La Spectatrice. Ouvrage traduit de l'anglois: Livre Dixneuvieme.

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Livre Dixneuvieme.

Nível 2

Metatextualidade

Nous avons toûjours souhaité de n’être jamais soupçonnées de partialité, en faveur d’aucun de nos correspondans, c’est pourquoi nous nous sommes fait une régle en commençant cet Ouvrage d’y insérer les lettres qui nous en paroitroient dignes, dans le même ordre que nous les recevrions. Comme nous avons observé ponctuellement cette Méthode, nous nous flattons que les Auteurs de plusieurs excellentes piéces qui nous ont été communiquées derniérement pour le bien public, nous excuseront de ce que nous donnons la préférence à celle d’Eumène, qui nous est parvenue la première. Et il ne nous seroit pas possible de tromper Personne à cet égard, quand même nous en aurions l’inclination, parce que les dates des lettres elles-mêmes s’éléveroient contre nous. Nous avons jugé nécessaire de commencer par cette protestation, parce qu’il nous est revenu qu’on repandoit sourdement dans le public une accusation de cette nature contraire à ce Caractère de sincérité, que nous sommes bien resolues de conserver.

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Carta/Carta ao editor

A la Spectatrice.
Madame, « J’ai si peu de droit au titre d’Auteur, que la vanité qu’on leur attribue seroit ridicule & insupportable chez moi ; c’est pourquoi, bien loin d’avoir pris en mauvaise part que vous ayez supprimé une partie de ma première lettre, j’aurois vû sans peine que vous en eussiez retranché davantage, si vous l’aviez jugé nécessaire. Mais si je suis satisfait sur ce sujet, je ne laisse pas d’être un peu mécontent à un autre égard, qui me paroit plus essentiel. J’espérois que la Spectatrice auroit profité des légeres insinuations que je lui avois données, en se servant de tous ses talens, pour mettre devant les yeux de mes dignes Concitoyens de Londres, ce qui est le plus convenable à leur intérêt & leur réputation dans le Monde. Cependant le peu que vous avez dit, me convainct de la veritable estime & de la bonne volonté que vous sentés pour un peuple, qui ne peut s’en prendre qu’à lui-même s’il n’est pas un sujet d’envie pour ses voisins, mais je crains en même tems que votre briéveté à ce sujet, ne vienne de ce que vous appréhendez peut être-avec trop de raison, que ce même peuple ne soit si profondément engagé dans le Luxe, & dans ses malheureux égaremens, qu’on puisse le regarder comme incorrigible. Mais pour lui rendre justice, aussi bien qu’à cette remontrance pathétique, quoique courte, que vous avez eû la bonté de faire, permettez que je vous apprenne, que plus d’une famille de ma connoissance, a eû assez de bon sens pour se reveiller à cette Lecture de sa longue léthargie, & pour appercevoir le précipice dans lequel elle alloit tomber par son inadvertance. J’ai du penchant à me flatter que plusieurs autres auront honte de leur conduite passée ; je puis vous assûrer que ce que vous avez dit à été généralement bien reçû ; & il est plus que possible que vous verrez à la fin vos travaux couronnés par un succès plus grand que vous n’avez pû le prévoir avec toute votre capacité de Spectatrice, ou que vous n’avez ôsé l’espérer. On a vû arriver des choses plus étonnantes que celle-ci ; & si vous daignez renouveller vos exhortations pour un dessein si désirable, je ne doute point que vous n’en voyez un jour ou un autre les bons effets. Dans le même tems je me crois hautement obligé à vous témoigner mon obéïssance, en vous envoyant ci-incluse la Description continuée de l’Ile de Topsy-Turvy, telle que je l’ai fidélement transcrite du livre de voyages, dont je vous parlai dans ma dernière. Si elle peut inspirer quelque réflexion agréable à votre Société, ou amuser vos Lecteurs, je me croirai très heureux de pouvoir contribuer à ce que je désire sincerement, puisque j’ai l’honneur d’être avec une parfaite considération, de vous, » Madame,
& de vos belles associées, Le très-humble & très-dévoué-Serviteur.
Eumene. Austin Fryars ce 12. Sept. 1745.

Metatextualidade

La piéce suivante est l’extrait que notre ingenieux correspondant a eû la bonté de nous envoyer ; il est aisé de voir qu’Eumène à choisi différens morceaux détachés d’Histoire, qui lui ont paru les plus curieux, ou les plus propres à être insérés dans un ouvrage de cette Nature.

Nível 3

Utopia

« L’Ile de Topsy-Turvy est si peu connue dans cette partie du Monde, que mes Lecteurs traiteroient d’obscures, d’embrouillées, & peut-être même de fabuleuses, les avantures que je vais en rapporter, si je ne commençois pas par leur donner une idée du lieu où elles se sont passées. Je leur communiquerai donc un recit général & succint des choses qui se sont présentées à mes observations ; je laisse à leur imagination à suppléer à ce que moi-même je n’ai pas été capable de pénétrer ; je déclare seulement que je ne veux point en imposer au jugement de Personne, en prétendant avoir découvert ce qui m’est réellement inconnu. Je ne me mets point en peine de donner une description Géographique, de cette Isle, peu de Lecteurs auront l’ambition d’y faire un tour ; d’ailleurs je ne suis point en état de décider sous quel dégré de latitude elle est située, parce que j’y arrivai par un moyen tout-à-fait extraordinaire, qui ne permettoit point l’usage du compas. Je dirai seulement, qu’elle est située sur un bras de ce vaste Océan qui divise l’Amérique du reste du globe, ensorte qu’une ligne qui passeroit par le coude, si je puis m’exprimer ainsi, de la Mer pacifique, aboutiroit au cœur de ce grand Continent que nous ne connoissons jusqu’à ce jour que sous le nom de Terres inconnues. Il me seroit fort aisé de suppléer à ce défaut à l’aide de mon invention, en disant que l’Isle est située au Nord d’un tel endroit & au Sud d’un autre ; je ne craindrois point de me voir réfuté par aucun Colomb présent & à venir, mais j’ai été élevé à détester toute sorte de tromperie, & quoique je ne sois encore que bas Officier, après dix années de service sur mer, je ne pourrois pas me passer à moi-même le moindre mensonge sous aucun prétexte que ce soit ; je me flatte donc qu’on m’excusera en faveur des découvertes que j’ai pû faire, de ce que plusieurs ont échappé à mes efforts. Le climât de ce pays est extrêmement sain ; non seulement ceux qui en sont originaires, mais encore les Etrangers qui y viennent habiter, & qui estiment assez la vie pour en prendre soin, parviennent à une extrême vieillesse ; & il n’est point de pays sur la terre, que le Ciel aït doué avec plus d’abondance de toutes les choses nécessaires à la vie ; les prairies sont couvertes du plus beau bétail que j’aye jamais vû, & produisent le plus excellent paturage pour leur nourriture ; leurs champs manquent rarement de couronner d’une abondante moisson les peines du laboureur ; leurs Rivières qui peuvent le disputer aux plus fameuses de l’Europe, produisent une très grande variété d’excellens poissons ; leurs fruits sont exquis, ils tirent de quelques-uns une liqueur qui n’est point inférieure au meilleur vin de Bourgogne, ou de Frontignac ; & les cerneaux d’autres fruits leur produisent une huile égale du moins à celle de Luques ; ils ont encore une très grande abondance de gibier & de volaille, & quoique le goût en surpasse pour la délicatesse ce que j’ai mangé ailleurs, il est à si grand marché que le petit peuple seul en fait sa nourriture. Leurs saisons sont peu différentes des nôtres, excepté que leurs jours sont considerablement plus longs, & ce qui est fort surprenant la chaleur y est moins brulante, quand le Soleil est le plus perpendiculaire sur leurs têtes, que nous n’en sentons quand il s’éloigne de nous ; ils n’ont à essuyer ni orage, ni tempêtes, & & <sic> quand ils ont du brouillard, c’est ordinairement de nuit, & par conséquent ils en sont peu incommodés. A l’égard de la forme de leur Gouvernement, ils disent qu’il est républicain & réellement ils n’ont point de Roi ; leur état est gouverné par un certain nombre de Magistrats, qu’ils choisissent parmi eux-mêmes, & à qui ils rendent une obéïssance implicite, durant le tems de leur Magistrature, qui est ordinairement de neuf ans ; après ce tems ils resignent leur autorité & on en appelle d’autres en leur place. C’est ce qu’ils appellent un état de parfaite liberté, pendant que c’est réellement le plus rude esclavage ; puisque personne ne peut pas plus disposer de ce qui lui appartient, que sous les gouvernemens qui passent pour les plus déspotiques ; & en voici le <sic> raison. L’Isle, quoique gouvernée par ses propres loix, est dans une espéce de dépendance d’un puissant Monarque sur le Continent, par qui elle a été autrefois conquise ? Quoique ce Prince les flatte d’une apparence de liberté, il est toûjours le Maître de les obliger par la force ou la douceur à faire ce qu’il desire ; & si ces prétendus Gouverneurs vouloient le moins du Monde s’opposer à ses volontés, il y seroit descente l’épée d’une main & la torche de l’autre, ensorte que leur condition est infiniment pire que s’ils étoient sous un Prince de leur Nation. Mais il n’est pas nécessaire de s’étendre sur ce sujet, parce que chacun sçait, combien est triste la situation d’un pays, lorsque bien loin d’être indépendant, il est reduit en province d’un autre. Cependant les Topsy-Turvyens d’aujourd’hui sont trop indolens pour réfléchir à leur infortune ; ils semblent se plaire sous le joug qu’on leur à imposé par dégrés ; ils voyent sans murmurer leurs richesses transportées chaque année sur le Continent ; toutes les beautés de leurs champs & de leurs jardins rançonnées ; & ce qu’ils ont cultivé durant plusieurs mois, moissonné en un moment devant leurs yeux, se contentants de ce qu’ils peuvent glaner pour leur propre usage.

Metatextualidade

Je sens qu’on aura de la peine à croire ceci en Angleterre, cependant c’est un fait dont j’ai été moi-même témoin.
A l’égard de leurs loix, il n’y a rien de mieux calculé, pour l’ordre & le bonheur de la Société ; mais elles ne sont point exécutées, & semblables à la peau d’un Allegator (*1), qu’un Apoticaire suspend dans sa boutique, elles sont plûtôt pour la montre que pour l’usage ; ils ont adopté depuis quelques générations des coûtumes & des manières tout-à-fait opposées à celles qui étoient auparavant en usage chez eux ; ensorte qu’il paroit impossible que les Topsy-Turvyens d’aujourd’hui descendent de ceux qui ont été capables de former une si excellente constitution, avec des Statues pour la maintenir. Il est certain cependant qu’ils formoient autrefois un sage & brave peuple ; mais l’avarice d’un côté & la luxure de l’autre, ont empoisonné & énervé toutes leurs plus nobles passions, & les ont rendus, dans leur conduite publique & particuliere, autant dignes de mépris qu’ils l’étoient auparavant d’estime & de vénération. Quoique l’Isle ait tout au plus cent & cinquante milles en longueur, & pas tout à fait quarante en largeur, elle contient deux cités, & plusieurs autres villes fort peuplées ; il y a aussi une université, ou plûtôt une Académie ; mais si ceux qui y sont élevés, du moins ceux qui sont trop gros Seigneurs pour se soumettre aux regles, profitent dans leurs études, le Lecteur peut en juger par ce que j’ai dit de la conduite de ces Insulaires. Cependant leur jeunes-gens sont extrêmement glorieux à leur retour de l’Académie, & regardent avec une sorte de mépris tous ceux qui n’ont pas eû le même prétendu avantage. Comme on s’attendra sans doute que je dise quelque chose de leurs cités & de leurs villes, j’en donnerai une description aussi exacte qu’il me sera possible ; leurs rues sont en général fort étroites, & leurs bâtimens irréguliers, excepté dans la capitale, où il semble qu’on a employé plus de soins & d’industrie. Il est fort clair que ces Insulaires n’ont jamais connu l’Architecture ; car les palais de leurs plus grands hommes, & même ceux de leurs Theodos ou grands Prêtres, sont bâtis dans un goût extrêmement grossier & barbare, quoiqu’ils soyent ornés à leur manière de dorure & de pierres précieuses. Je dois remarquer que l’on ne bat point ici l’or en monnoye, comme dans d’autres pays, & de l’or monnoyé ne passeroit point parmi eux ; mais on s’en sert pour meubler les appartemens, & on l’achéte avec une sorte de métal composé, que nous n’avons point en Europe, & dont je n’ai point oui parler dans aucune autre partie du Monde connu. Leurs temples sont fort peu ornés, & encore moins fréquentés ; ils sont aussi pour la plûpart fort bas, & tout-à-fait effacés par le palais voisin du Chef Theodo de chaque district, qui par sa spacieuse halle semble vouloir s’éléver sur la divinité qu’il prétend servir. Les Maisons de la noblesse & des grands Officiers de l’Etat ne manquent pas de richesses, quoiqu’elles y soient disposées sans élégance ; mais celles de la petite noblesse & des bons bourgeois semblent dépérir & tomber en ruine, ce qui montre les vexations que leurs propriétaires sont obligés d’endurer & la misére de leur condition. J’ai dit qu’ils ont de fort bonnes loix ; mais ce qui paroîtra étrange, c’est que dans toute l’Isle, il n’y a pas une seule Cour de judicature, & que toutes les affaires relatives au mien & au tien, sont decidées, par les personnes qui sont à la tête du Gouvernement ; ensorte qu’on dépouille souvent les aînés d’une famille pour donner l’héritage aux cadets, suivant qu’on est dirigé par l’intérêt & la faveur. Mais comme le jeu est la principale occupation aussi bien que l’amusement des Topsy-Turvyens, on a élevé de vastes salles pour ce dessein, non seulement, dans chaque ville, mais aussi dans les plus petits villages. Les portes de ces Salles étant ouvertes jour & nuit, il est surprenant de voir combien de gens y courent en foule, pour rendre leurs adorations à la Déesse Fortune, dont l’image est toûjours placée au haut bout de la Salle sous un magnifique daïs. Tous les âges, toutes les conditions, & toutes les Sectes se réunissent dans ce culte ; là on met entiérement de côté, toute reserve, tout orgueil de naissance, & toute différence d’opinions ; le Prince & le Colporteur, la Dame qui tient carosse, & la prostituée qui roule sa brouette de fruit, la prude & la coureuse publique, l’Ecclésiastique & le baladin sont sur le même pié ; on ne regarde que le gain ; & le Seigneur sent aussi peu de remords pour avoir gâgné à un Savetier tout ce qu’il a dans le Monde, quoique le miserable se pende de désespoir le lendemain matin, que s’il avoit gâgné cette somme à la personne qui pourroit le mieux s’en passer ; mais la ruine & la destruction sont plûtôt chez eux un sujet de risée & de récréation que de pitié, ou de soulagement. Ce sont-là tous les édifices de remarque que je me rappelle, excepté le théatre qui seroit passable à l’égard du bâtiment, si on l’avoit destiné pour un autre usage ; mais s’il a été originairement élevé pour une maison de Comédie, il faut que l’Architecte ait été un grand ignorant, car le théâtre étant rond comme ceux où nous faisons combattre les cocs, les Spectateurs qui occupent la moitié du Cercle ne peuvent voir que le dos des Acteurs. Il faut convenir que ce défaut ne mérite aucune attention relativement aux piéces qu’on y représente ; car la personne qui a la conduite de cette importante affaire, s’appercevant que les Spectateurs commençoient à diminuer, & enfin étoient en si petit nombre, qu’ils suffisoient à peine à payer les dépenses journalieres, pour s’accommoder au goût fantasque du Siécle, & pour attirer plus de monde, il introduisit un Spectacle d’une nouvelle espéce, qui étoit de faire paroître sur le Théatre vingt ou trente ânes, ornés de rubans, & environnés de clochettes. Cette nouveauté, comme toutes les autres, amusa extrêmement une nation si capricieuse, & quand il arrivoit à ces pauvres animaux, nullement accoûtumés à un semblable harnois, de braire, ou de heurter de la tête les uns contre les autres, toute l’assemblée retentissoit d’acclamations, comme si l’on avoit représenté la plus excellente piéce. Mais cet amusement ne fut pas de longue durée ; car les Acteurs jaloux de ces nouveaux freres, & craignants de perdre leurs Salaires si l’espéce animale alloit obtenir l’approbation du public, préférablement à l’espéce raisonnable, se mirent à penser comment ils les supplanteroient ; ce qu’ils exécuterent de la manière suivante. Ils se procurerent les peaux de plusieurs sortes d’animaux, tels que des Ours, des taureaux, des singes, des chiens, des dragons, & se transformants sous la forme de ces animaux, ils en imiterent les manières si fort au naturel, qu’ils virent bientôt la réussite de leur projet ; jamais ils n’avoient été autant applaudis dans les roles de Héros & de grands hommes qu’ils le furent dans leurs nouveau caractére de brutes, peut-être avec trop de raison, mais je ne prétends pas le décider. Ils continuoient encore à mon départ de jouer des piéces, qu’ils divisoient en deux classes, les terribles & les gayes, ce qui revient, je suppose, à notre Tragédie, & à notre Comédie ; mais je crois qu’on peut fort bien mettre de côté cette distinction dans les piéces dramatiques de Topsy-Turvy, qui choquent également le bon sens & la nature, & qui sont totalement destituées les unes d’esprit & d’invention, & les autres de vérité, de justice ou de bienséance. Il faut convenir que leur Théâtre peut être excusé, en ce que c’est la véritable peinture de leurs mœurs ; mais combien le goût de ces miserables Insulaires doit-il être dégénéré & corrompû, puisqu’il se plaisent à se voir dans un semblable miroir. La discipline militaire est beaucoup en pratique parmi eux ; les campemens & les revûes sont fréquentes, & ils font aussi bonne figure sous les armes qu’aucune nation au Monde ; je n’ai vû nulle part des Soldats mieux équippés, mais pour ce qui regarde leur valeur, je n’ôse pas en repondre ; autant que j’ai pû l’apprendre, on ne l’avoit point mise à l’épreuve depuis plusieurs années, il est vrai qu’ils firent cinq déclarations de guerre à autant de differentes nations dans l’espace de huit mois, mais des ouvertures de paix leur succéderent bientôt, & tous ces puissans préparatifs de guerre cesserent pour faire place aux danses & à toute sorte de divertissemens nocturens. Ce seroit une bonne politique, si elle les rendoit formidables à leurs voisins ; mais, hélas, tout n’est que forfanterie ; ils menacent hautement, ils éclatent pour un moment, ensuite ils recherchent bassement leurs ennemis, & achetent la paix bien chérement. Il est présqu’impossible de conter les différens traités, les alliances, les ligues offensives & defensives, qu’ils ont formées durant trois années que j’ai eû le malheur de demeurer parmi eux. Je dis le malheur, car quoique cette Isle produise en abondance tout ce qu’un homme qui a une ombre de raison peut desirer, cependant elle est exposée perpétuellement à tant d’alarmes, que toute personne qui aime la tranquillité n’y sera jamais à son aise : ils menacent toujours & apprehendent constamment quelque chose de pire, ce qui me rappelle souvent ce passage de l’Ecriture Sainte. Le mechant tremblera, lorsqu’il n’aura rien à craindre. Mais ce qui me surprend, s’il est possible, plus que tout le reste, c’est qu’ils craignent toûjours, lorsqu’il y a la moindre apparence de danger ; qu’ils gardent avec les plus grandes précautions des places très éloignées de l’ennemi, pendant qu’ils laissent sans défence celles qui sont les plus exposées. Pour leur portrait, ils sont certainement le peuple le plus officieux & le plus empressé qu’il y ait au monde ; ils ne peuvent point être tranquilles, qu’ils ne prennent part à toutes les transactions des nations voisines, ou du moins qu’ils ne pensent pour y prendre part ; dans un tems on s’imagineroit qu’ils tâchent d’établir une paix universelle ; & dans un autre qu’ils excitent tous ceux qui leur prêtent l’oreille à entrer en guerre. Cette fantaisie de se mêler des affaires d’autrui les engage souvent dans des querelles très contraires à leurs intérêts, & dans des guerres pour l’amour des autres, tandis qu’ils négligent leurs propres affaires. Mais comme ils ne sont jamais long-tems du même avis, une seule Campagne suffit pour les dégoûter de la guerre autant qu’ils s’ennuyoient auparavant de la paix, & si jamais leurs inclinations sont raisonnables, celle-ci est de ce nombre ; car leurs armes sont généralement fort malheureuses. Cependant l’expérience ne les rend pas plus sages, & ils ne laissent pas de s’engager dans des nouvelles querelles, aussitôt que l’occasion s’en presente ; & il y a long-tems qu’ils auroient été taillés en pieces & leur Isle reduite en un monceau de ruines, s’ils n’avoient pas détourné l’orage qui les menaçoit, avec ces trésors, qu’ils tenoient de la frugalité de leurs ancêters, & qui étoient à peu près entiérement épuisés, quand j’arrivai chez eux : ensorte que peut-être, en même tems que j’écris ceci, leur épuisement a fait venir sur eux cette destruction, dont ils ont été menacés si long-tems, & qu’ils n’ont que trop méritée, comme il en faut convenir. Cependant quoique le plus grand nombre agisse contre toutes les regles du sens commun, j’en trouvai quelques-uns parmi eux qui étoient plus raisonnables ; ceux-ci voyoient approcher le <sic> miséres de leur pays, avec la larme à l’œuil & le cœur surchargé d’angoise : Ils ne manquérent pas d’avertir, de condamner, de s’opposer de toutes leurs forces à chaque mesure pernicieuse, mais toûjours en vain ; on ne faisoit que rire de leurs avis, & on les traitoit eux-mêmes avec mépris. Comme ceux-ci étoient les seuls avec qui je pusse converser dans cette Isle, je passois présque tout mon tems avec eux, & de cette manière j’appris plusieurs choses, qui sans leur entretien m’auroient été toûjours inconnues. Je parlois un jour des étranges irrégularités & des contradictions capricieuses que je remarquois dans la conduite des Topsy Turvyens ; l’un de ceux-ci prétendit alors m’en rendre raison, en me citant un trait de leur histoire qui, vrai ou fabuleux, pourra amuser les Lecteurs.

Nível 4

Narração geral

Notre Isle, dit-il, étoit autrefois gouvernée par des Vice-Rois, revêtus d’un pouvoir illimité, ensorte que nous étions heureux ou malheureux suivant leur caractère ; tous nos appels & toutes nos plaintes au continent étoient méprisées, & nous souffrions des grandes vexations. Enfin nous fûmes persécutés par un Vice-Roi qui surpassoit tellement tous ses prédécesseurs en méchanceté & en cruauté, que le peuple poussé à bout, se révolta unanimement ; son palais fut razé jusques aux fondemens, & lui-même massacré avec toute sa famille : d’autres après lui qui tentèrent la même chose, eurent le même sort, ensorte qu’aucun n’ôsa plus pendant quelque tems passer sur les bonnes qu’un bon Magistrat doit observer ; & nous jouîmes durant plusieurs années d’une liberté & d’une tranquillité parfaites. O ! si ce tems avoit continué, que nous aurions été une nation heureuse ! Mais, hélas ! L’âge d’or des Topsy-Turvyens passa bien vite pour faire place à un triste changement. O Epoque fatale à notre gloire, à nos intérêts, notre vertu, notre liberté, & tout ce qui mérite les soins d’un brave homme, quand le détestable Hiamack, nous fut envoyé pour notre Vice-Roi ; la ruine, la perdition une honte éternelle, avec toutes les malédictions qu’on peut s’imaginer se repandirent alors & s’enracinerent parmi nous !
Ici le bon vieillard fut obligé de faire une pause & de donner un libre cours au torrent de larmes, qui couloient de ses yeux à ce triste souvenir ; je profitai de cette occasion pour lui demander, si Hiamack se conduisoit si mal, pourquoi le peuple ne se soulevoit pas comme auparavant pour renverser son oppresseur ? Aussi-tôt qu’il se fut un peu remis, il me répondit de cette manière.

Nível 4

Narração geral

(I2) Madack, me dit-il, (c’est le nom qu’ils donnent à tous les étrangers pour qui ils ont quelque estime, & qui approche beaucoup de Mylord en Anglois) Hyamack étoit trop rusé pour se découvrir ; il parut à son arrivée parmi nous n’être que douceur & politesse : & comme il étoit le plus grand Magicien que j’aie jamais connu, il se servit de son art diabolique pour nous engager à ce qu’il ne pouvoit pas obtenir de nous par la force, comme il le sçavoit très-bien. Sous prétexte de l’amour & de l’attachement qu’il affectoit pour le peuple, il fit préparer un magnifique festin dans une grande plaine & y invita tous les Topsy-Turvyens de toutes les conditions, sans en excepter la plus vile populace : Cette hospitalité & cette popularité apparentes charmerent toute l’Isle, tous coururent à ce festin, pour benir leur nouveau Vice-Roi ; on servoit en même tems des milliers, & quand ils s’étoient retirés, de nouveaux milliers leur succédoient jusques à ce que tous eussent avalé le pire de tous les poisons ; il n’y en eut qu’un très-petit nombre, qui n’assisterent pas à cette fête, soit qu’ils fussent malades, absens de l’Isle, ou pour quelque autre raison ; mes ancêtres eurent le bonheur d’être de ce nombre. Car, ô mon cher Madack ! poursuivit-il, le maudit Magicien avoit donné, par quelque recepte diabolique, aux mets de son festin, la vertu d’infatuer, non seulement tous ceux qui en mangeroient, mais encore leur postérité d’âge en âge, ensorte qu’ils devinssent incapables de juger pour eux-mêmes, de distinguer ce qui est leur véritable intérêt, & que dès cette Epoque ils perdissent totalement le sentiment de ce qu’ils étoient, ou de ce qu’ils devroient être.
Il est impossible d’exprimer l’angoisse de ce pauvre & honnête Topsy-Turvyen en concluant ce recit, qui m’auroit fait rire de boncœur, sans la compassion que je ressentois pour lui. Je ne me serois jamais attendu qu’on m’eût donné cette raison des vûes, des caprices & des folies que j’avois remarquées parmi ce peuple, cette explication me paroissoit donc aussi ridicule que la cause qui lui avoit donné lieu. Je crois qu’il s’apperçut à ma contenance de ce que je pensois, car il ajoûta plusieurs observations pour appuyer ce qu’il m’avoit dit. Tous les autres anciens Topsy-Turvyens, comme ils s’appellent eux-mêmes, me confirmerent la même chose, & je trouvai que c’étoit une tradition établie & d’autant plus sûre qu’il paroit impossible qu’un peuple entier dégénère & devienne directement l’opposé de ce qu’il a été, à moins qu’un Agent surnaturel ne s’en mêle.

Metatextualidade

Qu’il y ait des drogues qui, sans le pouvoir de la magie, agissent sur le cerveau, & stupéfient les sens ensorte qu’ils n’ont plus le pouvoir d’agir, c’est un fait dont nous avons vû un exemple en Angleterre, il y a quelques années.

Exemplo

Une Dame donna à un Seigneur une portion, qui le rendit incapable de toute affaire, & on croit que cet état d’imbécillité auroit duré aussi long-tems que sa vie, si la Providence ne lui avoit pas rendu la raison d’une manière présque miraculeuse.
Il est donc probable que cet Hiamack connoissoit la nature d’une recepte si pernicieuse, & qu’il s’en servit contre les infortunés Topsy-Turvyens, mais je ne puis pas croire qu’elle eût la force d’infatuer ceux qui seroient engendrés dans la suite ; je pense plûtôt qu’ayant corrompu les mœurs des Pères, les fils imiterent leur exemple, leur postérité en fit de même, & que de cette manière ils avoient vû s’enraciner & se perpétuer de génération en génération cette dépravation qu’ils attribuoient à la nécromancie. Mais comme un historien doit rapporter les faits sans rafiner sur leurs principes, je laisse aux lecteurs à juger quelle est la cause la plus vraisemblable pourquoi un peuple autrefois si brave & si sensé a dégénéré à un tel excès.
A l’égard de la Navigation des Topsy-Turvyens, elle n’est pas moins comique que le reste, quoiqu’ils se vantent beaucoup d’y exceller : Ils ont à la verité un grand nombre de vaisseaux, qui montent & descendent continuellement sur l’Océan pacifique en suivant le cours de la marée, car ils n’ont, ni Voiles, ni Mâts ; comme ces vaisseaux sont construits d’une manière toute particulière, il est impossible d’en donner une déscription intelligible à un lecteur Européen ; il faut convenir qu’ils ont dans leur extérieur quelque chose de majestueux & d’effrayant ; ils sont fort grands & fort hauts, ornés au sommet d’un nombre prodigieux de pendans rouges, jaunes, bleus & blancs attachés à des perches les uns sur les autres, & qui tombent comme la frizure d’une perruque sur la surface du vaisseau, dont les côtés sont encore garnis de longues piques de fer semblables à de petites javelines, avec la pointe tournée au dehors ; ils s’imaginent d’incommoder beaucoup avec ces armes leurs ennemis ; mais je n’ai jamais vû qu’ils en ayent fait usage, & je ne crois pas que tout cet appareil aboutisse jamais à beaucoup d’exécution. Comme ils ne connoissent point l’usage du compas, & qu’ils ne s’éloignent jamais de leurs côtes, quand ils veulent faire avancer leurs vaisseaux de quelque côté, ils se servent d’une sorte de pagaye, & se rangent au nombre de trente, de quarante & même de cinquante Rameurs de chaque côté. C’est ainsi qu’ils se rendent sur le continent, quand ils doivent ou transporter les productions de leur Isle, ou en rapporter les productions étrangères dont ils ont besoin. Quand ils ne sont pas employés de cette manière, ils font souvent une sorte de danse sur l’eau, se rangeants en cercle, & passants ensuite les uns entre les autres avec une incroyable vitesse, par le moyen de leurs pagayes, & parce que leurs vaisseaux sont extrêmement légers & que leur mer n’est jamais agitée par aucun orage qui vienne d’en haut, ou par aucune émotion qui se forme dans son sein. »

Metatextualidade

Voilà tout ce qu’Eumène a jugé à propos de nous apprendre touchant ce pays éloigné, & il faut convenir qu’il en dit assez pour satisfaire ceux qui ne pensent pas à faire un voyage jusques à cette Isle ; je ne crois pas que plusieurs en forment le dessein après ce recit des mœurs & des coûtumes de ces Insulaires. Cette relation renferme des choses si divertissantes, que nous ne pouvions nous empêcher de rire en même tems que nous sentions la plus grande compassion pour un peuple totalement ruiné & perdu par son indolence & par sa luxure ; car je pense tout-á-fait comme l’Auteur de cette description, qu’il n’est point nécessaire de recourir à des moyens surnaturels.
Quand une nation se dévoue à des occupations & des amusemens qui ne peuvent en aucune manière contribuer à la gloire, ou à l’intérêt du public, ni à la réputation des particuliers, elle perdra insensiblement toute idée de vertu, & deviendra comme les Topsy-Turvyens, les esclaves du vice & de la folie. Je ne crois pas qu’on puisse prouver par un seul exemple, que le véritable courage ait subsisté là où il ne restoit plus d’honneur ; l’un est naturellement la conséquence de l’autre ; car un esprit vertueux & honnête sera toûjours ferme & constant, il bravera toutes les menaces d’un Tyran, & méprisera tous les artifices indirects, également à l’epreuve de la force & de la flatterie ; Mais quand le vice prend possession de l’âme, il la rend vile & abjecte ; elle n’a plus d’elle-même, ni volonté, ni inclination ; toûjours prête à se laisser gâgner par des offres avantageuses, & à se soumettre lâchement aux ordres qu’on lui donne. Il convient donc à chaque individu dans tous les pays du monde, quoiqu’on puisse lui dire de sa liberté, ou quelque raison qu’il puisse avoir de s’en flatter, d’examiner soigneusement & d’un œuil impartial tout ce qui se passe, de ne point se laisser guider par les apparences, de sonder les motifs secrets, de juger pour soi-même, & de déclarer hardiment son sentiment sur ce qu’on fait. C’est en cela que consiste la seule liberté ; car où il n’est pas permis de penser & de parler, toutes les autres indulgences ne sont que de mauvaises doublures, qui font d’abord paroître le joug doux & aisé, mais qui s’usent bientôt, pour faire ensuite sentir tout ce que l’étoffe a de rude & de piquant. Je ne m’étonne point qu’un peuple, qui n’a aucune idée de la religion Chrétienne, & qui est également étranger à la raison & à la simple politesse, soit disposé à attribuer à la Magie toutes les révolutions extraordinaires, puisque même ici en Angleterre, il étoit fort commun, il y a quelques années, de s’imaginer que les orages, les naufrages, & présque tous les autres accidens, étoient occasionnés par la force des enchantemens. Qui plus est les anciens Romains qui se glorifioient tant de leur pénétration, & qui traitoient de sauvages & de barbares toutes les autres nations, étoient si addonnés à cette opinion, qu’ils imputoient les plus grands évenemens comme les plus petits aux charmes des Magiciens ;

Exemplo

témoin ce que dit Virgile, que les enchantemens faisoient descendre la Lune du Ciel, & d’autres choses encore plus extraordinaires(*3).
Nos Poëtes ont aussi avancé la mê-chose <sic>.

Exemplo

Shakespear est rempli d’Histoires de Sorcellerie, sans en excepter ses piéces historiques. Il attribue la grande révolution d’Ecosse aux promesses que les Sorciéres firent à Macbeth ; & réprésente ce grand, quoique méchant homme, comme dans une entiére dépendance à leur égard, & les consultant sur tout ce qui lui arrive, ainsi que nous le voyons, lorsqu’il les conjure instamment de lui repondre.

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Si vous pouvez pénétrer dans la suite des tems, & voir ce qui arrivera, ou n’arrivera pas, je vous en conjure, par cette science que vous professez, répondez-moi. Si vous déliez les vents, élevez les flots, renversez, par la force de votre art, les châteaux, les palais & les pyramides jusque aux fondemens, repondez-moi.

Exemplo

Dryden, quoique plus moderne, n’étoit pas moins prévenu de cette idée, & il paroit dans plusieurs de ses piéces dramatiques, aussi bien que dans ses autres écrits, se plaire à attribuer un grand pouvoir aux Magiciens & aux Sorciers. Voyez ce qu’il dit dans sa Tragédie du Tyrannique Amour.

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C’est lui que j’ai vû (il étoit sur les bords du Danube, où nous passâmes le dernier hyver) arrêter par une soudaine congelation le courant du fleuve, là où il est le plus rapide, & renfermer dans des filets de Cristal les poissons étonnés ; & dans un moment rendre au courant la fluidité, & dégager de leurs masques ces hôtes qui se débattoient en vain. Il auroit une autrefois éroqué dans une profonde vallée, ou près des quelque muraille ruinée, les ombres des Soldats tués, qui s’approchoient avec lenteur de leurs corps défigurés, & témoignoient en voltigeant dans l’air leur répugnance à y rentrer. Mais ses terribles conjurations les rappelloient à une vie courte & les obligeoient à prédire l’issue des Batailles. Dans une tente écartée, tendue de noir, je l’ai vû tracer un Cercle dans un quarré, & inscrire dans les quatre angles formés par la circonférence des paroles sacrées d’un Sens mystique ; lorsque tout à coup un vent sourd commença à souffler, le Ciel devint noir & sembla s’affaisser, les rapides éclairs se jouoient dans les champs, & nous éclairoient par intervalles. On entendoit dans le même tems les cris aigus des esprits évoqués, qui voloient au milieu de l’orage, dansoient d’un coté & d’autre, en s’approchant de la terre, jusqu’à ce qu’ils fussent renfermés dans le Cercle magique.
Enfin les Poëtes de tous les Siécles excepté celui-ci, ont beaucoup contribué par leurs écrits à perpétuer une opinion superstitieuse, que les Prêtres avoient repandue dans des tems d’erreur & d’ignorance pour leur propre intérêt. Cependant ce Royaume est actuellement tout-à-fait dégagé de cette superstition ; l’exemple des grands a délivré leurs inférieurs de cette folie, ce qui montre combien ils ont d’influence sur ceux-ci. C’est pourquoi, s’ils ne mettent pas obstacle à d’autres penchans plus dangereux, c’est entiérement leur faute, & on peut les en blâmer avec beaucoup de justice. Que ceux donc de l’un & de l’autre Sexe qui brillent dans la plus haute Sphère, deviennent des modéles de vertu pour le reste, & j’ôse répondre que dans ce Siécle si enclin à l’imitation, peu seront assés passionnés du vice, pour s’éloigner de la mode. Car enfin, comme je l’ai déjà remarqué, c’est parce que nous sommes méchans que nous devenons foibles, & que nous tombons dans toute sorte d’extravagances ; & quand nos principes & notre entendement sont une fois pervertis, à quelle ruine ne devons-nous pas nous attendre !

Metatextualidade

Mais je crains de devenir trop grave pour la généralité de mes Lecteurs, je finirai donc par ce vers d’un Poëte. Quem vult Deus perdere, prius dementat. Celui que Dieu veut perdre il lui ôte premièrement la raison. N’oublions pas cependant de faire à Eumène nos remercimens de la faveur qu’il nous a faite ; & de l’assûrer que nous exécuterons, avant la conclusion de cet ouvrage, ce qu’il nous demande, autant que notre capacité nous le permettra ; puisque rien ne nous est plus cher que l’honneur & l’intérêt de la cité de Londres, & par conséquent que nous sommes très affligées quand nous voyons ses habitans agir d’une manière tout-à-fait opposée à ce qu’on attend d’eux avec raison. Mais je ne doute pas qu’actuellement le public n’ait suffisamment d’impatience de voir ce que notre docte correspondant, Philo-Nature, à jugé à propos de leur communiquer par l’entremise de la Spectatrice ; & il y auroit la plus grande injustice à différer de satisfaire une curiosité si louable, pour ce que nous pourrions leur offrir de notre fond. Nous allons donc, sans aucun autre préambule, donner sa lettre telle que nous l’avons reçue.

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Carta/Carta ao editor

A la Spectatrice.
Madame, « Vous fûtes assés obligeante pour insérer de bonne heure la première lettre que j’eus l’honneur de vous écrire, je me flatte donc qu’une seconde n’éprouvera pas une réception moins favorable. Je hazarde, suivant ma promesse, de reprendre le sujet que j’ai recommandé ci-devant, comme l’amusement le plus agréable & le plus utile dont on puisse s’occuper, & qui nous fournira toûjours assés de sujet pour réfléchir, pour parler, & pour écrire ; puisque dans toutes les saisons de l’année, & par tout où nous serons, nous trouverons toûjours, si nous avons de l’attention quelque chose de nouveau, qui nous donnera par conséquent de nouvelles idées. La terre, l’air, l’eau, & même le feu qui brûle dans nos foyers, deviendront pour un esprit attentif, un sujet abondant de spéculation. Je ne sçais pas, Madame, si c’étoit de votre tems, mais je me rappelle que dans ma jeunesse, nos bonnes Dames étoient fort occupées, environ cette saison, à sécher & à préserver certaines herbes, & certains fruits, & à en distiller d’autres, suivant la nature des plantes & l’usage qu’on en vouloit faire ; ensorte que les femmes même de condition se faisoient un honneur d’entendre parfaitement cette science. J’ai vû des cures étonnantes faites au moyen des simples préparés par ces bonnes menagères ; plusieurs fois j’ai vû servir, au milieu de l’hyver, un dessert exquis sans le secours du confiseur ; mais de semblables occupations, dans ce siécle si poli, sont au dessous d’une belle Dame ; & le Ciel me préserve que dans ma vieillesse j’aille inquiéter un Sexe si charmant, en lui conseillant de retourner à cette vieille manière de passer le tems. Mais il me semble qu’il ne devroit point se faire une peine de connoître superficiellement la nature de ces herbes, qui servent de nourriture, ou dans la Médecine. Le rafraichissant Plantain, la cordiale Angelique, la restorante Consoude, le Cresson & le Trefle, si propres à purifier le sang, & la salubre Sauge, méritent mieux nos soins que ces drogues étrangères, qui servent uniquement à grossir la fortune de l’Apoticaire ; car un véritable Médecin ne doit jamais sa réputation qu’aux simples, auxquels il faut enfin avoir recours pour guérir des Maladies, que des ordonnances suivant les regles ont peut-être occasionnées. Je ne veux pas persuader les Dames de se changer en Médecins ; elles peuvent s’amuser en considerant la nature, & l’usage des plantes que la terre leur présente durant toutes les saisons, sans se jetter dans une étude laborieuse à cet égard. En observant les productions de la terre, on peut voir que Dieu n’a rien fait en vain, & que même ces plantes, qui paroissent pousser d’elles-mêmes, & dont les usages, soit pour notre nourriture, soit pour la Médecine, si elles en ont réellement quelqu’un, ne sont pas encore découverts, servent cependant d’aliment & de retraite à quantité d’animaux qui nous sont fort utiles. Leur variété plaît aussi à la vûe, à mesure qu’elles croissent & se mêlent avec d’autres plantes plus estimables ; quelquefois même elles expriment de la terre des Sucs qui nuiroient aux plantes dont le jardinier prend le plus de soin. Et puisque je suis sur ce sujet, je ne puis le laisser sans faire mention d’une plante qui croit avec tant de facilité, & répand une si grande quantité de Sémence, qu’il est présque impossible de l’extirper d’un terrain, où elle a pris une fois racine. Cependant la nature parmi toute cette profusion de biens qu’elle repand sur nous, ne nous présente pas un simple plus universellement utile dans les ordonnances de Médecine, puisqu’on l’employe présque dans toutes les Maladies, & qu’elle sert de spécifique pour le plus grand nombre. Il suffit d’avoir une légère connoissance de la Médecine pour savoir que je veux parler de l’Ortie ; il y a plusieurs autres herbes excellentes dont on se sert dans des Maladies particulières, cependant il arrive ordinairement que celle qui soulage dans un cas, est préjudiciable dans un autre ; pendant que l’Ortie prise à propos prévient les maladies, auxquelles le corps humain est sujet, & même après qu’on a négligé sa santé, soulage le patient sans aucune mauvaise conséquence relativement à une autre maladie dont il peut être attaqué. Cette planté se divise en deux espèces, l’une se nomme l’Ortie (I4) morte, & l’autre l’Ortie piquante, mais la dernière mérite sans contredit la préférence, comme étant d’une utilité plus générale, quoique l’autre soit un remède Souverain dans plusieurs cas. J’ai souvent pensé qu’on pouvoit comparer l’Ortie piquante à un bon avis procédant d’un bon cœur, mais qu’on donne avec trop de dureté ; d’abord on ne le goûte point, mais ensuite quand on y réfléchit mûrement, on en sent avec gratitude tout le prix. C’est pourquoi si nous donnions quelque tems à considérer ces objets, que le vulgaire regarde d’un œil très indifférent, cette médiation nous conduiroit à des objets plus relevés, contribueroit à rendre nos idées plus pures & plus sublimes, & nous mettroit en état de parcourir ces immenses régions étoilées, que nous regardons avec tant d’admiration. Je regrette beaucoup, Madame, que vos observations sur les mondes planétaires ayent été interrompues. C’est-là, en vérité, un sujet pour les nobles spéculations. Là le plus vaste genie peut être absorbé dans ses contemplations. Quelle humble gratitude, & quel étonnement ne doivent pas s’élever dans l’esprit à la vûe du pouvoir immense & de la sagesse de cet Etre incompréhensible, qui a non-seulement formé ces globes, mais encore les conserve dans un ordre si exact, qu’aucun ne passe les limites qui lui ont été assignées, pour causer aux autres du préjudice. J’avoue que je suis entiérement de l’opinion de votre ami, qui regarde toutes les planètes comme autant de mondes habitables ; cette courte mais claire raison qu’il en donne, savoir, qu’ils sont tous illuminés, peut à mon avis convaincre tous ceux qui ne sont pas absolument attachés à leur propres sentimens. Si vous aviez pû donner plus de tems à nos observations, ou du mois si vous aviez fait une autre visite au Télescope quand on pouvoit voir Saturne, avec plus d’avantage, ce cercle ou cet anneau qui l’entoure, vous auroit paru plus brillant que la lune lorsqu’elle est en son plein, & dans son périgée. Mais je ne puis m’empêcher de penser différemment de votre ingénieux ami à un égard, savoir que cette planète à cause de sa grande distance, seroit plongée durant près de six mois dans une horrible obscurité ; & voici ma raison pour contredire une opinion, qui est aussi celle de plusieurs personnes. Plus cette planète est éloignée de notre soleil ; plus elle doit être voisine de quelque autre soleil ; car je crois que les plus judicieux observateurs conviennent que les étoiles fixes sont autant de soleils qui ont leur monde planétaire, ensorte que notre soleil ne doit paroître-là que comme une étoile à peine perceptible. (I5) Saturne, ayant donc cet avantage par dessus les autres planètes de notre systhême, au-lieu d’être aussi sombre & obscur qu’il nous paroit d’abord, doit être la plus illuminée de toutes les planètes, puisqu’il a une moitié de l’année notre soleil, comme les Astronomes en conviennent, & qu’il jouit durant l’autre moitié d’un autre soleil, que nous pouvons à peine appercevoir, ce qui joint à ce brillant cercle de lunes lui donne un jour présque perpétuel. Cette opinion de la pluralité des mondes, bien-loin d’être contraire aux principes de la Réligion, nous donne des idées plus relevées de la sagesse & de la puissance du Créateur ; à mon avis les Philosophes des premiers Siécles qui s’imaginoient que cet Univers étoit terminé par ce qu’ils pouvoient discerner, avoient des idées plus bornées du grand Auteur de la Nature, & aussi leur portion de vanité, de se flatter que ces vastes globes qui se meuvent au tour de nos têtes, n’ont été faits que pour récréer notre vûe. Mais les nouvelles découvertes qu’on a faites depuis l’utile invention du Télescope, ont rendu ces derniers tems plus sages, du moins pour ceux qui ne ferment pas les yeux à la vérité & qui ne craignent pas d’être convaincus.

Narração geral

J’ai connu autre-fois un Ecclésiastique très honnête homme mais d’un entendement fort borné ; comme nous parlions un jour sur ce sujet, il me dit, que de soûtenir qu’il y avoit d’autres mondes outre le nôtre, étoit une proposition profane, irrélgieuse <sic> & contraire à la foi Chrétienne : car, s’écria-t-il, si Christ est mort pour nous seuls, que doivent dévenir les âmes de ceux qui habitent dans ces mondes dont vous parlez tant ? A l’ouverture de cette objection, je ne pus m’empêcher de sourire, ce qui donna encore plus mauvaise opinion de ma piété à ce bon Ecclésiastique, & je luis répondis que ces Mondes pouvoient n’avoir point eû d’Adam, qui eût péché comme notre prémier Père, & par conséquent n’avoient pas besoin de la même extraordinaire rédemption. Cette reponse lui fit perdre patience, & son zèle le porta si loin dans la dispute, que si je n’avois pas connu la droiture de son cœur je n’aurois pas pû l’excuser, ni même conserver ma modération.
Je trouve fort étrange qu’on veuille mêler la religion où elle n’a que faire. Si ces Mondes ont besoin d’un Sauveur, ou quelles créatures les habitent, c’est ce qui ne doit point être mis en question ; ce qu’on peut raisonnablement supposer, c’est qu’ils sont habités par des créatures qui différent de nous en nature & en dignité. La Nature se plait dans la variété, chaque Elément abonde en espéces différentes. Mille & dix mille sortes d’oiseaux volent dans les airs. Les eaux produisent autant de différens habitans écaillés. La terre est couverte d’insectes, de reptiles & de bêtes diverses ; & même les hommes nés sous des différens climats différent en couleur, en taille ou en manières, présque autant qu’ils différent des brutes. Il seroit donc ridicule de vouloir se faire une idée des habitans de ces mondes. Dieu est infini en tout & nous pouvons voir clairement qu’il n’y a pas deux de ses ouvrages qui se ressemblent parfaitement. C’est pourquoi je trouve du péché comme de la folie à prétendre pénétrer des choses qui ne nous intéressent nullement, & qui sont au delà de notre portée. Dieu nous a donné assés de sujets de comtemplation dans ce Monde que nous habitons ; ainsi nous ne devons pas rechercher des secrets qui nous sont cachés ; mais ceux qui s’opposent à la persuasion de la pluralité des mondes ne doivent pas en insérer que nous devrions refuser d’ajoûter foi à une supposition si raisonnable ; nous pouvons convenir qu’il y a de semblables mondes sans perdre notre tems en des vaines conjectures sur les habitans de ces mondes, leurs mœurs & leurs occupations. Si quelqu’un avoit assés de présomption pour prétendre que toutes les merveilles de l’Univers lui ont été montrées par la révélation, l’imposture se découvriroit d’elle-même ; car où est l’imagination humaine, qui puisse se former aucune idée de la milliéme ou la dix-milliéme partie de ce nombre immense de globes mondes, dont nous voyons les Soleils avec le secours de nos Télescopes, encore moins qui puisse en faire la déscription ? Combien de choses restent donc cachées dans le sein de l’infini, incompréhensibles, impénétrables, comme le tout puissant Créateur ! Ainsi nous n’avons point à craindre qu’aucun prétendu Prophéte vienne nous en imposer à ce sujet ; & si nous allions nous décevoir nous-mêmes en inventant des Systêmes imaginaires, ce seroit une des plus grandes extravagances dont ce Siécle soit coupable. Mais la bonté de Dieu a mis assez de choses à notre portée, pour nous dédommager de ce qui est au delà ; si nous négligeons, comme indignes de notre attention ces choses que notre capacité peut atteindre, c’est une faute égale à mon avis à celle de vouloir sonder ce que Dieu a jugé à propos de nous cacher.

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Prenez garde, dit le Marquis de St. Cloud, dans une de ses Lettres à son fils, que vous ne perdiez pas l’occasion favorable de vous instruire, en attendant vainement celles qui ne se présenteront jamais.
Vous, Madame & vos associées, vous méritez des éloges de ce que dans une saison qui ne présentoit pas à vos spéculations des objets plus agréables, vous avez mieux aimé, plutôt que de rester dans l’inaction, observer les progrès & l’accroissement d’un insecte, qui paroit si méprisable à nos beaux esprits. Je m’imagine vous voir éparpiller avec vos belles mains de la terre bien fine, afin de mettre vos éleves à l’abri des injures de l’air : Je vous entends donner vos ordres, que personne n’aille déranger la couche que vous leur avez préparée avec tant de soin : je conçois avec plaisir votre assiduité à courir chaque matin pour examiner si vos ordres ont été fidélement exécutés & combien ces petits animaux ont prospéré sous votre direction. Que nos Dames & nos Cavaliers du beau monde rient de cet amusement, pour moi je l’admire, & je voudrois qu’il eût plus d’imitateurs. Je pense aussi comme vous, qu’un escargot bien examiné, n’est pas sans beautés, sur-tout si on s’attache à cette sorte qui cherche principalement sa nourriture sur les fleurs : il est certain qu’ils doivent en grande partie leur couleur à ce qu’ils mangent : puisque ceux qui vivent dans les caves ou autour des vieilles murailles, ont une couleur d’un gris sale, conforme à l’endroit où ils vivent, & d’où ils tirent leur nourriture.

Narração geral

Mais je ne veux pas quitter ce sujet sans vous instruire d’une expérience faite par un Virtuoso de mes amis sur l’une de ces créatures ; ayant observé que leur couleur venoit en bonne mesure de ce qu’ils broutent, il en mit un dans une boëte, & eut soin de lui fournir chaque jour des feuilles des plus belles fleurs de son jardin ; mais comme il gardoit l’animal dans une chambre, ou il ne jouissoit pas de l’avantage du plein air : il n’augmenta que très peu en beauté. Mon ami s’apperçut enfin de cette faute, & le porta déhors dans un endroit, où le Soleil brilloit avec tout son éclat ; il le laissa se glisser selon son plaisir sur les herbes, les fruits & les fleurs en le suivant toûjours de l’œuil ; il prit cette peine durant plusieurs semaines de suite, & il eut enfin la satisfaction de voir que ce n’étoit pas en vain ; l’animal devint réellement plus clair, & plus transparent, & même plus fort & plus vif, si on peut le dire d’un escargot. Il se mit aussi en tête de faire une autre expérience qui fut celle-ci : il avoit remarqué que plusieurs escargots avoient des inégalités dans leur coquilles & même comme une autre petite coquille qui paroissoit sortir de la première ; il en prit un & faisant un petit trou à sa coquille sans lui blesser le corps, il en vit sortir une espéce d’écume qui dans peu de tems prit de la consistence, & s’endurcit en se joignant au reste de la coquille ; il rompit alors une partie du contour, en sorte que l’animal paroissoit présque nud : mais la nature l’avoit pourvû pour réparer sa demeure, d’une abondante provision de ce suc visqueux, qu’il avoit vû s’élever auparavant, & qui transpiroit alors par tous les pores, & s’endurcissant par dégrés comme le reste de la coquille, la rendit grande & circulaire comme elle étoit auparavant ; il apperçut aussi une petite cannelure entre la vieille & la nouvelle piéce, comme dans les autres parties de la coquille ; d’où il conclut que la coquille ne s’étoit pas formée d’abord ; & que d’elle-même elle ne pouvoit pas croître en dimensions ; mais que l’escargot seul augmentant en force & en grosseur, jettoit dehors ce fluide qui formoit autant de différens contour qu’il y avoit de cannelures & que de là venoit aussi cette variété de couleurs que nous voyons souvent dans la même coquille, mais qui sont toûjours disposées suivant ces cannelures, en sorte que l’une ne se confond jamais avec l’autre.
Mais, vous direz peut être, que la personne de qui je parle, aussi bien que moi-même qui vous fais le recit de ces expériences, pouvoit faire un meilleur usage de son tems. Si c’est là votre avis, Madame, je ne le contredirai point, parce que nous ne devons pas être tellement assidus à satisfaire une pure curiosité, que nous négligions les recherches qui peuvent être d’une utilité réelle. Il est vrai que cet amusement est très innocent, & s’il n’est d’aucun service au public, ou à nous-memes, il est bien éloigné d’être préjudiciable à l’un & à l’autre. Il seroit à souhaiter qu’il pût succéder à d’autres amusemens plus dangéreux. Comme je l’ai déjà remarqué, un esprit qui examine avec application les plus petits ouvrages de la Nature, sera insensiblement amené à contempler les plus grand objets, il trouvera par tout des Sujets d’étonnement ; il concevra les plus hautes idées du Grand Auteur de la nature, sentira hautement la bienveillance infinie de cet Etre suprême à l’égard de toutes ses créatures, & particuliérement en notre faveur, puisque nous sommes les seuls de tous les Etres sublinaires à qui il ait donné la faculté de raisonner & de réfléchir. C’est pourquoi la plus chetive créature que l’air, la terre, ou la mer, nous présentent, n’est pas indigne de notre considération ; nous ne pouvons jetter nos yeux nulle part, sans voir quelque chose digne d’admiration ; & quoiqu’on puisse s’arrêter trop long tems sur un objet, sans être coupable d’injustice à l’égard des autres, on n’en devroit laisser passer aucun sans en prendre du moins une légère connoissance. Ce que je veux dire, c’est que ceux qui ont assez de loisir pour satisfaire leur curiosité, & en même tems pour perfectionner leur jugement devroient tâcher de connoître, autant qu’ils en ont le pouvoir, ou les occasions, les différentes parties de la création : afin que, s’ils ne peuvent pas rendre une exacte raison de la structure de chaque partie, ils ayent du moins une idée juste du tout, & qu’ils se convainquent par le peu qu’ils en connoissent, combien de merveilles sont au delà de leur portée. Cette étude nous présente une si grande variété d’objets qu’elle n’a pas besoin d’autre recommandation ; Comment courons-nous donc comme des fous après des nouveautés, qui bien-loin de nous être utiles, ruinent notre fortune, & corrompent nos mœurs & notre jugement, pendant que l’etude de la nature nous fournit chaque jour, dans chaque saison, & par tout de nouveaux sujets d’entretien & d’instruction ! Les personnes de tout âge & de toutes les capacités peuvent y trouver de l’agrément, & en devenir meilleures.

Nível 4

C’est, comme s’exprime fort bien Massanger, qui étoit un des bon Poëtes de son siécle, un bien universel, plus cher aux princes que la couronne qu’ils portent, & cependant qui n’est pas refusé au plus chétif paysan ; la Nature distribue également ce bien à tous ; celui qui ne veut pas y participer se fait à lui-même un vol.
Mais j’ai de grandes espérances que comme la Spectatrice a montré le chemin, plusieurs de l’un & de l’autre sexe l’imiteront dans des recherches si utiles.

Metatextualidade

J’allois terminer cette ennuyeuse Epitre, mais il faut que j’ajoûte un mot ou deux concernant les Chenilles.
Je métonne <sic>, Madame, que vous n’ayez jamais fait mention d’une espéce particulière de ces insectes, laquelle est à mon avis le plus parfait emblême que la nature entiére nous présente d’un esclavage brillant. La Chenille dont je veux parler est est <sic> d’une olive sombre, a le long de son dos deux rayes couleur d’or, & dans plusieurs endroits des taches de la même couleur. Elle seroit sans contredit la plus belle de toute l’espéce, (sans en excepter celle dont vous parlez avec sa tête couleur d’ambre) si la nature n’avoit pas placé sur son cou une espéce de corne, qui ressemble exactement à un joug. Je n’ai jamais pû savoir de quelle utilité ceci est à l’insecte, & mon ami n’a pas pû m’en informer : mais elle paroît à l’œuil un pésant fardeau qui arrête & embarrasse les mouvemens de l’insecte ; en sorte qu’il répond très bien à la comparaison que je viens d’indiquer, d’un peuple qui se plait à montrer au dehors de la magnificence ; tandis qu’il est esclave & qu’il se débat comme une bête de charge sous un fardeau, que tout le monde regarde avec pitié & mépris. Lorsque vous retournerez à la Campagne, je vous prie de donner quelque attention à ces insectes ; ce sera pour une Dame de votre caractère, un sujet abondant de réfléxion qui pourront être utiles au public, de voir comment cette pauvre créature, après beaucoup de peine & de travail pour atteindre quelque branche favorite, se sent arrêtée par ce qu’elle porte sur le cou, & sujette à chaque instant à être precipitée contre terre. Comme toutes les loix de la Providence sont sages & bonnes rélativement meme au plus chetif animal, nous devons supposer que ceux ci-ne <sic> sentent pas leur misére, autrement il semble qu’ils n’auroient été crées que pour être malheureux. A quel dégré va leur instinct, c’est ce que nous ne pouvons pas déterminer ; mais comme la nature à ordonné qu’ils porteroient cette marque de servitude, qu’ils n’ont jamais connu un état de liberté, ni consenti à leur condition présente, par aucune folie, ou inadvertence, il ne faut pas douter qu’ils ne soient fort à leur aise à cet égard. Mais je laisse à la Spectatrice à discuter cet article, quand elle aura pris la peine de le considérer ; je continue à faire des vœux pour le succès de votre entreprise, & suis. » Madame,
Votre très humble Serviteur & admirateur. Inner Temple ce 15. Sept. Philo-Nature. P. S. Je me rappelle, Madame, que vous donnâtes dans votre dixseptième discours quelque espérance qu’on verroit une Lettre de ce digne Gentilhomme, chez qui vous eûtes le plaisir d’observer les régions planétaires ; non seulement moi-même, mais une grande partie de vos Lecteurs, l’attendent avec impatience ; & je ne doute pas que suivant votre promesse, vous ne nous fassiez la faveur de la rendre publique, aussi tôt qu’elle vous sera parvenue. »

Metatextualidade

Quoique l’ingénieux Auteur de cette lettre ne puisse rien écrire qui ne convienne, & que tout ce qu’il dit mérite notre reconnoissance, notre Société est cependant charmée par dessus tout, de ce qu’il défend avec tant de force une opinion, contre laquelle quelques zélés & quelques enthousiastés se récrient, comme si elle étoit anti-chrétienne & fabuleuse ; je veux dire la pluralité des mondes, contre laquelle je n’ai jamais oui proposer une bonne raison. En faire un article de foi, ce seroit une faute, parce que ni les Ecrits sacrés, ni la tradition, ne nous en donnent aucune assûrance ; mais dans un sujet parfaitement indifférent au salut, je pense que nous pouvons nous servir de notre jugement, sans craindre d’être trop présomtueux.
Il suffit pour contenter notre orgueil que tout ici bas ait été créé pour notre usage ; & il semble que c’est avoir la plus grande arrogance aussi bien qu’une extrême vanité, de s’imaginer que tant de globes plus vastes que celui que nous habitons, n’ayent été formés que pour divertir la vûe dans une belle nuit, & qu’ils n’ont réellement aucune autre utilité. Mais en supposant que cela fût ainsi, & que le Tout-puissant Créateur de cet Univers eût arrangé uniquement pour notre plaisir tout ce que l’œuil peut atteindre, les instrumens nous présentent des objets que la nature nous avoit cachés. Nous voyons par le secours de nos verres une multitude de globes de lumière, que l’œuil ne peut pas discerner à cause de leur grand éloignement, & par conséquent qui ne peuvent pas avoir été disposés pour être l’objet de nos spéculations ; ceux ci n’ont pas été créés pour nous donner de la lumière, de la chaleur, ou pour nous rejouir avec leur éclat, puisqu’on ne peut point les sentir, ni les appercevoir sans le secours des Télescopes, & encore à peine peut-on les distinguer. Tout ce qu’on peut dire avec raison contre cette opinion de la pluralité des mondes, c’est qu’elle n’importe en rien à ceux qui demeurent dans celui-ci, puisqu’ils <sic> ne nous est pas possible de voyager dans les autres mondes, ni d’en connoître jamais les habitans. Il est vrai que j’ai entendu des gens assés fous pour soûtenir, que les hommes parviendront un jour à inventer des machines, qui les transporteront à travers les airs avec la même aisance que nous passons maintenant les mers, ce qui paroissoit sans contrédit autant impratiquable d’abord, qu’il le paroit maintenant d’exécuter l’autre projet. Mais ceux qui parlent de cette manière affectent d’oublier qui a été le prémier Navigateur ; que Dieu lui-même a instruit Noë comment il devoit bâtir l’arche destinée à sauver le reste du genre humain, & comment il devoit la conduire, afin qu’elle ne fût pas engloutie par les eaux qui détruisirent tout. On ne peut & on ne doit pas nier, que la même toute puissance ne puisse nous apprendre, s’il lui plait, le moyen de voler dans les airs ; mais aussi nous devons considérer, qu’elle n’agit jamais par des voyes surnaturelles, que dans des circonstances extraordinaires, ainsi nous ne devons pas attendre un semblable miracle, à moins qu’une cause du moins égale à celle du déluge, ne le rende nécessaire. Si les regions éthérées pouvoient nous mettre à l’abri du feu qui dévore tout, & qui doit enfin consumer la terre, comme on nous en assûre, on auroit encore une légère ombre d’espérance, que la race humaine pourroit être préservée une seconde fois par un moyen aussi extraordinaire qu’elle le fut anciennement. Mais de quelle utilité nous seroit-il de voler, quand même nous aurions les aîles de l’aigle, & que nous pourrions suivre dans les airs ce Roi des Oiseaux, dans le tems que les cieux eux-mêmes, du moins ce que nous nommons ainsi, seront froissés comme un parchemin, lorsque le Soleil, la Lune, & les Etoiles seront dissoutes & que l’embrasement sera universel ! Mais en accordant tout ce que leur folle imagination leur suggére, en supposant qu’on puisse trouver une voiture capable de nous transporter dans l’air d’un Royaume à l’autre, ou dans quelque endroit que nous voudrions de notre globe, nous ne serions pas plus en état qu’aujourd’hui de rien découvrir dans les autres mondes. Chaque globe a son Atmosphére impénétrable, une limite que rien de mortel ne peut passer ; & si lorsque nous aurons secoué cette masse de chair, l’âme sera revêtue du pouvoir de satisfaire sa curiosité à cet égard, c’est ce qui est connu de Dieu seul qui l’a créée. Ici la raison n’est plus d’aucun usage & se perd dans l’abîme de l’éternité, comme le dit fort bien un de nos Poëtes.

Nível 3

Le fini peut-il mesurer l’infini ? La raison est aveugle pour ce qui la concerne, cependant l’homme, cette vaine Créature, voudroit sonder avec ce foible instrument l’immense abîme de la Divine sagesse !
Ainsi quoique je me plaise dans la contemplation de ces mondes innombrables, tous créés par le même Etre tout puissant & présent par tout, & que cette idée s’accorde fort bien avec les notions que nous avons, ou que nous devons avoir de la Divinité, je n’ôse pas la mettre dans ma confession de foi. Je confesse qu’il n’importe pas de savoir s’il y a ou n’y a pas d’autres Sphéres habitables, & je n’en estime pas moins ceux qui peuvent différer de moi à cet égard ; je dis seulement que cette opinion donne une satisfaction intérieure, & étend des idées que chacun devroit encourager. Cependant je ne pousserai pas plus loin ce sujet ; mais à l’égard des objets qui sont à notre portée, & dont nous tirons chaque jour quelque avantage, je ne crois pas qu’on puisse excuser ceux qui négligent les occasions de les connoître. En effet il n’y a point d’étude plus utile que celle-ci, que Philo-Nature recommande si fortement dans sa première & sa seconde lettre aux personnes de tout rang, à proportion de leur situation. Cependant on ne doit pas supposer qu’il conseille de donner à examiner la racine d’un végétable, où les organes d’un insecte, le tems qu’on devroit employer à travailler pour le maintien de sa famille. Il est certain que des spéculations de cette nature conviennent mieux aux personnes du grand monde, ou du moins à ceux qui ont une fortune indépendante des affaires, qui ont suffisamment de loisir, & qui trouveront à peine un moyen plus utile de remplir les vuides de leur tems. Cependant quoique ce petit nombre ait le bonheur de pouvoir faire de plus grands progrès dans l’étude des beautés de la nature, il y en a bien peu qui ne puissent trouver assez de tems pour connoître du moins les lignes qui la terminent, si l’on peut s’exprimer ainsi ; le plus chétif artisan s’alloue quelques fêtes dans l’année ; il se proméne dans les champs, a peut-être un petit jardin, & dans le plus petit morceau de terre, trouvera assez de sujet d’instruction & d’amusement. La Dame de campagne n’a pas besoin de négliger son ménage pour connoitre les propriétés de ces simples qui croissent à sa porte. Les brutes ellesmêmes nous apprennent les vertus de plusieurs végétables, en les choisissant pour se soulager de quelque maladie, à laquelle elles sont sujetes,

Exemplo

& Hippocrate lui-même devoit la découverte des merveilleux effets du sabot d’un Elan, parce qu’il avoit vû cette Créature tenir long-tems son pied à son oreille, lorsqu’elle étoit malade. Comme nos plus dangéreuses maladies viennent originairement de la tête, ce grand Philosophe & habile Médecin s’imagina d’abord, que le pied de cet animal pouvoit non seulement empêcher toute obstruction dans les vaisseaux capillaires, mais encore être utile dans d’autres cas qui viennent tous de la même cause ; & comme il savoit que cette expérience n’avoit rien de dangereux, il l’essaya avec tant de succès qu’il mérite les Bénédictions de tous les siécles passés & futurs.
On a trouvé plusieurs autres grands & estimables sécrets en observant les coûtumes des animaux. Par exemple nous n’aurions peut-être jamais connu les vertus du Plantain, si nous n’avions pas vû le Crapaud, quand il est prêt de créver par la force de son propre venin, se traîner jusqu’à cette plante salutaire, & regâgner sur le champ sa santé & sa vigueur. Mais les personnes de mon Sexe vieilles ou jeunes qui aiment le plaisir, me diront peut-être que ces remarques ne méritent pas leur attention, que si elles sentent quelque incommodité, elles peuvent s’addresser à leur Médecin ; & qu’elles n’ont point besoin de s’embarrasser de ce qui regarde la Médecine. Je conviens volontiers que cela est vrai de la plus haute classe ; mais on doit avouër que celles qui leur sont inférieures ne s’abbaisseroient point, en étudiant superficiellement un sujet de cette nature. Quoiqu’on puisse dire qu’il ne convient pas à une Dame du beau monde, de s’occuper autour des végétables qui servent dans la cuisine, ou pour la distillation, il n’est pas moins vrai qu’elle devroit prendre quelque intérêt aux plantes, qui flattent sa vûe ou son odorat, qu’elle porte dans son sein, ou dans ses cheveux, & qui deviennent ses plus beaux ornemens, même parmi l’éclat des joyaux, & des plus riches broderies. Les fleurs & les plantes aromatiques qui couvrent nos jardins, peuvent être régardés comme un régal que la nature nous présente ; & de tous les plaisirs qu’elle nous procure, il n’en est peut-être point de plus exquis. La jonquille, la rose, le jassemin, la fleur d’orange, l’oreille d’ours, & mille autres fleurs ravissent nos sens par leur beauté, & le parfum qu’elles répandent. Il n’y a personne assez stupide pour n’en être pas charmé. Je crois qu’elles sont universellement goûtées ; les Dames même veulent en avoir dans leur chambre dans des pots & des vases de porcelaine ; & quand les frimats de l’hyver les privent des originaux, elles en ont la copie dans les tableaux, sur le vernis, & en broderie. Comment donc pouvons-nous nous dispenser de visiter de tems en tems nos parterres, pour observer l’origine, l’acroissement & la préservation de ces plantes & de ces fleurs qui nous font tant de plaisir ! Pourquoi nos jardiniers seroient-ils plus sages que nous-mêmes ? pourquoi laisserions-nous en leur pouvoir de nous tromper, & nous mettrions nous hors d’état de découvrir leur négligence, ou leur ignorance, pour cultiver des plantes dont nous aimons à nous parer, quand elles sont parvenues à leur perfection ? Quoi de plus beau qu’un assemblage de diverses fleurs qui croissent toutes sur le même arbre ? & quand nous nous plaisons à les regarder, n’aurions-nous pas plus de plaisir, si nous savions comment elles se produisent ? Ne seroit-ce pas un sujet fort agréable d’entretien, que de pouvoir instruire ceux qui en savent moins que nous, & raisonner avec ceux qui prétendent être mieux informés, sur les merveilleux progrès de cette séve distincte, qui nourrit chaque fleur différente, quoiqu’elle vienne de la même souche ? De toutes les occupations du jardinage, celle de greffer est la plus surprenante, & nous ne pouvons jamais trop admirer la force de ce suc nouricier, qui dans un petit bouton pris d’un arbre & greffé sur un autre, conserve la même nature primitive ; & quand même on inoculeroit sur le même sujet vingt espéces différentes, toutes conserveroient sans la même confusion leur qualité originale ; ensorte que leurs fleurs ne différeroient, ni en couleur, ni en figure, ni en odeur, de celles qui croitroient naturellement sur une seule souche de leur espéce. Il me semble que de s’asseoir à côté du jardinier, tandis qu’il fait une opération si curieuse, n’est point un amusement indigne de mon sexe, ni au-dessous de la plus grande Dame ; il faut la plus grande délicatesse pour couper le petit écusson, en-sorte qu’il s’ajuste exactement à l’incision qu’on a faite à l’écorce du sujet sur lequel on veut le greffer ; & ensuite de fermer & de réunir bien le tout, de peur que le froid ou la pluye n’y pénétrent, & n’empêchent l’union de l’un avec l’autre, jusques à ce que l’écorce extérieure ait assez crû pour les mettre à couvert. Je sais que plusieurs personnes ont de l’aversion à appliquer sur la même souche des greffes de différente nature, tels que la pomme & la prune, la nefle & le raisin, ou la rose & la tulipe, l’œuillet & le lis. Ils s’écrient que c’est une absurdité, un monstre plûtôt qu’une merveille qui puisse plaire ; & que chaque fruit & chaque fleur ont meilleur air, lorsqu’ils croissent sur le tronc que la nature leur a destiné, ensorte qu’il faut éviter par dessus tout, de changer son cours par quelque innovation. Mais ces objections me paroissent venir uniquement d’une humeur aigre & chagrine. Essayer de concilier l’art avec la nature est à mon avis un amusement fort innocent, & qui exerce l’invention ; & sur ce qu’on dit que la vûe en est offensée bien loin d’en être réjouïe, on pourroit en dire autant d’un bouquet & d’un vase de fleurs, qui sont ordinairement remplis d’autant de fleurs différentes que la saison le permet. Je m’étonne que ceux qui parlent de cette manière, ne blâment pas la nature elle-même de ce qu’elle nous donne en même tems sur l’Oranger, du fruit dans sa maturité, du fruit verd, & même des boutons & des fleurs ; pourquoi n’excluent-ils pas cette plante de leurs jardins comme une chose absurde & monstrueuse ? Ou plûtôt pourquoi ces ennemis de l’art à cet égard, l’allouent-ils dans d’autres cas ? Pourquoi forment-ils tant de parterres, d’arcades, d’arbres taillés, de buissons arrondis d’une manière si singuliere, qu’on ne reconnoit plus les productions de la nature ? Pourquoi ne laissent-ils pas croître toutes les plantes avec la même liberté que dans les forets, ou dans les deserts inhabités ? Il me semble que l’ordre & la régularité d’un jardin ne s’accordent point avec leurs notions. Plus de terrasses, de cascades, de palissades, de bosquets, & de ces autres arrangemens qui font la différence de la posséssion d’un Seigneur d’avec celle d’un paysan. Que tout croisse comme il pourra, & qu’une sauvage simplicité fasse toutes les beautés de la campagne. Mais si nous mettons de côté cette question, & si nous bornons entiérement nos spéculations à ce qui est naturel, nous ne manquerons jamais de sujet d’entretien. La circulation dans les végétables, de ce fluide qui par un mouvement regulier & non interrompu comme celui du sang dans nos veines, donne de la vigueur à chaque petit germe, doit nous causer une agréable surprise, lorsque nous la considérons avec attention. Considérer les progrès d’une fleur dès son enfance, la voir croître continuellement, & enfin ouvrir à notre vûe ses beautés si long-tems cachées, & nous embaumer en même tems avec le parfum qu’elle exhale, est un objet bien digne de notre attention. Mais les Sens, à mon avis, ne doivent pas rapporter tout à eux seuls ; l’Esprit doit y prendre la plus grosse partie, & examiner des merveilles qui ne peuvent manquer de le ravir d’admiration. Tous les arbres des forets, les herbes de nos champs, aussi bien que les plus nobles plantes que nous introduisons dans nos jardins, sont couronnés de fleurs plus ou moins belles. Ces fleurs produisent une sémence qui perpétue l’espéce. Quelques sémences sont renfermées dans des fruits, d’autres dans des gousses, & se repandent d’elles-mêmes sur la terre lorsque la fleur est séche. Nous contenter de satisfaire notre goût avec ces fruits delicieux, qui nous sont successivement présentés d’un mois à l’autre, de respirer le parfum de quelques fleurs, & de contempler les beautés variées des autres, est au-dessous de la dignité d’un être raisonnable. Si nous allons plus loin, les oiseaux de l’air, & les bêtes des champs, & même les reptiles jouissent comme nous des charmes de la nature. Peut-être aussi le plus chétif reptile nous surpasse à cet égard ; les savans conviennent que les animaux ont en général les sensations plus vives que nous. C’est dans notre raison, & dans le pouvoir de contempler les biens dont nous jouissons que consiste le principal avantage de les posséder. Ceci distingue plus l’homme des autres Créatures que sa forme extérieure, c’est ce qui l’a constitué Seigneur de tout. S’il se dégrade volontairement, & se met de niveau avec ses sujets, il devient indigne de l’honneur qui a été conféré à son espéce & ingrat envers son bienfaiteur. Peut-on supposer que la sagesse Divine donne une telle profusion de différens biens uniquement pour regaler les Sens ! Toutes les réligions du monde, sans en excepter la Mahométane, ne se réunissent-elles pas à nous enseigner que nous ne devons pas nous trop abbandonner à nos sens ? Certainement cette variété est destinée à un dessein plus noble comme de faire entrer l’instruction par le canal du plaisir ; de nous inspirer les plus grandes idées dont nous soyons susceptibles, de cette Divine bonté à laquelle nous devons tant de graces ; de regler l’âme & de la mettre en état de rendre à son Créateur le tribut de ses adorations & de ses hommages. Quoi donc de plus contraire à la raison ou même au sens commun que de s’imaginer, que tous ces vastes corps que nous voyons briller dans le firmament, & même ceux que nous ne voyons pas, ne sont faits que pour nous servir, & en même tems de ne point penser aux objets qui nous environnent, qui nous sont utiles à chaque instant, & dont nous avons seuls la souveraineté, puisque nous jouissons seuls d’un tout, où les autres Créatures n’ont chacune que leur portion. Si l’homme réfléchit comme il le doit aux avantages innombrables, aux commodités & aux plaisirs qui se présentent continuellement devant lui, de quel côté qu’il jette les yeux, il trouvera suffisamment de quoi satisfaire son orgueil, sans s’arroger aucun droit sur ce qu’il ne connoît pas. Nous sommes sûrs de ceci, que les bonnes choses de ce monde nous sont données pour notre usage, & notre contemplation, & à nous seulement, puisque nous sommes seuls capables d’en jouir réellement.

Metatextualidade

Mais il est tems que je quitte ce sujet, qui m’a conduit au-delà de ce que je me proposois, je me vois donc obligée de renvoyer le miroir de la vraie beauté, jusqu’au mois suivant, je ne manquerai pas de l’insérer, avec d’autres piéces que nous avons reçues derniérement, & qui nous ont plû, parce qu’elles nous paroissent généralement utiles, particuliérement aux personnes de mon Sexe.
Fin du Dixneuviéme Livre.

1(*) Espéce de Crocodile des Indes.

2(I) Ici l’allusion n’est que trop claire; c’est ce que peut l’Esprit de parti, toujours fougueux, mais peut-être nécessaire en Angleterre N. d. T.

3(*) Ici mon Auteur cite à son ordinaire Virgile, sans quoter l’endroit. Je n’ai pas voulu donner au Lecteur une Traduction d’une autre Traduction déjà imparfaite.

4(*) <sic> Je traduis littéralement l’expression de l’Original, parce que je ne sçais point comment nos botanistes nomment cette plante N. d. T.

5(*) <sic> Ici Philo-Nature sort de sa Sphère, la proposition qu’il attaque est fausse, puisque l’excentricité de Saturne n’est qu’environ un 25. de son éloignement du Soleil ; mais la raison qu’il allègue, ne vaut pas mieux, la distance de Saturne au soleil n’a aucune proportion congrue avec son éloignement de la première étoile fixe. N. d. T.