Metatextualité
La plûpart des personnes de notre
sexe aiment tellement à contempler leur portrait, que je
crains qu’elles ne soyent mécontentes de la Spectatrice, de
ce qu’elle n’a point encor rendu public, le miroir de la
vraie beauté, que Philoclete a eu la bonté de leur préparer.
La curiosité donne certainement de l’impatience, mais je
leur conseille de la modérer aussi bien qu’il leur est
possible : suivant l’avis que Philoclete leur donne dans sa
lettre, qui servoit de couvert à son envoi, & qui mérite
également l’attention de celles qui aiment à voir une
agréable représentation d’elles-mêmes dans un verre, qui ne
ressemble en rien à ceux, dont elles ont accoûtumé de se
servir.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
A la Spectatrice.
Madame,
« Je ne commencerai par aucune excuse, puisque tous vos
écrits montrent que vous avez trop à cœur l’honneur
& le bien de votre séxe pour prendre en mauvaise
part, tout ce qui peut contribuer à son profit, ou à son
amusement. Afin de vous aîder, s’il est possible, dans
une entreprise si louable. Je prends la liberté de
présenter aux Dames par votre canal un Miroir pour la
vraie Beauté, qui ne peut que plaire infiniment à celles
qui possédent cette prérogative inestimable. Je serois
fâché de faire aucune peine même à celles qui méritent
le moins de considération, mais je voudrois aussi que
celles qui sentent qu’elles ont quelque imperfection
secrete, prissent garde comment elles se regardent dans
ce miroir, de peur que croyant rencontrer un objet
agréable, elles n’en voyent un qui les
fasse tressaillir de surprise & d’étonnement. Ce ne
sont pas des traits bien tournés ; ce n’est pas un teint
dont la blancheur l’emporte sur le lis ; ce ne sont pas
des lévres de corail, ou des yeux qui brillent autant
que les étoiles, qui peuvent les assûrer qu’elles se
verront dans ce miroir comme elles paroissent aux
autres. Toutes ces graces dont le sexe se glorifie, ne
suffisent point pour completer cette vraie beauté
nécessaire, afin qu’elles se trouvent ici telles
qu’elles désirent. Il n’y a point réellement de vraie
beauté, que celle qui est reconnue généralement pour
telle ; qui est goûtée d’un chacun, & qui s’attire
l’amour & l’admiration de tous ceux qui la
contemplent. Maintenant ce n’est point ce qu’on entend
ordinairement sous le nom de beauté, parce qu’il y a
présque autant de différentes opinions à cet égard, que
de différens caractères qui en sont charmés.
Exemple
Notre fameux Pyndare.
Anglois, qui en a été un des plus
grands admirateurs, montre cependant avec une
admirable justesse l’impossibilité de fixer une
régle pour décider de ce qui est beauté, ou ne l’est
pas. Fantasque beauté, dit-il, qui change dans
chaque pays, ici noire, là brune, plus loin tanée,
& ailleurs blanche, qui n’as rien de certain,
mais varie continuellement, & te montre aussi
inconstante que celles qui te possédent.
Exemple
Dryden dit aussi très bien
dans son poëme de Palemon, & d’Arcite, qu’on ne
peut point assigner la cause de l’Amour, quoiquelle
n’est point dans le visage mais dans l’esprit de
l’amant.
Il faut donc qu’elles ayent cette
espèce de beauté qui plaît à toutes les inclinations,
pour se regarder avec plaisir dans ce miroir. Cependant
que celles que le public flatte le moins ne craignent
pas d’y jetter les yeux, peut-être verront-elles des
charmes dont elles n’avoient jamais connu le prix, &
si cette découverte ne leur donne point de vanité, elles
sentiront du moins un plaisir intérieur, que les paroles
ne peuvent pas dépeindre. Que la petite
verole, les maladies, la vieillesse ou les autres
infirmités qui inspirent tant de frayeur au beau sexe,
ne les empêchent point de considérer leur portrait dans
le miroir que je leur présente ; car je suis fort
assûré, que celles qui se flattent le moins à cet égard,
y verront en le consultant, plus de perfections que les
autres, & se reconcilieront aisément avec la nature,
puisqu’elle leur a donné des graces infiniment
supérieures à celles qu’elle leur a refusées, quel
jugement qu’en ayent pû porter des personnes peu
sensées. Mon miroir a encor cette propriété
particuliére ; il n’est point comme les autres doublé de
vif argent, mais clair, transparent, comme l’innocence
& la vérité ; il ne montre pas seulement la personne
qui se mire, telle qu’elle est réellement ; mais
developpe impartialement tous ses charmes, ou ses
imperfections à ceux qui sont de l’autre côté, même à
une grande distance. Or dans ce siécle où le beau sexe
semble appliqué à détruire cette véritable beauté qu’il
a reçue des mains du Créateur, j’espére que
plusieurs paroîtront sans peine devant ce fidèle
miroir ; je pourrois compter entièrement sur cette
espérance, si j’étois convaincu que les remontrances de
la Spectatrice ayent eû leur effet. Mais quoiqu’il en
soit, tous ceux qui désirent le bien de la plus aimable
partie de la création ne doivent rien négliger de ce qui
peut les mettre mieux en état de plaire. C’est pour
cette raison que je me fais un honneur de participer à
vos travaux : je fini ici en vous assûrant que je suis
avec le respect & l’admiration la plus sincére. »
Madame, De vous & de vos dignes associées
le
très humble & très dévoué serviteur.
Cavendish-Square ce 16. Sept. 1745
Phioclete.
Miroir de la vraie Beauté.
Très humblement présenté à celles, qui après une sérieuse
réfléxion sur elles-mêmes, veulent hazarder de s’y regarder,
par leur très humble serviteur & sincére admirateur.
Philoclete.
Niveau 4
« Approchez-vous,
fortunées beautés, qui êtes en si petit nombre ; vous,
dont les charmes intérieurs brillent à travers la
figure, & ajoûtent de nouvelles graces à celles que
la nature vous a données, vénez voir vos aimables traits
fidélement représentés. Considérez dans votre portrait
des perfections, que tout l’art du peintre ne peut pas
imiter, que toute l’éloquence & la passion d’un
amant ne peuvent pas décrire. Et d’abord vous, Vierges
pures, qui ne connoissez point encor le mariage &
qui ignorez également tout désir tumultueux, & toute
impatience pour entrer dans cet état ; vous, qui ne
considerez la différence des sexes que pour vous
conduire de manière à ne pas encourager la
présomption de l’un, ou à provoquer la malice de
l’autre : vous qui méprisez les fatuités du siécle &
qui contentes de paroître une fois dans les différentes
assemblées publiques, les évitez ensuite pour toûjours ;
vous, qui n’avez jamais connu de pensée qui dût vous
faire rougir ; vous, qui exemtes d’orgueil,
d’affectation, de vanité ou de mauvais naturel, partagez
votre tems entre vos devoirs & des récreations
innocentes ; approchez sans crainte, & regardez
cette douceur angelique qui est logée dans tous vos
traits : voyez comment la pureté de votre cœur brille
dans ses yeux, répand autour de vous la joye & le
contentement, & fait une espèce de paradis de tous
les endroits où vous paroissez. Approchez ensuite vous,
chastes épouses, dont le cœur pur n’a jamais entretenu
de désir criminel : vous, dont les désirs ont été
toûjours conformes à la volonté de l’époux que le ciel
vous a donné, s’ils ne l’ont pas prévenu ; vous, qui ne
désirez de plaire qu’à celui que vous avez
juré d’aimer ; vous, dont l’œconomie & la prudence
conduisent votre maison, comme si votre fortune étoit
double de ce qu’elle est réellement, & qui cependant
rendez contents par votre hospitalité tous ceux qui
s’approchent de vous ; vous, qui savez rendre avec usure
les caresses du plus tendre époux ; & qui ne
nourrissez jamais aucune pensée qui tende à nuire à son
honneur ou à son intérêt, quoique vous ayez été
cruellement provoquée ; vous qui par votre sagesse, ou
votre reserve, avez toûjours été à l’abri de toute
tentation : ou qui avez montré par votre attachement à
la vertu dans toutes les circonstances de votre vie,
votre aversion pour toute pensée criminelle ; vous,
glorieux modéles de fidélité conjugale, approchez &
considerez la dignité qui paroît sur votre front comme
sur son throne, & donne du lustre à toute votre
personne, ensorte que vous vous attirez l’amour de tous
les honnêtes-gens & même l’admiration des plus
grands scélerats. Enfin vous, vénérables matrones, qui vivez dans le veuvage & qui n’êtes
pas les dernières en réputation ; vous qui avez passé
avec honneur les deux premiers états de votre vie, &
qui supportez le dernier avec décence & force
d’esprit, regardez ici les graces de votre maintien :
vous, dont la mort ne peut pas changer l’affection,
vous, qui conservez encor fidélement votre époux dans
votre cœur ; vous qui êtes toûjours attachée à la
mémoire de votre premier amour, & qui rejettez toute
offre suivante, quoiqu’elle soit soûtenue par les
titres, les richesses & toute cette perspective
brillante, qui enchante votre sexe ; vous, qui redoublez
vos soins maternels & votre tendresse pour votre
famille, afin qu’elle ne sente point la perte d’un
père : vous, dont l’exemple & les sages avis
préservent l’innocent & rappellent le vicieux ; vous
dont les louanges sincéres donnent une nouvelle force à
la vertu, & dont les reproches faits avec douceur
donnent au vice de l’horreur pour lui-même ; vous, qui
savez mêler la gravité & l’enjouement, & vous
acquitter avec plaisir des devoirs les plus
rigides d’une femme & d’une Chrétienne ; vous, qui
repondez au caractère que le Sage nous donne de la femme
vertueuse, que ses œuvres lui attirent des éloges aux
portes de la ville ; vous allez vous voir vous-mêmes
dans ce miroir & être vûes des autres, avec des
charmes qui vous dédommageront de ceux que la nature
vous a refusés, ou dont le tems vous a privé. Il y aura
quelque chose de majestueux dans vos regards, dans vos
discours, ou dans vos actions, qui vous attirera
l’estime, & vous gâgnera le cœur de tous ceux qui
vous considéreront ; vous & toutes celles dont j’ai
parlé, vous paroîtrez telles que l’admirable Milton
dépeint la mère du genre humain, tandis qu’elle étoit
dans l’état d’innocence.
Niveau 5
Il y avoit de la grace dans tous ses pas, ses
régards étoient divins, tous ses mouvemens
exprimoient la dignité & l’amour.
Ce sont
là les seules beautés qui peuvent se considérer avec
plaisir, car à l’égard de celles qui ont abandonné la
sagesse pour suivre la folie ; qui se sont devouées aux
masquarades nocturnes, & à la
fureur du jeu, qui ont oublié les devoirs de leur sexe
& de leur situation, & sont à tous égards le
revers de celles que j’ai décrites, elles ne doivent
point se fâcher contre ce miroir, s’il leur présente des
difformités qu’elles n’attendoient pas ; si au-lieu de
ces graces & de cet air attirant dans leur teint
& leurs traits, elles trouvent des rides que tout le
fard Italien ne peut pas effacer, quelque chose de cave
& d’abbatu dans leurs yeux, des contorsions sur leur
visage, que tout l’art ne peut pas corriger ; qu’elles
s’éloignent donc d’ici, de peur qu’une représentation
trop fidéle ne les jette dans un accès de frénézie ; du
moins qu’elles prennent la précaution de s’approcher
avec crainte & par dégrés ; la surprise leur feroit
paroître leurs imperfections plus hideusees
<sic> ; & si elles s’en apperçoivent
insensiblement, elles pourront peut-être, ou s’en
délivrer, ou se familiariser avec cette vûe. »
Metatextualité
Nous remercions Phioclete au nom
de tout notre sexe, de l’agréable description qu’il nous a
donnée de ce qu’est la beauté dans une femme,
lorsqu’elle se trouve dans les trois états de la vie qui
renferment tous les autres. Il nous est absolument
impossible de rien ajoûter sur un sujet qu’il a traité avec
autant de nettete <sic> que de précision : il seroit
très inutile de s’y étendre davantage, & au-lieu d’y
répandre un nouveau jour, on ne feroit que lui ôter celui
qu’il lui a donné, le rendre plus languissant & par
conséquent moins efficace. Mais il me semble que j’entends
quelques-unes de nos Damees <sic> à la mode de
s’écrier ; Que veut dire cet homme ? Pense-t-il que les
vertus dont il parle augmenteront le nombre de nos amans ?
ne nous exposeront-elles pas au-contraire à la risée de tous
les jolis Cavaliers de la Ville ? D’autres d’une humeur plus
sérieuse, diront ; que si une femme doit répondre à tous
égards au caractère qu’il nous donne de la vraie beauté, on
ne trouvera rien de semblable parmi le sexe. A l’égard des
premières il seroit tout à-fait inutile de leur faire aucune
réponse : elles la traiteroient avec autant de mépris que le
miroir lui-même ; mais à l’égard des autres, je les prie de réfléchir que chaque femme peut avoir cette
vraie beauté dont Philoclete a fait la déscription, &
qu’il n’y a que les libertins de l’autre sexe qui en
doutent. Il est vrai que toutes ne sont pas également
partagées des perfections de l’esprit, non plus que de
celles du corps, mais toutes peuvent perfectionner celles
qu’elles ont, & la seule tentative les fera paroître
moins difformes, même dans le miroir de Philoclete. Mais
j’ai déjà remarqué plusieurs fois, que si nous prenions la
moitié des soins pour embellir nos qualités intellectuelles,
que nous en prenons en faveur de notre figure, nous
paroîtrions à l’un & à l’autre égard avec beaucoup plus
d’avantage. Si mes remontrances, ou celles d’autres
personnes bien intentionnées pour mon sexe, ont produit
l’effet qu’elles désiroient, c’est ce que j’ignore :
cependant nous ne devons pas tout abandonner, un seul moment
peut amener à une heureuse fin ce qu’on a tâché de faire
durant plusieurs siécles ; quelques fois une seule parole,
lachée peutêtre sans dessein, a fait plus
d’impression que les traités les mieux travaillés.
Metatextualité
C’est pourquoi tandis que je suis
convaincue en moi-même, que mon entreprise est non seulement
destinée à rendre mes lecteurs meilleurs, ou plus sages,
mais encor qu’elle peut en venir à bout, je me mettrai peu
en peine si je les amuse moins qu’ils ne s’y attendent. La
Spectatrice a tâché jusques ici de mêler le plaisir avec
l’instruction ; elle est bien éloignée de suivre aujourd’hui
un autre plan, & quoiqu’elle ait traité dernièrement des
sujets plus sérieux que ceux qui avoient été l’objet de ses
premiers discours, j’espére que les personnes du caractere
le plus léger & enjoué me pardonneront aisément, puisque
la variété doit toûjours leur plaire, & que j’ai
maintenant devant moi quelques lettres qui ne manqueront pas
de paroître amusantes, & que nous entremêlerons avec nos
spéculations les plus graves, aussi souvent que l’ordre de
leur réception nous le permettra. Nous ôsons nous assûrer
que celle que nous allons publier a présent, sera également agréable aux amateurs du plaisir & aux gens
sérieux, puisqu’elle les concerne les uns & les autres,
& qu’elle est écrite dans un style qui plaira
certainement aux personnes de bon goût.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Aux ingénieux Auteurs de la
Spectatrice.
Mesdames « Il n’est pas
vraisemblable que rien de nouveau, sur tout ce qui
mérite d’être lû, échappe à l’examen de la Spectatrice,
je regarde donc comme une chose sûre, que vous
connoissez très bien un fameux poëme qui parut il y a
environ deux ans, & qui est intitulé, les plaisirs
de l’imagination. Le sujet est si abondant &
l’ingénieux Auteur la <sic> traité avec tant
d’exactitude que j’ai constamment attendu de vous
quelque chose de rélatif à ce sujet. Mais comme vous
n’avez pas jugé à propos d’en faire mention, permettez
que je vous présente quelques pensées de mon propre
fond, non sur le poëme en particulier, mais
sur le sujet qu’il contient ; du reste vous serez
parfaitement en liberté de publier ceci, ou de le
supprimer.
Niveau 4
L’Imagination
est assurément une des plus grandes prérogatives de
l’homme, & je ne sçais pas s’il y a rien qui
marque aussi clairement sa souveraineté sur les
autres créatures. C’est cet assemblage, ou cette
association d’idées, qui nous persuade que nous
avons une âme, que cette âme est d’une nature divine
& immortelle, puisqu’elle participe foiblement à
la toute science du très haut ; car on ne pourroit
pas expliquer d’une autre manière cette faculté de
voir, qui est au delà de nos sens. Non seulement
nous avons le pouvoir de contempler tout ce que la
nature nous présente, mais encor nous pouvons nous
élever sur les aîles de l’imagination un monde
intellectuel, comme si nous conversions avec des
Etres d’une nature supérieure : & connoître des
objets qui semblent être au dessus de la chair &
du sang. L’esprit toûjours actif
recherche, attend impatiemment des objets nouveaux,
suprenants & aimables ; & ce que les sens ne
peuvent pas pénétrer, ce que la raison elle-même ne
peut pas sonder, l’imagination nous le présente ;
par ce moyen le plus pauvre & le plus abject
peuvent jouir de la grandeur & de la félicité du
plus opulent ; l’amant maltraité peut posséder les
charmes qui le font languir, & le captif jouir
dans son cachot de toutes les douceurs de la
liberté. En effet de quoi n’est-il pas capable
lorsqu’il sent son pouvoir, & qu’il écarte tout
ce qui peut le distraire. O le don merveilleux ! O
grace favorite du Ciel, qu’on ne peut trop estimer !
que le cœur le plus vif, le plus sensible, ne pourra
jamais trop bien reconnoître ! Cependant on peut
abuser de cet excellent bienfait comme des autres
graces du Ciel, & en faire l’instrument de son
malheur, quoiqu’il soit destiné à notre félicité.
Souvenons-nous donc que ces idées qui viennent de
l’imagination, peuvent nous donner du
chagrin comme du plaisir, qu’il n’y a point
d’infortunes ni de maux comparables aux horreurs que
l’Esprit peut se former ; qu’elle nous montre
souvent non seulement la mauvaise fortune plus
fâcheuse qu’elle n’est réellement, mais encore
qu’elle nous réprésente des maux qui n’eurent jamais
d’existence au point d’entraîner un trop grand
nombre dans la frénésie & le désespoir. Comment
donc éviter ceci, demandera le libertin ? la réponse
est aisée, en nous accoûtumant à réfléchir, & à
contempler seulement les choses qui méritent
l’attention d’une Créature raisonnable. Si nous
appliquons notre cœur à la poursuite d’un objet
au-dessous de la dignité de notre nature, si nous
nous livrons à des passions vaines & déréglées,
en nous formant de leur objet une idée plus agréable
qu’il ne mérite, nous risquons à chaque instant
d’essuyer un fatal revers ; cette même imagination
qui nous avoit occasionné des extases, peut nous
inspirer des horreurs proportionnées,
plusieurs en ont fait l’expérience, & je ne
crois pas que personne veuille le nier. Quand nous
donnons avec plaisir notre attention aux merveilles
de la création & aux belles productions de la
nature, alors l’esprit peut être ravi en extase, en
contemplant les bénédictions qu’il voit de tous
côtés, & n’être que joye & reconnoissance
pour son bienfaiteur. Si l’homme vouloit considérer
comme il le devroit, les grandes prorogatives de son
espéce, ne verroit-il pas que son âme à moitié
divine, n’est pas formée uniquement pour des objets
bas, & sensuels ? que s’il fait un droit usage
de ses facultés, elles le mettront en état de
converser avec les anges & avec Dieu lui-même ;
combien ne mépriseroit-il pas toutes les brillantes
bagatelles, qui en le leurant par une fausse
apparence, peuvent lui faire perdre un bien réel,
& le précipiter dans un abîme de malheur ! Il
suit de là que si l’imagination est capable de nous
procurer le plus grand plaisir que l’âme connoisse,
tandis qu’elle est unie à ce corps
d’argyle, de même elle peut nous infliger les
chagrins les plus amers & les plus terribles
angoisses. Si nous n’accoûtumons pas de bonne heure
notre esprit à méditer sur les vertus morales, à
subjuguer nos passions, & à faire usage de sa
raison, nous nous laisserons naturellement égarer
par nos Sens, pour courir après des objets, qui ne
nous procureront à l’aide de notre imagination
qu’une joye de courte durée. L’ingénieux Auteur du
Poëme dont j’ai parlé, & qui a donné occasion à
cette lettre, se proposoit sans doute de nous
engager à régler nos pensées. Je suis infiniment
charmé de cette agréable épisode où il montre
comment le plaisir suit toûjours la vertu, & que
si l’homme abandonne celle-ci, il sera sûrement
privé de l’autre. Je respecte les talens de cet
Auteur, mais je ne crois pas qu’il ait dépeint avec
des couleurs assez fortes toutes les horreurs que
l’imagination nous présente, quand elle est privée
de cette aimable Société ; ce tableau
n’auroit peut-être pas convenu au titre de son
Poëme ; mais au-lieu de l’intituler, les plaisirs de
l’imagination, ce qui ne renferme qu’une partie de
la question, s’il l’avoit nommé la force de
l’imagination, il auroit eû un champ assez vaste
pour dévélopper les grands talens dont le Ciel l’a
doué, en nous montrant cette faculté dans toute son
étendue. Je suis fâché que l’appréhension de
paroître trop sérieux à quelques-uns de ses
Lecteurs, l’ait engagé à omettre ce qui auroit rendu
son Ouvrage complet ; je crois même qu’il se propose
de tracer dans une seconde partie sous leurs propres
couleurs, tous les désordres qui résultent d’une
imagination déréglée. En même tems, Mesdames, je
crois que rien ne seroit plus digne de la plume
d’une Spectatrice, que de mettre par écrit des
régles pour préserver de tout danger de cette nature
les esprits qui ne sont pas sur leur garde. A mon
avis, la première seroit de n’avoir jamais trop
d’attachement pour aucun bien de cette
vie, ni pour la vie elle-même. De bannir du cœur
toute sorte d’arrogance, & de prendre une
résolution fixe de se soûmettre gayement aux décrets
du sort, ce qui contribuera encore considérablement
à faire de l’imagination une source de plaisir. Mais
par-dessus tout, de ne jamais s’inquiéter sur
l’avenir ; quoique nos premières idées à cet egard
puissent être agréables, il est présque impossible
que d’autres d’une différente nature ne leur
succèdent, ou du moins ne viennent se joindre aux
premières pour troubler notre repos. Quoique ces
maximes puissent paroître difficiles, un Esprit qui
commencera à en faire l’essai, avant qu’il se soit
livré à aucune passion véhémente, ou qu’il se soit
laissé corrompre par de mauvaises habitudes, les
mettra fort aisément en pratique. L’avis, Mesdames,
que vous avez déjà donné, peut beaucoup contribuer à
une œuvre si désirable ; nous occuper
toûjours d’une manière louable, ou du moins
innocente, sera un moyen infaillible de fermer en
bonne partie l’entrée de notre cerveau à toute
fantaisie impertinente. Mais comme il y a des
passions qu’aucune occupation n’empêchera de
s’introduire dans notre cœur, nous ne devons pas
leur laisser prendre le dessus, mais étouffer dans
leur enfance toutes ces émotions de plaisir
lorsqu’on se flatte de réüssir, ou d’angoisse
lorsqu’on craint d’échouër. L’un & l’autre sont
également dangereux, parce qu’ils se suivent
ordinairement. Même l’amitié, la plus noble, la plus
pure & la plus exaltée passion de l’ame, doit
avoir ses bornes. Et pour parler le langage de la
Théologie, lorsque nous aimons la Créature plus que
le Créateur, nous pouvons nous attendre à de
violentes afflictions qui tomberont sur nous-mêmes,
ou sur la personne que nous aimons trop tendrement ;
mais en mettant de côté les préceptes de la
réligion, la raison & l’expérience nous
apprennent suffisamment, que notre
imagination nous remplira d’inquiétudes, chaque fois
que nous serons absens de la personne qui est
l’objet de notre tendresse. Nous devrions donc
tâcher de régler nos affections & nos
inclinations même les plus louables, ensorte qu’une
trop grande application à remplir un devoir ne nous
fit pas négliger les autres, comme les plus
honnêtes-gens n’y sont que trop sujets ; car la
devotion elle-même peut devenir une faute, quand on
la porte à un excès de superstition, ou
d’enthousiasme. Enfin quiconque donne trop de
liberté à son imagination, risque d’en sentir les
horreurs comme les plaisirs ; & quoiqu’il n’y
ait point de satisfaction égale à celle de
contempler des objets estimables, cependant quand on
s’y livre avec excès, on éprouve souvent un cruel
revers, & on se remplit l’esprit d’appréhensions
sans sujet. Je serois cependant fâché, que sur ce
que j’ai dit, on voulût se priver des plaisirs de
l’imagination. Sentons tout le prix des biens que
l’Auteur de notre Etre nous à
donnés ; mais n’en abusons pas, ne les prostituons
pas à des fins qui en sont indignes ; bornons nos
contemplations à des objets semblables à ceux que le
Poëme qui est devant moi nous indique ; étudions la
Philosophie naturelle & la morale, nous y
trouverons assés de quoi entretenir & charmer le
plus grand génie, & si nous n’allons pas plus
bas, nous ne sentirons jamais les malheurs de
l’imagination. Je n’ai voulu qu’avertir les
personnes qui aiment la solitude & à réfléchir,
qu’elles ne doivent pas arrêter leur imagination sur
des objets qui ne peuvent leur être d’aucun
avantage, mais plûtôt qu’elles doivent toûjours
avoir dans l’esprit la priére du Docteur Young dans
le prémier livre de son excellent Poëme, intitulé la
Complainte ou réflexions faitet dans la nuit sur la
vie, la mort & l’immortalité , voici comment il
s’exprime.
Niveau 5
Enseigne à
ma raison à bien raisonner, fais que ma volonté
soit toûjours droite.
Il est certain que si
notre raison gouverne constamment
notre volonté, notre imagination sera toûjours
calme, & nous présentera des objets agréables ;
nous ferons un bon usage de ce don divin que le Ciel
à laissé entiérement à notre conduite, ce qui nous
rendra peu inférieurs même aux Anges.
Mais je
crains d’être trop long & de paroître ennuyeux ; si
cette lettre ou quelques ouvertures que vous pourrez en
tirer, vous sont ou à vos Lecteurs de la moindre
utilité, vous pouvez être assurées, que ce sera un sujet
abondant de réflexions agréables pour l’imagination de
celui qui est avec toute la considération possible. »
Mesdames, Votre très humble & très obéïssant
Serviteur. Acasto.
Oxford ce 20. Sept.
1745.
Metatextualité
Je crois que les plus grands
admirateurs du Poëme de Mr. Akinside ne
s’offenseront point de ce qu’Acasto à dit à ce sujet ; c’est
sans doute un excellent ouvrage, vraiment poëtique, élégant,
plein de nobles sentimens & qui tend hautement au but
que l’Auteur se propose ; qui est de mettre l’âme dans une
heureuse harmonie, de la tirer de sa léthargie pour lui
donner une juste idée des obligations immenses dont elle est
rédévable à la Divinité. Il faut cependant convenir, que ce
Poëme auroit été d’une utilité plus générale, si l’Auteur
avoit tracé avec la même force les maux que l’imagination a
le pouvoir de nous infliger, comme les plaisirs qui en
naissent. La raison en est naturelle & n’a pas besoin
d’explication ; puisque les seuls esprits rafinés &
délicats peuvent sentir ceux-ci, pendant que tous peuvent
éprouver plus ou moins les autres.
Une personne d’un
entendement foible, qui tâchera de prendre un vol trop haut,
participera souvent au sort d’Icare, & au lieu des
merveilles qu’elle voudra découvrir, elle tombera tout d’un coup
dans un abîme de confusion & de perplexité,
d’où il lui sera impossible de se tirer. D’où vient la folie,
d’où vient le désespoir avec tout ce train d’horreurs sans nom,
si non des idées que l’imagination se forme ! Quand
l’imagination est excitée par des désirs, ou des passions
déréglées, comme Acasto l’observe très bien, à quelles affreuses
extravagances ne peut-elle pas nous porter ? à des actions dont
nous frémissons en effet, mais que nous ne nous faisons aucun
scrupule de commettre en imagination ; à former des souhaits
criminels, à satisfaire en idée notre amour & notre
vengeance, jusqu’à ce que de nouvelles idées s’élévent dans
notre cerveau âgité, & qu’un triste revers nous surprenne,
& éclate à nos yeux, lorsque nous l’attendons le moins ;
alors doublement malheureux, nous sommes dans cet état que
Milton décrit si bien, de nos premiers parens après la perte de
leur innocence.
Niveau 3
Ils s’assirent
pour pleurer, non seulement des larmes leur tomboient des
yeux, mais ce qui est encore pis, un orage commença à s’éléver dans leur sein ; des passions
violentes, la colére, la haine, la défiance, les soupçons,
& la discorde vinrent ébranler l’état intérieur de leur
âme, autrefois calme & qui ne respiroit que paix, mais
maintenant agitée & turbulente ; leur entendement &
leur volonté n’écoutèrent plus de régle, mais l’un &
l’autre assujettis désormais aux appetits sensuels, qui de
subalternes s’érigerent en souverains, & usurperent
l’autorité sur la raison.
Mais quoiqu’une imagination
pervertie, ou portée trop loin, puisse être pernicieuse à
certains esprits, le Poëte en réprésentant les plaisirs qui en
naissent, si on en use bien, ne peut pas être condamné ; parce
que suivant moi, il borne entiérement ces plaisirs à la
contemplation de la Divinité, & des beautés de la nature si
merveilleuses, si diversifiées, & à une louable imitation de
tout ce qui se présente de grand, d’aimable, ou de nouveau ; ce
sont-là, comme il le dit très bien, les trois principales
qualités qui frappent l’esprit, & donnent lieu à
l’imagination de se dévélopper. Cette belle allégorie de son
second livre, où il introduit le génie de l’espéce
humaine, censurant les conceptions bornées de ses enfans, &
l’injustice de leurs murmures contre la Providence, à cause de
quelques malheurs particuliers, nous donne une leçon instructive
de force d’esprit, d’humilité, de résignation à la volonté
divine, qui conduit chaque individu au bonheur du tout. Sa
citation de Platon dans les notes marginales sur ce passage, est
aussi très bien choisie, & sert non seulement à expliquer le
sens de son Poëme, mais encore à lui donner une nouvelle force ;
il seroit à désirer que plusieurs qui se disent Chrétiens,
voulussent considérer sérieusement ce qu’a dit ce Philosophe
Payen, ils apprendroient à rendre leurs sentimens & leur
conduite plus conformes à la dignité de leur nature. La
Philosophie est à la vérité notre grande ressource dans nos
appréhensions, ou dans nos maux, & quand nous avons parcouru
tout ce qu’on a dit dans tant de volumes sur le renoncement à
soi-même, & sur une religieuse patience, il faut enfin y
revenir ; quoique Lucrece soit blamable à plusieurs égards, on
doit l’estimer à celui-ci. Mr. Dryden, qui lui a
rendu certainement justice, a rappellé plus d’une fois quelques
lignes de ce grand Auteur ; il ne sera point hors de propos de
les transcrire ici, puisqu’elles méritent l’attention de tous
mes Lecteurs, & que quelques-uns d’entr’eux peuvent ne les
avoir jamais rencontrées.
Niveau 3
Oh ! si
la folle race des humains, qui ont toûjours l’esprit accablé
de soucis, pouvoit trouver aussi bien la cause de cette
inquiétude, & de ce fardeau qui est logé dans leur sein,
ils changeroient sans doute leur train de vie, & ne
vivroient plus comme aujourd’hui, sans savoir ce qu’ils
doivent souhaiter, ou désirer. Toûjours inquiets en ville
& à la campagne, ils cherchent un lieu où ils puissent
déposer leur fardeau. L’un ne trouve point de repos dans son
palais, il sort & croit bonnement laisser ses soucis
après lui, mais le repos le fuit aussi en plein air, &
il retourne bientôt chez lui. Un autre veut se retirer à sa
maison de campagne, il pique, il est tout de feu ; mais il
n’a pas plûtôt passé le portail de cette maison, qu’il
commence à s’étendre, à bailler & à s’ennuyer ; bientôt
il revient en ville avec la même impatience qu’il l’avoit
laissée. Ainsi chacun s’agite continuellement
pour s’éviter lui-même & se délivrer de ses maux ; mais
l’accès revient & le tourmente comme auparavant. Plus
d’espérance d’aise & de repos, le malheureux ignore même
ce qui l’incommode ; s’il le connoissoit, il s’épargneroit
beaucoup de peines inutiles, il verroit que le monde ne
mérite pas tant de soins, il remonteroit à la cause de tout
ce qu’il voit, il étudieroit profondément la nature &
les loix de la nature.
En effet quiconque prend ce
dernier parti trouvera dans son imagination une source de
plaisir ; mais celui qui le négligé, se sentira tourmente
<sic> constamment par des maux réels, ou imaginaires.
Chaqu’un sçait qu’une imagination vive & forte à la
propriété d’amplifier tout, même au-delà de la nature ; elle ne
se contente pas de grossir les malheurs réels, elle en crée même
des nouveaux, & qui ne peuvent jamais arriver. Il arrive
aussi fort souvent, qu’en voulant éviter un mal imaginaire on
tombe dans un mal réel ; cette illusion à même été quelques fois
si forte que ni les remontrances de nos amis, ni notre propre raison, n’ont pû effacer des impressions qu’une
soudaine fantaisie avoit fait naître dans notre esprit.
Niveau 3
Récit général
J’ai oui dire qu’un homme
ayant songé que sa maison étoit en feu, ne put pas se
persuader après son reveil que son songe ne fût pas
réel ; il croyoit sentir de la fumée, & la frayeur
lui ôtant toute considération, il ouvrit brusquement sa
porte, & cria au secours ; ses voisins s’alarmerent
d’abord, sa maison se remplit de peuple, & parmi la
foule, de quantité de ces misérables, qui attendent
l’occasion de profiter dans les calamités de cette
nature, sous prétexte d’offrir leur assistance. On fit
la revûe de toutes les chambres, & il fut enfin
convaincu qu’il avoit été la dupe de son imagination ;
on ne vit, ni feu, ni la moindre apparence qu’il y en
eût ; mais pendant que le pauvre malheureux étoit occupé
à examiner une chambre, les pillards depouilloient les
autres, jusqu’à ce qu’ils eussent laissé bien peu de
chose pour devenir la proye des flammes, s’il y en avoit
eû réellement ; ils profitèrent du désordre pour faire
leur coup, personne ne sçût qui c’étoit,
& il lui resta à peine le moindre meuble, & un
lit pour se coucher. Dès qu’il s’apperçût de son
infortune, cette même imagination qui étoit la cause de
son malheur, le lui représenta encore plus terrible,
quoiqu’il lui restât un domaine en terres suffisant pour
son entretien & qui étoit à l’abri des flammes comme
des voleurs. Il pensa donc qu’il alloit périr de
misère ; sa raison succomba sous les terreurs de cet
état ; entraîné par ces noires idées, il se jetta à
Corps perdu par sa fénêtre, de la hauteur de deux
étages, & se cassa la tête sur le pavé.
Metatextualité
Triste exemple de ce qui peut
résulter d’une imagination déréglée si le fait est vrai, ce
que je ne prétends pas affirmer, quoiqu’il n’y ait rien de
contraire à la vraisemblance.
L’histoire des tems
passés nous présente une nuée de témoignages, que non seulement
des particuliers, mais des nations entières se sont tellement
infatuées pars des idées qu’elles s’étoient forgées, qu’elles se
sont précipitées avec un zèle & un empressement extrêmes
dans les plus grands maux, dans le tems qu’elles
vouloient éviter les dangers les moins considerables, &
peut-être les plus chimériques. Que ceux qui émeuvent la
populace, ayent une fois l’imagination échauffée, que ce soit,
ou non, avec raison & justice, l’infection se communique
d’abord à la multitude, comme s’exprime un Poëte.
Niveau 3
Puissante multitude ! tu abréges
toutes les disputes ; le pouvoir est de ton essence,
l’esprit un de tes attributs ; la fidélité, ni la raison ne
peuvent point t’arrêter, tu franchis en ton chemin toutes
les éternelles vérités. Cependant les applaudissemens du
peuple, les éloges bruyants de tant de têtes étourdies sont
variables comme les vents ; toûjours violents & souvent
sans cause ; esclaves du hazard, ils sont enflés avec le
flux de la prospérité, mais ils descendent comme elle, &
laissent leur lit à sec.
Mais en supposant qu’il ne
nous arrive aucune infortune, outre celles que notre imagination
nous suggére, cette seule raison devroit tenir toute personne
sensée sur ses gardes. Pour m’expliquer, je ne voudrois pas
qu’on confondit la contemplation avec la faculté d’imaginer, qui
touche de trop près à la fantaisie & à la
fiction, pendant que l’autre est sous le gouvernement de la
raison & guidée par la vérité. L’excellent Auteur, qui a
donné occasion à nos remarques & à la lettre d’Acasto,
s’étend beaucoup sur les éloges de l’imagination ; puisqu’elle
produit le sublime dans la Poësie, la musique, & la
sculpture, il est incontestable qu’elle nous aide & nous
inspire, même lorsqu’il faut imiter ; mais nous devrions
observer, que chaque science doit plaire à l’esprit, au-lieu de
l’effrayer.
Exemple
Quand le fameux
Apelle voulut peindre un misérable expirant à la torture,
cette imagination qui l’avoit tant aidé sur d’autres sujets
agréables, lui manqua ici ; il essaya souvent, mais en
vain ; jusqu’à ce qu’enragé de ne pouvoir réussir, il jetta
sur le tableau sa palette, qui étoit barbouillée de
différentes couleurs, & qui tombant sur le visage de
l’homme qu’il avoit voulu peindre, donna à ses traits un air
de désespoir, que l’imagination de ce fameux Peintre n’avoit
pas pû lui présenter.
On a beau alléguer que
l’imagination contribue beaucoup aux ouvrages
d’imitation ; quand même elle ne feroit aucun mauvais effet sur
l’esprit, lorsque l’ouvrage est terminé, elle sera toûjours
dangereuse, quand ou <sic> ne pourra pas l’occuper, parce
qu’étant si active elle doit avoir de l’employ d’une manière, ou
d’une autre ; & si on n’a pas soin de lui en donner qui la
conduise au bonheur, il est plus que possible qu’elle en
trouvera d’elle-même qui la conduira au trouble & à la
misére. Le Marquis du Parc dans son excellent traité intitulé,
Regles pour la conduite de l’esprit, donne cette maxime parmi
plusieurs autres.
Niveau 3
« Quand vous
vous rétirerez des affaires, ou de la vie active qu’on mene
dans le monde, pour vous livrer à la réflexion & à la
méditation, choisissez des objets qui puissent vous
instruire, ou vous amuser ; tâchez, autant qu’il vous sera
possible, d’éviter tout désordre dans vos idées, toute image
vague confuse ; car votre conduite à l’avenir dépend en
bonne partie de pouvoir conserver une imagination distincte,
pure & enjouée. »
L’Imagination, dit un autre Grand Auteur, est la
source, d’où procédent tous les mouvemens de la vie ; elle
produit la contemplation, celle-ci produit le dessein, & le
dessein se montre par les actions, ensorte que si le tronc est
vicieux & corrompû, toutes les branches seront naturellement
impures. On n’en peut jamais trop dire pour empêcher les hommes
de se livrer à des pensées sombres & chagrines ; car si on
les favorise le moins du monde, elles s’enracineront
infailliblement dans l’esprit, & formeront les images les
plus horribles & les plus effrayantes.
Metatextualité
La Spectatrice est donc obligée de se joindre à
Acasto pour désirer, que la même main obligeante, qui a
dépeint si élégamment les plaisirs de l’imagination, nous
eût donné une peinture des peines qu’elle peut nous
procurer, lorsqu’on ne retient pas cette qualité active dans
de justes bornes & sous le gouvernement de la raison.
Mais en cas que cet Auteur ne juge pas à propos de traiter
ce sujet, ou qu’il en soit détourné par quelqu’autre
occupation, Mira, notre digne Présidente, nous
avertit qu’un de ses amis, qui a toute la capacité
nécessaire pour cette entreprise, écrit actuellement un
Poëme sur ce sujet ; elle nous assûre que le Poëme ne peut
manquer d’être fort touchant parce que l’Auteur lui-même a
senti fort rudement les angoisses qu’il veut décrire. S’il
ne sort de la presse, avant qu’il ait terminé cet ouvrage,
aucune piéce de ce genre, que sa modestie lui fasse paroître
meilleure que son Poëme, nous nous flattons que nous aurons
le plaisir de le communiquer au public dans l’un de nos
discours suivans.
Metatextualité
Mais je crains que nos
correspondans ne s’imaginent actuellement qu’on les néglige.
Je vais donc, suivant ma coûtume, publier les différentes
lettres que j’ai reçûes, du moins celles qui nous paroissent
mériter d’être insérées dans cet ouvrage. S’il nous arrive
jamais de nous méprendre à cet égard, je m’assûre que le
public nous pardonnera, puisque notre faute ne sera pas
volontaire & que nous serons toûjours prêtes à rectifier
nos erreurs sur les remontrances franches & judicieuses
de nos Lecteurs. La Lettre suivante est une
plainte fondée sur un sujet très commun. On ne doit pas
douter que plusieurs personnes de notre Sexe, ne puissent se
joindre avec autant de raison à celle qui nous écrit
maintenant ; quoiqu’elles se soyent soumises à leur sort
avec silence, & dans le tems qu’elles prévoyoient la
perte éternelle de leur repos.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
A la Spectatrice.
Madame,
« Les bons avis que vous avez donnés à notre Sexe, &
la tendresse que vous avez toûjours exprimée pour notre
bonheur dans le monde, m’enhardissent à devenir une de
vos correspondantes, quoique, Dieu le sçait, je sois
bien peu qualifiée pour écrire à une personne de votre
délicatesse, beaucoup moins à me faire imprimer.
J’espére cependant que vous excuserez en faveur du sujet
la manière dont je m’exprimerai ; & comme je n’ai
point d’autre vûe en publiant ma
malheureuse histoire, que de préserver du même sort
d’autres personnes, & de vous donner occasion de
vous étendre sur une cruauté qui n’est que trop
pratiquée, & pas autant condamnée qu’elle le mérite,
il y auroit de l’injustice à me blâmer de vous avoir
écrit cette lettre.
Autoportrait
Permettez-moi donc, Madame, de vous apprendre, sans
autre Apologie, que je suis la fille unique d’un
homme qui, par son industrie & ses grands succès
dans le commerce, à amassé un bien très
considérable ; j’étois fort jeune lorsque ma mère
mourut, & il me dédommagea de cette perte en
prénant un soin extraordinaire de ma personne &
de mon éducation ; il alla même au-delà de ce que
les personnes de son rang font pour leurs enfans,
& sur tout pour des filles ; mais comme j’étois
son tout, qu’il se déclaroit fortement contre un
second mariage, & par conséquent que je devois
hériter tout ce qu’il laisseroit en mourant, il
disoit par tout qu’il vouloit m’élever
de façon que je ne fusse point une tache à ma
fortune. Il persévera dans cette résolution jusqu’à
ce que je fusse arrivée à l’âge de quinze ans, ou
environ, que je commençai à appercevoir chez lui de
l’altération ; quoique les richesses continuassent à
s’accumuler sous ses mains, & qu’il ne lui
arrivât aucun échec dans ses entreprises, il devint
extrêmement menager, & enfin tout-à-fait avare ;
il retrancha le nombre de ses domestiques, les plats
de sa table, & se refusa même à son souper une
bouteille de vin, quoiqu’il eût souvent déclaré
qu’il ne lui seroit pas possible de s’en passer. Il
ne faut pas douter que je n’eûsse part à cette
nouvelle œconomie ; on diminua mon argent ordinaire
de poche ; je n’eus que rarement des habits neufs,
& qui coûtoient moins que les précédens ; on ne
me permit plus d’aller à la Comédie, à l’Opéra ou à
aucune autre assemblée publique ; ce n’est pas qu’il
eût de l’aversion pour ces amusemens ; mais il
regardoit alors comme autant d’extravagances toutes les dépenses qui alloient
au-delà des nécessités de la vie. Vous pouvez,
Madame, vous imaginer que ce changement dut être une
extrême mortification sur moi, & il l’auroit
réellement été, si mon cœur n’avoit pas été occupé
alors de pensées qui ne me laissoient point
d’attention pour aucun autre objet. Le fils d’un
Gentilhomme de Leicester Shire, qui logeoit dans
notre maison chaque fois qu’il venoit en ville,
trouva quelque chose dans ma personne qui lui parut
digne du plus sérieux attachement ; & de mon
côté je n’avois jamais vû avant lui aucun homme,
dont l’idée pût me donner la moindre peine, ou le
moindre plaisir. Enfin comme nous avions l’un pour
l’autre une affection mutuelle, il obtint aisément
de moi qu’il pourroit en informer nos parens ; son
père supposant que j’étois un très bon parti en
écouta très favorablement la proposition ; & le
mien n’avoit point d’objection à faire, puisque le jeune Gentilhomme devoit hériter d’un
gros bien en terres, & qu’il avoit l’approbation
universelle de tous ceux qui le connoissoient. Nous
instruisimes donc nos parens & nos amis de cet
amour, dont nous avions fait auparavant un secret
aux yeux du public, & ils pensoient tous que
notre union qu’on attendoit bientôt, seroit à tous
égards très bien assortie. Pour nous nous ne
pensions qu’à notre bonheur à venir, sans nous
imaginer qu’une affaire si bien approuvée de ceux
qui pouvoient disposer de nous, dût échouer. Mais
hélas ! nous vîmes bientôt que nous nous étions
mépris, & que ce prospect enchanteur qui avoit
parû devant nos yeux n’étoit qu’une illusion, qui
aggravoit encore le poids de notre infortune ;
l’article important pour notre bonheur manquoit
encore, quoique nous n’y eussions jamais fait
attention ; notre ambition & tous nos vœux se
concentroient dans la possession l’un de l’autre,
& nous ne portions pas plus loin nos vûes. Après que notre liaison eut duré quelque
tems, le père de mon amant demanda au mien quelle
dot il se proposoit de me constituer, afin qu’il pût
donner l’ordre à son Notaire de dresser le contrat,
& d’y insérer pour moi un douaire convenable.
Mon père de son côté répondit, qu’il ne falloit
point s’inquiéter à ce sujet ; que comme je devois
avoir après son décès tout son bien, il ne jugeoit
pas à propos de se priver pour ma dot d’une somme,
dont il pourroit avoir besoin pour son commerce,
& que mon amant ayant de si bonnes terres
pouvoit fort bien s’en passer. Je vous laisse à
deviner combien cette replique surprit le bon
Gentilhomme ; ils eûrent ensemble un long débat ;
mais l’un trouvant très déraisonnable que son fils
dût se marier sur de telles conditions, &
l’autre étant déterminé à ne point se priver en ma
faveur d’aucune partie de son argent, ils rompirent
en se récriant réciproquement contre l’injustice
l’un de l’autre. Le père de mon amant lui défendit alors de me voir, ou de m’écrire,
& on me disoit continuellement que je devois le
mépriser, puisque tout l’amour qu’il avoit affecté
pour moi, avoit uniquement objet la dot qu’il
s’attendoit de recevoir. Je vous avoue, Madame, que
mon orgueil en fut d’abord alarmé, mais ce cher
jeune homme à qui je faisois cette injure, me
convainquit bientôt de sa fidélité, & qu’il
sentoit pour moi une tendresse désintéressée, en
faisant tous ses efforts pour me persuader de nous
marier en secret ; mais voyant que je ne voulois pas
y consentir, il offrit de me conduire publiquement à
l’Autel, quoiqu’il dût encourir pour toûjours la
disgrace de son père, & se voir privé de tout ce
qu’il devoit posséder. Cette proposition me parut
plus extravagante que la première ; & toute
jeune que j’étois, quoique j’aimasse beaucoup comme
j’aime encore, je ne pouvois penser à satisfaire
notre amour en nous rendant l’un & l’autre
malheureux, peut-être pour toujours.
Je l’obligeai donc de se contenter de me voir de
tems en tems chez un ami, où nous nous rendions
secrétement, jusqu’à ce qu’il plût au Ciel de faire
quelque altération dans notre sort, en changeant le
cœur de l’un ou de l’autre de nos parens. Nous nous
fîmes cependant une promesse solemnelle, de
n’écouter jamais aucune offre de mariage, & de
nous conserver l’un à l’autre notre cœur & notre
main malgré toutes les tentations. Trois années se
sont écoulées depuis. Dans cet intervalle on lui a
proposé différens partis fort avantageux, qu’il a
tous rejettés, avec une fermeté qui montre son
honneur comme son amour. Mais maintenant, chére
Spectatrice, voici la plus choquante & la plus
terrible partie de mes infortunes ; il ne suffisoit
pas à mon cruel père de m’arracher au seul homme que
j’aimois, & que j’aimerai jamais ; il ne lui
suffisoit pas de me reprocher de la manière la plus
amère, de ce que je ne me joignois pas à lui pour
médire d’un homme, qui me paroissoit
mériter les plus grands éloges ; il ne lui suffisoit
pas de m’ôter cette affection paternelle qu’il
m’avoit toûjours témoignée, & de me traiter
durant ces trois années plûtôt comme un <sic>
étrangère que comme son enfant ; tout ceci, dis-je,
ne suffisoit pas, il faloit encore y ajoûter une
infortune, qui ne finira qu’avec ma vie. En un mot,
Madame, il ma pourvu d’un Epoux, & si je ne
consens pas à ce mariage, je dois être mise à la
porte, sans la moindre ressource & sans aucune
espérance d’avoir rien de lui à sa mort ; au-lieu
des bénédictions d’un père, je ne dois recevoir que
des madédictions durant sa vie & dans son lit de
mort. Tandis que j’écris ceci, mon cœur frissonne au
terrible souvenir de ce qu’il m’a dit à ce sujet,
& en voyant combien il m’est impossible d’éviter
ce qui me rendra non seulement malheureuse au-delà
de l’expression, mais encore perfide & ingrate
envers le cher & digne objet de mes prémiers
vœux. Plusieurs de nos parens s’appercevants de mon aversion pour cet odieux mariage,
se sont servis de tout leur crédit sur mon père,
pour qu’il ne fit aucune violence à mes
inclinations ; mais il est toûjours inflexible,
& leurs sollicitations ne font que l’engager à
presser mon infortune, parce, dit-il, qu’il ne veut
pas être long-tems inquiété sur un dessein qu’il a
fermément résolu d’exécuter. Son grand motif, c’est
que l’homme à qui j’ai eû le malheur de plaire,
n’exige point de dot, & peut lui être très utile
dans ses affaires. Voilà les qualités pour
lesquelles on le préfére ; ce sont-elles qui le font
paroître un parti convenable aux yeux d’un avare
père ; quoique pour tracer impartialement son
caractère, & sans consulter aucune des raisons,
que j’ai de le haïr, la personne la plus
désintéressée doive convenir que sa figure est fort
désagréable, qu’il a le malheur d’être manchot,
qu’il a dans la Physionomie quelque chose d’aigre,
& qu’il a trois fois mon âge ; je ne dis rien de
son caractére, parce que je ne le connois pas
suffisamment pour en juger ; mais le
public ne lui est pas favorable. Je ne dis pas ceci,
Madame, comme si ce seul motif me déterminoit
actuellement, car je le détesterois également, quand
même il seroit, au-lieu du plus désagréable, le plus
aimable homme que le Ciel ait jamais formé, s’il
tâchoit d’ébranler la constance que j’ai promise à
ma première passion. Cependant, malheureuse que je
suis ! je vais faire tout ce que pourroit exécuter
la personne la plus fausse, & la plus perfide de
mon Sexe ; c’est dans ce point de vûe que je
paroîtrai à tous ceux qui savent les protestations
d’un amour éternel, que j’ai faites à celui que je
vais rendre malheureux pour toûjours. On travaille à
mes habits de noce, (plût à Dieu que ce fût mon drap
mortuaire) & je dois dans peu de jours être
entraînée dans un lit nuptial, qui me paroit plus
terrible que le sépulchre.
La seule
consolation que j’aie sous cette cruelle épreuve, est
l’espérance que mon histoire vous engagera
à vous servir des talens que vous avez pour la
persuasion, en disant quelque chose qui puisse faire
impression sur d’autres pères, car pour le mien je
n’espére pas que toute l’éloquence d’un ange pût le
toucher : toute malheureuse que je suis, je souhaite que
personne ne partage mon sort, quoiqu’il n’y en ait que
trop qui ont eû & qui auront la même destinée. Que
ce nombre puisse diminuer, c’est ce que souhaite très
sincérement. » Ma bonne Dame,
Votre très infortunée
Servante, Monyme. « P.S. Jeudi prochain est le jour fixé
pour que je recoive l’arrêt de mon sort, si je puis
survivre jusqu’à ce jour ; ayez compassion de moi c’est
tout ce que vous pouvez faire en ma faveur. »
Metatextualité
Le cœur le moins sensible au
malheur des autres, ne peut qu’être touché de la plus tendre
compassion pour la situation de Monyme, &
il n’est pas possible à une personne raisonnable de
réfléchir à la conduite de son père sans le trouver très
blamable. N’est-ce pas une chose bien extraordinaire, &
en même tems contre la nature, que des pères, qui aiment
avec passion leurs enfans tandis qu’ils sont jeunes,
puissent ensuite les rendre misérables pour toûjours,
uniquement afin de satisfaire un sordide intérêt. Il est
vrai que la plûpart de ceux qui forcent ainsi les
inclinations de leurs enfans, ayant passé l’âge de sentir de
douces émotions, croyent agir pour leur plus grand bien,
tandis qu’ils les obligent à sacrifier l’amour à
l’ambition ; mais le père de cette jeune Dame a porté
l’avarice, plus loin qu’on ne le fait ordinairement, &
il semble que ce n’est pas tant pour le bien de sa fille,
comme pour son propre intérêt en gardant son argent, qu’il a
rompu son union avec un homme qui lui étoit si cher, pour
l’obliger de donner sa main à un autre, qu’elle ne hait pas
moins. Détestable penchant ! à quel excès nous porte-t-il !
tout sentiment noble, généreux ou humain est
éteint au dedans de nous, quand une fois il s’empare de
notre âme ; nous paroissons même avoir renoncé au sens
commun, & nous agissons directement contre ce que nous
pensons & que nous désirons. Nous hazardons de perdre
nos biens dans la vaine espérance de les doubler ; nous
renonçons à notre probité dans la vûe d’acquérir de
l’honneur ; nous descendons aux actions les plus basses
& les plus méprisables dans l’attente de devenir grands,
en un mot il n’y a point d’extravagances dont un homme
dévoué à l’avarice, ou à une fausse ambition, ne se rende
coupable ; dans le même tems qu’il poursuit la bonne
fortune, il pousse hors de son chemin la Déesse qu’il adore.
Il y a dans cette passion plus que dans les autres, un
endurcissement de cœur impénétrable à tous les assauts de la
nature, & infléxible aux remontrances de la raison &
de la Réligion.
Exemple
Notre
excellent Dryden fait très bien dire à Jupiter, dans sa
Comédie d’Amphytrion.
Niveau 3
Quand j’ai fait cet or, j’ai fait un
Dieu plus grand que Jupiter, & je me suis
dépouillé de ma toute puissance.
Exemple
Un autre Poëte qui n’étoit
pas moins spirituel, & peut-être plus original, en
parlant de l’or, nous dit.
Niveau 3
Que l’argent est la balance commune de tout ce qui
se mesure, se pèse & se dit ; jusques dans les
affaires de l’Eglise & de l’Etat. C’est une
beauté toûjours dans sa fleur, qui pousse &
fleurit à quatre-vingts ans. C’est vertu, esprit,
mérite, & tout ce que les hommes traitent de
sacré & de divin, car qu’est ce qui constitue le
mérite d’une chose, si ce n’est l’argent qu’elle
rapportera ?
S’il étoit possible à un esprit généreux de se
divertir à contempler la dépravation de la nature humaine,
combien ne riroit-il pas de voir un malheureux se glorifier
de sa finesse, & de sa parfaite connoissance du monde,
comme il s’imagine, pendant qu’il est peut-être la Dupe de
ceux qui exaltent son bon sens, & qu’il devient la proye
des plus grands fripons. Enfin il n’y a pas de chemin qui
conduise plus droit à la mendicité que l’avarice ; cependant
le sort de plusieurs milliers ne suffit pas pour empêcher les autres de tomber dans le même piége ;
ils en voyent quelques-uns qui ont eû le bonheur d’amasser
de grosses sommes, & ils s’imaginent tous qu’ils sont
capables de parvenir au même but. Malheureuse stupidité !
pour un qui réussit, mille se ruinent ! Mais pour revenir à
la malheureuse Monyme ; la Spectatrice souhaiteroit
sincérement d’avoir été plûtôt instruite de sa situation ;
toutes les remontrances & les avis viendroient à présent
trop tard, si son sort est réellement décidé, comme elle le
dit dans sa lettre. Autrement il n’y auroit point de membre
de notre Société, jusques à Euphrosine elle-même, qui est un
parfait modèle d’obéissance filiale, qui ne fût d’avis, que
Monyme, dans sa situation & après un précédent
engagement, pouroit refuser d’en former un suivant, sans
s’attirer les justes censures du public. Nous ne lui aurions
pas donné conseil d’épouser son jeune Amant ; c’auroit été
attaquer directement l’autorité paternelle, & faire une
brêche inexcusable à son devoir ; mais nous
pensons en même tems qu’elle auroit pû légitimement
persister dans son refus du second. Elle se seroit
suffisamment acquittée de son devoir en résistant à son
inclination ; & en continuant dans la résolution de tout
souffrir plûtôt que de se donner à un homme qu’elle ne
pouvoit pas aimer, elle auroit donné un témoignage de son
amour & de sa constance en faveur d’un Amant qui en
paroit si digne ; pendant qu’en se conduisant comme elle a
fait, elle s’est non seulement enveloppée elle-même, mais
encore l’objet de son affection, dans une calamité, qui
durera vraisemblablement autant que leur vie. Je sçais bien
que quelques personnes qui poussent la prudence à l’excès,
diront, qu’elle n’avoit point d’autre parti à prendre,
(& elle étoit sans doute de la même opinion) ; que si
son père avoit exécuté ses menaces, en la mettant à la
porte, elle auroit été exposée aux insultes & à toutes
les misères de la pauvreté. Mais j’ai de la peine à croire
que sa condition eût jamais été si désespérée, quand même
son père l’auroit réellement abbandonnée :
elle avoit sans doute des parens & des amis ;
quelques-uns d’entr’eux auroient vraisemblablement pris
compassion d’une jeune personne qui n’avoit besoin de leur
assistance, que parce qu’elle avoit trop d’attachement à
l’amour & à son honneur ; ou si toute espérance de cette
nature lui avoit manqué, comme il y a réellement fort peu
d’exemples d’affection naturelle dans ce siécle de fer ;
cette éducation qu’elle confesse d’avoir reçûe, auroit pû
certainement lui fournir quelque moyen de subsister. Et nous
ne pouvons pas croire sans manquer de charité, que son père
ne se fût pas appaisé avec le tems, au point de la reprendre
chez lui, s’il ne vouloit pas consentir à ce qui auroit pû
rendre son bonheur plus parfait. Mais quand l’union
indissoluble du mariage est une fois formée, quelque
désagréable qu’elle puisse être au commencement, c’est le
devoir de ceux qui sont unis de cette manière de travailler
à leur bonheur réciproque ; toutes les réflexions suivantes,
tous débats ne servent qu’à rendre l’infortune
plus fâcheuse, & à donner un nouveau poids à un fardeau
qui n’est déjà que trop accablant. Nous espérons donc que le
bon sens de Monyme la mettra en état de travailler à écarter
tout ce qui pourroit la rendre mélancolique, ou faire de la
peine à son Epoux ; vertu, religion, réputation, raison
& son propre intérêt, tout concourt à l’exiger d’elle ;
c’est en suivant ce que ces motifs lui dictent qu’elle
trouvera uniquement du repos & de la consolation.
C’est-là tout ce que nous pouvons lui dire sur sa situation.
Metatextualité
Nous allons maintenant présenter
à nos lecteurs une piéce que nous pouvons faire passer pour
très curieuse, puisqu’elle nous vient d’un des meilleurs
juges du siécle ; quoique pour éviter peut-être les
complimens qu’on lui feroit à ce sujet, il se cache sou un
nom supposé.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
A la Spectatrice.
Madame,
« Vous trouverez ci-jointe une piéce d’antiquité, qui
vous paroîtra, comme je l’espére, digne d’être insérée
dans votre ouvrage, où vous mêlez si bien l’utile avec
agréable <sic> ; il faut supposer que c’est un
fragment, que le fameux Ovide écrivit vraisemblablement
dans son exil : effectivement il tient beaucoup du style
de ce tendre Poëte, le latin de l’original est
extrémement pur ; comme on le parloit dans ce siécle qui
est de tous celui où la belle litterature ait le plus
fleuri. J’ôse repondre que vous ne penserez pas qu’il
ait beaucoup perdu par la traduction, quand vous saurez,
qu’il a été mis en Anglois par le Docteur Atterbury, le
dernier Evêque de Rochester, comme un illustre Seigneur
de qui je l’ai reçu, m’a fait l’honneur de
m’en assûrer. Je suis, Madame, Avec la plus grande
consideration,
Votre très humble, & très
obéïssant Serviteur. Antiquaire.
Du Caffé
de Giles ce 29. Oct. 1745.
Metatextualité
Viennent ensuite les papiers que
ce correspondant nous a fait la faveur de nous communiquer,
& qui méritent nos sincéres remercimens.
Niveau 3
Auguste Cesar a Livie Drusille.
Premiere Lettre.
Lettre/Lettre au directeur
« Ne soyez
point étonnée, ô trop aimable femme de Tibere, en
recevant une lettre d’Auguste ; une
puissance supérieure à la mienne m’oblige à implorer
auprès de vous cette pitié & cette protection, dont
tant de millions me sont redevables. La situation
actuelle de mon cœur me dépouille de ma dignité
précédente ; je ne me glorifie plus d’être le Maître du
monde, à moins que je ne puisse me vanter en même tems
d’être le Maître de votre cœur. Je vous ai vûe, trop
adorable Livie, & si vous vous connoissez, ou si
vous avez remarqué le moins du monde la confusion de mes
regards dans cette fatale entrevûe, je n’ai pas besoin
de vous dire que j’aime : j’aime avec une passion digne
de vos charmes, & de celui qui la loge dans son
sein ; une passion que Livie seule peut inspirer, &
Auguste sentir. L’Inventeur du Taureau d’airain (*
1) éprouva avec
justice les souffrances qu’il avoit eû la cruauté de
préparer pour d’autres ; mais pour moi en faisant un établissement (*
2) qui puisse instruire
mon peuple & l’amuser, j’ai éprouvé un sort (+
3) qui n’est pas moins
cruel que le sien. C’est à votre cœur seul à annuler la
Sentence de ce Dieu, dont j’ai peut-être trop méprisé
l’autorité jusqu’à présent, & à me rendre aussi
heureux que je suis maintenant infortuné. Pensez donc,
pensez, divine Livie, que vous devez quelque chose à mes
souffrances, & encore plus à mon caractére, &
vous ferez alors tout ce qui vous est possible pour
votre Amant & votre Empereur. Auguste Cesar.
Livie Drusille a Auguste
Cesar,
Son Seigneur et Empereur.
II. Lettre.
Niveau 4
Lettre/Lettre au directeur
« Vous m’ordonnez, ô
puissant Cesar ! de recevoir sans surprise l’honneur
de votre Lettre ; il est impossible pour moi de vous
obéir ; Je me persuadois que la maison d’où je sors,
l’innocence de ma conduite, les services & le
caractére de mon Epoux, & ma réputation encore
pure, m’auroient mise à l’abri des plaisanteries
qu’on pratique avec succès auprès des femmes d’un
différent caractére ; d’ailleurs ce que je dois à
mon Empereur, ne me permet pas de croire que cette
foible beauté que le Ciel m’a donnée, puisse faire
une sérieuse impression sur un cœur, qui doit être
tout entier à la gloire & à
Scribonie (*
4). C’est pourquoi quand je vœux
concilier cette déclaration, soit avec votre
caractére soit avec le mien, je suis également dans
l’embarras ; plus je considére ce que vous êtes, ou
ce que je suis, plus je suis confondue, ô très sacré
Empereur, ayez donc pitié de ma foiblesse, &
cessez d’embarrasser de vaines idées un esprit, qui
a trouvé jusques ici sa félicité à être content,
& qui ne souhaite rien avec tant d’ardeur que de
garder un juste milieu entre une extrême ambition
& une trop grande bassesse. » Livie Drusille.
Auguste Cesar a Livie
Drusille.
III. Lettre.
Niveau 4
Lettre/Lettre au directeur
Est-il donc possible que
vous, qui y avez le plus grand intérêt, soyez
aveugle aux Symptômes d’une passion, que tous mes
soins n’ont pû cacher aux remarques de ma cour ?
Marcellus, Agrippa, Mecenas, Drusus, tous voyent que
leur Empereur n’est plus ce qu’il étoit ; Livie
manquera-t-elle seule de pénétration ? Non, non,
belle dissimulée, ces yeux qui ont percé de mon cœur
doivent le voir à découvert ; vous n’êtes pas moins
convaincue du ravage qu’ont fait vos charmes, que je
le suis de leur force ; & vous feignez seulement
d’ignorer des maux, que vous êtes bien déterminée à
ne pas plaindre ; je me flattois cependant, que vous
auriez mis quelque différence entre
moi & les autres hommes, & que vous m’auriez
repondu avec la même franchise & la même
sincérité que je vous ai écrit. Souvenez-vous,
Livie, que je suis Auguste, & comme tel que je
puis me faire obéïr, même de vous ; & que si je
mets à part mon autorité, mes priéres devroient
néanmoins avoir autant de force que mes ordres ; je
n’exigerai cependant de vous que l’aveu d’une
vérité, dont vous devez être assûrée, soit par le
sentiment de vos charmes, soit par les protestations
de celui qui ne pourroit chercher à vous surprendre,
sans faire une injure à la dignité de son rang ;
& en second lieu, que vous examiniez
sérieusement votre propre cœur, & me fassiez
connoître ce que vous pensez du retour qui est dû
aux sentimens que vous m’avez inspiré. » Auguste
Cesar.
Livie Drusille a Auguste
Cesar,
Son Seigneur et son Empereur.
IV.
Lettre.
Niveau 4
Lettre/Lettre au directeur
Puis donc que mon
Empereur insiste que je me regarde comme quelque
chose digne de son attention, je n’ôse plus douter
de l’honneur qu’il me fait, & ce n’est peut-être
pas une des moindres merveilles de son pouvoir,
qu’il m’oblige à manquer à toutes ces régles de
modestie & d’humilité que j’ai toûjours
observées, & à reconnoître non seulement que je
regarde la considération qu’il daigne me témoigner
comme la plus grande gloire qu’une mortelle puisse
recevoir ; mais encore que cette conviction me fait
un plaisir au-dessus de toute expression. Ouï, puissant César, mon âme entiére n’est
occupée que de la certitude de votre affection,
& mon imagination a de la peine à contenir ses
ravissemens ; je connois maintenant cette beauté,
dont j’avois eû auparavant une si chetive idée,
& je benis le Ciel de ce qu’il m’a donné des
charmes capables de plaire au Maître de l’Univers.
Mon Empereur me demande-t-il donc quelle recompense
je dois à une si grande condescendance ? Assûrément
il n’y a rien que je doive & que je veuille
refuser ! Ne joindrai-je pas à l’amour & au
respect que vous doivent tous vos sujets, une
serveur & un zèle proportionnés à l’étendue de
mes obligations ? Me prosternerai-je jamais en
terre, ou éléverai-je les yeux au Ciel, sans
invoquer les Dieux pour qu’il leur plaise de
repandre des bénédictions sans fin sur votre vie
& votre régne ? Mes espérances, mes craintes,
mes vœux, mes dévotions ne seront-elles pas toutes
concentrées dans Auguste? Ce nom sacré sera-t-il pas
toûjours sur mes lévres & dans mon cœur ? Ce sont-là, à la vérité de foibles
témoignages de cette gratitude qui loge dans mon
sein ; mais, hélas ! c’est tout ce que le destin met
en mon pouvoir, j’espére donc que vous me ferez la
grace de l’accepter. » Livie Drusille.
Auguste Cesar a Livie Drusille.
V.
Lettre.
Niveau 4
Lettre/Lettre au directeur
« Quand je compare la
première partie de votre lettre avec la dernière,
j’y trouve des contradictions que je ne puis pas
concilier, bien loin de cette candeur & de cette
sincérité que je souhaitois & que j’attendois de
Livie, si vous voyez réellement avec plaisir mon
amour, seriez-vous uniquement pour vous-même, &
ne me laisseriez-vous que les peines d’une passion qui dureroit sans espérance ? Et
appellez-vous gratitude de laisser à d’autres la
recompense, que je dois recevoir de votre main ?
Qu’avez vous besoin, belle Livie, d’incommoder les
Dieux par vos demandes en ma faveur, tandis qu’ils
ont remis à vous seule le pouvoir de me rendre
heureux ? Non, belle dissimulée, non ; faire de
semblables oraisons, ce seroit se moquer du Ciel
& de moi. Je ne demande que ce que vous pouvez
donner ; & si comme vous dites, vous ne devez,
ni ne pouvez me rien refuser, pourquoi limitez-vous
immédiatement ensuite ma satisfaction à la moitié de
ce que je voudrois obtenir ? je crains même que ceci
ne soit uniquement en imagination ; car si j’avois
sur votre âme cette influence dont vous me flattez,
elle agiroit certainement avec trop de pouvoir sur
le beau corps qu’elle anime, pour me laisser
long-tems sans être heureux ; enfin, ma chére Livie,
la passion que je sens pour vous n’est pas de cette
nature æthérée qui ne se repait que d’ombres ; il
faut que je vos posséde toute
entiére ; car si vous connoissez votre Empereur,
vous devez aussi sçavoir qu’il n’est pas accoûtumé à
se contenter d’une conquête imparfaite. Auguste
Cesar.
Livie Drusille a Auguste Cesar,
Son
Seigneur et son Empereur.
VI. Lettre.
Niveau 4
Lettre/Lettre au directeur
« Pourquoi, cruel César ?
s’il peut m’être permis de refuser mon Empereur,
pourquoi vous plaisez-vous à reduire votre Esclave à
un dilemme, dont il lui est impossible de se
débarrasser ! Auguste n’avoit pas accoûtumé de taxer
ses sujets au-delà de leurs forces ; ô pourquoi
demande-t-il à Livie seule ce qui lui est
impossible ? Mon âme & toutes ses
facultés sont entiérement dévouées à mon Empereur ;
ce qui me reste donc appartient à un autre : ne
suis-je pas la femme de Tibére ? Puis-je remonter à
ce tems qui m’a fait sienne ? Puis-je rappeller à
moi ce soufle avec lequel je lui ai juré une
fidélité inviolable ? Mes vœux ne sont-ils pas
enrégistrés dans le sein de Junon (*
5) ? Et la sacrée
Tabelle (+
6) n’en rend-elle pas
témoignage ? O ! mon Seigneur & mon Empereur
sçait fort bien qu’il ne me reste plus rien à
donner ; & tout ce que je puis faire est de me
plaindre en secret, de ce qu’il ne m’est pas
possible de recevoir un honneur, qui m’auroit rendu
la plus heureuse, comme la plus enviée de mon
Sexe. » Livie Drusille.
Auguste Cesar a Livie
Drusille.
VII. Lettre.
Niveau 4
Lettre/Lettre au directeur
« C’est fort bien, ô
beauté divine ! Ce feu de Cesar doit donc avoir à
combattre le froid de Livie ; vous êtes résolue de
me résister, & dans ce dessein vous avez pris
toutes les armes que votre vertu obstinée peut vous
fournir ; mais ne vous souvenez-vous pas que le Dieu
que je sers est invincible ? Vous avez à la vérité
subjugué Auguste, mais vous ne pourrez pas subjuguer
la Divinité qui l’anime. Cessez donc une guerre si
inégale, & soyez convaincue que vous aurez plus
de gloire à céder dans cette occasion ; le Proconsul
des Gaules est votre Epoux, j’en conviens, mais il
sçait ce qu’il doit à son Empereur, & si vous
réfléchissez sérieusement sur ce
qu’est Cesar, vous avouerez qu’il peut se dispenser
des formalités. Mecenas qui est le porteur de cette
lettre, vous en dira plus que je ne puis vous
écrire ; il a ordre de ne pas vous quitter que vous
n’ayez pas promis que vous favoriserez de votre
présence, un divertissement (*
7), que
j’ai préparé sur le Tibre, à l’honneur du jour qui
vous a vû naître, pour le bonheur de tous ceux qui
vous voyent, mais particuliérement d’Auguste Cesar.
Metatextualité
C’est-là, à ce qu’il paroît, tout
ce que cet illustre Seigneur mit entre les mains
d’Antiquaire, ou du moins ce que ce dernier à
eû la bonté de nous communiquer ; l’histoire de ces
illustres amans est trop bien connue pour que nous ayons
besoin de rien ajoûter à ce sujet ; il n’est pas nécessaire
non plus que nous donnions notre opinion sur l’élégance
& l’esprit qui brillent dans ces lettres ; tous nos
lecteurs de goût doivent être charmés de l’amour & de la
dignité qui paroissent dans celles d’Auguste, & avouer
que celles de Livie conviennent parfaitement au caractére de
cette Dame, autant rusée que polie. Plusieurs de nos
lecteurs auroient sans doute vû avec plaisir la continuation
de la correspondance entre deux personnes, qui font une
figure si considérable dans l’histoire Romaine, par quels
artifices Livie, après avoir été la maîtresse d’Auguste,
l’engagea à répudier Scribonie, qui étoit sa femme depuis
plusieurs années, & non seulement à la placer sur le
trône impérial, mais encore, comme il n’en eut point
d’enfans, à adopter le jeune Tibére, qu’elle avoit eû de son
Epoux pour son successeur, au préjudice de ses propres
parens, qui en étoient plus dignes. D’autres,
au-contraire, auroient peut-être mieux aimé que j’eusse
supprimé la piéce entiére ; ils diront que si un dessein
inexcusable vient à réussir, on doit plûtôt taire toute
l’histoire que la publier, de peur que d’autres n’ôsent
tenter la même entreprise, & que par dessus tout la
Spectatrice, qui aspire à régler la conduite de son propre
sexe, ne devroit pas rappeller un caractére vicieux, aussi
fortuné que celui de cette Impératrice Romaine. Il y a des
hommes, diront-ils, qui prétendront avoir une passion aussi
violente que celle d’Auguste, sans la sentir, ou sans avoir
rien de sa sincérité ; & on ne peut pas nier qu’il n’y
ait des femmes qui s’imaginent avoir des charmes aussi
puissans que ceux de Livie, pour retenir ceux qu’elles
désirent d’engager : & alors, s’écrieront-ils, qu’il y a
peu de vraisemblance qu’on puisse les empêcher de poursuivre
les mêmes mesures, quand elles seront animées par l’amour,
ou par l’ambition ! Je souhaiterois sincérement que la
vanité qui n’est que trop attachée à notre sexe, comme il
faut en convenir, ne donnât point de poids à une difficulté de cette nature ; on auroit beau dire à une
jeune Dame que son amant favori n’a point pour elle la
tendresse, l’estime réelle & la constance d’Auguste, ou
que sa beauté, son esprit & ses talens sont à tous
égards fort au-dessous de ceux de Livie, il sera à peine
possible de la convaincre d’une vérité si opposée aux deux
penchans favoris de son âme. Cependant on ne doit pas
imposer silence à l’histoire, parce qu’elle contient des
faits qui ne doivent pas être imités ; & il ne faudroit
pas ôter aux personnes de bon goût l’agréable amusement de
lire les anciens, parce que nous y trouvons des caractéres
odieux, que nous voudrions qui n’eussent jamais existé. Une
femme de qui le cœur est gardé par la raison & la
religion, ne se livrera jamais à l’influence d’un mauvais
exemple ; & celle qui rejette bien loin ces divins
secours, n’a pas besoin qu’on lui dise que Livie à prospéré
& s’est élévée, en cédant à une flamme illégitime. Quand
nous sommes une fois privés de ces secours il
ne faut hélas qu’une bien petite tentation, comme notre
inimitable Shakespear le dit fort bien :
Niveau 3
Comme la débauche même sous un déhors
Angélique n’ébranlera jamais la vertu, de même, si elle
étoit unie à un ange du Ciel, elle fuiroit les charmes
d’un lit céleste pour se repaître d’ordures.
Ce
seroit un grand bonheur s’il n’y avoit point d’exemples
d’une datte postérieure à ceux d’Auguste & de Livie, qui
justifient la fragilité des deux Sexes ; mais comme les
vertus des anciens Romains sont assés décriées, parce
qu’elles sont hors de mode, la même raison devroit faire
rejetter leurs vices, puisqu’ils sont du vieux tems.
Metatextualité
Parmi nos lettres nous en
trouvons une, qui nous vient d’un ancien correspondant,
& qui roule sur la présente situation des affaires ;
mais tout impatient qu’il paroit que nous y donnions notre
attention, il faut qu’il nous excuse. Si nous ne la publions
que suivant l’ordre de sa datte, il peut compter, malgré
toute l’aversion que nous sentons pour nous mêler de
politique, que nous l’insérerons dans notre
ouvrage avec quelques remarques de notre fond sur ce qu’il a
avancé. Lindamire peut s’attendre aussi à la même
indulgence, quoique nous ne sachions pas, si tout bien
considéré elle mérite cette preuve de notre complaisance,
mais nous soumettrons toûjours des querelles particuliéres à
l’intérêt du public. Peut-être quelques personnes se
trouvent-elles dans une circonstance semblable à celle qui a
occupée sa plume, c’est pourquoi, je ne manquerai pas
d’insérer dans un endroit convenable ses sentimens sur ce
sujet ; à l’égard des accusations qu’il lui a plû de porter
contre la Spectatrice, c’est notre affaire d’y répondre
aussi bien qu’il nous sera possible, en laissant au
redoutable tribunal du public la décision de ce différent.