Metatextualidade
Nous avons toûjours souhaité de
n’être jamais soupçonnées de partialité, en faveur d’aucun
de nos correspondans, c’est pourquoi nous nous sommes fait
une régle en commençant cet Ouvrage d’y insérer les lettres
qui nous en paroitroient dignes, dans le même ordre que nous
les recevrions. Comme nous avons observé ponctuellement
cette Méthode, nous nous flattons que les Auteurs de
plusieurs excellentes piéces qui nous ont été
communiquées derniérement pour le bien public, nous
excuseront de ce que nous donnons la préférence à celle
d’Eumène, qui nous est parvenue la première. Et il ne nous
seroit pas possible de tromper Personne à cet égard, quand
même nous en aurions l’inclination, parce que les dates des
lettres elles-mêmes s’éléveroient contre nous. Nous avons
jugé nécessaire de commencer par cette protestation, parce
qu’il nous est revenu qu’on repandoit sourdement dans le
public une accusation de cette nature contraire à ce
Caractère de sincérité, que nous sommes bien resolues de
conserver.
Nível 3
Carta/Carta ao editor
A la Spectatrice.
Madame,
« J’ai si peu de droit au titre d’Auteur, que la vanité
qu’on leur attribue seroit ridicule & insupportable
chez moi ; c’est pourquoi, bien loin d’avoir pris en
mauvaise part que vous ayez supprimé une
partie de ma première lettre, j’aurois vû sans peine que
vous en eussiez retranché davantage, si vous l’aviez
jugé nécessaire. Mais si je suis satisfait sur ce sujet,
je ne laisse pas d’être un peu mécontent à un autre
égard, qui me paroit plus essentiel. J’espérois que la
Spectatrice auroit profité des légeres insinuations que
je lui avois données, en se servant de tous ses talens,
pour mettre devant les yeux de mes dignes Concitoyens de
Londres, ce qui est le plus convenable à leur intérêt
& leur réputation dans le Monde. Cependant le peu
que vous avez dit, me convainct de la veritable estime
& de la bonne volonté que vous sentés pour un
peuple, qui ne peut s’en prendre qu’à lui-même s’il
n’est pas un sujet d’envie pour ses voisins, mais je
crains en même tems que votre briéveté à ce sujet, ne
vienne de ce que vous appréhendez peut être-avec trop de
raison, que ce même peuple ne soit si profondément
engagé dans le Luxe, & dans ses
malheureux égaremens, qu’on puisse le regarder comme
incorrigible. Mais pour lui rendre justice, aussi bien
qu’à cette remontrance pathétique, quoique courte, que
vous avez eû la bonté de faire, permettez que je vous
apprenne, que plus d’une famille de ma connoissance, a
eû assez de bon sens pour se reveiller à cette Lecture
de sa longue léthargie, & pour appercevoir le
précipice dans lequel elle alloit tomber par son
inadvertance. J’ai du penchant à me flatter que
plusieurs autres auront honte de leur conduite passée ;
je puis vous assûrer que ce que vous avez dit à été
généralement bien reçû ; & il est plus que possible
que vous verrez à la fin vos travaux couronnés par un
succès plus grand que vous n’avez pû le prévoir avec
toute votre capacité de Spectatrice, ou que vous n’avez
ôsé l’espérer. On a vû arriver des choses plus
étonnantes que celle-ci ; & si vous daignez
renouveller vos exhortations pour un dessein
si désirable, je ne doute point que vous n’en voyez un
jour ou un autre les bons effets. Dans le même tems je
me crois hautement obligé à vous témoigner mon
obéïssance, en vous envoyant ci-incluse la Description
continuée de l’Ile de Topsy-Turvy, telle que je l’ai
fidélement transcrite du livre de voyages, dont je vous
parlai dans ma dernière. Si elle peut inspirer quelque
réflexion agréable à votre Société, ou amuser vos
Lecteurs, je me croirai très heureux de pouvoir
contribuer à ce que je désire sincerement, puisque j’ai
l’honneur d’être avec une parfaite considération, de
vous, » Madame,
& de vos belles associées, Le
très-humble & très-dévoué-Serviteur.
Eumene.
Austin Fryars ce 12. Sept. 1745.
Metatextualidade
La piéce suivante est l’extrait
que notre ingenieux correspondant a eû la bonté de nous
envoyer ; il est aisé de voir qu’Eumène à choisi différens
morceaux détachés d’Histoire, qui lui ont paru les plus
curieux, ou les plus propres à être insérés dans un ouvrage
de cette Nature.
Nível 3
Utopia
« L’Ile de Topsy-Turvy est si
peu connue dans cette partie du Monde, que mes Lecteurs
traiteroient d’obscures, d’embrouillées, & peut-être
même de fabuleuses, les avantures que je vais en
rapporter, si je ne commençois pas par leur donner une
idée du lieu où elles se sont passées. Je leur
communiquerai donc un recit général & succint des
choses qui se sont présentées à mes observations ; je
laisse à leur imagination à suppléer à ce que moi-même
je n’ai pas été capable de pénétrer ; je déclare
seulement que je ne veux point en imposer au jugement de
Personne, en prétendant avoir découvert ce qui m’est
réellement inconnu. Je ne me mets point en peine de
donner une description Géographique, de
cette Isle, peu de Lecteurs auront l’ambition d’y faire
un tour ; d’ailleurs je ne suis point en état de décider
sous quel dégré de latitude elle est située, parce que
j’y arrivai par un moyen tout-à-fait extraordinaire, qui
ne permettoit point l’usage du compas. Je dirai
seulement, qu’elle est située sur un bras de ce vaste
Océan qui divise l’Amérique du reste du globe, ensorte
qu’une ligne qui passeroit par le coude, si je puis
m’exprimer ainsi, de la Mer pacifique, aboutiroit au
cœur de ce grand Continent que nous ne connoissons
jusqu’à ce jour que sous le nom de Terres inconnues. Il
me seroit fort aisé de suppléer à ce défaut à l’aide de
mon invention, en disant que l’Isle est située au Nord
d’un tel endroit & au Sud d’un autre ; je ne
craindrois point de me voir réfuté par aucun Colomb
présent & à venir, mais j’ai été élevé à détester
toute sorte de tromperie, & quoique je ne sois
encore que bas Officier, après dix années de service sur
mer, je ne pourrois pas me passer à moi-même le moindre
mensonge sous aucun prétexte que ce
soit ; je me flatte donc qu’on m’excusera en faveur des
découvertes que j’ai pû faire, de ce que plusieurs ont
échappé à mes efforts. Le climât de ce pays est
extrêmement sain ; non seulement ceux qui en sont
originaires, mais encore les Etrangers qui y viennent
habiter, & qui estiment assez la vie pour en prendre
soin, parviennent à une extrême vieillesse ; & il
n’est point de pays sur la terre, que le Ciel aït doué
avec plus d’abondance de toutes les choses nécessaires à
la vie ; les prairies sont couvertes du plus beau bétail
que j’aye jamais vû, & produisent le plus excellent
paturage pour leur nourriture ; leurs champs manquent
rarement de couronner d’une abondante moisson les peines
du laboureur ; leurs Rivières qui peuvent le disputer
aux plus fameuses de l’Europe, produisent une très
grande variété d’excellens poissons ; leurs fruits sont
exquis, ils tirent de quelques-uns une liqueur qui n’est
point inférieure au meilleur vin de Bourgogne, ou de
Frontignac ; & les cerneaux d’autres
fruits leur produisent une huile égale du moins à celle
de Luques ; ils ont encore une très grande abondance de
gibier & de volaille, & quoique le goût en
surpasse pour la délicatesse ce que j’ai mangé ailleurs,
il est à si grand marché que le petit peuple seul en
fait sa nourriture. Leurs saisons sont peu différentes
des nôtres, excepté que leurs jours sont
considerablement plus longs, & ce qui est fort
surprenant la chaleur y est moins brulante, quand le
Soleil est le plus perpendiculaire sur leurs têtes, que
nous n’en sentons quand il s’éloigne de nous ; ils n’ont
à essuyer ni orage, ni tempêtes, & & <sic>
quand ils ont du brouillard, c’est ordinairement de
nuit, & par conséquent ils en sont peu incommodés. A
l’égard de la forme de leur Gouvernement, ils disent
qu’il est républicain & réellement ils n’ont point
de Roi ; leur état est gouverné par un certain nombre de
Magistrats, qu’ils choisissent parmi eux-mêmes, & à
qui ils rendent une obéïssance implicite, durant le tems
de leur Magistrature, qui est
ordinairement de neuf ans ; après ce tems ils resignent
leur autorité & on en appelle d’autres en leur
place. C’est ce qu’ils appellent un état de parfaite
liberté, pendant que c’est réellement le plus rude
esclavage ; puisque personne ne peut pas plus disposer
de ce qui lui appartient, que sous les gouvernemens qui
passent pour les plus déspotiques ; & en voici le
<sic> raison. L’Isle, quoique gouvernée par ses
propres loix, est dans une espéce de dépendance d’un
puissant Monarque sur le Continent, par qui elle a été
autrefois conquise ? Quoique ce Prince les flatte d’une
apparence de liberté, il est toûjours le Maître de les
obliger par la force ou la douceur à faire ce qu’il
desire ; & si ces prétendus Gouverneurs vouloient le
moins du Monde s’opposer à ses volontés, il y seroit
descente l’épée d’une main & la torche de l’autre,
ensorte que leur condition est infiniment pire que s’ils
étoient sous un Prince de leur Nation. Mais il n’est pas
nécessaire de s’étendre sur ce sujet, parce
que chacun sçait, combien est triste la situation d’un
pays, lorsque bien loin d’être indépendant, il est
reduit en province d’un autre. Cependant les
Topsy-Turvyens d’aujourd’hui sont trop indolens pour
réfléchir à leur infortune ; ils semblent se plaire sous
le joug qu’on leur à imposé par dégrés ; ils voyent sans
murmurer leurs richesses transportées chaque année sur
le Continent ; toutes les beautés de leurs champs &
de leurs jardins rançonnées ; & ce qu’ils ont
cultivé durant plusieurs mois, moissonné en un moment
devant leurs yeux, se contentants de ce qu’ils peuvent
glaner pour leur propre usage.
Metatextualidade
Je sens qu’on aura de la peine à croire
ceci en Angleterre, cependant c’est un fait dont
j’ai été moi-même témoin.
A l’égard de leurs
loix, il n’y a rien de mieux calculé, pour l’ordre &
le bonheur de la Société ; mais elles ne sont point
exécutées, & semblables à la peau d’un Allegator (*
1), qu’un Apoticaire suspend dans sa
boutique, elles sont plûtôt pour la montre que pour
l’usage ; ils ont adopté depuis quelques générations des
coûtumes & des manières tout-à-fait opposées à
celles qui étoient auparavant en usage chez eux ;
ensorte qu’il paroit impossible que les Topsy-Turvyens
d’aujourd’hui descendent de ceux qui ont été capables de
former une si excellente constitution, avec des Statues
pour la maintenir. Il est certain cependant qu’ils
formoient autrefois un sage & brave peuple ; mais
l’avarice d’un côté & la luxure de l’autre, ont
empoisonné & énervé toutes leurs plus nobles
passions, & les ont rendus, dans leur conduite
publique & particuliere, autant dignes de mépris
qu’ils l’étoient auparavant d’estime & de
vénération. Quoique l’Isle ait tout au plus cent &
cinquante milles en longueur, & pas tout à fait
quarante en largeur, elle contient deux cités, &
plusieurs autres villes fort peuplées ; il
y a aussi une université, ou plûtôt une Académie ; mais
si ceux qui y sont élevés, du moins ceux qui sont trop
gros Seigneurs pour se soumettre aux regles, profitent
dans leurs études, le Lecteur peut en juger par ce que
j’ai dit de la conduite de ces Insulaires. Cependant
leur jeunes-gens sont extrêmement glorieux à leur retour
de l’Académie, & regardent avec une sorte de mépris
tous ceux qui n’ont pas eû le même prétendu avantage.
Comme on s’attendra sans doute que je dise quelque chose
de leurs cités & de leurs villes, j’en donnerai une
description aussi exacte qu’il me sera possible ; leurs
rues sont en général fort étroites, & leurs bâtimens
irréguliers, excepté dans la capitale, où il semble
qu’on a employé plus de soins & d’industrie. Il est
fort clair que ces Insulaires n’ont jamais connu
l’Architecture ; car les palais de leurs plus grands
hommes, & même ceux de leurs Theodos ou grands
Prêtres, sont bâtis dans un goût
extrêmement grossier & barbare, quoiqu’ils soyent
ornés à leur manière de dorure & de pierres
précieuses. Je dois remarquer que l’on ne bat point ici
l’or en monnoye, comme dans d’autres pays, & de l’or
monnoyé ne passeroit point parmi eux ; mais on s’en sert
pour meubler les appartemens, & on l’achéte avec une
sorte de métal composé, que nous n’avons point en
Europe, & dont je n’ai point oui parler dans aucune
autre partie du Monde connu. Leurs temples sont fort peu
ornés, & encore moins fréquentés ; ils sont aussi
pour la plûpart fort bas, & tout-à-fait effacés par
le palais voisin du Chef Theodo de chaque district, qui
par sa spacieuse halle semble vouloir s’éléver sur la
divinité qu’il prétend servir. Les Maisons de la
noblesse & des grands Officiers de l’Etat ne
manquent pas de richesses, quoiqu’elles y soient
disposées sans élégance ; mais celles de la petite
noblesse & des bons bourgeois semblent dépérir & tomber en ruine, ce qui montre les
vexations que leurs propriétaires sont obligés d’endurer
& la misére de leur condition. J’ai dit qu’ils ont
de fort bonnes loix ; mais ce qui paroîtra étrange,
c’est que dans toute l’Isle, il n’y a pas une seule Cour
de judicature, & que toutes les affaires relatives
au mien & au tien, sont decidées, par les personnes
qui sont à la tête du Gouvernement ; ensorte qu’on
dépouille souvent les aînés d’une famille pour donner
l’héritage aux cadets, suivant qu’on est dirigé par
l’intérêt & la faveur. Mais comme le jeu est la
principale occupation aussi bien que l’amusement des
Topsy-Turvyens, on a élevé de vastes salles pour ce
dessein, non seulement, dans chaque ville, mais aussi
dans les plus petits villages. Les portes de ces Salles
étant ouvertes jour & nuit, il est surprenant de
voir combien de gens y courent en foule, pour rendre
leurs adorations à la Déesse Fortune, dont l’image est
toûjours placée au haut bout de la Salle sous un
magnifique daïs. Tous les âges, toutes les
conditions, & toutes les Sectes se réunissent dans
ce culte ; là on met entiérement de côté, toute reserve,
tout orgueil de naissance, & toute différence
d’opinions ; le Prince & le Colporteur, la Dame qui
tient carosse, & la prostituée qui roule sa brouette
de fruit, la prude & la coureuse publique,
l’Ecclésiastique & le baladin sont sur le même pié ;
on ne regarde que le gain ; & le Seigneur sent aussi
peu de remords pour avoir gâgné à un Savetier tout ce
qu’il a dans le Monde, quoique le miserable se pende de
désespoir le lendemain matin, que s’il avoit gâgné cette
somme à la personne qui pourroit le mieux s’en passer ;
mais la ruine & la destruction sont plûtôt chez eux
un sujet de risée & de récréation que de pitié, ou
de soulagement. Ce sont-là tous les édifices de remarque
que je me rappelle, excepté le théatre qui seroit
passable à l’égard du bâtiment, si on l’avoit destiné
pour un autre usage ; mais s’il a été originairement
élevé pour une maison de Comédie, il faut
que l’Architecte ait été un grand ignorant, car le
théâtre étant rond comme ceux où nous faisons combattre
les cocs, les Spectateurs qui occupent la moitié du
Cercle ne peuvent voir que le dos des Acteurs. Il faut
convenir que ce défaut ne mérite aucune attention
relativement aux piéces qu’on y représente ; car la
personne qui a la conduite de cette importante affaire,
s’appercevant que les Spectateurs commençoient à
diminuer, & enfin étoient en si petit nombre, qu’ils
suffisoient à peine à payer les dépenses journalieres,
pour s’accommoder au goût fantasque du Siécle, &
pour attirer plus de monde, il introduisit un Spectacle
d’une nouvelle espéce, qui étoit de faire paroître sur
le Théatre vingt ou trente ânes, ornés de rubans, &
environnés de clochettes. Cette nouveauté, comme toutes
les autres, amusa extrêmement une nation si capricieuse,
& quand il arrivoit à ces pauvres animaux, nullement
accoûtumés à un semblable harnois, de braire, ou de
heurter de la tête les uns contre les
autres, toute l’assemblée retentissoit d’acclamations,
comme si l’on avoit représenté la plus excellente piéce.
Mais cet amusement ne fut pas de longue durée ; car les
Acteurs jaloux de ces nouveaux freres, & craignants
de perdre leurs Salaires si l’espéce animale alloit
obtenir l’approbation du public, préférablement à
l’espéce raisonnable, se mirent à penser comment ils les
supplanteroient ; ce qu’ils exécuterent de la manière
suivante. Ils se procurerent les peaux de plusieurs
sortes d’animaux, tels que des Ours, des taureaux, des
singes, des chiens, des dragons, & se transformants
sous la forme de ces animaux, ils en imiterent les
manières si fort au naturel, qu’ils virent bientôt la
réussite de leur projet ; jamais ils n’avoient été
autant applaudis dans les roles de Héros & de grands
hommes qu’ils le furent dans leurs nouveau caractére de
brutes, peut-être avec trop de raison, mais je ne
prétends pas le décider. Ils continuoient encore à mon
départ de jouer des piéces, qu’ils
divisoient en deux classes, les terribles & les
gayes, ce qui revient, je suppose, à notre Tragédie,
& à notre Comédie ; mais je crois qu’on peut fort
bien mettre de côté cette distinction dans les piéces
dramatiques de Topsy-Turvy, qui choquent également le
bon sens & la nature, & qui sont totalement
destituées les unes d’esprit & d’invention, &
les autres de vérité, de justice ou de bienséance. Il
faut convenir que leur Théâtre peut être excusé, en ce
que c’est la véritable peinture de leurs mœurs ; mais
combien le goût de ces miserables Insulaires doit-il
être dégénéré & corrompû, puisqu’il se plaisent à se
voir dans un semblable miroir. La discipline militaire
est beaucoup en pratique parmi eux ; les campemens &
les revûes sont fréquentes, & ils font aussi bonne
figure sous les armes qu’aucune nation au Monde ; je
n’ai vû nulle part des Soldats mieux équippés, mais pour
ce qui regarde leur valeur, je n’ôse pas en repondre ;
autant que j’ai pû l’apprendre, on ne l’avoit point
mise à l’épreuve depuis plusieurs
années, il est vrai qu’ils firent cinq déclarations de
guerre à autant de differentes nations dans l’espace de
huit mois, mais des ouvertures de paix leur succéderent
bientôt, & tous ces puissans préparatifs de guerre
cesserent pour faire place aux danses & à toute
sorte de divertissemens nocturens. Ce seroit une bonne
politique, si elle les rendoit formidables à leurs
voisins ; mais, hélas, tout n’est que forfanterie ; ils
menacent hautement, ils éclatent pour un moment, ensuite
ils recherchent bassement leurs ennemis, & achetent
la paix bien chérement. Il est présqu’impossible de
conter les différens traités, les alliances, les ligues
offensives & defensives, qu’ils ont formées durant
trois années que j’ai eû le malheur de demeurer parmi
eux. Je dis le malheur, car quoique cette Isle produise
en abondance tout ce qu’un homme qui a une ombre de
raison peut desirer, cependant elle est exposée
perpétuellement à tant d’alarmes, que toute
personne qui aime la tranquillité n’y sera jamais à son
aise : ils menacent toujours & apprehendent
constamment quelque chose de pire, ce qui me rappelle
souvent ce passage de l’Ecriture Sainte. Le mechant
tremblera, lorsqu’il n’aura rien à craindre. Mais ce qui
me surprend, s’il est possible, plus que tout le reste,
c’est qu’ils craignent toûjours, lorsqu’il y a la
moindre apparence de danger ; qu’ils gardent avec les
plus grandes précautions des places très éloignées de
l’ennemi, pendant qu’ils laissent sans défence celles
qui sont les plus exposées. Pour leur portrait, ils sont
certainement le peuple le plus officieux & le plus
empressé qu’il y ait au monde ; ils ne peuvent point
être tranquilles, qu’ils ne prennent part à toutes les
transactions des nations voisines, ou du moins qu’ils ne
pensent pour y prendre part ; dans un tems on
s’imagineroit qu’ils tâchent d’établir une paix
universelle ; & dans un autre qu’ils excitent tous
ceux qui leur prêtent l’oreille à entrer en
guerre. Cette fantaisie de se mêler des affaires
d’autrui les engage souvent dans des querelles très
contraires à leurs intérêts, & dans des guerres pour
l’amour des autres, tandis qu’ils négligent leurs
propres affaires. Mais comme ils ne sont jamais
long-tems du même avis, une seule Campagne suffit pour
les dégoûter de la guerre autant qu’ils s’ennuyoient
auparavant de la paix, & si jamais leurs
inclinations sont raisonnables, celle-ci est de ce
nombre ; car leurs armes sont généralement fort
malheureuses. Cependant l’expérience ne les rend pas
plus sages, & ils ne laissent pas de s’engager dans
des nouvelles querelles, aussitôt que l’occasion s’en
presente ; & il y a long-tems qu’ils auroient été
taillés en pieces & leur Isle reduite en un monceau
de ruines, s’ils n’avoient pas détourné l’orage qui les
menaçoit, avec ces trésors, qu’ils tenoient de la
frugalité de leurs ancêters, & qui étoient à peu
près entiérement épuisés, quand j’arrivai chez eux :
ensorte que peut-être, en même tems que
j’écris ceci, leur épuisement a fait venir sur eux cette
destruction, dont ils ont été menacés si long-tems,
& qu’ils n’ont que trop méritée, comme il en faut
convenir. Cependant quoique le plus grand nombre agisse
contre toutes les regles du sens commun, j’en trouvai
quelques-uns parmi eux qui étoient plus raisonnables ;
ceux-ci voyoient approcher le <sic> miséres de
leur pays, avec la larme à l’œuil & le cœur
surchargé d’angoise : Ils ne manquérent pas d’avertir,
de condamner, de s’opposer de toutes leurs forces à
chaque mesure pernicieuse, mais toûjours en vain ; on ne
faisoit que rire de leurs avis, & on les traitoit
eux-mêmes avec mépris. Comme ceux-ci étoient les seuls
avec qui je pusse converser dans cette Isle, je passois
présque tout mon tems avec eux, & de cette manière
j’appris plusieurs choses, qui sans leur entretien
m’auroient été toûjours inconnues. Je parlois un jour
des étranges irrégularités & des
contradictions capricieuses que je remarquois dans la
conduite des Topsy Turvyens ; l’un de ceux-ci prétendit
alors m’en rendre raison, en me citant un trait de leur
histoire qui, vrai ou fabuleux, pourra amuser les
Lecteurs.
Nível 4
Narração geral
Notre Isle, dit-il,
étoit autrefois gouvernée par des Vice-Rois,
revêtus d’un pouvoir illimité, ensorte que nous
étions heureux ou malheureux suivant leur
caractère ; tous nos appels & toutes nos
plaintes au continent étoient méprisées, &
nous souffrions des grandes vexations. Enfin nous
fûmes persécutés par un Vice-Roi qui surpassoit
tellement tous ses prédécesseurs en méchanceté
& en cruauté, que le peuple poussé à bout, se
révolta unanimement ; son palais fut razé jusques
aux fondemens, & lui-même massacré avec toute
sa famille : d’autres après lui qui tentèrent la
même chose, eurent le même sort, ensorte qu’aucun
n’ôsa plus pendant quelque tems passer sur les
bonnes qu’un bon Magistrat doit observer ; &
nous jouîmes durant plusieurs années
d’une liberté & d’une tranquillité parfaites.
O ! si ce tems avoit continué, que nous aurions
été une nation heureuse ! Mais, hélas ! L’âge d’or
des Topsy-Turvyens passa bien vite pour faire
place à un triste changement. O Epoque fatale à
notre gloire, à nos intérêts, notre vertu, notre
liberté, & tout ce qui mérite les soins d’un
brave homme, quand le détestable Hiamack, nous fut
envoyé pour notre Vice-Roi ; la ruine, la
perdition une honte éternelle, avec toutes les
malédictions qu’on peut s’imaginer se repandirent
alors & s’enracinerent parmi nous !
Ici le bon vieillard fut obligé de faire une
pause & de donner un libre cours au torrent de
larmes, qui couloient de ses yeux à ce triste souvenir ;
je profitai de cette occasion pour lui demander, si
Hiamack se conduisoit si mal, pourquoi le peuple ne se
soulevoit pas comme auparavant pour renverser son
oppresseur ? Aussi-tôt qu’il se fut un peu remis, il me
répondit de cette manière.
Nível 4
Narração geral
(I
2) Madack, me dit-il, (c’est le nom qu’ils
donnent à tous les étrangers pour qui ils ont
quelque estime, & qui approche beaucoup de
Mylord en Anglois) Hyamack étoit trop rusé pour se
découvrir ; il parut à son arrivée parmi nous
n’être que douceur & politesse : & comme
il étoit le plus grand Magicien que j’aie jamais
connu, il se servit de son art diabolique pour
nous engager à ce qu’il ne pouvoit pas obtenir de
nous par la force, comme il le sçavoit très-bien.
Sous prétexte de l’amour & de l’attachement
qu’il affectoit pour le peuple, il fit préparer un
magnifique festin dans une grande plaine & y
invita tous les Topsy-Turvyens de toutes les
conditions, sans en excepter la plus vile
populace : Cette hospitalité & cette
popularité apparentes charmerent toute l’Isle,
tous coururent à ce festin, pour benir leur nouveau Vice-Roi ; on servoit en même tems
des milliers, & quand ils s’étoient retirés,
de nouveaux milliers leur succédoient jusques à ce
que tous eussent avalé le pire de tous les
poisons ; il n’y en eut qu’un très-petit nombre,
qui n’assisterent pas à cette fête, soit qu’ils
fussent malades, absens de l’Isle, ou pour quelque
autre raison ; mes ancêtres eurent le bonheur
d’être de ce nombre. Car, ô mon cher Madack !
poursuivit-il, le maudit Magicien avoit donné, par
quelque recepte diabolique, aux mets de son
festin, la vertu d’infatuer, non seulement tous
ceux qui en mangeroient, mais encore leur
postérité d’âge en âge, ensorte qu’ils devinssent
incapables de juger pour eux-mêmes, de distinguer
ce qui est leur véritable intérêt, & que dès
cette Epoque ils perdissent totalement le
sentiment de ce qu’ils étoient, ou de ce qu’ils
devroient être.
Il est impossible d’exprimer l’angoisse de ce
pauvre & honnête Topsy-Turvyen en concluant ce
recit, qui m’auroit fait rire de boncœur,
sans la compassion que je ressentois pour lui. Je ne me
serois jamais attendu qu’on m’eût donné cette raison des
vûes, des caprices & des folies que j’avois
remarquées parmi ce peuple, cette explication me
paroissoit donc aussi ridicule que la cause qui lui
avoit donné lieu. Je crois qu’il s’apperçut à ma
contenance de ce que je pensois, car il ajoûta plusieurs
observations pour appuyer ce qu’il m’avoit dit. Tous les
autres anciens Topsy-Turvyens, comme ils s’appellent
eux-mêmes, me confirmerent la même chose, & je
trouvai que c’étoit une tradition établie & d’autant
plus sûre qu’il paroit impossible qu’un peuple entier
dégénère & devienne directement l’opposé de ce qu’il
a été, à moins qu’un Agent surnaturel ne s’en mêle.
Metatextualidade
Qu’il y ait des drogues
qui, sans le pouvoir de la magie, agissent sur le
cerveau, & stupéfient les sens ensorte qu’ils
n’ont plus le pouvoir d’agir, c’est un fait dont
nous avons vû un exemple en Angleterre, il y a
quelques années.
Exemplo
Une
Dame donna à un Seigneur une portion, qui le rendit incapable de toute affaire,
& on croit que cet état d’imbécillité auroit
duré aussi long-tems que sa vie, si la Providence
ne lui avoit pas rendu la raison d’une manière
présque miraculeuse.
Il est donc probable
que cet Hiamack connoissoit la nature d’une recepte
si pernicieuse, & qu’il s’en servit contre les
infortunés Topsy-Turvyens, mais je ne puis pas
croire qu’elle eût la force d’infatuer ceux qui
seroient engendrés dans la suite ; je pense plûtôt
qu’ayant corrompu les mœurs des Pères, les fils
imiterent leur exemple, leur postérité en fit de
même, & que de cette manière ils avoient vû
s’enraciner & se perpétuer de génération en
génération cette dépravation qu’ils attribuoient à
la nécromancie. Mais comme un historien doit
rapporter les faits sans rafiner sur leurs
principes, je laisse aux lecteurs à juger quelle est
la cause la plus vraisemblable pourquoi un peuple
autrefois si brave & si sensé a dégénéré à un
tel excès.
A l’égard de la Navigation des Topsy-Turvyens, elle n’est pas moins
comique que le reste, quoiqu’ils se vantent beaucoup d’y
exceller : Ils ont à la verité un grand nombre de
vaisseaux, qui montent & descendent continuellement
sur l’Océan pacifique en suivant le cours de la marée,
car ils n’ont, ni Voiles, ni Mâts ; comme ces vaisseaux
sont construits d’une manière toute particulière, il est
impossible d’en donner une déscription intelligible à un
lecteur Européen ; il faut convenir qu’ils ont dans leur
extérieur quelque chose de majestueux &
d’effrayant ; ils sont fort grands & fort hauts,
ornés au sommet d’un nombre prodigieux de pendans
rouges, jaunes, bleus & blancs attachés à des
perches les uns sur les autres, & qui tombent comme
la frizure d’une perruque sur la surface du vaisseau,
dont les côtés sont encore garnis de longues piques de
fer semblables à de petites javelines, avec la pointe
tournée au dehors ; ils s’imaginent d’incommoder
beaucoup avec ces armes leurs ennemis ; mais je n’ai
jamais vû qu’ils en ayent fait usage, &
je ne crois pas que tout cet appareil aboutisse jamais à
beaucoup d’exécution. Comme ils ne connoissent point
l’usage du compas, & qu’ils ne s’éloignent jamais de
leurs côtes, quand ils veulent faire avancer leurs
vaisseaux de quelque côté, ils se servent d’une sorte de
pagaye, & se rangent au nombre de trente, de
quarante & même de cinquante Rameurs de chaque côté.
C’est ainsi qu’ils se rendent sur le continent, quand
ils doivent ou transporter les productions de leur Isle,
ou en rapporter les productions étrangères dont ils ont
besoin. Quand ils ne sont pas employés de cette manière,
ils font souvent une sorte de danse sur l’eau, se
rangeants en cercle, & passants ensuite les uns
entre les autres avec une incroyable vitesse, par le
moyen de leurs pagayes, & parce que leurs vaisseaux
sont extrêmement légers & que leur mer n’est jamais
agitée par aucun orage qui vienne d’en haut, ou par
aucune émotion qui se forme dans son
sein. »
Metatextualidade
Voilà tout ce qu’Eumène a jugé à
propos de nous apprendre touchant ce pays éloigné, & il
faut convenir qu’il en dit assez pour satisfaire ceux qui ne
pensent pas à faire un voyage jusques à cette Isle ; je ne
crois pas que plusieurs en forment le dessein après ce recit
des mœurs & des coûtumes de ces Insulaires. Cette
relation renferme des choses si divertissantes, que nous ne
pouvions nous empêcher de rire en même tems que nous
sentions la plus grande compassion pour un peuple totalement
ruiné & perdu par son indolence & par sa luxure ;
car je pense tout-á-fait comme l’Auteur de cette
description, qu’il n’est point nécessaire de recourir à des
moyens surnaturels.
Quand une nation se dévoue à des
occupations & des amusemens qui ne peuvent en aucune manière
contribuer à la gloire, ou à l’intérêt du public, ni à la
réputation des particuliers, elle perdra insensiblement toute
idée de vertu, & deviendra comme les Topsy-Turvyens, les
esclaves du vice & de la folie. Je ne crois pas
qu’on puisse prouver par un seul exemple, que le véritable
courage ait subsisté là où il ne restoit plus d’honneur ; l’un
est naturellement la conséquence de l’autre ; car un esprit
vertueux & honnête sera toûjours ferme & constant, il
bravera toutes les menaces d’un Tyran, & méprisera tous les
artifices indirects, également à l’epreuve de la force & de
la flatterie ; Mais quand le vice prend possession de l’âme, il
la rend vile & abjecte ; elle n’a plus d’elle-même, ni
volonté, ni inclination ; toûjours prête à se laisser gâgner par
des offres avantageuses, & à se soumettre lâchement aux
ordres qu’on lui donne. Il convient donc à chaque individu dans
tous les pays du monde, quoiqu’on puisse lui dire de sa liberté,
ou quelque raison qu’il puisse avoir de s’en flatter, d’examiner
soigneusement & d’un œuil impartial tout ce qui se passe, de
ne point se laisser guider par les apparences, de sonder les
motifs secrets, de juger pour soi-même, & de déclarer
hardiment son sentiment sur ce qu’on fait. C’est en cela que
consiste la seule liberté ; car où il n’est pas
permis de penser & de parler, toutes les autres indulgences
ne sont que de mauvaises doublures, qui font d’abord paroître le
joug doux & aisé, mais qui s’usent bientôt, pour faire
ensuite sentir tout ce que l’étoffe a de rude & de piquant.
Je ne m’étonne point qu’un peuple, qui n’a aucune idée de la
religion Chrétienne, & qui est également étranger à la
raison & à la simple politesse, soit disposé à attribuer à
la Magie toutes les révolutions extraordinaires, puisque même
ici en Angleterre, il étoit fort commun, il y a quelques années,
de s’imaginer que les orages, les naufrages, & présque tous
les autres accidens, étoient occasionnés par la force des
enchantemens. Qui plus est les anciens Romains qui se
glorifioient tant de leur pénétration, & qui traitoient de
sauvages & de barbares toutes les autres nations, étoient si
addonnés à cette opinion, qu’ils imputoient les plus grands
évenemens comme les plus petits aux charmes des Magiciens ;
Exemplo
témoin ce que dit Virgile, que les
enchantemens faisoient descendre la Lune du
Ciel, & d’autres choses encore plus
extraordinaires(*
3).
Nos Poëtes
ont aussi avancé la mê-chose <sic>.
Exemplo
Shakespear est rempli d’Histoires de Sorcellerie,
sans en excepter ses piéces historiques. Il attribue la
grande révolution d’Ecosse aux promesses que les Sorciéres
firent à Macbeth ; & réprésente ce grand, quoique
méchant homme, comme dans une entiére dépendance à leur
égard, & les consultant sur tout ce qui lui arrive,
ainsi que nous le voyons, lorsqu’il les conjure instamment
de lui repondre.
Nível 3
Si vous
pouvez pénétrer dans la suite des tems, & voir ce
qui arrivera, ou n’arrivera pas, je vous en conjure, par
cette science que vous professez, répondez-moi. Si vous
déliez les vents, élevez les flots, renversez, par la
force de votre art, les châteaux, les palais & les
pyramides jusque aux fondemens, repondez-moi.
Exemplo
Dryden, quoique plus moderne,
n’étoit pas moins prévenu de cette idée, & il paroit dans plusieurs de ses piéces dramatiques, aussi
bien que dans ses autres écrits, se plaire à attribuer un
grand pouvoir aux Magiciens & aux Sorciers. Voyez ce
qu’il dit dans sa Tragédie du Tyrannique Amour.
Nível 3
C’est lui que j’ai vû (il
étoit sur les bords du Danube, où nous passâmes le
dernier hyver) arrêter par une soudaine congelation le
courant du fleuve, là où il est le plus rapide, &
renfermer dans des filets de Cristal les poissons
étonnés ; & dans un moment rendre au courant la
fluidité, & dégager de leurs masques ces hôtes qui
se débattoient en vain. Il auroit une autrefois éroqué
dans une profonde vallée, ou près des quelque muraille
ruinée, les ombres des Soldats tués, qui s’approchoient
avec lenteur de leurs corps défigurés, &
témoignoient en voltigeant dans l’air leur répugnance à
y rentrer. Mais ses terribles conjurations les
rappelloient à une vie courte & les obligeoient à
prédire l’issue des Batailles. Dans une tente écartée,
tendue de noir, je l’ai vû tracer un Cercle dans un
quarré, & inscrire dans les quatre angles formés par
la circonférence des paroles sacrées d’un Sens
mystique ; lorsque tout à coup un vent sourd commença à
souffler, le Ciel devint noir &
sembla s’affaisser, les rapides éclairs se jouoient dans
les champs, & nous éclairoient par intervalles. On
entendoit dans le même tems les cris aigus des esprits
évoqués, qui voloient au milieu de l’orage, dansoient
d’un coté & d’autre, en s’approchant de la terre,
jusqu’à ce qu’ils fussent renfermés dans le Cercle
magique.
Enfin les Poëtes de tous les Siécles excepté celui-ci,
ont beaucoup contribué par leurs écrits à perpétuer une opinion
superstitieuse, que les Prêtres avoient repandue dans des tems
d’erreur & d’ignorance pour leur propre intérêt. Cependant
ce Royaume est actuellement tout-à-fait dégagé de cette
superstition ; l’exemple des grands a délivré leurs inférieurs
de cette folie, ce qui montre combien ils ont d’influence sur
ceux-ci. C’est pourquoi, s’ils ne mettent pas obstacle à
d’autres penchans plus dangereux, c’est entiérement leur faute,
& on peut les en blâmer avec beaucoup de justice. Que ceux
donc de l’un & de l’autre Sexe qui brillent dans la plus
haute Sphère, deviennent des modéles de vertu pour
le reste, & j’ôse répondre que dans ce Siécle si enclin à
l’imitation, peu seront assés passionnés du vice, pour
s’éloigner de la mode. Car enfin, comme je l’ai déjà remarqué,
c’est parce que nous sommes méchans que nous devenons foibles,
& que nous tombons dans toute sorte d’extravagances ; &
quand nos principes & notre entendement sont une fois
pervertis, à quelle ruine ne devons-nous pas nous attendre !
Metatextualidade
Mais je crains de devenir
trop grave pour la généralité de mes Lecteurs, je finirai
donc par ce vers d’un Poëte. Quem vult Deus perdere, prius
dementat. Celui que Dieu veut perdre il lui ôte premièrement
la raison. N’oublions pas cependant de faire à Eumène nos
remercimens de la faveur qu’il nous a faite ; & de
l’assûrer que nous exécuterons, avant la conclusion de cet
ouvrage, ce qu’il nous demande, autant que notre capacité
nous le permettra ; puisque rien ne nous est plus cher que
l’honneur & l’intérêt de la cité de Londres, & par
conséquent que nous sommes très affligées quand nous voyons
ses habitans agir d’une manière tout-à-fait
opposée à ce qu’on attend d’eux avec raison. Mais je ne
doute pas qu’actuellement le public n’ait suffisamment
d’impatience de voir ce que notre docte correspondant,
Philo-Nature, à jugé à propos de leur communiquer par
l’entremise de la Spectatrice ; & il y auroit la plus
grande injustice à différer de satisfaire une curiosité si
louable, pour ce que nous pourrions leur offrir de notre
fond. Nous allons donc, sans aucun autre préambule, donner
sa lettre telle que nous l’avons reçue.
Nível 3
Carta/Carta ao editor
A la Spectatrice.
Madame,
« Vous fûtes assés obligeante pour insérer de bonne
heure la première lettre que j’eus l’honneur de vous
écrire, je me flatte donc qu’une seconde n’éprouvera pas
une réception moins favorable. Je hazarde, suivant ma
promesse, de reprendre le sujet que j’ai recommandé
ci-devant, comme l’amusement le plus agréable & le
plus utile dont on puisse s’occuper, &
qui nous fournira toûjours assés de sujet pour
réfléchir, pour parler, & pour écrire ; puisque dans
toutes les saisons de l’année, & par tout où nous
serons, nous trouverons toûjours, si nous avons de
l’attention quelque chose de nouveau, qui nous donnera
par conséquent de nouvelles idées. La terre, l’air,
l’eau, & même le feu qui brûle dans nos foyers,
deviendront pour un esprit attentif, un sujet abondant
de spéculation. Je ne sçais pas, Madame, si c’étoit de
votre tems, mais je me rappelle que dans ma jeunesse,
nos bonnes Dames étoient fort occupées, environ cette
saison, à sécher & à préserver certaines herbes,
& certains fruits, & à en distiller d’autres,
suivant la nature des plantes & l’usage qu’on en
vouloit faire ; ensorte que les femmes même de condition
se faisoient un honneur d’entendre parfaitement cette
science. J’ai vû des cures étonnantes faites au moyen
des simples préparés par ces bonnes menagères ;
plusieurs fois j’ai vû servir, au milieu de
l’hyver, un dessert exquis sans le secours du
confiseur ; mais de semblables occupations, dans ce
siécle si poli, sont au dessous d’une belle Dame ; &
le Ciel me préserve que dans ma vieillesse j’aille
inquiéter un Sexe si charmant, en lui conseillant de
retourner à cette vieille manière de passer le tems.
Mais il me semble qu’il ne devroit point se faire une
peine de connoître superficiellement la nature de ces
herbes, qui servent de nourriture, ou dans la Médecine.
Le rafraichissant Plantain, la cordiale Angelique, la
restorante Consoude, le Cresson & le Trefle, si
propres à purifier le sang, & la salubre Sauge,
méritent mieux nos soins que ces drogues étrangères, qui
servent uniquement à grossir la fortune de
l’Apoticaire ; car un véritable Médecin ne doit jamais
sa réputation qu’aux simples, auxquels il faut enfin
avoir recours pour guérir des Maladies, que des
ordonnances suivant les regles ont peut-être
occasionnées. Je ne veux pas persuader les Dames de se changer en Médecins ; elles peuvent s’amuser
en considerant la nature, & l’usage des plantes que
la terre leur présente durant toutes les saisons, sans
se jetter dans une étude laborieuse à cet égard. En
observant les productions de la terre, on peut voir que
Dieu n’a rien fait en vain, & que même ces plantes,
qui paroissent pousser d’elles-mêmes, & dont les
usages, soit pour notre nourriture, soit pour la
Médecine, si elles en ont réellement quelqu’un, ne sont
pas encore découverts, servent cependant d’aliment &
de retraite à quantité d’animaux qui nous sont fort
utiles. Leur variété plaît aussi à la vûe, à mesure
qu’elles croissent & se mêlent avec d’autres plantes
plus estimables ; quelquefois même elles expriment de la
terre des Sucs qui nuiroient aux plantes dont le
jardinier prend le plus de soin. Et puisque je suis sur
ce sujet, je ne puis le laisser sans faire mention d’une
plante qui croit avec tant de facilité, & répand une
si grande quantité de Sémence, qu’il est présque impossible de l’extirper d’un terrain, où elle a
pris une fois racine. Cependant la nature parmi toute
cette profusion de biens qu’elle repand sur nous, ne
nous présente pas un simple plus universellement utile
dans les ordonnances de Médecine, puisqu’on l’employe
présque dans toutes les Maladies, & qu’elle sert de
spécifique pour le plus grand nombre. Il suffit d’avoir
une légère connoissance de la Médecine pour savoir que
je veux parler de l’Ortie ; il y a plusieurs autres
herbes excellentes dont on se sert dans des Maladies
particulières, cependant il arrive ordinairement que
celle qui soulage dans un cas, est préjudiciable dans un
autre ; pendant que l’Ortie prise à propos prévient les
maladies, auxquelles le corps humain est sujet, &
même après qu’on a négligé sa santé, soulage le patient
sans aucune mauvaise conséquence relativement à une
autre maladie dont il peut être attaqué. Cette planté se
divise en deux espèces, l’une se nomme
l’Ortie (I
4) morte, & l’autre
l’Ortie piquante, mais la dernière mérite sans contredit
la préférence, comme étant d’une utilité plus générale,
quoique l’autre soit un remède Souverain dans plusieurs
cas. J’ai souvent pensé qu’on pouvoit comparer l’Ortie
piquante à un bon avis procédant d’un bon cœur, mais
qu’on donne avec trop de dureté ; d’abord on ne le goûte
point, mais ensuite quand on y réfléchit mûrement, on en
sent avec gratitude tout le prix. C’est pourquoi si nous
donnions quelque tems à considérer ces objets, que le
vulgaire regarde d’un œil très indifférent, cette
médiation nous conduiroit à des objets plus relevés,
contribueroit à rendre nos idées plus pures & plus
sublimes, & nous mettroit en état de parcourir ces
immenses régions étoilées, que nous
regardons avec tant d’admiration. Je regrette beaucoup,
Madame, que vos observations sur les mondes planétaires
ayent été interrompues. C’est-là, en vérité, un sujet
pour les nobles spéculations. Là le plus vaste genie
peut être absorbé dans ses contemplations. Quelle humble
gratitude, & quel étonnement ne doivent pas s’élever
dans l’esprit à la vûe du pouvoir immense & de la
sagesse de cet Etre incompréhensible, qui a
non-seulement formé ces globes, mais encore les conserve
dans un ordre si exact, qu’aucun ne passe les limites
qui lui ont été assignées, pour causer aux autres du
préjudice. J’avoue que je suis entiérement de l’opinion
de votre ami, qui regarde toutes les planètes comme
autant de mondes habitables ; cette courte mais claire
raison qu’il en donne, savoir, qu’ils sont tous
illuminés, peut à mon avis convaincre tous ceux qui ne
sont pas absolument attachés à leur propres sentimens.
Si vous aviez pû donner plus de tems à
nos observations, ou du mois si vous aviez fait une
autre visite au Télescope quand on pouvoit voir Saturne,
avec plus d’avantage, ce cercle ou cet anneau qui
l’entoure, vous auroit paru plus brillant que la lune
lorsqu’elle est en son plein, & dans son périgée.
Mais je ne puis m’empêcher de penser différemment de
votre ingénieux ami à un égard, savoir que cette planète
à cause de sa grande distance, seroit plongée durant
près de six mois dans une horrible obscurité ; &
voici ma raison pour contredire une opinion, qui est
aussi celle de plusieurs personnes. Plus cette planète
est éloignée de notre soleil ; plus elle doit être
voisine de quelque autre soleil ; car je crois que les
plus judicieux observateurs conviennent que les étoiles
fixes sont autant de soleils qui ont leur monde
planétaire, ensorte que notre soleil ne doit paroître-là
que comme une étoile à peine perceptible.
(I
5) Saturne, ayant donc cet
avantage par dessus les autres planètes de notre
systhême, au-lieu d’être aussi sombre & obscur qu’il
nous paroit d’abord, doit être la plus illuminée de
toutes les planètes, puisqu’il a une moitié de l’année
notre soleil, comme les Astronomes en conviennent, &
qu’il jouit durant l’autre moitié d’un autre soleil, que
nous pouvons à peine appercevoir, ce qui joint à ce
brillant cercle de lunes lui donne un jour présque
perpétuel. Cette opinion de la pluralité des mondes,
bien-loin d’être contraire aux principes de la Réligion,
nous donne des idées plus relevées de la sagesse &
de la puissance du Créateur ; à mon avis les Philosophes
des premiers Siécles qui s’imaginoient que
cet Univers étoit terminé par ce qu’ils pouvoient
discerner, avoient des idées plus bornées du grand
Auteur de la Nature, & aussi leur portion de vanité,
de se flatter que ces vastes globes qui se meuvent au
tour de nos têtes, n’ont été faits que pour récréer
notre vûe. Mais les nouvelles découvertes qu’on a faites
depuis l’utile invention du Télescope, ont rendu ces
derniers tems plus sages, du moins pour ceux qui ne
ferment pas les yeux à la vérité & qui ne craignent
pas d’être convaincus.
Narração geral
J’ai connu autre-fois un Ecclésiastique très honnête
homme mais d’un entendement fort borné ; comme nous
parlions un jour sur ce sujet, il me dit, que de
soûtenir qu’il y avoit d’autres mondes outre le
nôtre, étoit une proposition profane, irrélgieuse
<sic> & contraire à la foi Chrétienne :
car, s’écria-t-il, si Christ est mort pour nous
seuls, que doivent dévenir les âmes de ceux qui
habitent dans ces mondes dont vous parlez tant ? A
l’ouverture de cette objection, je ne
pus m’empêcher de sourire, ce qui donna encore plus
mauvaise opinion de ma piété à ce bon
Ecclésiastique, & je luis répondis que ces
Mondes pouvoient n’avoir point eû d’Adam, qui eût
péché comme notre prémier Père, & par conséquent
n’avoient pas besoin de la même extraordinaire
rédemption. Cette reponse lui fit perdre patience,
& son zèle le porta si loin dans la dispute, que
si je n’avois pas connu la droiture de son cœur je
n’aurois pas pû l’excuser, ni même conserver ma
modération.
Je trouve fort étrange qu’on
veuille mêler la religion où elle n’a que faire. Si ces
Mondes ont besoin d’un Sauveur, ou quelles créatures les
habitent, c’est ce qui ne doit point être mis en
question ; ce qu’on peut raisonnablement supposer, c’est
qu’ils sont habités par des créatures qui différent de
nous en nature & en dignité. La Nature se plait dans
la variété, chaque Elément abonde en espéces
différentes. Mille & dix mille sortes d’oiseaux
volent dans les airs. Les eaux produisent
autant de différens habitans écaillés. La terre est
couverte d’insectes, de reptiles & de bêtes
diverses ; & même les hommes nés sous des différens
climats différent en couleur, en taille ou en manières,
présque autant qu’ils différent des brutes. Il seroit
donc ridicule de vouloir se faire une idée des habitans
de ces mondes. Dieu est infini en tout & nous
pouvons voir clairement qu’il n’y a pas deux de ses
ouvrages qui se ressemblent parfaitement. C’est pourquoi
je trouve du péché comme de la folie à prétendre
pénétrer des choses qui ne nous intéressent nullement,
& qui sont au delà de notre portée. Dieu nous a
donné assés de sujets de comtemplation dans ce Monde que
nous habitons ; ainsi nous ne devons pas rechercher des
secrets qui nous sont cachés ; mais ceux qui s’opposent
à la persuasion de la pluralité des mondes ne doivent
pas en insérer que nous devrions refuser d’ajoûter foi à
une supposition si raisonnable ; nous pouvons convenir
qu’il y a de semblables mondes sans perdre
notre tems en des vaines conjectures sur les habitans de
ces mondes, leurs mœurs & leurs occupations. Si
quelqu’un avoit assés de présomption pour prétendre que
toutes les merveilles de l’Univers lui ont été montrées
par la révélation, l’imposture se découvriroit
d’elle-même ; car où est l’imagination humaine, qui
puisse se former aucune idée de la milliéme ou la
dix-milliéme partie de ce nombre immense de globes
mondes, dont nous voyons les Soleils avec le secours de
nos Télescopes, encore moins qui puisse en faire la
déscription ? Combien de choses restent donc cachées
dans le sein de l’infini, incompréhensibles,
impénétrables, comme le tout puissant Créateur ! Ainsi
nous n’avons point à craindre qu’aucun prétendu Prophéte
vienne nous en imposer à ce sujet ; & si nous
allions nous décevoir nous-mêmes en inventant des
Systêmes imaginaires, ce seroit une des plus grandes
extravagances dont ce Siécle soit coupable.
Mais la bonté de Dieu a mis assez de choses à notre
portée, pour nous dédommager de ce qui est au delà ; si
nous négligeons, comme indignes de notre attention ces
choses que notre capacité peut atteindre, c’est une
faute égale à mon avis à celle de vouloir sonder ce que
Dieu a jugé à propos de nous cacher.
Nível 4
Prenez garde, dit le Marquis de St.
Cloud, dans une de ses Lettres à son fils, que vous
ne perdiez pas l’occasion favorable de vous
instruire, en attendant vainement celles qui ne se
présenteront jamais.
Vous, Madame & vos
associées, vous méritez des éloges de ce que dans une
saison qui ne présentoit pas à vos spéculations des
objets plus agréables, vous avez mieux aimé, plutôt que
de rester dans l’inaction, observer les progrès &
l’accroissement d’un insecte, qui paroit si méprisable à
nos beaux esprits. Je m’imagine vous voir éparpiller
avec vos belles mains de la terre bien fine, afin de
mettre vos éleves à l’abri des injures de l’air : Je vous entends donner vos ordres, que
personne n’aille déranger la couche que vous leur avez
préparée avec tant de soin : je conçois avec plaisir
votre assiduité à courir chaque matin pour examiner si
vos ordres ont été fidélement exécutés & combien ces
petits animaux ont prospéré sous votre direction. Que
nos Dames & nos Cavaliers du beau monde rient de cet
amusement, pour moi je l’admire, & je voudrois qu’il
eût plus d’imitateurs. Je pense aussi comme vous, qu’un
escargot bien examiné, n’est pas sans beautés, sur-tout
si on s’attache à cette sorte qui cherche principalement
sa nourriture sur les fleurs : il est certain qu’ils
doivent en grande partie leur couleur à ce qu’ils
mangent : puisque ceux qui vivent dans les caves ou
autour des vieilles murailles, ont une couleur d’un gris
sale, conforme à l’endroit où ils vivent, & d’où ils
tirent leur nourriture.
Narração geral
Mais je ne veux pas quitter ce sujet sans vous
instruire d’une expérience faite par un Virtuoso de
mes amis sur l’une de ces créatures ;
ayant observé que leur couleur venoit en bonne
mesure de ce qu’ils broutent, il en mit un dans une
boëte, & eut soin de lui fournir chaque jour des
feuilles des plus belles fleurs de son jardin ; mais
comme il gardoit l’animal dans une chambre, ou il ne
jouissoit pas de l’avantage du plein air : il
n’augmenta que très peu en beauté. Mon ami
s’apperçut enfin de cette faute, & le porta
déhors dans un endroit, où le Soleil brilloit avec
tout son éclat ; il le laissa se glisser selon son
plaisir sur les herbes, les fruits & les fleurs
en le suivant toûjours de l’œuil ; il prit cette
peine durant plusieurs semaines de suite, & il
eut enfin la satisfaction de voir que ce n’étoit pas
en vain ; l’animal devint réellement plus clair,
& plus transparent, & même plus fort &
plus vif, si on peut le dire d’un escargot. Il se
mit aussi en tête de faire une autre expérience qui
fut celle-ci : il avoit remarqué que plusieurs
escargots avoient des inégalités dans leur coquilles
& même comme une autre petite coquille qui
paroissoit sortir de la première ; il
en prit un & faisant un petit trou à sa coquille
sans lui blesser le corps, il en vit sortir une
espéce d’écume qui dans peu de tems prit de la
consistence, & s’endurcit en se joignant au
reste de la coquille ; il rompit alors une partie du
contour, en sorte que l’animal paroissoit présque
nud : mais la nature l’avoit pourvû pour réparer sa
demeure, d’une abondante provision de ce suc
visqueux, qu’il avoit vû s’élever auparavant, &
qui transpiroit alors par tous les pores, &
s’endurcissant par dégrés comme le reste de la
coquille, la rendit grande & circulaire comme
elle étoit auparavant ; il apperçut aussi une petite
cannelure entre la vieille & la nouvelle piéce,
comme dans les autres parties de la coquille ; d’où
il conclut que la coquille ne s’étoit pas formée
d’abord ; & que d’elle-même elle ne pouvoit pas
croître en dimensions ; mais que l’escargot seul
augmentant en force & en grosseur, jettoit
dehors ce fluide qui formoit autant de différens
contour qu’il y avoit de cannelures & que de là
venoit aussi cette variété de
couleurs que nous voyons souvent dans la même
coquille, mais qui sont toûjours disposées suivant
ces cannelures, en sorte que l’une ne se confond
jamais avec l’autre.
Mais, vous direz peut
être, que la personne de qui je parle, aussi bien que
moi-même qui vous fais le recit de ces expériences,
pouvoit faire un meilleur usage de son tems. Si c’est là
votre avis, Madame, je ne le contredirai point, parce
que nous ne devons pas être tellement assidus à
satisfaire une pure curiosité, que nous négligions les
recherches qui peuvent être d’une utilité réelle. Il est
vrai que cet amusement est très innocent, & s’il
n’est d’aucun service au public, ou à nous-memes, il est
bien éloigné d’être préjudiciable à l’un & à
l’autre. Il seroit à souhaiter qu’il pût succéder à
d’autres amusemens plus dangéreux. Comme je l’ai déjà
remarqué, un esprit qui examine avec application les
plus petits ouvrages de la Nature, sera insensiblement
amené à contempler les plus grand objets, il trouvera
par tout des Sujets d’étonnement ; il
concevra les plus hautes idées du Grand Auteur de la
nature, sentira hautement la bienveillance infinie de
cet Etre suprême à l’égard de toutes ses créatures,
& particuliérement en notre faveur, puisque nous
sommes les seuls de tous les Etres sublinaires à qui il
ait donné la faculté de raisonner & de réfléchir.
C’est pourquoi la plus chetive créature que l’air, la
terre, ou la mer, nous présentent, n’est pas indigne de
notre considération ; nous ne pouvons jetter nos yeux
nulle part, sans voir quelque chose digne d’admiration ;
& quoiqu’on puisse s’arrêter trop long tems sur un
objet, sans être coupable d’injustice à l’égard des
autres, on n’en devroit laisser passer aucun sans en
prendre du moins une légère connoissance. Ce que je veux
dire, c’est que ceux qui ont assez de loisir pour
satisfaire leur curiosité, & en même tems pour
perfectionner leur jugement devroient tâcher de
connoître, autant qu’ils en ont le pouvoir, ou les occasions, les différentes parties de
la création : afin que, s’ils ne peuvent pas rendre une
exacte raison de la structure de chaque partie, ils
ayent du moins une idée juste du tout, & qu’ils se
convainquent par le peu qu’ils en connoissent, combien
de merveilles sont au delà de leur portée. Cette étude
nous présente une si grande variété d’objets qu’elle n’a
pas besoin d’autre recommandation ; Comment courons-nous
donc comme des fous après des nouveautés, qui bien-loin
de nous être utiles, ruinent notre fortune, &
corrompent nos mœurs & notre jugement, pendant que
l’etude de la nature nous fournit chaque jour, dans
chaque saison, & par tout de nouveaux sujets
d’entretien & d’instruction ! Les personnes de tout
âge & de toutes les capacités peuvent y trouver de
l’agrément, & en devenir meilleures.
Nível 4
C’est, comme s’exprime
fort bien Massanger, qui étoit un des bon Poëtes de
son siécle, un bien universel, plus cher aux princes
que la couronne qu’ils portent, &
cependant qui n’est pas refusé au plus chétif
paysan ; la Nature distribue également ce bien à
tous ; celui qui ne veut pas y participer se fait à
lui-même un vol.
Mais j’ai de grandes
espérances que comme la Spectatrice a montré le chemin,
plusieurs de l’un & de l’autre sexe l’imiteront dans
des recherches si utiles.
Metatextualidade
J’allois terminer cette ennuyeuse Epitre, mais il
faut que j’ajoûte un mot ou deux concernant les
Chenilles.
Je métonne <sic>, Madame,
que vous n’ayez jamais fait mention d’une espéce
particulière de ces insectes, laquelle est à mon avis le
plus parfait emblême que la nature entiére nous présente
d’un esclavage brillant. La Chenille dont je veux parler
est est <sic> d’une olive sombre, a le long de son
dos deux rayes couleur d’or, & dans plusieurs
endroits des taches de la même couleur. Elle seroit sans
contredit la plus belle de toute l’espéce, (sans en
excepter celle dont vous parlez avec sa tête couleur
d’ambre) si la nature n’avoit pas placé sur son cou une
espéce de corne, qui ressemble exactement à
un joug. Je n’ai jamais pû savoir de quelle utilité ceci
est à l’insecte, & mon ami n’a pas pû m’en
informer : mais elle paroît à l’œuil un pésant fardeau
qui arrête & embarrasse les mouvemens de l’insecte ;
en sorte qu’il répond très bien à la comparaison que je
viens d’indiquer, d’un peuple qui se plait à montrer au
dehors de la magnificence ; tandis qu’il est esclave
& qu’il se débat comme une bête de charge sous un
fardeau, que tout le monde regarde avec pitié &
mépris. Lorsque vous retournerez à la Campagne, je vous
prie de donner quelque attention à ces insectes ; ce
sera pour une Dame de votre caractère, un sujet abondant
de réfléxion qui pourront être utiles au public, de voir
comment cette pauvre créature, après beaucoup de peine
& de travail pour atteindre quelque branche
favorite, se sent arrêtée par ce qu’elle porte sur le
cou, & sujette à chaque instant à être precipitée
contre terre. Comme toutes les loix de la Providence
sont sages & bonnes rélativement meme
au plus chetif animal, nous devons supposer que ceux
ci-ne <sic> sentent pas leur misére, autrement il
semble qu’ils n’auroient été crées que pour être
malheureux. A quel dégré va leur instinct, c’est ce que
nous ne pouvons pas déterminer ; mais comme la nature à
ordonné qu’ils porteroient cette marque de servitude,
qu’ils n’ont jamais connu un état de liberté, ni
consenti à leur condition présente, par aucune folie, ou
inadvertence, il ne faut pas douter qu’ils ne soient
fort à leur aise à cet égard. Mais je laisse à la
Spectatrice à discuter cet article, quand elle aura pris
la peine de le considérer ; je continue à faire des vœux
pour le succès de votre entreprise, & suis. »
Madame,
Votre très humble Serviteur &
admirateur. Inner Temple ce 15. Sept. Philo-Nature. P. S. Je me rappelle, Madame, que vous
donnâtes dans votre dixseptième discours quelque
espérance qu’on verroit une Lettre de ce digne
Gentilhomme, chez qui vous eûtes le plaisir d’observer
les régions planétaires ; non seulement moi-même, mais
une grande partie de vos Lecteurs, l’attendent avec
impatience ; & je ne doute pas que suivant votre
promesse, vous ne nous fassiez la faveur de la rendre
publique, aussi tôt qu’elle vous sera parvenue. »
Metatextualidade
Quoique l’ingénieux Auteur de
cette lettre ne puisse rien écrire qui ne convienne, &
que tout ce qu’il dit mérite notre reconnoissance, notre
Société est cependant charmée par dessus tout, de ce qu’il
défend avec tant de force une opinion, contre laquelle
quelques zélés & quelques enthousiastés se récrient,
comme si elle étoit anti-chrétienne & fabuleuse ; je
veux dire la pluralité des mondes, contre laquelle je n’ai
jamais oui proposer une bonne raison. En faire un article de
foi, ce seroit une faute, parce que ni les Ecrits sacrés, ni la tradition, ne nous en donnent aucune
assûrance ; mais dans un sujet parfaitement indifférent au
salut, je pense que nous pouvons nous servir de notre
jugement, sans craindre d’être trop présomtueux.
Il
suffit pour contenter notre orgueil que tout ici bas ait été
créé pour notre usage ; & il semble que c’est avoir la plus
grande arrogance aussi bien qu’une extrême vanité, de s’imaginer
que tant de globes plus vastes que celui que nous habitons,
n’ayent été formés que pour divertir la vûe dans une belle nuit,
& qu’ils n’ont réellement aucune autre utilité. Mais en
supposant que cela fût ainsi, & que le Tout-puissant
Créateur de cet Univers eût arrangé uniquement pour notre
plaisir tout ce que l’œuil peut atteindre, les instrumens nous
présentent des objets que la nature nous avoit cachés. Nous
voyons par le secours de nos verres une multitude de globes de
lumière, que l’œuil ne peut pas discerner à cause de leur grand
éloignement, & par conséquent qui ne peuvent pas avoir été
disposés pour être l’objet de nos spéculations ; ceux ci n’ont pas été créés pour nous donner de la lumière, de la
chaleur, ou pour nous rejouir avec leur éclat, puisqu’on ne peut
point les sentir, ni les appercevoir sans le secours des
Télescopes, & encore à peine peut-on les distinguer. Tout ce
qu’on peut dire avec raison contre cette opinion de la pluralité
des mondes, c’est qu’elle n’importe en rien à ceux qui demeurent
dans celui-ci, puisqu’ils <sic> ne nous est pas possible
de voyager dans les autres mondes, ni d’en connoître jamais les
habitans. Il est vrai que j’ai entendu des gens assés fous pour
soûtenir, que les hommes parviendront un jour à inventer des
machines, qui les transporteront à travers les airs avec la même
aisance que nous passons maintenant les mers, ce qui paroissoit
sans contrédit autant impratiquable d’abord, qu’il le paroit
maintenant d’exécuter l’autre projet. Mais ceux qui parlent de
cette manière affectent d’oublier qui a été le prémier
Navigateur ; que Dieu lui-même a instruit Noë comment il devoit
bâtir l’arche destinée à sauver le reste du genre humain, &
comment il devoit la conduire, afin qu’elle ne fût
pas engloutie par les eaux qui détruisirent tout. On ne peut
& on ne doit pas nier, que la même toute puissance ne puisse
nous apprendre, s’il lui plait, le moyen de voler dans les
airs ; mais aussi nous devons considérer, qu’elle n’agit jamais
par des voyes surnaturelles, que dans des circonstances
extraordinaires, ainsi nous ne devons pas attendre un semblable
miracle, à moins qu’une cause du moins égale à celle du déluge,
ne le rende nécessaire. Si les regions éthérées pouvoient nous
mettre à l’abri du feu qui dévore tout, & qui doit enfin
consumer la terre, comme on nous en assûre, on auroit encore une
légère ombre d’espérance, que la race humaine pourroit être
préservée une seconde fois par un moyen aussi extraordinaire
qu’elle le fut anciennement. Mais de quelle utilité nous
seroit-il de voler, quand même nous aurions les aîles de
l’aigle, & que nous pourrions suivre dans les airs ce Roi
des Oiseaux, dans le tems que les cieux eux-mêmes, du moins ce
que nous nommons ainsi, seront froissés comme un parchemin,
lorsque le Soleil, la Lune, & les Etoiles
seront dissoutes & que l’embrasement sera universel ! Mais
en accordant tout ce que leur folle imagination leur suggére, en
supposant qu’on puisse trouver une voiture capable de nous
transporter dans l’air d’un Royaume à l’autre, ou dans quelque
endroit que nous voudrions de notre globe, nous ne serions pas
plus en état qu’aujourd’hui de rien découvrir dans les autres
mondes. Chaque globe a son Atmosphére impénétrable, une limite
que rien de mortel ne peut passer ; & si lorsque nous aurons
secoué cette masse de chair, l’âme sera revêtue du pouvoir de
satisfaire sa curiosité à cet égard, c’est ce qui est connu de
Dieu seul qui l’a créée. Ici la raison n’est plus d’aucun usage
& se perd dans l’abîme de l’éternité, comme le dit fort bien
un de nos Poëtes.
Nível 3
Le fini peut-il
mesurer l’infini ? La raison est aveugle pour ce qui la
concerne, cependant l’homme, cette vaine Créature, voudroit
sonder avec ce foible instrument l’immense abîme de la
Divine sagesse !
Ainsi quoique je me plaise dans la
contemplation de ces mondes innombrables, tous
créés par le même Etre tout puissant & présent par tout,
& que cette idée s’accorde fort bien avec les notions que
nous avons, ou que nous devons avoir de la Divinité, je n’ôse
pas la mettre dans ma confession de foi. Je confesse qu’il
n’importe pas de savoir s’il y a ou n’y a pas d’autres Sphéres
habitables, & je n’en estime pas moins ceux qui peuvent
différer de moi à cet égard ; je dis seulement que cette opinion
donne une satisfaction intérieure, & étend des idées que
chacun devroit encourager. Cependant je ne pousserai pas plus
loin ce sujet ; mais à l’égard des objets qui sont à notre
portée, & dont nous tirons chaque jour quelque avantage, je
ne crois pas qu’on puisse excuser ceux qui négligent les
occasions de les connoître. En effet il n’y a point d’étude plus
utile que celle-ci, que Philo-Nature recommande si fortement
dans sa première & sa seconde lettre aux personnes de tout
rang, à proportion de leur situation. Cependant on ne doit pas
supposer qu’il conseille de donner à examiner la
racine d’un végétable, où les organes d’un insecte, le tems
qu’on devroit employer à travailler pour le maintien de sa
famille. Il est certain que des spéculations de cette nature
conviennent mieux aux personnes du grand monde, ou du moins à
ceux qui ont une fortune indépendante des affaires, qui ont
suffisamment de loisir, & qui trouveront à peine un moyen
plus utile de remplir les vuides de leur tems. Cependant quoique
ce petit nombre ait le bonheur de pouvoir faire de plus grands
progrès dans l’étude des beautés de la nature, il y en a bien
peu qui ne puissent trouver assez de tems pour connoître du
moins les lignes qui la terminent, si l’on peut s’exprimer
ainsi ; le plus chétif artisan s’alloue quelques fêtes dans
l’année ; il se proméne dans les champs, a peut-être un petit
jardin, & dans le plus petit morceau de terre, trouvera
assez de sujet d’instruction & d’amusement. La Dame de
campagne n’a pas besoin de négliger son ménage pour connoitre
les propriétés de ces simples qui croissent à sa porte. Les
brutes ellesmêmes nous apprennent les vertus de
plusieurs végétables, en les choisissant pour se soulager de
quelque maladie, à laquelle elles sont sujetes,
Exemplo
& Hippocrate lui-même devoit
la découverte des merveilleux effets du sabot d’un Elan,
parce qu’il avoit vû cette Créature tenir long-tems son pied
à son oreille, lorsqu’elle étoit malade. Comme nos plus
dangéreuses maladies viennent originairement de la tête, ce
grand Philosophe & habile Médecin s’imagina d’abord, que
le pied de cet animal pouvoit non seulement empêcher toute
obstruction dans les vaisseaux capillaires, mais encore être
utile dans d’autres cas qui viennent tous de la même cause ;
& comme il savoit que cette expérience n’avoit rien de
dangereux, il l’essaya avec tant de succès qu’il mérite les
Bénédictions de tous les siécles passés & futurs.
On a trouvé plusieurs autres grands & estimables sécrets en
observant les coûtumes des animaux. Par exemple nous n’aurions
peut-être jamais connu les vertus du Plantain, si nous n’avions
pas vû le Crapaud, quand il est prêt de créver par
la force de son propre venin, se traîner jusqu’à cette plante
salutaire, & regâgner sur le champ sa santé & sa
vigueur. Mais les personnes de mon Sexe vieilles ou jeunes qui
aiment le plaisir, me diront peut-être que ces remarques ne
méritent pas leur attention, que si elles sentent quelque
incommodité, elles peuvent s’addresser à leur Médecin ; &
qu’elles n’ont point besoin de s’embarrasser de ce qui regarde
la Médecine. Je conviens volontiers que cela est vrai de la plus
haute classe ; mais on doit avouër que celles qui leur sont
inférieures ne s’abbaisseroient point, en étudiant
superficiellement un sujet de cette nature. Quoiqu’on puisse
dire qu’il ne convient pas à une Dame du beau monde, de
s’occuper autour des végétables qui servent dans la cuisine, ou
pour la distillation, il n’est pas moins vrai qu’elle devroit
prendre quelque intérêt aux plantes, qui flattent sa vûe ou son
odorat, qu’elle porte dans son sein, ou dans ses cheveux, &
qui deviennent ses plus beaux ornemens, même parmi
l’éclat des joyaux, & des plus riches broderies. Les fleurs
& les plantes aromatiques qui couvrent nos jardins, peuvent
être régardés comme un régal que la nature nous présente ; &
de tous les plaisirs qu’elle nous procure, il n’en est peut-être
point de plus exquis. La jonquille, la rose, le jassemin, la
fleur d’orange, l’oreille d’ours, & mille autres fleurs
ravissent nos sens par leur beauté, & le parfum qu’elles
répandent. Il n’y a personne assez stupide pour n’en être pas
charmé. Je crois qu’elles sont universellement goûtées ; les
Dames même veulent en avoir dans leur chambre dans des pots
& des vases de porcelaine ; & quand les frimats de
l’hyver les privent des originaux, elles en ont la copie dans
les tableaux, sur le vernis, & en broderie. Comment donc
pouvons-nous nous dispenser de visiter de tems en tems nos
parterres, pour observer l’origine, l’acroissement & la
préservation de ces plantes & de ces fleurs qui nous font
tant de plaisir ! Pourquoi nos jardiniers
seroient-ils plus sages que nous-mêmes ? pourquoi
laisserions-nous en leur pouvoir de nous tromper, & nous
mettrions nous hors d’état de découvrir leur négligence, ou leur
ignorance, pour cultiver des plantes dont nous aimons à nous
parer, quand elles sont parvenues à leur perfection ? Quoi de
plus beau qu’un assemblage de diverses fleurs qui croissent
toutes sur le même arbre ? & quand nous nous plaisons à les
regarder, n’aurions-nous pas plus de plaisir, si nous savions
comment elles se produisent ? Ne seroit-ce pas un sujet fort
agréable d’entretien, que de pouvoir instruire ceux qui en
savent moins que nous, & raisonner avec ceux qui prétendent
être mieux informés, sur les merveilleux progrès de cette séve
distincte, qui nourrit chaque fleur différente, quoiqu’elle
vienne de la même souche ? De toutes les occupations du
jardinage, celle de greffer est la plus surprenante, & nous
ne pouvons jamais trop admirer la force de ce suc nouricier, qui
dans un petit bouton pris d’un arbre & greffé sur un autre,
conserve la même nature primitive ; & quand
même on inoculeroit sur le même sujet vingt espéces différentes,
toutes conserveroient sans la même confusion leur qualité
originale ; ensorte que leurs fleurs ne différeroient, ni en
couleur, ni en figure, ni en odeur, de celles qui croitroient
naturellement sur une seule souche de leur espéce. Il me semble
que de s’asseoir à côté du jardinier, tandis qu’il fait une
opération si curieuse, n’est point un amusement indigne de mon
sexe, ni au-dessous de la plus grande Dame ; il faut la plus
grande délicatesse pour couper le petit écusson, en-sorte qu’il
s’ajuste exactement à l’incision qu’on a faite à l’écorce du
sujet sur lequel on veut le greffer ; & ensuite de fermer
& de réunir bien le tout, de peur que le froid ou la pluye
n’y pénétrent, & n’empêchent l’union de l’un avec l’autre,
jusques à ce que l’écorce extérieure ait assez crû pour les
mettre à couvert. Je sais que plusieurs personnes ont de
l’aversion à appliquer sur la même souche des greffes de
différente nature, tels que la pomme & la prune, la nefle & le raisin, ou la rose & la tulipe,
l’œuillet & le lis. Ils s’écrient que c’est une absurdité,
un monstre plûtôt qu’une merveille qui puisse plaire ; & que
chaque fruit & chaque fleur ont meilleur air, lorsqu’ils
croissent sur le tronc que la nature leur a destiné, ensorte
qu’il faut éviter par dessus tout, de changer son cours par
quelque innovation. Mais ces objections me paroissent venir
uniquement d’une humeur aigre & chagrine. Essayer de
concilier l’art avec la nature est à mon avis un amusement fort
innocent, & qui exerce l’invention ; & sur ce qu’on dit
que la vûe en est offensée bien loin d’en être réjouïe, on
pourroit en dire autant d’un bouquet & d’un vase de fleurs,
qui sont ordinairement remplis d’autant de fleurs différentes
que la saison le permet. Je m’étonne que ceux qui parlent de
cette manière, ne blâment pas la nature elle-même de ce qu’elle
nous donne en même tems sur l’Oranger, du fruit dans sa
maturité, du fruit verd, & même des boutons & des
fleurs ; pourquoi n’excluent-ils pas cette plante
de leurs jardins comme une chose absurde & monstrueuse ? Ou
plûtôt pourquoi ces ennemis de l’art à cet égard, l’allouent-ils
dans d’autres cas ? Pourquoi forment-ils tant de parterres,
d’arcades, d’arbres taillés, de buissons arrondis d’une manière
si singuliere, qu’on ne reconnoit plus les productions de la
nature ? Pourquoi ne laissent-ils pas croître toutes les plantes
avec la même liberté que dans les forets, ou dans les deserts
inhabités ? Il me semble que l’ordre & la régularité d’un
jardin ne s’accordent point avec leurs notions. Plus de
terrasses, de cascades, de palissades, de bosquets, & de ces
autres arrangemens qui font la différence de la posséssion d’un
Seigneur d’avec celle d’un paysan. Que tout croisse comme il
pourra, & qu’une sauvage simplicité fasse toutes les beautés
de la campagne. Mais si nous mettons de côté cette question,
& si nous bornons entiérement nos spéculations à ce qui est
naturel, nous ne manquerons jamais de sujet d’entretien. La
circulation dans les végétables, de ce fluide qui par un mouvement regulier & non interrompu comme celui
du sang dans nos veines, donne de la vigueur à chaque petit
germe, doit nous causer une agréable surprise, lorsque nous la
considérons avec attention. Considérer les progrès d’une fleur
dès son enfance, la voir croître continuellement, & enfin
ouvrir à notre vûe ses beautés si long-tems cachées, & nous
embaumer en même tems avec le parfum qu’elle exhale, est un
objet bien digne de notre attention. Mais les Sens, à mon avis,
ne doivent pas rapporter tout à eux seuls ; l’Esprit doit y
prendre la plus grosse partie, & examiner des merveilles qui
ne peuvent manquer de le ravir d’admiration. Tous les arbres des
forets, les herbes de nos champs, aussi bien que les plus nobles
plantes que nous introduisons dans nos jardins, sont couronnés
de fleurs plus ou moins belles. Ces fleurs produisent une
sémence qui perpétue l’espéce. Quelques sémences sont renfermées
dans des fruits, d’autres dans des gousses, & se repandent
d’elles-mêmes sur la terre lorsque la fleur est séche. Nous contenter de satisfaire notre goût avec ces
fruits delicieux, qui nous sont successivement présentés d’un
mois à l’autre, de respirer le parfum de quelques fleurs, &
de contempler les beautés variées des autres, est au-dessous de
la dignité d’un être raisonnable. Si nous allons plus loin, les
oiseaux de l’air, & les bêtes des champs, & même les
reptiles jouissent comme nous des charmes de la nature.
Peut-être aussi le plus chétif reptile nous surpasse à cet
égard ; les savans conviennent que les animaux ont en général
les sensations plus vives que nous. C’est dans notre raison,
& dans le pouvoir de contempler les biens dont nous
jouissons que consiste le principal avantage de les posséder.
Ceci distingue plus l’homme des autres Créatures que sa forme
extérieure, c’est ce qui l’a constitué Seigneur de tout. S’il se
dégrade volontairement, & se met de niveau avec ses sujets,
il devient indigne de l’honneur qui a été conféré à son espéce
& ingrat envers son bienfaiteur. Peut-on supposer que la
sagesse Divine donne une telle profusion de différens biens uniquement pour regaler les Sens ! Toutes les
réligions du monde, sans en excepter la Mahométane, ne se
réunissent-elles pas à nous enseigner que nous ne devons pas
nous trop abbandonner à nos sens ? Certainement cette variété
est destinée à un dessein plus noble comme de faire entrer
l’instruction par le canal du plaisir ; de nous inspirer les
plus grandes idées dont nous soyons susceptibles, de cette
Divine bonté à laquelle nous devons tant de graces ; de regler
l’âme & de la mettre en état de rendre à son Créateur le
tribut de ses adorations & de ses hommages. Quoi donc de
plus contraire à la raison ou même au sens commun que de
s’imaginer, que tous ces vastes corps que nous voyons briller
dans le firmament, & même ceux que nous ne voyons pas, ne
sont faits que pour nous servir, & en même tems de ne point
penser aux objets qui nous environnent, qui nous sont utiles à
chaque instant, & dont nous avons seuls la souveraineté,
puisque nous jouissons seuls d’un tout, où les autres Créatures
n’ont chacune que leur portion. Si l’homme
réfléchit comme il le doit aux avantages innombrables, aux
commodités & aux plaisirs qui se présentent continuellement
devant lui, de quel côté qu’il jette les yeux, il trouvera
suffisamment de quoi satisfaire son orgueil, sans s’arroger
aucun droit sur ce qu’il ne connoît pas. Nous sommes sûrs de
ceci, que les bonnes choses de ce monde nous sont données pour
notre usage, & notre contemplation, & à nous seulement,
puisque nous sommes seuls capables d’en jouir réellement.
Metatextualidade
Mais il est tems que je quitte ce
sujet, qui m’a conduit au-delà de ce que je me proposois, je
me vois donc obligée de renvoyer le miroir de la vraie
beauté, jusqu’au mois suivant, je ne manquerai pas de
l’insérer, avec d’autres piéces que nous avons reçues
derniérement, & qui nous ont plû, parce qu’elles nous
paroissent généralement utiles, particuliérement aux
personnes de mon Sexe.