encouragent ces moqueries & semblent y prendre plaisir. Il n’y a rien là que de contraire à cette cordialité & cette bienveillance qui devroit subsister entre chaque communauté de la nation, afin de faire le bonheur du tout. Ce mauvais effet & d’autres sans nombre résultent du préjugé dont j’ai parlé. Ce qui m’a inspiré ces réflexions c’est un exemple recent, qui mérite l’attention du public, quoiqu’il s’agisse de quelques particuliers, & qui peut servir à d’autres d’avertissement, de ne pas inspirer à la jeunesse des principes, qui ne s’effacent plus dans un âge mûr.

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Récit général

Un particulier ayant acquis dans le commerce une fortune considérable, laissa à son décès un fils âgé d’environ douze ans, & une fille dans sa cinquiéme année. Comme leur mère étoit morte peu de tems auparavant, on laissa le fils au collège de Westminster, & on remit la fille à une Sœur de sa mère. Cette bonne Dame aimoit avec passion sa jeune pupille ; & à mesure qu’elle grandissoit elle ne négligea rien de ce qui pouvoit la rendre accomplie ; les peines qu’elle prit ne furent point inutiles ; cette jeune personne avoit beaucoup de naturel, & se plaisoit tellement à apprendre qu’elle fit des progrès au-delà de l’attente de ses Maîtres. De plus elle avoit une figure fort aimable, la nature l’avoit douée de mille charmes & sans être ce qu’on appelle une parfaite beauté, elle avoit quelque chose de plus engageant que celles, à qui on donne ce titre. Telle que je l’ai dépeinte, il ne faut pas s’étonner que plusieurs Cavaliers la jugeassent digne d’un attachement sérieux ; mais quoiqu’elle ait eû de bonne heure des adorateurs, elle n’avoit point encore paru susceptible d’un tendre attachement, & toutes les belles choses qu’on lui disoit ou qu’on lui écrivoit ne faisoient que la divertir. Après que son frère se fut perfectionné au pays dans tout ce qui étoit nécessaire pour son éducation, on l’envoya déhors pour s’instruire des coûtumes & des mœurs des autres nations ; il passa quelque tems en France, delà il vit toute l’Italie, & parut à son retour un Cavalier accompli. Sabine, c’est ainsi que j’appellerai cette Dame, n’avoit que dix-neuf à vingt ans quand son frêre revint en Angleterre ; comme ils avoient passé plus de quatre ans sans se voir, & qu’ils se trouvoient réciproquement embellis de nouvelles qualités, ils se revirent avec une extrême satisfaction ; peu de frères & de sœurs se sont aimés plus sincéremenent, & auroient plus fait pour s’obliger mutuellement. Ils se faisoient un plaisir de paroître toûjours ensemble dans le Mail, ou dans toutes les assemblées publiques. Ils allerent un soir à l’Opéra, & en l’accompagnant, comme c’étoit sa coûtume,

Dialogue

il lui dit en riant. Je crois, ma sœur, que vous avez fait ce soir une conquête ; j’ai vû un de mes amis dans le parterre, qui paroissoit plus occupé de vous que de ce qui se passoit sur le théatre. Je serois fâchée, lui repondit-elle sur le même ton, qu’un de vos amis eût le goût assés mauvais pour ne pas donner toutes son attention à l’excellente musique que nous avons entendue. O, reprit-il, la musique contribue à faire naître l’amour, & comme il n’a pas ouï celle de votre voix, il pouvoit ne pas perdre celle qui venoit de l’Orchestre, en ayant toûjours les yeux fixés sur vos charmes, ce qu’il a fait avec tant d’attachement durant toute la piéce, que je ne doute point que vous ne l’ayez remarqué vous-même, si vous voulez avouer la vérité. Il est si commun, dit-elle, que ceux qui sont dans le parterre, regardent fixement du côté des loges que je n’aurois rien trouvé de particulier dans ce que vous me dites, si je l’avois observé, mais je vous assûre sans affectation que je ne m’en suis pas apperçûe.
Il la railla alors légèrement de ce qu’elle prétendoit être exempte de cette petite vanité qui est, suivant ce que disent les hommes, si inséparable de notre sexe, qu’on ne voit point de femme qui n’en ait sa portion ; elle plaisanta à son tour sur les foibles de l’autre sexe ; & ils s’entretinrent de cette maniére jusqu’à sa porte où il la laissa, s’étant engagé à souper en compagnie à la taverne ; elle de son côté entra, & ne pensa peut-être plus à ce qui s’étoit passé entr’eux. Il se peut aussi que son frère ne lui avoit pas parlé fort sérieusement, mais s’il badinoit alors, il fut plus sérieux dans la suite. L’ami dont il avoit parlé à sa sœur, étoit un de ceux avec qui il s’étoit engagé le même soir. C’étoit un Gentilhomme très bien élevé, d’une figure fort gracieuse, de beaucoup de mérite, & qui possédoit un bien considérable dans la principauté de Galles ; il y étoit né, & descendoit d’une digne & ancienne famille de cette province. Ce Gentilhomme dont je cacherai le véritable nom sous celui de Luellin, étoit en effet fortement épris de Sabine ; & ne la connoissant pas, il dit au frère de cette Dame, qu’il étoit fort heureux de pouvoir s’entretenir aussi librement qu’il l’avoit fait, avec une si belle femme. Celui-ci lui repliqua de manière à lui faire connoître que la jeune personne dont il avoit si bonne opinion, étoit sa propre sœur ; une autre personne de la Compagnie qui avoit été à l’Opéra, & avoit vû Sabine auparavant, lui confirma la même chose ; il reprit donc sa gayeté naturelle, qui avoit été un peu interrompue, pendant qu’il avoit ignoré s’il ne rencontroit point dans la personne d’un intime ami, un obstacle à des désirs, qui avoient déjà fait de grands progrès dans son cœur, quoiqu’ils ne fissent que de naître. Il ne s’expliqua pas davantage ce même soir ; mais le lendemain de grand matin, il alla chercher le frère de son adorable : dès qu’il l’eut trouvé, il l’informa, après un court préambule, que c’étoit l’amour qui l’attiroit chez lui ; qu’il sentoit pour sa charmante sœur toute la passion dont un homme puisse être susceptible, quoiqu’il ne l’eût vûe qu’une fois ; que sa vie lui seroit a chargé dans la suite, s’il n’avoit pas le bonheur de la passer avec elle, & finit en le conjurant au nom de leur amitié de l’introduire auprès d’elle, si son cœur n’étoit point encore engagé, & de favoriser ses prétensions, autant que la proximité du sang lui en donnoit le droit. Cette offre étoit trop avantageuse pour Sabine, pour que son frère n’en fût pas très satisfait, il répondit donc avec la même franchise que Luellin lui avoit parlé, que rien dans le monde ne lui causeroit une joye plus parfaite que de voir l’union de deux personnes qui lui étoient si chéres. Il l’assûra aussi qu’il avoit parlé plusieurs fois avec sa sœur sur le sujet du mariage, & qu’elle lui avoit toûjours répondu de façon à le persuader, comme il connoissoit sa sincérité, & qu’il avoit sa confiance ; qu’elle n’avoit jamais eû la moindre pensée à ce sujet, & qu’elle n’avoit jamais donné lieu à aucun homme de se flatter qu’elle le préféroit à tout autre. Il ajoûta qu’il alloit la trouver directement, pour la préparer à recevoir cet après-midi l’honneur de sa visite. Luellin l’embrassa, & le remercia en des termes qui marquoient la violence de sa passion, & après avoir, suivant la coûtume des amans, renouvellé mille fois ses instances pour qu’il entrât avec zèle dans sa cause, & lui avoir marqué l’endroit où il se trouveroit environ l’heure où on boit le thé, il le quitta le cœur plein des plus flatteuses idées d’un promt succès dans ses désirs. Le frère de Sabine d’un autre côté ne s’étoit jamais mêlé avec plus de plaisir d’aucune affaire ; & ne doutant pas d’en venir aisément à bout, puisqu’il n’y avoit pas la moindre objection à faire, contre la famille, la fortune, le caractére, ou les qualités personnelles de Luellin ; il ne se donna pas beaucoup de peine pour préparer des raisonnemens qui pussent convaincre sa sœur, s’imaginent qu’elle auroit assés de sens pour distinguer ce qui lui convenoit. Il se rendit dans cette opinion à son appartement, il la trouva dans son déshabillé & occupée à déjeuner.

Dialogue

Je suis charmé, lui dit-il, d’être venu avant que vous soyez habillée, car j’attends que vous vous mettiez le plus décemment qu’il vous sera possible, afin de fortifier l’impression que vous avez faite sur un cœur, que j’ai pris sur moi de vous recommander. Elle le regarda fixement comme il finissoit ses mots, & appercevant dans son air un mélange de sérieux & d’enjouement, elle ne savoit que penser de ce qu’il lui disoit, ni comment lui répondre, mais après une courte pause. Ou vous êtes de fort bonne humeur ce matin, répondit-elle, & vous parlez de cette manière uniquement pour vous divertir ; ou vous avez dessein d’éprouver, chez moi cette vanité, dont vous accusates hier tout notre sexe ; si c’est le prémier, je vous seconderai volontiers dans tout ce qui vous fera plaisir ; mais si c’est le second, je dois vous assurer que je ne jugerai jamais digne de mon choix un cœur, qui se laisse gagner par la seule apparence. Fort bien pensé, ma chére sœur, repliqua-t-il, je n’en attendois pas moins de vous, & je n’ai parlé ainsi que pour vous donner occasion de montrer ce bon sens, qui ne peut manquer d’engager & de rendre heureux qui vous voudrez. J’espére aussi, continua-t-il en prénant un ton encore plus grave, que ce bon sens dirigera votre choix, ensorte que vous puissiez vous procurer une félicité durable. Après qu’elle eût répondu à ce compliment comme il convenoit à la circonstance, il lui dit, qu’il étoit tems qu’elle pensât au mariage, que le Cavalier qu’il vouloit lui amener ce même après-midi, avoit toutes les qualités qu’une femme pouvoit désirer dans un Epoux. Il continua en lui disant qu’il avoit fait connoissance avec lui en Italie, qu’ils avoient été des lors intimes amis. Nous n’avions point de secret, dit-il, que nous ne nous communiquassions réciproquement ; je dois donc être reconnu pour un juge compétent de ses principes, de son humeur, sa fortune & de tout ce qui le regarde ; & je puis vous assûrer que tout en lui mérite l’amour & l’estime de ceux qui ont le bonheur de le connoître.
Ce caractére venant d’une bouche qu’elle savoit bien être incapable de la tromper, la rendit plus sérieuse qu’elle n’auroit été à l’ouie d’une proposition de cette nature, & elle parut la goûter avec autant de satisfaction qu’il lui convenoit, ou qu’on pouvoit l’attendre d’une jeune personne aussi modeste. Enfin son frère avoit toutes les raisons du monde de croire que sa négociation auroit le succès désiré, & qu’il lui avoit inspiré une forte prévention en faveur de ce nouvel amant, qui se changeroit en passion dès qu’elle le verroit. Il est vraisemblable qu’il ne se seroit pas trompé dans ses conjectures, s’il n’avoit pas gâté malheureusement tout ce qu’il avoit fait, en lui disant le nom & le pays de la personne qu’il recommandoit ; mais il ne pouvoit pas se tenir en garde contre cette faute, parce qu’il ignoroit la seule foiblesse dont sa sœur fût coupable. Cette tante qui l’avoit élévée des son bas âge, avoit, je ne sçais pourquoi, une forte haine contre tout ce qui venoit du pays de Galles, ce qu’elle témoignoit continuellement en parlant de ce peuple de la manière la plus méprisante & la plus injurieuse ; ainsi elle inspira à Sabine un préjugé qui ne lui permettoit pas de penser qu’il pût y avoir parmi eux des gens de mérite ; & elle n’apprit pas plûtôt qu’il étoit de ce pays que toute sa douceur se changea en aigreur & en dédain, & qu’elle s’écria d’un ton plein de mépris & de dérision : ô Ciel ! est-ce un Gallois de qui vous avez dit toutes ces belles choses ? Son frère fut étrangement surpris d’un changement si soudain, & auquel il ne pouvoit rien comprendre ; mais elle lui expliqua bientôt ce mystére, en tournant en ridicule à l’exemple de sa tante & ce pays & ceux qui en étoient natifs. Il eut beau lui représenter l’injustice de prendre en aversion quel peuple que ce fût : vainement lui rappella-t-il que plusieurs grands hommes étoient nés dans des climats, ou on s’y attendoit le moins, ou qu’il tâcha de la convaincre, que le pays de Galles avoit plus de sujets légitimes de se glorifier qu’aucune autre partie des états de Sa Majesté ; le préjugé étoit trop profondément enraciné dans son cœur, & tout ce qu’il put lui dire, ne fit pas le moindre changement dans ses idées.

Dialogue

Fort bien ma sœur, s’écira-t-il enfin, puisque mes raisons ont si peu d’effet sur vous, je m’en rapporterai à votre propre jugement, je suis sûr qu’il vous dirigera, mieux, quand vous connoîtrez Luellin ; je vous l’amenerai cet après-midi, malgré tout votre préjugé, & j’insiste que vous le receviez au moins comme mon ami. Puisque vous voulez m’obliger à le voir & que vous avez de l’estime pour lui, repondit-elle, la bienséance veut que je le reçoive civilement ; mais vous pouvez vous attendre, & ne devez point prendre en mauvaise part, que s’il me fait une déclaration sur le sujet dont vous parlez, je lui répondrai de manière à lui faire perdre toute pensée d’obtenir, & à le convaincre, que je suis déterminée, quelque soit mon sort, de ne jamais recevoir un porreau (*1) dans mon sein.
Il est absolument impossible d’exprimer, combien ce jeune homme fut étonné & fâché de voir qu’une si folle prévention eût tant d’empire sur une sœur, qu’il avoit toûjours regardée comme une personne de très grand sens ; cependant il ne doutoit pas, que la vûe de Luellin, qui passe avec raison pour l’un des plus aimables Cavaliers de son siécle, ne fit sur elle le même effet que sur tous ceux qui le connoissoient. C’est pourquoi il ne voulut plus la contredire dans cette humeur, mais se flattant qu’il auroit ensuite le plaisir de la railler sur son changement, il la quitta en la remerciant d’un ton ironique, quoique grave, de ce qu’elle pouvoit se résoudre à recevoir honnêtement un Gallois en sa faveur. La ferme persuasion que la connoissance de Luellin changeroit sa manière de penser, & extirperoit entiérement le ridicule préjugé qu’on lui avoit inspiré contre toutes les personnes de ce pays, l’empêcha d’instruire cet ami de ce qui s’étoit passé entr’eux à son sujet, il s’en répentit beaucoup dans la suite ; mais comme il se laissa tromper par une trop bonne opinion du jugement & de la pénétration de sa sœur, on ne pouvoit point le blâmer de ce qu’il avoit laissé son ami dans l’erreur. Il lui dit seulement que, s’il trouvoit à cette seconde vûe Sabine digne de cette tendre inclination qu’elle lui avoit inspirée, il croyoit, comme elle étoit extrêmement reservée, qu’il ne lui convenoit pas de faire aucune déclaration de ses sentimens, jusqu’à ce qu’ils se connussent mieux l’un & l’autre après plusieurs visites. Cet avis paroissoit si raisonnable, que tout impatient qu’étoit cet amant, il ne put que l’approuver, puis, sur-tout, que son ami l’assûra qu’il travailleroit en même tems pour ses intérêts. Il est certain que le frère de Sabine conseilla à Luellin de se conduire de cette manière, parce qu’il s’imagina qu’il faudroit à sa sœur quelque tems avant qu’elle pût se défaire de son aversion contre les habitans de ce pays, ou même que, si elle venoit à reconnoître à la premiére vûe sa prévention, elle auroit honte de l’avouer & aimeroit mieux faire violence à son propre cœur, que de se voir accusée de passer si aisément d’une extrémité à l’autre. Ce qu’il pensoit à ce sujet étoit la pure nature ; les hommes n’aiment pas à reconnoître qu’ils ont mérité d’être blâmés, & quand ils ont paru trop obstinés à quelque égard, ils y persisteront souvent, quoique leur raison donne le démenti à leur langue. Il agit donc pour son ami avec toute la prudence imaginable ; mais, hélas ! quelle sagesse peut détruire le préjugé ! Sabine ne put disconvenir que son amant ne fût très aimable à tous égards, cependant la seule pensée qu’il étoit Gallois, empêcha qu’aucune de ses bonnes qualités ne fit impression sur son cœur. Elle tint ce qu’elle avoit promis à son frère, & le reçut avec civilité ; mais elle laissoit paroître tant de froideur, & elle s’exprimoit avec une reserve si sombre, que la personne qui auroit le moins connu son humeur, auroit vû aisément, qu’elle se déplaisoit extrêmement dans cette compagnie. Cependant Luellin ne fut pas assez malheureux pour s’en appercevoir ; & n’imputant qu’à sa modestie cette extraordinaire réserve, il lui proposa comme à son frère plusieurs parties de plaisirs, mais elle refusa toûjours d’en être ; s’il lui parloit de l’ombre, elle lui disoit qu’elle haïssoit les Cartes, s’il proposoit de faire une promenade hors de ville, une course de campagne étoit son aversion ; Ranelagh, lui donnoit les vapeurs ; le jardin de Vauxhall étoit trop froid ; les feux d’artifice de Cuper étoient choquants, les personnes de qualité n’alloient plus à la comédie dans cette saison, & un concert la rendoit toûjours mélancolique. D’ailleurs elle faisoit ses refus avec tant de dédain, que son frère se mordoit les lévres de chagrin ; aussi abrégea-t-il cette visite au grand mécontentement de son ami, qui en dépit de la froideur, & même du mauvais naturel de Sabine, la trouvoit plus charmante à cette seconde entrevûe, que lorsqu’il l’avoit vûe la premiére fois, & par conséquent l’aimoit plus que jamais. Son frère, de peur d’entrer dans quelque éclaircissement sur un sujet, dont il ne pouvoit pas parler sans tromper son ami, ou lui faire de la peine, prétexta un engagement, & se sépara d’avec lui, dès le moment qu’ils eurent quitté l’appartement de Sabine. Comme il avoit une sincére amitié pour Luellin, & qu’il prénoit le plus tendre intérêt au bien de sa sœur, il étoit extrêmement chagrin de s’appercevoir qu’elle continueroit vraisemblablement à rejetter ce qui pouvoit faire son bonheur. Il retourna donc chez elle le lendemain matin, & après avoir usé du privilége d’un frère pour blâmer sa conduite, & la folle prévention qui l’avoit occasionnée, comme ces reproches faisoient peu d’impression sur elle, il eut encore recours aux raisonnemens dont il s’étoit déjà servi, & entreprit de lui montrer la folie d’un préjugé, qui n’avoit pas le moindre fondement sur la vérité ou le sens commun. Mais quand même il auroit parlé comme un Ange, il n’auroit jamais pû ébranler la perverse, l’obstinée Sabine. Egalement sourde à ses remontrances, ou à ses persuasions, tout ce qu’il en put tirer fut une priére de ne plus l’inquiéter sur un sujet si désagréable, & de ne pas prendre en mauvaise part si elle ne convenoit jamais de son opinion. Comme il lui demanda si elle avoit trouvé quelque chose de désagréable dans la personne, ou dans la conversation de Luellin, elle repliqua qu’elle ne pouvoit pas disconvenir, qu’il ne fût aimable, bien fait, qu’il n’eût de l’esprit & de l’éducation ; mais que malgré tout cela, comme il étoit Gallois, il étoit son aversion. Enfin il ne put obtenir qu’elle en recevroit une seconde visite ; & elle protesta solemnellement qu’elle ne vouloit pas en entendre parler davantae ; si vous m’aimiez, disoit-elle, avec autant d’affection que vous le prétendez & que je puis l’attendre d’un frère, vous seriez bien éloignée <sic> d’exiger que je me fisse une si grande contrainte au point de traiter civilement, ou même de me trouver en compagnie avec un homme de ce pays. Pour répondre à un réfus si positif, il ne put s’empêcher de lui dire, qu’il étoit fâché de s’être trompé dans la bonne opinion qu’il avoit eûe de son jugement ; qu’il rougissoit de sa folie, & que dans la suite, il la regarderoit comme entiérement indigne du bonheur qu’elle rejettoit. Des paroles si dures d’un frère qu’elle aimoit si tendrement, la firent fondre en larmes, mais il étoit trop aigri pour en être touché, & il sortit brusquement de sa chambre, sans jetter les yeux sur elle. Luellin, qui ne soupçonnoit pas son infortune, étoit venu chercher son cher ami & confident, tandis qu’il étoit avec sa sœur, & ne le trouvant pas au logis, il parcourut tous les endroits, où ils avoient accoûtumé de se rencontrer ; mais celui-ci ne sçachant que lui dire, évita avec tant de soin sa rencontre, qu’il se passa trois ou quatre jours, avant qu’il pût le voir. Il soupçonna alors que tout n’alloit pas aussi bien qu’il s’étoit flatté ; que son ami n’approuvoit pas sincérement son alliance, ou que Sabine elle-même y resistoit. Impatient de s’éclaircir il fut chez cet ami, l’attendit jusqu’à son retour, quoiqu’il ne vint que très tard. Celui-ci fut extrêmement surpris de le trouver chez lui, & n’ayant pas prémedité ce qu’il devoit lui dire, il ne put lui cacher qu’il ne l’eût évité de propos délibéré, ni le motif qui l’y avoit obligé. Il lui avoua en partie l’aversion que sa sœur avoit conçûe contre le pays de Galles, & qu’il craignoit que ce ne fût là une objection contre lui qui ne se leveroit pas aisément ; mais comme il ne lui apprit pas tout le mépris, dont elle étoit possédée, ni tout ce qui s’étoit passé entr’eux à ce sujet, cet amant conserva encore quelque espérance de surmonter cette difficulté. Après un long entretien sur cette affaire, ils convinrent que Luellin lui écriroit, & qu’il lui insinueroit, en lui déclarant sa passion, qu’il n’ignoroit pas que son pays avoit le malheur de lui déplaire ; mais qu’il l’assûroit que s’il pouvoit être assez heureux pour réussir dans ses espérances, il ne la prieroit jamais de mettre le pied dans le pays de Galles, que lui-même n’y iroit point, & qu’il vivroit avec elle ou à Londres, ou dans quelque autre endroit dont elle feroit choix. Ceci étant résolu, le frère prit sur lui d’être le porteur de la lettre, & de se servir encore de tout son pouvoir, en faveur du passionné & dévoué jusqu’à la mort Luellin, comme il se signoit au bas de cette épître amoureuse. Il étoit si zêlé pour la cause de son ami, que non seulement il s’acquitta de sa promesse, mais encore fit à ses parens, un si beau portrait de ce jeune homme, leur exagera tellement les avantages de cette alliance, que Sabine n’en pouvoit voir aucun sans entendre parler du mérite de Luellin, & du bonheur dont elle jouiroit avec lui ; mais elle leur répondit toûjours comme à sort <sic> frère, quelques fois même avec plus d’aigreur. Mais le plus difficile fut de l’engager à lire la lettre qu’il lui apporta ; à peine put-elle se résoudre à en entendre la lecture. Et encore à quoi aboutirent tous ses efforts ! avant qu’il fût fini, elle lui arracha le papier, le déchira & le foula aux pieds. Il s’éleva alors entr’eux une seconde querelle ; il la quitta avec colère, & ne lui fit plus de visite ; mais ses autres parens continuerent de la presser en faveur de Luellin, quoique sans aucun succès, excepté qu’ils lui fournissoient chaque jour toûjours une nouvelle occasion de montrer son opiniâtreté à ce sujet. Luellin de son côté, à qui le frère de Sabine avoit été obligé d’avouer toute la vérité pour le guérir d’une passion qui seroit toûjours sans succès, ne put pas se resoudre à abbandonner ses poursuites, & comme il n’y avoit pas moyen de la déterminer à recevoir une autre visite, il la suivit à l’Eglise, & par tout où elle alloit, & ne perdit jamais une occasion de lui parler, quoique ses respectueux complimens fussent toûjours reçus d’une manière méprisante, quelque fois même insultante. Enfin poussée à bout par les persécutions qu’elle recevoit de tous les côtés, elle se retira secrétement à la campagne, sans instruire personne du lieu de sa retraite, hormis un domestique qu’elle prit pour en être servie. Son frère & tous ses parens furent très fâchés de ce qu’elle s’étoit évadée de cette manière ; mais le passionné Luellin fut inconsolable ; son tendre cœur fut si sensible à ce traitement qu’il tomba dans une fiévre, dont il eut beaucoup de peine à se remettre. Il ne faut pas douter qu’on ne fit de grandes perquisitions après cette belle fugitive ; mais elle avoit pris de si bonnes précautions pour les rendre inutiles, qu’on n’entendit point parler d’elle, jusqu’à ce qu’elle-même le leur communiqua, ce qui les remplit d’abord d’étonnement, & bientôt après du plus vif chagrin. Cette jeune Dame pour s’amuser aussi bien qu’il lui étoit possible dans l’absence de tous ses parens & de toutes ses connoissances, prit part à tous les petits amusemens de l’endroit où elle se trouvoit ; dans l’un de ces divertissemens champêtres, elle fit connoissance avec un jeune homme, qui lui dit qu’il avoit quitté Londres pour quelque tems, parce qu’on l’inquiétoit continuellement, en le sollicitant d’épouser une personne pour qui il ne sentoit point d’inclination. Cette parité, comme il lui paroissoit, de circonstances, lui fit concevoir pour ce Cavalier une sorte de bienveillance qui se changea bientôt en affection, parce qu’il ne tarda pas de s’addresser à elle sur un plus tendre sujet. Elle eut la franchise de lui dire, qu’elle étoit venue en campagne pour le même sujet, & de l’instruire du nom réel de sa famille, qu’elle avoit déguisé jusques alors sous un nom supposé. Il est incertain s’il se proposoit d’abord ceci comme une affaire sérieuse, ou comme un amusement ; mais dès qu’il eut appris qui elle étoit, il ne négligea rien de ce qui pouvoit l’engager. Ce n’est pas, comme elle l’a déclaré ensuite, qu’elle eût proprement de l’amour pour lui, mais elle ne voyoit rien où elle étoit, qui lui parût une compagnie pour elle, outre ce jeune homme ; il prétendoit en être extrêmement passionné & ajoûtoit qu'il avoit une fortune supérieure à ce qu’elle pouvoit espérer ; ce qui joint au désir d’imposer silence aux sollicitations de ses parens en faveur de Luellin, ou de tout autre qui lui déplairoit également, l’engagea à écouter favorablement les propositions de ce nouvel amant, & enfin à se donner à lui avec tout son bien. En un mot, sans consulter un seul parent, sans faire la moindre perquisition sur le caractére & la situation de ce jeune homme, sans assûrer son bien par un contract, elle l’épousa, & revint à Londres peu de jours après son mariage, au grand étonnement, comme je l’ai déjà dit, de tous ceux qui la connoissoient. Comme on ne découvrit pas d’abord l’état des affaires de son Epoux, les personnes désintéressées de sa connoisance lui firent leurs complimens de félicitation ; mais ses parens & ses intimes amies, principalement son frère, ne pouvoient approuver qu’elle eût fait cette démarche avec tant de précipitation & en appréhendoient les suites.
Pour ne pas prolonger ce récit audelà de ses justes bornes ;

Niveau 3

Récit général

la malheureuse Sabine n’avoit pas été mariée un mois entier, qu’elle apprit que tout son bien alloit être saisi pour payer les dettes de son Epoux ; qu’il ne s’étoit rétiré dans cette partie de la Campagne, où elle avoit eû le malheur de devenir sa proye, que pour éviter ses créanciers, & non un mariage désagréable, comme il le lui avoit dit ; qu’il n’avoit jamais possédé, ni n’hériteroit jamais un seul pouce de terre, mais qu’il avoit toûjours mené une vie vagabonde & déréglée ; enfin qu’il étoit regardé en ville, comme un Chevalier d’industrie & l’étoit réellement. Difficilement pourrois-je représenter la misére de sa situation, qui étoit encore aggravée par la considération, qu’elle l’avoit méritée en bonne partie une folie, qui lui paroissoit alors inexcusable. Après avoir vêcu environ une demie année avec un Epoux qu’elle ne pouvoit plus estimer, & qui non content de lui en avoir imposé, avoit encore pour elle de très mauvaises manières, n’éprouvant que des reproches au dehors & des besoins au logis, elle en fut enfin délivrée ; il la quitta & partit pour la France en quête, comme il faut le supposer, de nouvelles avantures. Cette belle dissipée & obstinée Dame est maintenant charmée de recevoir une pension de ses parens pour vivre d’une manière honnête ; visitée de peu de monde, moins encore estimée, & carassée <sic> de personne, elle a le tems de réfléchir sur la malheureuse prévention qui l’a poussée à fuir avec tant d’industrie, un bien que le Ciel lui offroit dans la personne d’un Cavalier riche, généreux & accompli, & à se jetter dans les bras d’un abandonné & d’un imposteur. Si cette tante, qui lui avoit inspiré cette fatale prévention, avoit été en vie, elle auroit eû occasion de s’en repentir amérement ; mais la mort, avant que Luellin commençât ses poursuites, avoit prévenu ce qu’elle auroit souffert de ses propres remords, ou des reproches des autres. Mais en même tems que je plains réellement le sort de Sabine, je trouve que Luellin a manqué du jugement en persistant dans son amour, après qu’on l’eut instruit de la prévention obstinée de sa Maitresse. C’est, à mon avis, une action de Dom Quichot de vouloir combattre le préjugé à l’aîde du mérite. En vain opposera-t-on à cette tempête qui affecte le cerveau, la beauté, l’esprit, la vertu, la bravoure, & toutes les autres qualités qui viennent de la nature & d’une excellente éducation ; & quoique dise un Poëte que le brave & le vertueux surmontent les difficultés, en ôsant l’entreprendre, je pense cependant que ce grand Auteur ne pensoit pas au préjugé quand il écrivit ces deux lignes, puisque c’est une difficulté que ni les services, ni aucune considération, ne peuvent surmonter, & qu’il est en même tems plus pernicieux au bonheur de la personne qui le loge dans son sein, que de ceux qui tâchent vainement d’en triompher. A l’égard de Luellin, il se guérit en même tems de sa fiévre & de sa passion, & ne tarda pas à épouser une jeune Dame d’un grand mérite elle-même, & qui sentoit véritablement celui de ce Cavalier : il vit maintenant avec elle aussi heureusement qu’on puisse l’être dans ce monde.

Metatextualité

Je souhaiterois de tout mon cœur que des exemples semblables fussent moins fréquens ; mais je crains que plusieurs personnes ne regardent plûtôt ce cas, comme trop commun pour être inséré ici, que comme trop extraordinaire pour être crû. Plusieurs peuvent rire aux dépens de l’infortunée Sabine, & se glorifier d’un jugement supérieur qui les préserve d’un trop grand attachement, ou d’une trop forte aversion, pour aucun pays en particulier, ou pour ceux qui en sont natifs. Ils s’étonnent, diront-ils, qu’une femme puisse être si infatuée. Il y a certainement des honnêtes gens & des hommes méprisables sous tous les climats. Et cependant ces mêmes personnes sont peut-être autant entraînées à d’autres égards par leurs préjugés que la Dame qu’elles condamnent. Si nous voulions regarder comme un préjugé ce goût ou ce dégoût violent que nous sentons au-dedans de nous-mêmes, cette conviction contribueroit beaucoup à nous en délivrer ; mais le malheur, comme je l’ai déjà rémarqué, c’est que nous prenons la plus aveugle partialité pour un excès de jugement & que nous condamnons tous ceux qui ne pensent pas comme nous. Ainsi tous ceux qui voudroient se conduire comme des personnes raisonnables, devroient, lorsqu’ils commençent à sentir de l’inclination ou du dégoût à l’égard d’une personne ou d’un objet, se faire á eux-mêmes cette question. Pourquoi ils se previennent ainsi ? Examiner soigneusement le mérite de l’objet & péser le tout dans la balance de la raison. Combien de fois ne trouveroit-on pas plus léger que l’air, ce qui paroit avoir le plus de poids ! Sans cette précaution nous ne serons jamais sûrs de former un droit jugement, ou d’agir même suivant la justice commune.

Niveau 3

La justice, la Reine des vertus ! dit notre excellent Waller dans l’un de ses Poëmes instrucitifs & moraux : c’est notre constitution qui nous rend chastes ou braves : mais cette vertu nous vient de la raison & du Ciel. Toutes les autres vertus ne sont que dans le sang ; celle-ci est dans l’âme & constitue sa bonté.
Ne traiteroit-on pas d’insensé un homme qui iroit toute sa vie avec des lisiéres : cependant n’est-ce pas la même chose de s’attacher dans l’âge mur à une opinion, parce qu’on nous l’a inspirée dans la jeunesse.
Je sens fort bien, que tout ce que je dirai sur ce sujet, comme tant d’autres l’ont fait avant moi, n’aura pas plus d’efficace que si je prêchois aux vents & aux flots. On ne peut pas détourner l’impétueux fléau du préjugé, il emporte tout devant lui, & renverse toutes les digues de la raison. Mais d’où lui vient cette force excessive ? C’est parce que nous avons cedé au commencement, que nous n’avons pas voulu prendre une légère peine, pour empêcher que nos plus nobles facultés ne fussent englouties dans un abîme sans fond. On obtiendra difficilement d’une jeune personne qu’elle s’applique sérieusement à examiner ses passions & ses inclinations, on est trop dissipé à cet âge, & quand on a quelques années de plus, on est trop obstiné & trop vain, pour se départir d’une opinion qu’on a entretenue si long-tems. Ainsi l’on doit beaucoup moins blâmer les personnes qui sont prévenues, que celles qui semblables à la tante de Sabine, les remplissent de préjugés. Je voudrois donc que les personnes qui se laissent malheureusement gouverner par le préjugé, le gardassent pour elles-mêmes sans l’inspirer aux autres, par leur exemple & leurs préceptes. Qu’elles laissassent agir en liberté l’esprit des jeunes gens, & prendre son propre pli, excepté dans les matiéres de réligion & de morale. Le Tout-puissant a donné à chacun une portion suffisante de raison pour juger sainement des choses de ce monde, du moins autant que ses propres besoins & le bien de la société l’exigent.

Metatextualité

Comme cet ouvrage est destiné pour le bien du public, & que les avis qui y sont contenus viennent d’un cœur sincère, & des plus ardens désirs pour le bonheur & le repos de tous mes semblables, je me flatte que personne ne s’offensera de ce que j’ai dit à ce sujet. Je viens maintenant à une autre erreur qui n’est pas moins dominante, quoique moins universelle, & qui occasionne & occasionnera toûjours beaucoup d’inquiétudes à ceux qui en sont coupables, comme à ceux qui peuvent en être l’objet.
Rien ne demande plus de délicatesse dans le sentiment & dans l’expression, que ce que nous nommons raillerie ; & il faut être bien poli pour la mettre en pratique sans offenser personne. La différence entre le ridicule & la raillerie est si petite, que l’un est souvent pris pour l’autre. C’est pourquoi la dernière ne devroit jamais être mise en usage que par des personnes de goût, & on ne devroit s’en servir qu’avec ceux qui sont également qualifiés pour répondre sur le même ton ; & comme elle a quelque affinité avec la satyre, on ne devroit jamais l’exercer sur des sujets trop sérieux. Ce qui expose ce que nous voudrions câcher, quoiqu’on le fasse avec un air de plaisanterie, laisse après lui un aiguillon qui ne s’oublie pas aisément, & sera toûjours pris pour un dessein de tourner en ridicule. La raillerie est toûjours personnelle ; le ridicule ne doit jamais l’être, & quand la première est assés piquante pour avoir quelque couleur du dernier elle devient grossière & mérite d’être ressentie comme un affront. C’est pourquoi comme il y en a si peu qui puissent la manier & la recevoir convenablement, & qu’il faut prendre tant de précautions à cet égard, on feroit fort bien de la bannir tout-à-fait de la conversation. Je sçais qu’on la regarde généralement comme un moyen agréable d’aiguiser & de montrer l’esprit, & que pour cette raison, ceux qui ont, ou s’imaginent avoir du talent dans ce genre, aiment extrêmement à le faire voir. On dit assés communément. Un tel aimeroit mieux perdre son ami, qu’un bon mot, & je crains qu’il n’y en ait que trop de ce caractére ; mais si ce penchant peut s’accorder avec la prudence ou un bon naturel, c’est ce que je laisse à déterminer aux plus raisonnables. Nous égayer ou amuser les autres des erreurs & des méprises d’un ami ou d’un compagnon, est une chose très peu généreuse ; mais c’est être cruel au dernier dégré que de tourner en ridicule des défauts ou des infirmités naturelles ; & avoir une âme monstrueusement basse que de se railler de ses infortunes. Cependant ce sont-là les sujets que des prétendus esprits déliés choisissent pour amuser les compagnies où ils se trouvent, au depends peut-être de ceux qui ne peuvent pas rendre l’insulte, quoiqu’ils y soyent très sensibles. Pour plaindre ceux qui sont l’objet de la raillerie il faut savoir tout ce qu’elle a de piquant ; si vous vous plaignez à celui qui vous a raillé, il vous dira, qu’il ne faisoit que badiner, qu’il n’avoit parlé que pour faire rire ; ensorte que le plus cruel traitement passera pour un enjouement & une bonne humeur innocente ; oubliant ce que dit Cowley,

Niveau 3

qu’il y a un sourire plus insultant que la furieuse colére.
Je ne connois rien qui reste plus long-tems dans l’esprit qu’une amére raillerie, sur-tout quand on sent qu’elle a quelque fondement ; mais vous direz que ce n’est plus raillerie ; je conviens que c’est du ridicule, une invective même ; cependant c’est ce que des gens d’un esprit borné regardent comme raillerie ; qu’ils excusent & qu’ils applaudissent sous ce titre. On ne doit pas nier que les François ne surpassent toutes les nations du monde dans cette branche de l’art de la conversation ; cependant l’Abbé de Bellegarde conseille à son éleve, de ménager son esprit à cet égard.

Niveau 3

« Rien, dit cet excellent Auteur, ne montre mieux la vivacité de l’esprit qu’une agréable raillerie ; cependant si elle n’est pas dirigée avec beaucoup de jugement, elle dégénere en grossiereté & tourne moins au ridicule de la personne à qui on l’addresse, que de celui qui la pratique. Quand vous voulez vous livrer à une plaisanterie de cette nature ; vous devez bien consulter le caractére de la personne que vous allez railler, aussi bien que le sujet de la raillerie ; prendre cette liberté avec votre supérieur, c’est insolence, & avec celui qui est beaucoup au-dessous de vous, c’est vous abbaiser ; avec des personnes fort avancées en âge c’est commettre une absurdité, & avec des Dames, c’est une liberté qui se sent beaucoup de l’indécence. Afin de bien railler, si vos sentimens sont gays, vos expressions doivent l’être aussi, & cependant accompagnées d’une certaine douceur, qui puisse chatouiller sans blesser le cœur. C’est un heureux talent de sçavoir railler de façon que tandis que vous divertissez la compagnie en affectant de toucher sévérement une action ou une fantaisie particuliere de quelqu’un, ce qui a d’abord l’air de dérision paroîtra, après une mûre considération, le plus bel éloge qu’on puisse faire. Je ne connois personne qui égale dans ce genre Mr. de de Saintonge.

Exemple

Il étoit encore un jour en compagnie avec le Comte de Bussy & d’autres personnes, lorsque celui-ci dit à une certaine occasion, qu’il s’étonnoit qu’on pût-être avare. Comment, s’écria sur le champ Mr. de Saintonge, pouvez-vous en être surpris, quand vous en êtes vous-même notoirement coupable ? N’êtes-vous pas l’homme du monde le plus avare, de n’être pas content des belles terres que vous possédez en France, & d’en acheter continuellement de nouvelles dans les plaines assûrées ? Ne prêtez-vous pas votre argent à un intérêt au-dessus de cent pour cent ? & n’avez vous pas chaque jour à votre lever une foule de boiteux, d’aveugles & d’autre malheureux qui se rendent chez vous dans ce dessein ?
Une raillerie de cette nature fit plaisir à tous ceux qui l’entendirent ; c’étoit le plus beau compliment qu’on pût faire à un Seigneur qui est, comme chacun sçait, un modéle présque inimitable de charité & de bénéficence. Mais il y en a peu qui ayent assés de genie, & un tour heureux de pensées & d’expressions assés bien adoptées pour donner tout le plaisir de la raillerie sans aucun de ses inconveniens, & ceux-là même devroient prendre garde de n’en pas user trop fréquemment, de peur qu’on ne les soupçonnât qu’ils sont incapables d’être sérieux. »
Le même Auteur, dans une <sic> autre traité fort estimé, intitulé le Gouvernement de la Langue vante cette maxime.

Niveau 3

« Ne commencez jamais à parler sans considérer premièrement à qui vous allez parler, de quelle manière vous parlerez, & pourquoi vous devez parler, car les paroles, comme les flêches ne devroient jamais être lâchées, sans être dirigées à un but particulier. Quiconque à du feu & de la vivacité sans jugement, monte un jeune cheval sans bride, & se plongera sûrement dans mille difficultés & mille dangers ; corrigez donc l’un, jusqu’à ce que vous ayez acquis l’autre sans aucun doute ; & aimez mieux passer pour un homme taciturne & phlegmatique, que pour un diseur de riens, qui parle de choses dont il ignore la conséquence. »
Il ne faut pas s’imaginer que j’aie cité cet Auteur, parce que je pense qu’aucun de nos Auteurs Anglois n’a dit d’aussi bonnes choses à ce sujet ; j’ai voulu montrer uniquement, que si la raillerie est tant en vogue parmi les François, ensorte qu’il faut y être aguerri pour voir parmi eux le beau monde, cependant les plus sages & les plus sensés de cette nation sont d’avis de lui préscrire tant de limites, que si on les respecte, elle sera nécessairement moins en usage, même dans leur pays. Le vrai génie de la nation Angloise est d’une tournure tout différente, tranquille & posé, plûtôt sage que spirituel, & naturellement plus sérieux que gay. C’est pourquoi la raillerie n’est point notre département, & l’affectation de s’en servir nous sied très mal.

Exemple

Un illustre Duc qui est mort actuellement, avoit peut-être autant de talent qu’aucun homme en ait jamais eû pour une légère raillerie ; cependant une Dame de la Cour célébre alors par sa beauté ne put jamais lui pardonner les Lignes suivantes qu’il avoit écrites sur elle.

Niveau 3

L’esprit, les yeux brillants de Belinde réunis dardent une lumière si ardente qu’elle enflamme promtement & s’éteint de même ; elle ne blesse pas le cœur, mais elle brule la vûe. L’Amour est tout joye & gentillesse, ses regards sont doux & ses pas enchanteurs ; mais le Cupidou de Belinde est un polisson crotté, qui vient vous porter son flambeau au visage.
Nous autres femmes nous n’aimons pas que l’impression de nos charmes s’efface si aisément ; c’est pourquoi je ne puis trouver étrange que cette Dame ait conçu un ressentiment de si longue durée contre un Seigneur, qui avoit une réputation si bien établie que tout ce qu’il avançoit passoit pour très orthodoxe dans l’esprit de ceux qui le connoissoient. Il est certain qu’il fut insensible aux charmes de cette Dame, ou que le désir de mortifier sa vanité l’emporta sur l’admiration de ses bonnes qualités. Je ne prétends pas être assés au fait de cette anecdote secréte pour expliquer les motifs qui lui firent écrire cette piéce satyrique, tout ce que je puis dire c’est qu’elle étoit plus piquante qu’on ne l’auroit attendu d’un Seigneur d’aussi bon naturel ; & que dans cette occasion son humeur satyrique l’emporta sur le respect & la douceur qu’il avoit accoûtumé de témoigner aux Dames. Mais quand des gens sans un grain d’esprit, d’imagination, ou de sens commun, prétendent dire des choses piquantes, & donner l’essor à leur petite malice, ou peut-être à leur envie contre quelque qualité supérieure, & qu’ils appellent cela raillerie, je voudrois que ceux qui en sont les temoins, les examinassent avec quelque attention ; je suis sûre que tous ceux qui ont du sens & de la douceur dans le caractére, regarderoient avec le plus grand mépris & une extrême indignation, toutes ces réflexions dangereuses qu’on lâche avec un air de plaisanterie, & pour divertir ceux qui les entendent. Je ne dis pas que toutes les insinuations qu’on lâche dans une semblable occasion viennent d’un dessein caché de nuire à la personne à qui on les dirige sous une apparence de raillerie : il y a des gens qui réellement ne veulent du mal à personne, & cependant en font beaucoup sans le savoir, uniquement pour acquérir la reputation d’être mondains, ce que plusieurs personnes regardent comme une marque de beaucoup d’esprit. Je voudrois donc que tous ceux qui sont innocens de ce crime en intention, eussent soin de n’y pas tomber par inadvertence. Manque de réflexion, il arrive bien du mal dans le monde ; c’est pourquoi personne ne devroit parler qu’après avoir réfléchi aux conséquences de ce qu’il va dire. L’Ecriture nous dit que la langue est un membre qui ne se laisse point gouverner & l’expérience peut nous convaincre que rien n’est capable de causer plus de maux, de troubles, & de haines secrétes dans la Société. Ici les partisans de la raillerie allégueront peut-être, que la personne arquée est toûjours présente, & que si la raillerie est vraie, elle peut répondre sur le même ton, & si elle est fausse, il lui est facile de se défendre. Ceux qui raisonnent de cette manière ne connoissent pas, ou ont bien peu consideré la nature humaine. Quelques-uns se conduiront peut-être suivant cette supposition : mais d’autres qui seront ouvertement attaqués, manqueront de genie ou de réserve d’esprit pour repliquer dans le même instant, & ainsi se laisseront railler jusques à perdre contenance. Et ce n’est pas encore le pire : il arrive de cette timidité dont le monde ne peut pas être instruit, que ce qui n’étoit qu’un jeu passé pour avoir quelque chose de réel, & occasionne des accidens bien éloignés de l’intention de l’Auteur. Les plus grands maux viennent souvent des plus petits commencemens, & ce seroit un tourment éternel pour une personne qui a le moins de justice ou de bon naturel, de voir que par une réflexion lâchée par un inadvertence & sans dessein, elle a été l’occasion de la ruine du bonheur & de la réputation d’un autre. Je pourrois en citer plusieurs exemples qui sont arrivés dans l’enceinte de mes connoissances & de mes observations, en qualité de pure citoyenne du monde, sans parler mon personnage de Spectatrice : mais il seroit tout-à-fait inutile de les rappeller ici, parce que l’expérience d’un chacun peut lui démontrer cette vérité, sans l’aîde du raisonnement ou d’aucune autre preuve. Mais nonobstant tout ce que j’ai dit contre la raillerie, je vois avec un véritable chagrin que des personnes se conduisent de façon non seulement à s’y exposer ; mais encore à la plus cruelle Satyre, qu’on puisse lâcher contr’eux. Je veux dire quand ils font un sujet sérieux de ressentiment de ce qui n’étoit destiné que pour l’amusement. Mais rien de plus ridicule & en même tems de plus injuste que de saisir toutes les occasions de railler ses voisins, & de ne pouvoir pas supporter avec la moindre modération, la plus petite liberté qu’on pourroit prendre à leur égard. Cependant il a y dans le monde de ces mortels déraisonnables ; mais je les juge trop incorrigibles & trop vains pour faire attention aux remontrances d’un censeur tels que la Spectatrice. Je les laisse donc se corriger d’eux-mêmes à la vûe des brouilleries & des inquiétudes perpétuelles, qu’une telle disposition d’esprit leur attire nécessairement, tandis qu’ils y persistent. A l’égard de ces tempérammens reservés qui ne s’abbaissent jamais à des discours qui leur paroissent legers & une pure bagatelle, quoiqu’il ne convienne point de les railler, cependant quand je les vois s’emflammer <sic> de colére & de prêts à quereller la personne qui les attaque, je pense toûjours qu’on doit plûtôt rougir de l’extravagante austérité de l’un que de l’imprudence de l’autre.

Exemple

Feu Mr. Dennis étoit de cette malheureuse humeur : quoiqu’il fût bon Poëte, meilleur critique, d’un grand savoir & d’un excellent sens à d’autres égards, il avoit la foiblesse de ne pouvoir souffrir aucune conversation, qui ne fût absolument sérieuse. Il cragnoit plus une pointe, un énïgne, un quolibet qu’un boulet de canon ; la moindre chose qui tendoit à la raillerie, quoiqu’elle ne fût pas dirigée contre lui-même, étoit capable de le jetter dans un accès de fievre & il ne pouvoit s’empêcher de maltraitter ceux qui montroient du penchant pour ce genre de conversation. Cette foiblesse le rendoit peu propre pour la compagnie : diminuoit beaucoup l’Amour & le respect qui étoient dus à ses bonnes qualités, & lui attiroit plusieurs railleries. Mr. Pope entr’autres exerça ses talens pour la Satyre dans ces deux lignes, que je vais transcrire, parce qu’elles passent pour être fort pictoresques :

Niveau 3

Appius rougit à chaque mot que vous prononcez, il temble & vous regarde d’un œuil menaçant, semblable à ces vieux personnages de tapisserie.
Il est certain que cette foiblesse ne convenoit nullement à son caractére : car quoiqu’on ne puisse pas approuver mille impertinences qu’on entend quelques fois en compagnie, ce seroit se singulariser beaucoup trop que de paroître s’en inquiéter. Même quoiqu’on dût être l’objet de la plus grossiere & de la plus imprudente raillerie, il y auroit toûjours beaucoup de discrétion de ne pas paroître s’en offenser. Les Italiens disent en proverbe que plus vous riez, moins on rira de nous. D’ailleurs le plus sûr moyen de se vanger sans peine d’une insulte de cette nature, c’est de paroître n’y faire aucune attention : quiconque est assez brutal pour railler de cette manière, & qui voit passer sa raillerie avec impunité, s’imaginera que tout lui est permis, & qu’il peut faire & dire tout ce qui lui plaît ; dans cette présomption il se donnera une telle liberté, qu’on peut bien prédire sans être Prophete, qu’il recevra tôt ou tard une dure correction pour toutes ses imprudences. Puis donc qu’il ne convient pas de témoigner du ressentiment, lors même qu’on en a le plus de raison ; comment excuserons-nous ceux qui s’offensent de chaque petite plaisanterie, ou de chaque bon mot, comme s’expriment les françois ? Certainement on ne peut rien alléguer en leur faveur, & ils méritent d’être tournés vivement en ridicule, au-lieu d’être raillés. Mais après tout, ne vaut-il pas mieux éviter de montrer son esprit d’une manière qui malgré toutes nos précautions, fera la peine à des esprits foibles, & nous attirera des ennemis ? Je consens à la vérité, que dans une compagnie choisie, ou tous pensent de même, ou tout est harmonie, vivacité, bon sens & bonne humeur, une conversation générale dans ce genre sera un moyen agréable de passer une heure, & de se délasser d’occupations plus sérieuses. Je n’ai pas besoin de dire combien il est difficile de trouver parmi nous une compagnie si bien assortie : s’il l’étoit moins, on ne se seroit pas arrêté sur ce sujet dans cet ouvrage. Un des meilleurs & des plus éclairés parmi nos anciens Poëtes nous assûre de cette vérité. Voici ses propres paroles.

Niveau 3

Le tempéramment des hommes differe plus que leur visage : un frere même ne ressemble pas à son frere. L’un sera hautain, morne, sévere & l’autre tout complaisance & bonne volonté. Il est étrange que la même sémence, la même touche & le même suc produise tant de différens fruits. Cependant la vraie & très vraie expérience journalière nous le montre évidemment. Comment pourrois-tu donc, ô cœur qui te séduis toi-même, espérer de la Sympathie dans un étranger !

Niveau 3

Mr. Dryden nous dit dans ses excellens Poëmes. Que c’est pure folie de s’attendre de trouver un seul & même esprit dans des personnes différentes.
En effet comment peut-on espérer de trouver chez les autres l’unanimité, quand on ne peut pas être d’accord avec soi-même : le Dr. Garth exprimé très bien cette inégalité du cœur.

Niveau 3

Les hommes paroissent aujourd’hui calmes & tranquilles, demain ils seront mornes, ombrageux & séveres ; de nouvelles passions excitent de nouvelles opinions : & ce qu’ils aiment à midi, ils le méprisent la nuit. Ils quittent aisément ce qu’ils gâgnent avec peine ; l’amour du changement leur fait paroître la santé ennuyeuse. Ils ôsent attaquer l’autorité suprême de la religion, & ils sont esclaves de la superstition. Ils conseillent les autres & se séduisent eux-mêmes ; & quoiqu’ils soyent dupés, ils n’ouvrent point les yeux.
Je n’ai plus à ajoûter qu’un ou deux mots d’avis, à ceux qui aiment la raillerie & qui sont resolus de continuer dans ce goût. D’abord je vourdois que la religion n’en fût jamais le sujet sous quel prétexte que ce fût. Ensuite qu’ils considerassent bien le caractére de la personne qu’ils vont railler. Il ne conviendroit point à un jeune homme dissippé, d’exercer son talent à cet égard contre un Ecclesiastique ou un juge, parce que nous devons respecter L’Evangile & nos Loix ; nos Gouverneurs, nos Précepteurs, & tous ceux qui sont chargés de notre éducation, devroient être à l’abri de ces traits de notre légéreté. Mais par dessus tout nous ne devrions jamais oublier le respect que les loix Divines & humaines nous imposent à l’égard de ceux qui nous ont donné le jour ; quelque tendresse qu’ils puissent avoir pour nous, quelques libertés qu’ils nous permettent, leur indulgence devroit augmenter notre amour sans diminuer notre respect. C’est trop si nous négligeons de leur cacher certains défauts, lorsque nous sommes sûrs qu’ils ne pourront pas les approuver ; mais si nous venons à nous égayer sur une passion ou une petite fantaisie à laquelle ils peuvent être sujets, il y a dans cette conduite quelque chose de monstrueux, qui doit choquer toutes les personnes raisonnables qui en sont les temoins. Cependant ceci n’est que trop commun parmi les beaux Cavaliers de notre siécle ; & il n’y en a que trop qui n’ont de l’esprit que sur les foiblesses du bon ancien, ou de la vieille bonne Dame leur mère. La vénération que toutes les nations civilisées témoignoient à la vieillesse, semble s’être perdue totalement parmi nous ; & il suffit qu’on soit dans un âge avancé, sans avoir aucun autre défaut, pour être regardé comme un objet de raillerie, ou même de quelque chose de pire.

Niveau 3

Hétéroportrait

On voit peu d’enfans se conduire comme un jeune homme, dont je cacherai le véritable nom sous celui de Belfont. Ce digne modéle du respect filial, devoit hériter d’un bien considérable ; cependant son père lui refusoit par avarice, plusieurs choses qui convenoient à son âge, à son rang & à sa fortune. Il étoit obligé pour cette raison d’éviter la compagnie & de refuser plusieurs parties, qui lui auroient fait beaucoup de plaisir, cependant il prénoit soin que toutes les railleries sur cette frugalité forcée, tombassent plûtôt sur lui-même que sur celui qui en étoit la cause. Jamais fils ne parut plus content de son père, & jamais père n’eut plus de raison d’aimer son fils. Ils vecurent exemts de tous reproches d’un côté, & de murmures de l’autre, jusqu’à ce que le jeune Belfont eût atteint l’âge de vingt cinq ans, qui étoit le tems où il se flattoit de recueillir les fruits de son obéissance ; son père l’avoit toûjours assûré qu’il le marieroit alors avec une jeune Dame, que ce jeune homme avoit aimée dès son enfance, & qui ne l’aimoit pas avec moins de tendresse. Il devoit dans cette occasion lui constituer une partie de son bien, & ce Belfont se flattoit de pouvoir vivre d’une manière plus conforme à son penchant, que sous la direction d’un père qui traitoit de luxe & de prodigalité tout ce qui alloit au-delà du nécessaire. Mais il arrive souvent que quelque accident soudain & imprévû vient nous éloigner de ce que nous désirons lorsque nous croyons être sur le point de l’obtenir ; c’est ce qui arriva à nos jeunes Amans ; la belle Sophie, (c’est ainsi que je nommerai cette jeune Dame) devoit donner de nouvelles preuves de son amour & de sa constance, en refusant toute autre offre pour l’amour de Belfont ; & Belfont de son côté devoit voir sa patience, sa soumission & son obéïssance, exposées à une épreuve encore plus cruelle que tout ce qu’il avoit éprouvé auparavant. Tout ayant été réglé entre leurs pères, on fit mettre par écrit les articles du contrat, le Notaire les apporta ensuite pour les faire approuver & signer des parties respectives ; & comme ni les uns, ni les autres n’avoient aucune objection à faire ; le père de la jeune Dame demanda au vieux Belfont, qu’il mît son seing au pied du contrat, surquoi celui-ci fut saisi d’un accès de toux, dit qu’il n’étoit pas bien, qu’il le feroit une autrefois, & se retira le plus brusquement qu’on puisse s’imaginer, laissant Sophie, son Père & le Notaire dans le plus grand étonnement, sans pouvoir deviner le motif d’un procédé si extraordinaire. Le père de Sophie reçut le lendemain matin du vieux Belfont une lettre conçue en ces termes.

Niveau 4

Lettre/Lettre au directeur

Monsieur, « Le Mariage ayant une si grande influence sur le bonheur ou le malheur de ceux qui entrent dans cet état, vous ne pouvez me blâmer de ce que je prends des précautions plus qu’ordinaires au sujet d’un fils unique, qui m’est très obéïssant ; j’espere aussi que vous conviendrez avec moi qu’ils sont assez jeunes l’un & l’autre pour attendre encore quelque tems, jusqu’à ce que l’âge & l’expérience les ayent mieux qualifiés pour la conduite d’une famille ; vous trouverez sans doute étrange que j’aye laissé venir les choses au point où elles sont, puisque je pense de cette manière ; mais vous savez qu’un moment fait souvent naître des réflexions qui ont été ensevélies durant plusieurs années. C’est précisement mon cas & je suis maintenant déterminé qu’Edouard restera dans le même état jusqu’à ce qu’il lui convienne mieux de se marier. Alors si votre fille est encore dans le célibat, comme j’ai toûjours eû dessein de faire ce mariage, & que je crois qu’ils s’aiment l’un, l’autre ; je serai prêt à contribuer de mon côté à les établir ensemble, si non je lui souhaite beaucoup de bonheur avec celui dont elle pourra faire choix ; j’ai l’honneur d’être, Monsieur,
Votre très humble & très-obéïssant Serviteur.
Belfont.
J’aimais consternation plus grande que celle du père & de la fille à la reception de cette lettre : il ne savoient que penser du motif d’un changement si soudain ; tantôt ils l’imputoient à un caprice du père ; tantôt ils en rejettoient la faute sur le fils, s’imaginant qu’un nouvel attachement lui auroit fait désirer la rupture de ce mariage, ou qu’il étoit coupable de quelque vice caché, & que son père en ayant fait recemment la découverte, n’avoit pas pû en conscience consentir à son mariage, jusqu’à ce qu’il se fût corrigé. Ils lûrent & relûrent cette lettre, examinérent chaque expression avec la plus grande exactitude, & plus ils tâchoient d’en découvrir le sens plus ils étoient confondus. Cependant Sophie qui ne pouvoit se persuader que son amant fût coupable, se flattoit qu’elle apprendroit bientôt tout ce mystére, de sa propre bouche. Mais que ne souffrit pas le pauvre Belfont, quand son père lui déclara qu’il ne devoit plus penser à Sophie, comme à une personne qui pourroit devenir sa femme ! c’est ce qu’il est impossible de décrire. D’abord il sentit un mouvement de jalousie ; il s’imagina que son pere auroit découvert dans la conduite de cette jeune Dame quelque chose qui ne s’accordoit pas avec ses protestations ; mais son père le délivra bientôt de cette appréhension, en lui allouant toutes les bonnes qualités qu’il pourroit désirer dans une belle fille, excepté une seule.

Dialogue

Et quelle est-elle, Monsieur, s’écria le jeune Belfont avec quelque impatience dans sa voix & dans ses regards ? La Frugalité, repliqua gravement son père, je ne consentirai jamais que la femme de mon héritier dissipe un bien, que je me suis appliqué à augmenter durant tout le cours de ma vie. Vainement son fils l’assûra-t-il qu’il n’avoit jamais remarqué dans Sophie la moindre marque d’une humeur dépenciere ; qu’elle ne fréquentoit aucun de ces endroits publics qui exigent de la dépense, qu’elle se mettoit plûtôt au-dessous de son rang qu’au-dessus, & qu’elle détestoit le jeu ; son père l’interrompit en disant. Je sçais tout cela aussi bien que vous ; mais c’est peut-être plûtôt un bon effet de la bonne œconomie de son père qui l’en prive, que son naturel ; vous ne devez pas, continua-t-il, vous croire plus sage que votre père. Je vous dis que les sémences de profusion sont dans son cœur, & n’ont besoin que d’une occasion pour se montrer dans tous les excès de depense qui sont à la mode. J’ai observé dans elle une chose qui m’en convainct, & le monde entier ne me persuaderoit pas le contraire ; non, non, il n’est pas en son pouvoir de tromper ma pénétration ; c’est pourquoi je vous commande encore une fois de ne plus songer à elle. Le jeune Belfont avoit écouté son père très attentivement, mais voyant qu’il finissoit sans faire mention de cette preuve du naturel dépensier de Sophie, il le pria de lui apprendre ce qui lui avoit inspiré tout d’un coup une telle opinion d’une jeune Dame, qu’il avoit louée si récemment pour sa modestie, sa discretion, & sa bonne conduite dans la maison de son père. Oui, oui, s’écria-t-il, je suivois alors le torrent ; on peut m’en imposer pour un tems, mais graces au Ciel, mes yeux sont présentement ouverts, ainsi mon fils, surmontez cette folle passion que vous avez pour elle, & assûrez-vous, que vous feriez votre malheur en vous y livrant. Son fils lui dit alors que ses ordres lui seroient toûjours sacrés ; mais comme celui-ci étoit le plus difficile à exécuter qu’il eût encore reçu, qu’il le prioit de lui en faire connôitre la raison. Le respect & l’humilité avec laquelle il parla, fit penser à son père qu’il ne devoit pas lui refuser cette demande ; il l’informa donc après une courte conversation de la grande découverte qu’il avoit faite, que Sophie n’étoit pas digne d’entrer dans sa famille ;

Metatextualité

je ne doute pas que mes lecteurs ne soient autant impatiens d’en être instruits, que je l’étois moi-même lorsqu’on me fit ce recit, c’est pourquoi je vais l’expliquer aussi exactement qu’il me sera possible.
C’étoit en hyver & les deux pères, étoient assis auprès du feu avec Sophie, pendant que le Notaire écrivoit à l’autre extrémité de la chambre, pour corriger une erreur qu’il avoit faite dans les articles du contract. Comme le feu baissoit, la jeune Dame prit le tison & lui donna de l’air, mais malheureusement pour l’intérêt de son amour, elle tourna un gros morceau de charbon, ensorte que ce qui étoit encore frais tomba dans le milieu de la grille, & s’enflammant subitement fut plûtôt consumé que s’il étoit resté dans sa première position. Le vieux Belfont trouva en cela tant de profusion, ou de négligence, que dès ce moment il résolut de rompre le mariage, bien assuré en lui-même que celle qui avoit si peu d’œconomie pour le feu, n’en auroit pas plus à d’autres égards. Le fils ne put pas entendre sans rougir de surprise & de honte, une raison aussi sordide ; mais se contenant dans les bornes du respect qu’il avoit toûjours crû devoir à celui de qui il tenoit le jour, il se contenta de lui représenter que Sophie pouvoit dans ce même moment n’avoir pas considéré la valeur du charbon, ou que cela avoit pû arriver par un pur accident. Mais il n’eut pas le tems de pousser plus loin ces raisonnements, son père s’écria qu’elle étoit inexcusable ; que ce qu’il alleguoit pour sa défense étoit la faute même dont il l’accusoit ; que manquer de considération, c’étoit être privé de ce qui est le plus nécessaire à une femme ; & enfin il en vint à le menacer de le priver de toute affection paternelle, s’il la voyoit jamais, ou s’il entretenoit quelque correspondance avec elle. Il connoissoit trop bien l’obstination de son père pour lui opposer aucun raisonnement ; en lui faisant une profonde reverence il lui promit d’obéïr implicitement à sa volonté, ce qui plut tellement au vieux homme qu’il lui promît de ne jamais entreprendre de l’obliger à épouser une femme qu’il n’aimeroit pas, puisqu’il renonçoit par obéïssance à sa volonté à une femme qu’il aimoit.
Cependant le jeune Belfont étoit trop fidéle à son affection pour sa chére Sophie, pour s’abstenir de la voir ; malgré tout le respect & l’obéïssance qu’il devoit à son pére, il ne se croyoit point obligé à fausser ses vœux, & en même tems à faire violence à son inclination, pour un prétexte si frivole. Il lui écrivit, lamentant leur mauvaise fortune, & la conjurant de se rencontrer avec lui dans la maison d’une personne de confiance ; elle y consentit, & il n’y eut jamais d’abord plus mélancolique que celui-ci. Elle lui exprima son étonnement sur un changement si étrange dans les sentimens de son père, & le pria de lui en dire la raison, mais il baissa la tête, soupira, & ne fit point de replique quoiqu’elle renouvellât plusieurs fois la même question. Elle s’imagina alors qu’il ne vouloit pas lui en dire la raison, de peur de lui faire de la peine, & ne douta point que son père, que tout le monde connoissoit pour un avare, n’eût tâché à lui faire abandonner ses prétensions sur elle, dans l’espérance de lui procurer un parti plus opulent. Comme elle lui fit part de cette conjecture, & qu’elle ne vouloit pas se laisser persuader le contraire, il lui revéla enfin toute la vérité & la conversation qu’il avoit eûe avec son père, après l’avoir liée par un vœu à lui garder le sécret. Il fut obligé de le repéter plusieurs fois avant qu’elle pût y ajoûter foi ; enfin lorsqu’elle n’eut plus de doute, ce prétexte lui parut si ridicule, qu’en dépit de tout son chagrin, elle ne put s’empêcher d’éclater de rire, en s’écriant. Fort bien, je suis sûrement la première qui ait jamais perdu un Epoux, pour avoir tourné un morceau de charbon. Il lui dit alors que c’étoit pour ne pas exposer son père à la risée du public qu’il avoit tant de répugnance à reveler ce ridicule prétexte ; qu’il se confioit sur sa promesse de ne le jamais divulguer, elle la renouvella volontiers, & ils commencerent ensuite une conversation plus sérieuse, qui se termina par une solemnelle protestation de se conserver l’un pour l’autre, jusqu’à ce que la fortune fût plus favorable à leur amour. Enfin le père de Belfont mourut bientôt après, laissant son fils en liberté de suivre son inclination. Le père de Sophie eut d’abord de l’a <sic> répugnance pour que sa fille reçût les vœux d’un homme qui l’avoit abandonnée ; mais lorsqu’il fut instruit de toute l’histoire, il applaudit la piété filiale du jeune Belfont, bien loin de le condamner. Ces fidéles amans sont mariés depuis environ trois années, & ils jouissent maintenant de la recompense de leur fidélité mutuelle & de leur affection invariable.

Metatextualité

Mais comme je n’ai fait ce recit qui pour montrer, combien une respectueuse conduite envers ses parens est louable, je souhaite que l’exemple de Belfont puisse avoir de l’influence sur toutes les jeunes personnes, particuliérement de mon sexe, puisque leur caractére leur défend plusieurs libertés qu’on passe aux hommes.
Fin du vingt-uniéme Livre.

1(*) Tous les Gallois portent le jour de St. David leur patron, un porreau à leur chapeau, en mémoire de ce qu’à pareil jour ils remporterent sur les Anglois leurs ennemis une victoire complete ; la bataille se donna dans un champ de porreaux, & pour se reconnoître ils s’étoient tous décorés d’un porreau.