Le Spectateur françois pendant le gouvernement révolutionnaire: XXXIVe Discours.

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Nivel 1

XXXIVe. Discours.

Entretien avec un jeune Républicain.

Nivel 2

Nivel 3

Diálogo

Quoi ! Spectateur, me disoit hier un jeune homme qui a jetté les yeux sur quelques-unes de mes feuilles, vous ne paroissez pas content ! que vous faut-il donc de plus ? Nos conquêtes s’étendent, nos agitateurs se taisent, les bons principes triomphent, l’opinion publique se purifie, le crime tremble, l’innocence se rassure. Carrier, ce fléau des Nantois, est enfin livré à la justice malgré les efforts de ses partisans et de ses complices ; celui qui a été sans pitié pour la jeunesse, le repentir et la vieillesse, va enfin expier ses crimes ; l’humanité sera vengée, et la nation justifiée. Croyez-vous, lui ai-je répondu, que j’aie soif du sang de cet accusé, que mon bonheur tienne à une exécution de plus ? Que m’importe qu’un criminel périsse ! je ne demande pour lui, ainsi que pour tous les méchans, que l’impuissance de nuire et le supplice des remords. Jouissez de ces petits succès d’un parti sur l’autre, de ces révolutions passagères dans les sentimens de la multitude, de ses transitions brusques de la cruauté à la douceur et à l’humanité ; pour moi, qui méprise toutes les factions, toutes les maximes de circonstances, qui ne voit pas le bonheur de ma patrie dans un jour, et la contemple dans l’avenir, permettez-moi de ne pas partager toute votre sécurité : la mienne ne sera complète que lorsque j’apprendrai que la justice règne sur tous les points de la république ; qu’il n’y a plus d’innocens dans les prisons ; que l’abondance circule dans tous nos départemens ; que l’ouvrier matinal ne se morfond plus à porte d’un boulanger ; que la mère distribue avec assurance à ses enfans le pain qu’ils lui demandent. Je ne goûterai une joie pure que lorsque je verrai un terme aux ravages de la guerre, et nos représentans dégagés de toutes les haines, de toutes les divisions, remonter paisiblement à l’origine de nos maux, se concilier la confiance publique par de sages mesures, s’attacher à un plan de gouvernement bien adapté à une nation légère qui ne doit avoir que la liberté de faire le bien, et un droit égal au bonheur qui résultera de l’accord de toutes les industries et de tous les talens. – Vous voulez tant de choses, que vous courez le risque de n’être jamais satisfait. – Cela peut-être, et voilà pourquoi vous me trouvez un air triste et rêveur : est-ce ma faute si, tandis que vous ne vous arrêtez qu’aux surfaces, ma vue approfondit les sujets ? Jeune homme, vous ne vous inquiétez ni de la dette nationale dont le gage s’altère de jour en jour, ni de la difficulté d’approvisionner nos armées sans épuiser nos subsistances, ni des moyens de recruter nos bataillons sans énerver l’agriculture, ni de l’embarras de satisfaire les familles de nos défenseurs sans accroître les impôts, ni de la dégradation de notre change qui paralyse notre commerce, ni de l’inconstance du peuple qui peut se lasser de n’entendre que de belles promesses et de ne voir jamais venir les réalités, ni de la nécessité de restreindre ses prétentions pour lui assurer l’exercice de ses facultés et la jouissance paisible de son salaire. – A vous parler vrai, je ne pense pas trop à tout cela : j’espère que le sol de la France suffira à tous ses habitans, et que nous saurons nous passer de ce qu’il ne produit pas. – Il est fâcheux pour votre espérance que notre marine, que nos fabriques, nos manufactures, nos arts aient besoin des produtions <sic> de l’étranger ; mais à votre âge on se croît dans l’abondance l’orqu’on <sic> a toujours des spectacles, des restaurateurs, des sociétés de jeu, des femmes faciles et des mauvais chevaux. – Spectateur, vous avez une bien mauvaise opinion de la jeunesse : parce quelle <sic> n’a pas la maturité de votre jugement, mérite-t-elle vos mépris, et ne lui devez-vous pas un peu d’indulgence ? – C’est à moi à vous en demander pour mon humeur ; mais comment se défendre d’en avoir lorsqu’on souffre des maux de ses semblables, et qu’on a encore à frémir des dangers auxquels ils s’exposent sans les connoître. – Que diriez-vous donc si nos armées n’étoient pas victorieuses, si l’étranger étoit sur le point de nous imposer la loi ? – Qu’il faut courir aux armes, et ne songer qu’à vaincre ; c’est parce que la fortune a récompensé notre valeur, que je voudrois nous voir profiter de nos succès, et toucher au but de la guerre qui est de se rendre plus heureux qu’on ne l’étoit avant de s’exposer à ses dangers. – Porquoi <sic> donc tant desirer la paix, puisque la guerre nous est si favorable ? – Parce que nous sommes des hommes, et que ce sont des hommes que l’on mutile et que l’on tue ; si vous êtes patriotes, vous est-il indiférent <sic> que nos hôpitaux se remplissent de blessés et se vuident par les morts ? Si vous chérissez l’égalité, ne souffrez-vous pas de sentir que tant de vos égaux, qui combattoient pour la liberté, demeurent étendus sur le champ de la victoire ; que d’autres moins heureux gémissent dans la captivité ; que des milliers d’enfans, d’époux, de pères de famille dépérissent dans les marches forcées, et soient exposés aux injures de l’air, tandis que vous existez tranquillement dans une cité où l’industrie laborieuse et les vices concourent à vos plaisirs ? Si tous vos concitoyens vous sont chers, si vos affections s’étendent sur tous les habitans de la République, n’est-ce rien pour vous de savoir que plusieurs communes sont réduites à une si modique ration de pain, qu’on seroit tenté de croire que l’ennemi assiège leurs portes, ou que le laboureur a à peine récolté sa semence ? Ne sentez-vous pas, si vous aimez la justice, votre cœur déchiré à l’idée de tant de familles dont les maux pour être adoucis ne sont pas réparés, et qui sont devenus si misérables, qu’elles doutent si la mort qui a ravi leurs proches n’est pas préférable à la vie, l’unique bien qui leur reste ? Je vois que ces images vous attristent ; mais pourquoi me demandez-vous le sujet de mon affliction ? Laissez, laissez-moi à mes idées douloureuses, et fuyez celui qui a vu l’horison de notre liberté chargé de nuages, qui n’a point été ébloui par quelques éclairs, s’est attendu et s’attend encore à la foudre et aux orages. –Ce n’est pas assez pour un spectateur de prévoir tant de maux, il faudroit y chercher des remèdes, en trouver, en indiquer. – Si vous lisez mon ouvrage, peut-être verrez-vous que j’en ai cherchés, que j’en ai trouvés, que j’en ai indiqués. – Ah ! je suis bien curieux de le lire : quand paroîtra-t-il ? Si je ne m’occupois, comme tant d’autres, que d’assurer ma tranquillité, il ne verroit jamais le jour. – Eh ! pourquoi donc ? – Parce qu’il paroîtra dans un temps où l’on ne sait nul gré des bonnes intentions, où les esprits sont trop aliénés pour écouter la voix qui veut les concilier, où chaque parti veut vous entraîner dans le sien, où personne ne daigne réfléchir sur les circonstances dans lesquelles on parle et on écrit, où chacun se fait illusion sur ses ressources et ses espérances, où l’on est aveuglé par ses desirs de vengeance, où la présomption n’est pas corrigée par le malheur, où tout le monde a eu tort, et où personne ne veut convenir qu’il se soit trompé. – Je pense qu’on sera plus juste à votre égard que vous ne l’êtes envers les autres, qu’on vous estimera et sur ce que vous aurez eu le courage de dire, et sur ce que vous aurez osé seulement faire entendre. – Je le desire, mais songez que cet ouvrage ne sera lu que dans un moment où la presse aura reconquis sa liberté et son empire ; qu’on ne se rappellera pas que lorsque son auteur tenoit la plume, les écrivains les plus intrépides brisoient la leur, livroient aux flammes tous les papiers qui avoient reçu leurs pensées ; que chaque phrase de ses premiers discours devenoi <sic> un titre de condamnation qu’il fournissoit contre lui ; qu’à chaque heure du jour, à chaque heure de la nuit, il avoit à redouter l’œil inquisiteur d’un comité de surveillance qui l’avoit déja signalé par ses anciens écrits ; qu’il voyoit à tous les instans ses amis arrachés à leurs foyers ; que son imagination étoit obscurcie d’un voile funèbre ; qu’à moins de vouloir faire stérilement le sacrifice de sa vie, il ne pouvoit murmurer ni contre un tribunal qui éteignoit avec une docilité féroce toutes les lumières de la république, qui absorboit toutes les fortunes, ni contre une commune, la plus exécrable de toutes les autorités, qui déshonoreroit tout à la fois la capitale et le peuple français par la persécution qu’elle exerçoit sans relâche sur des enfans nés du sein de la puissance et des grandeurs, et dont les regrets ne peuvent que croître avec le tems et la certitude de leurs infortunes. Combien de fois n’a-t-il pas paru sourire lorsqu’il avoit les larmes dans les yeux et la rage dans le cœur ! – Oublions toutes ces atrocités passées, et ne nous occupons que du présent : avez-vous parlé, dans votre ouvrage, de la guerre de la Vendée, et des moyens d’éteindre ce foyer de contre-révolution ? – Non, parce que mes idées sont trop opposées à celles qui ont prévalu. – Vous prétendez donc qu’on doive laisser subsister ces brigands ? – Si ce sont des brigands, il ne falloit leur opposer que de la gendarmerie et des bourreaux ; si <sic> sont des hommes égarés, ce n’est pas avec des canons que vous les ramènerez à la raison. Vous exterminerez des Français, et vous ne ferez pas des républicains ; vous incendierez des villages, vous dépeuplerez un département : qu’auroient fait de plus les implacables ennemis de la France ? On a trompé d’ignorans cultivateurs, on a fanatisé de simples villageoises, on a irrité des mères, on a poussé au désespoir des pères et des enfans, en ne leur montrant que des chaînes au lieu des attributs de la liberté, en ne les éclairant qu’avec le feu qui consumoit leur récolte et leurs chaumières ; on les a rendu féroces, en traitant avec barbarie ceux qui tomboient au pouvoir de nos soldats, tandis qu’on auroit dû les calmer, les reconcilier avec nos principes, et en former autant de missionnaires de notre doctrine. La nation vient de leur prouver qu’elle désavoue les exécutions honteuses dont ils ont été les victimes, et les perfidies qui ont révolté le repentir ; peut-être est-il encore temps de les désarmer par des proclamations humaines et bienfaisantes, par une amnistie qui s’étendra sur les subalternes, par une simple condamnation à la déportation contre les chefs, auxquels on faliciteroit <sic> les moyens de se faire justice ; bientôt au lieu d’armées à réduire, il n’y aura plus que des bandes d’assassins à saisir et à faire exécuter. – Votre ouvrage offre-t-il quelques réflexions sur la situation déplorable de la Pologne ? – Le Spectateur Français avoit trop à gémir sur les scènes sanglantes de sa patrie pour aller observer celles qui se passent sur un théâtre éloigné. C’étoit bien assez pour son cœur de suivre les malheurs d’une révolution dont il est le témoin, sans encore en chercher qui lui sont étrangers. – Il ne nous sont peut-être pas aussi étrangers que vous feignez de le croire ; c’étoit une heureuse diversion contre nos ennemis que cette insurrection imposante par l’accord de tous les ordres de l’Etat, par l’intrépidité de son chef ; elle fixoit sur le territoire de la Pologne les forces de la Russie ; elle y attiroit une partie de celles de la Prusse et de l’Autriche. Je vous avoue que je suis très-fâché que ce sublime élan vers la liberté ait été tout-à-coup comprimé par le courage aveugle de la servitude. Je crains que nos ennemis ne trouvent de nouvelles ressources dans un succès qui va ramener le calme sur leurs Etats. – Je suis de votre avis, et c’est une raison de plus pour moi de desirer que nous ne nous refusions pas à d’honorables propositions de paix, car toutes mes affections se reportent sur ma patrie, et je ne prends plus d’intérêt à un peuple qui tenoit l’indépendance et presque l’égalité de la volonté de son roi ; qui n’a pas su faire prévaloir sa dernière constitution, celle qu’il avoit accueillie avec transport sur l’orgueil de quelques Palatins ; et qui, au lieu de jouir de ce qu’il avoit obtenu sans effusion de sang, s’est exposé aux meurtres et à la servitude. – Nous avons été plus sages et plus heureux que lui. – L’avenir nous l’apprendra. – Avez-vous parlé des émigrés ? – Oui ; mais pas de ceux qui ont dû fuir pour dérober leur tête à la férocité, et ne sont coupables qu’autant que la prudence, l’horreur du crime et de la mort seroient des délits. – Pourquoi terminez-vous votre ouvrage à une époque où il vous reste tant de choses à voir et à décrire ? – Parce que je ne me suis pas proposé de faire l’histoire de notre révolution ; je n’ai voulu qu’en dessiner quelques traits. – Votre cinquième volume des Constitutions renferme un discours si frappant sur les vicissitudes des réputations, vous devriez bien peindre toutes celles qui se sont depuis évanouies. –Peut-être y travaillerai-je un jour ; mais j’attends qu’un reste d’illusions soit dissipé, que le peuple ait lui-même renversé les idoles qu’il s’est créées, et auxquelles il n’offre déjà plus à peine qu’un grain d’encens.
Ici devoit finir un entretein <sic> qui multiplioit les demandes et rendoit les réponses trop difficiles.
Fin.