Le Spectateur françois pendant le gouvernement révolutionnaire: XXXe Discours.
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XXXe Discours.
Sur les Écoles Normales (I1).Level 2
C’est une belle institution, que celle qui a pour objet de
rectifier l’enseignement public, de l’assujettir à une méthode
claire et uniforme, d’abréger le chemin des
sciences, en traçant la ligne la plus droite ; enfin, de
commencer par former de bons maîtres, pour produire ensuite de
bons disciples. La difficulté, dans l’exécution de ce plan,
n’est pas de composer la première école normale, de former dans
la capitale le foyer des lumières dont les rayons se diviseront
pour éclairer tous les départemens. Paris réunit dans son
enceinte tant de savans illustres, tant d’hommes de lettres en
état de donner le précepte et l’exemple du goût ! La grande
difficulté consiste à recueillir, dans les différens districts,
les sujets capables de venir recevoir ces lumières, ces
préceptes, pour les transmettre aux instituteurs de leurs
communes. Je conçois bien la possibilité d’appeler de tous les
points de la république les géomètres, les physiciens, les
chimistes, les moralistes qui voudront se consacrer à
l’éducation nationale pour leur exposer les vrais principes des
sciences, pour réformer leurs fausses idées, et les familiariser
avec une méthode d’instruction plus abrégée et plus lumineuse
que celle qu’ils ont reçue ou vu pratiquer ; mais
j’ai peine à comprendre comment les mêmes citoyens, désignés par
leurs sections, choisis par un agent de district, pourront, en
quatre mois, apprendre tout à la fois à démontrer la géométrie,
à initier dans les opérations de la chimie, à expliquer les
phénomènes de la physique, à développer les règles de la
grammaire, à présenter les grands tableaux de l’histoire, à
moins que ces citoyens ne soient déjà versés dans toutes ces
sciences. Et si, sous prétexte qu’un individu a été prêtre,
noble, religieux, ou n’a pas donné d’éclatantes preuves de
civisme, il ne peut pas être admis au rang de ces premiers
disciples, la difficulté de répondre aux vues de cette
institution sera encore bien plus grande. Quant à moi, quelque
haute opinion que j’aie des talens des professeurs de l’école
normale, je sens qu’ils ne parviendroient jamais à m’apprendre,
en quatre mois, à transmettre à un instituteur les lumières qui
les illustrent individuellement, encore moins celles dont ils
brillent tous ensemble. Il faudra donc que je m’attache à l’un
d’eux exclusivement, d’après les connoissances
qui me sont les plus familières, et dont j’ai déjà les premiers
élémens ? Mais si pas un des cinq candidats de mon district
n’est géomètre, voilà tout le mérite du célèbre Lagrange perdu
pour nous et pour les instituteurs de nos communes. Si nous
sommes également étrangers aux procédés de la chimie, nous
n’arrêterons qu’un œil ignorant et distrait sur les procédés de
Bertholet. Le professeur d’astronomie ne nous verra jamais nous
élever avec lui jusqu’au ciel, et calculer la marche des
planètes, si nous n’avons pour échelle qu’une imagination vague,
et si nous n’avons jamais aidé notre foible vue de l’œil de
l’art. Si nos occupations nous ont détourné <sic> de
l’étude des plantes, un savant botaniste fixera-t-il nos regards
sur la terre pour observer la forme des simples, les classer, et
retenir la division de leurs familles ? Il ne faut pas plus
toujours voir l’égalité dans les maîtres que dans les disciples.
S’il suffisoit d’être un bon citoyen, un ardent républicain,
pour avoir une égale aptitude aux sciences, je dirois : calculez
le nombre des instituteurs nécessaires pour répandre l’instruction ; appellez ensuite indistinctement les citoyens
qui voudront se dévouer à l’enseignement public, et vous leur
apprendrez à remplir leur emploi avec intelligence : mais tel
qu’on voit assidu à sa section, déclamer avec zèle dans une
société populaire ; qui se montre infatigable dans les corvées ;
qui est prêt à marcher au premier danger, et surmontera tous les
obstacles lorsqu’il s’agira d’atteindre l’ennemi, est si
incapable de décrire les lignes géométriques, de saisir les
causes et le résultat d’une expérience, de s’appliquer au
calcul, qu’il n’a pas même pu encore parvenir à assembler et à
tracer les lettres de son nom. Si donc nous voulons former de
bons instituteurs, jettons un voile sur l’ardent patriotisme, et
examinons les facultés intellectuelles de l’individu. Ne
s’est-il jamais montré rebelle à la loi ! A-t-il rempli les
obligations qu’elle lui impose ? Cela nous suffit pour
l’introduire dans le sanctuaire des sciences, s’il est
susceptible d’être initié, non plus à leurs mystères, mais à
leurs clartés. Où vont me conduire ces réflexions, et ne seroit-il pas prudent de m’arrêter ? Ne
m’accusera-t-on pas de compter pour trop peu de chose les vertus
républicaines, et d’attacher trop d’importance au savoir ? Ne me
reprochera-t-on pas de refroidir l’instruction nationale, en la
confiant à des citoyens qui ont concentré leurs affections dans
l’étude, qui ont montré plus de zèle pour les découvertes de
l’esprit que pour les progrès de la liberté ; qui semblent avoir
séparé la France en deux mondes, l’un habité par des citoyens
occupés de la chose publique, l’autre par des lettrés adonnés à
des systêmes stériles, à des recherches vaines ? Je demanderai à
mon tour si la république ne profite pas tous les jours des
fruits du savoir ; si nos armées ne tirent pas un grand
avantage, dans les combats, dans les sièges, de l’invention de
l’aréostat qui plane au-dessus des camps, des forteresses de nos
ennemis ; qui indique leur nombre, leur position, et révèle tous
leurs mouvemens ? Si le télégraphe, qui devance tous les
couriers, accélère l’arrivée des nouvelles et le retour des
ordres, n’est pas d’une grande utilité pour nos
comités et nos généraux qui, par cette découverte, se trouvent
rapprochés et communiquent, malgré les distances, à tous les
instans du jour ? Si la chymie, en répandant ses lumières sur le
sol de la république, n’a pas, en quelques mois, rempli nos
arsenaux, nos magasins de cette matière inflammable qui disperse
les bataillons, et triomphe des obstacles de l’art ? Si la
géométrie ne donne pas à nos ingénieurs, et à ceux qui dirigent
notre artillerie, un terrible ascendant sur l’ignorance qui en
produit qu’un vain bruit, et ne trouble que des oreilles
craintives ? Si on ne conteste pas ces vérités, j’ajouterai : ne
comptons donc plus pour inutiles des citoyens dont les veilles
et les recherches paisibles nous conduisent à de si heureux
résultats ; ayons la bonne foi de convenir que leurs
méditations, leur vie silencieuse leur donnent plus de prix aux
yeux de la république, et de droits à sa protection que notre
activité inquiète et nos bruyans discours. Ces principes, une
fois admis, je développe mon opinion plus
d’assurance, et je soutiens que loin d’exclure de la liste des
candidats, des individus qui furent par état instituteurs, sous
les titres évanouis d’oratoriens, de doctrinaires, de
bénédictins, il seroit peut-être sage de les inviter à venir se
purifier de leur vieille routine et de leurs anciennes erreurs,
pour adopter une méthode d’instruction plus lumineuse que celle
qu’ils ont pratiquée. Je n’exigerois d’eux que l’attestation de
leur commune qui prouveroit la pureté de leurs mœurs, leur
soumission à la loi, et le desir qu’ils ont montré de se rendre
utiles à la république par leurs lumières. Je les distribuerois
sous les leçons des différens professeurs de l’école normale,
d’après le genre d’étude auquel ils se seroient le plus
appliqués ; peut-être alors l’espace de quatre mois suffiroit-il
pour les mettre en état de saisir et de transmettre les règles
d’instruction qu’ils auroient reçues, et on pourroit espérer
d’avoir, sur toutes les principales divisions de la république,
un bon guide d’instituteur dans les sciences qui honorent
l’esprit humain. La sagesse d’un nouveau
gouvernement ne consiste pas à rejetter, mais à mettre à profit
tout ce que lui a laissé l’ancien. Il s’agit maintenant
d’examiner s’il n’y a pas un choix à faire dans ces sciences,
une préférence à leur attribuer, et si, en voulant leur donner
trop d’étendue, on ne risque pas d’affoiblir celle qui est d’une
nécessité plus générale. Personne ne rend plus que moi justice
aux découvertes importantes de la chymie ; elle nous a dévoilé
les opérations les plus secrètes de la nature ; elle a soumis
les élémens à l’observation de l’homme qui les a décomposés et
recréés, pour ainsi dire, à son gré : elle a étendu les facultés
de la médecine et guidé sa marche incertaine ; elle a éclairé la
route de la physique. Mais quand cette science se trouveroit
concentrée parmi les citoyens qui s’adonnent à la pharmacie, à
l’art de guérir, ou qu’une opulence assurée fixe dans une vie
méditative et philosophique, quel inconvénient en résulteroit-il
pour la société ? Il n’en est pas de même de la géométrie dont
les élémens sont nécessaires à tant d’artistes, et même
d’artisans ; qui donne à la patrie de bons
ingénieurs, d’excellens constructeurs de navires ; qui abrège
les routes, facilite les communications, consolide les édifices,
et soumet à la prudence toutes les grandes entreprises. Si ce
n’est pas trop d’un savant professeur en chymie par département,
ce n’est peut-être pas assez de deux bons instituteurs en
géométrie par district. L’astronomie, qui élève nos pensées vers
le ciel, nous donne une si grande idée de l’Auteur de la nature,
en nous découvrant toute la majesté de sa puissance, toute
l’harmonie de son ouvrage, est digne de l’attention de l’homme,
et ennoblit son intelligence. Mais l’utilité qu’on retire des
observations astronomiques étant particulièrement plus sensible
pour les marins qu’elle guide au milieu du vague et de
l’immensité des mers, je fixerois les leçons de cette science
dans nos villes maritimes, et j’abandonnerois aux habitans de
l’intérieur de la république le soin de se procurer l’art de
lire dans ce livre magnifique imprimé en caractères de feu.
L’étude des plantes qui se concilie si bien avec des mœurs
douces ; qui offre une si étonnante variété de
productions ; qui nous montre dans le règne végétal les mêmes
rapprochemens, les mêmes divisions que dans le règne animal,
peut satisfaire beaucoup d’esprits, charmer beaucoup de loisirs,
conduire à quelques découvertes salutaires ; mais la
connoissance des arbres productifs, du sol et de l’exposition
qui leur sont favorables, de la manière de les tailler, de les
enter, de conserver leurs fruits, de les améliorer, me
sembleroit préférable à cette étude si souvent stérile.
Commençons par établir une bonne base d’instruction nationale,
les accessoires d’agrémens viendront ensuite d’eux-mêmes à la
voix de la richesse individuelle. Il faut que des Français qui
doivent un jour délibérer, opiner en public ; qui
administreront, qui créeront des loix, puissent parler
correctement, se résumer avec précision et clarté, écrivent
lisiblement, calculent avec justesse et célérité, aient des
idées justes dans l’esprit et de bons sentimens dans le cœur.
Les grammairiens, les arithméticiens, les professeurs de morale
doivent donc dominer dans l’instruction publique, et par
conséquent recevoir les meilleurs principes de
l’école normale. Certainement le citoyen qui a signalé son zèle,
en communiquant à ces masses humaines, dénuées des deux
principaux organes de la sociabilité, la faculté de recevoir les
idées des autres, et d’exprimer les leurs, a plus de talent
qu’il n’en faut pour transmettre à des individus qui articulent
distinctement et sont sensibles aux sons, l’art d’assujettir
leurs pensées à des constructions de phrases correctes et
régulières : mais sa méthode, si précieuse à ces enfans que la
nature a traités en marâtre, doit peut-être leur être réservée ;
et comme l’expérience nous prouve, sur-tout depuis la
révolution, que le nombre des muets est infiniment petit en
France relativement à sa population, il en résultera que les
candidats qui suivront les leçons de ce respectable professeur
n’auront que très-rarement l’occasion d’appliquer ses préceptes,
et qu’ils devront en suivre d’un usage plus adapté aux facultés
générales. Si, comme nous venons de le dire, la connoissance des
opérations du calcul doit entrer pour beaucoup
dans l’éducation nationale, qu’il me soit permis de demander
pourquoi nous tardons tant à nous approprier le calcul décimal
dont l’invention honorera à jamais notre révolution ? Ce systême
admirable par sa clarté, par sa base aussi invariable que la
nature, atteint toutes les dimensions, précise toutes les
distances, fixe toutes les mesures, régularise tous les marchés,
toutes les concessions ; il s’accorde avec nos divisions de
l’année ; il simplifie les règles de notre arithmétique, en
faisant disparoître toutes ces suppositions qui compliquent nos
calculs. Je ne dissimule pas que son adoption rencontrera
quelques obstacles dans l’habitude de mesurer le temps ainsi que
l’étendue de ses propriétés ; mais que sont ces difficultés en
comparaison de celles que nous avons applanies ! Celui qui
voudra continuer de diviser le jour en douze heures ne sera pas
plus obligé de réformer ses montres et ses pendules, qu’il ne
l’a été jusqu’à présent de brûler ses anciens almanachs ; ses
titres ne seront pas altérés, parce que les mesures agraires
recevront une dénomination plus régulière ; on n’exigera pas du
négociant ni qu’il rectifie ses livres, ni
qu’il détruise tous ses vases, parce qu’on aura déterminé de
plus justes mesures de capacité ; le chef de famille ne sera pas
tenu de changer la méthode qu’il a suivie jusqu’à présent, pour
justifier à ses yeux ses recettes et ses dépenses. Il s’agit
d’amener la lumière sur la génération qui commence ; elle
remontera insensiblement jusqu’à la génération qui finit. Je
desirerois donc que les maîtres d’arithmétique, en exposant à
leurs élèves la méthode ancienne, et celle qui n’est encore
qu’en projet, préparassent leurs esprits à recevoir la division
décimale, afin qu’elle leur fût familière lorsque la convention
en décrétera l’adoption pour la république, qui un jour la
communiquera à toute l’Europe commerçante. On a tellement
défiguré la morale, altéré ses préceptes, que les instituteurs
de cette science nationale auront grand besoin de trouver à
l’école normale des professeurs qui les ramèneront aux grands
principes de la loi naturelle, aux bases fondamentales de la
société ; qui leur montreront la liaison de la durée des
gouvernemens avec les vertus publiques et privées
des nations, l’influence des mœurs et des sentimens généreux sur
la prospérité et l’harmonie des républiques ; qui leur
indiqueront l’origine et les progrès des erreurs humaines dans
les institutions civiles et religieuses ; qui dégageront les
vérités pures et lumineuses des nuages du mensonge et de
l’obscurité des faux systêmes ; qui réduiront à des axiomes
sensibles et frappans toutes ces maximes équivoques, amoncelées
dans nos prétendus livres de morale. Mais il ne m’appartient pas
de prétendre enseigner aux autres ce que je dois peut-être
apprendre moi-même : car dans le moment où j’écris, malgré mes
modestes observations, et l’obscurité dont je m’enveloppe, ma
section persiste à m’honorer de son suffrage, et à me désigner
comme un citoyen digne de devenir un des disciples de l’école
normale. . . . . Si, par un effet de notre révolution, un ancien
général est devenu un simple soldat, pourquoi un ancien
professeur auroit-il honte de n’être plus qu’un écolier ?
Réponse.
Lettre sur l’embarras d’une Mère dévote.
Level 3
Letter/Letter to the editor
Vous me rendriez, Spectateur,
un grand service si vous pouviez m’aider à dissiper les
scrupules d’une sœur que je ne peux pas élever à la
hauteur de la révolution, et pour laquelle j’en ai
souvent redouté les leçons sévères. Avant de vous
entretenir du sujet de ses afflictions, je dois
commencer par vous la faire connoître.
Ces conseils ont été reçus avec bonté ; mais je
vois que celle qui voudroit pardonner craint que Dieu ne
la punisse un jour de son indulgence.
Heteroportrait
Ma sœur est une de ces
femmes douces et confiantes, qui ont reçu dès leur
enfance toutes les idées qu’on y a semées, sans trop
prendre la peine d’examiner si elles s’accordoient
avec le bon sens. Ce qu’elle avoit cru à quinze ans,
sans le comprendre, est devenu pour elle une vérité
incontestable ; le temps l’a familiarisée avec les
mystères, au point que le plus léger doute sur tout
ce qui est le plus inintelligible lui semble le
delire de la perversité ; elle peut se flatter
d’avoir acquis cette foi ferme et aveugle qui forme
le mérite sublime du chrétien : du plus loin qu’elle
appercevoit un homme à longue robe noire, elle
imaginoit voir un être surnaturel à la voix duquel
Dieu obéissoit, montoit et descendoit,
prenoit les formes d’une pâte légère, ou la couleur
d’un mauvais vin, se laissoit briser, boire et
manger : il n’y avoit pas grand mal à cela,
puisqu’elle y trouvoit le bonheur des simples
d’esprit.
Level 4
General account
De trois enfans
qu’elle a eus, il ne lui est resté qu’un fils d’un
naturel lourd et indolent : il montra de bonne
heure de l’aversion pour toutes les professions
utiles : néanmoins, comme on insista pour qu’il
prît un état, il déclara vouloir être prêtre. Sa
mère se persuada que cette résolution venoit d’en
haut ; moi, je pensai qu’elle provenoit du desir
de ne rien faire ; on n’approuva pas ma réflexion,
et la mère envoya ce grand garçon achever ses
études dans un séminaire, pour y suivre la route
qui devoit le conduire au terme de son ambition.
Cependant je ne le perdois pas de vue dans sa
marche ; et comme je ne me faisois pas illusion
sur le mérite de mon cher neveu, je jugeai qu’il
ne brilleroit jamais ni sous le titre de pasteur,
dont il n’avoit pas les vertus, ni sous celui de
prédicateur, dont il étoit loin d’avoir les
talens, Je me donnai des mouvemens pour lui
procurer l’état qui convenoit le plus à ses
facultés ; je parvins à lui faire obtenir un bon canonicat. Il se montra assez
assidu à ses devoirs, et recevoit d’autant plus
volontiers le prix de son exactitude au chœur,
qu’il étoit dans un chapitre où les assistans
vivoient aux dépens du sommeil et de l’absence de
leurs collègues. Ma pauvre sœur étoit contente, et
lorsqu’elle parloit de son fils le chanoine, on
voyoit la vanité d’une mère briller dans ses
yeux ; elle auroit bien desiré qu’il n’eût pas
d’autre maison que la sienne. Monsieur prétendit
qu’il étoit assez riche pour en tenir une et en
faire les honneurs. Il a commencé, comme ses
confrères, par prendre une gouvernante. Sa mère la
trouvoit bien jeune, et d’une figure qui pouvoit
faire jaser la malignité ; mais il se refusoit aux
observations qu’on lui faisoit à ce sujet, en
disant qu’elle étoit adroite, économe, attachée à
ses intérêts ; qu’au surplus sa réputation le
mettoit au-dessus de tous les propos. Quand
j’entendois mon neveu parler de sa réputation, je
haussois les épaules. Cependant quelques mois
après qu’il fut bien installé dans son ménage, ma
sœur, malgré son œil pur et chaste, crut trouver à
la ménagère un air de maternité ; elle me fit part
de ses inquiétudes, et, quoiqu’elles
me parussent assez bien appuyées, je m’efforçai de
les dissiper ; voyant qu’elle y persistoit de plus
en plus, j’imaginai de lui dire que cette fille
étoit peut-être mariée sans qu’on le sût. Mon idée
fit rougir ma sœur de ses soupçons, et je ne doute
pas qu’elle n’en ait fait pénitence. Le temps de
la révolution est arrivé ; je n’ai pas besoin de
vous rappeler qu’on invita les chanoines à réciter
tranquillement leur office dans leur maison ; que
la nation se chargea d’arranger leurs affaires, et
mit de l’ordre dans leurs églises ; on leur
conseilla ensuite de se civiliser, de laisser
croître leurs cheveux, et de quitter ces vêtemens
lugubres qui embarrassoient leur marche ou
attristoient les passans. Mon neveu ne se l’est
pas fait dire deux fois ; il s’est habillé comme
on l’a voulu, a prêté les sermens qu’on a exigés
de lui, a depuis remis ses lettres de prêtrise ; à
cet égard, la révolution n’a rien à lui
reprocher ; sa mère n’étoit pas émerveillée de sa
docilité, et en murmuroit avec moi. Aimeriez-vous
mieux, lui demandois-je, le savoir en prison avec
le risque d’être exporté ou guillotiné ? Tout le
monde n’est pas appellé à recevoir la couronne du martyre . . . Si, comme je n’en
doute pas, vous allez un jour au ciel, vous
n’aurez pas la gloire d’y voir votre fils un des
premiers ; mais qu’importe, pourvu que vous
l’apperceviez en détournant la tête. La bonne
femme me répondoit : je ne demande pour lui que la
dernière place. Cependant mon neveu, réduit à la
modique pension de cent pistoles, ne sachant plus
que faire de son temps, a pris tout-à-coup le goût
des voyages. Mais comme ses idées ne le mènent
jamais bien loin, il n’a pas passé la capitale de
la Champagne ; là, il est tombé subitement
amoureux d’une jeune personne qu’on dit assez
jolie. Malheureusement ses parens, fort honnêtes,
n’ont pas eu d’autre dot à lui donner que sa
sagesse et une éducation soignée ; mon étourdi,
qui n’aura pas manqué de s’annoncer pour être
beaucoup plus riche qu’il ne le sera jamais, a été
agréé da la famille, et s’est hâté de faire
proclamer son mariage à notre insu. Il a cru
apparemment devoir nous faire part de son nouvel
état ; il m’a écrit pour me prier de disposer sa
mère à lui pardonner la légéreté avec laquelle il
avoit passé sur les formalités d’usage, et de lui
persuader que la prudence lui avoit
prescrit de renoncer au célibat. Il a bien fallu
remplir la mission dont j’étois chargé ; j’ai donc
été trouver ma sœur, et je lui ai dit du ton le
plus grave que j’ai pu prendre : Cette observation
n’a pas paru satisfaire ma sœur, et je n’ai pas
tardé à voir des larmes rouler dans ses yeux ; je
m’efforçois de la consoler, je l’engageois à se
soumettre à la force des circonstances, lorsque
tout-à-coup nous avons vu entrer une femme qui
tenoit un enfant dans ses bras, et s’est
précipitée aux genoux de ma sœur, avec l’égarement
de la douleur et du désespoir. Voilà, madame,
s’écrioit-elle, l’enfant de votre fils ; oui, il
est bien de votre fils, je le jure par ce qu’il y
a de plus sacré ; il m’avoit promis de le
reconnoître, et il vient de le condamner, ainsi
que sa malheureuse mère, à l’indigence et au
déshonneur. J’ai envisagé avec plus d’attention
cette créature éplorée, et je me
suis rappellé les traits de cette ménagère dont
mon neveu louoit tant l’adresse et l’attachement à
ses intérêts. Quoique sa conduite ne me parût pas
avoir été très-adroite, je ne m’en intéressai pas
moins à son triste sort ; je l’assurai que je
l’aiderois à élever son enfant et à voiler sa
faute. Ah°! monsieur, me répétoit-elle, comme
votre neveu m’a trompée ! Je lui observai qu’elle
n’avoit pas pu compter sur le mariage lorsqu’elle
avoit eu la foiblesse de céder à ses desirs, et
qu’à moins qu’elle n’eût le talent de lire dans
l’avenir, il étoit difficile de croire qu’elle se
fût flattée de devenir l’épouse d’un chanoine. Il
me l’a depuis fait espérer tant de fois. . . . Je
sentis qu’il étoit inutile de vouloir raisonner
avec la douleur et le dépit. Je me bornai donc à
la rassurer contre l’avenir ; j’embrassai son fils
qui, pour dire la vérité, ne ressemble pas mal à
mon neveu, quoiqu’il eût été à desirer que la mère
eût choisi un autre modèle. Pendant cette scène,
ma sœur étoit dans une sorte d’immobilité ; ses
yeux seulement indiquoient ce qui se passoit dans
son ame ; elle regardoit l’enfant avec pitié, la
mère avec indignation, son frère
avec douleur. Je saisis un moment favorable pour
éloigner d’elle deux objets dont la vue
nourrissoit son affliction : lorsque je suis
rentré ;
Dialogue
« Les temps sont bien
changés, l’ordre des choses n’est plus le même ;
ce qui auroit été autrefois un scandale est devenu
un acte légitime ; ne vous étonnez donc pas de ce
que je vais vous apprendre : vous avez un fils sur
qui se réunissoient toutes vos affections,
maintenant vous allez les partager ; peut-être
dans quelque temps s’étendront-elles sur une
postérité qui vous deviendra plus chère encore,
mais vous avez un si bon cœur qu’il peut suffire à
plus d’un sentiment tendre et maternel ». Elle ne
comprenoit pas trop d’abord où devoit me mener cet
exorde. Qu’avez-vous donc à m’annoncer, mon
frère ? - - - que vous n’avez plus seulement un
fils, qu’il a jugé à propos de vous donner une
bru. - - - Quoi ! le chanoine s’est marié ! le
malheureux ! qu’a-t-il fait, que veut-il devenir ?
- - - Vraisemblablement il se propose de devenir
père. - - - - Hé ! de qui ? de bâtards, d’enfans
réprouvés du ciel et de la terre ? - - - - Ma
chère sœur, calmez-vous, ils ne
seront pas bâtards, puisqu’ils seront avoués par
la loi. - - - - Mais ce mariage, comment a-t-il pu
le faire sans mon aveu ? Lui prêtre, appeller un
mariage ce qui n’a été précédé ni de publication
de bancs, ni accompagné des cérémonies
religieuses ! - - - - Croyons qu’il a arrangé tout
cela pour le mieux ; il a pu bénir son mariage
avant de le faire ; il baptisera peut-être un jour
ses enfans ; il faut bien que son ancien état lui
serve à quelque chose.
Dialogue
hé bien, mon
frère, m’a-t-elle dit, suis-je assez malheureuse
d’avoir donné le jour à un fils qui déshonore ma
vieillesse, qui se couvre de honte, et pour lequel
il ne doit plus y avoir que misère dans ce monde
et dans l’autre ? Ma chère amie, lui ai-je
répondu, nous ne sommes comptables devant Dieu et
devant les hommes que de nos fautes ; c’est bien
assez pour notre foiblesse. Vous n’avez pas pu
empêcher qu’un chanoine aimât sa gouvernante, que
cette gouvernante ne fût touchée de l’amour de son
maître ; notre tort est d’avoir cédé au desir
indiscret d’un jeune insensé, et d’avoir souffert
que celui qui devoit devenir un homme prît les
engagemens d’un ange : le sien est bien plus
grave. Il étoit père ; et lorsque la loi lui
permettoit de l’avouer, il a délaissé le fruit de
sa passion honteuse ; il avoit promis à la mère de
couvrir leur faute du titre d’épouse légitime, et
il s’en étoit éloigné sans doute pour se
soustraire à ses sermens ; il les a trahis en
choisissant une autre compagne :
voilà ce que la foiblesse humaine ne rend pas
excusable. Que pouvons-nous faire comme parens du
coupable ? réparer ses injustices autant qu’il
dépend de nous, en reconnoissant pour notre
petit-fils, pour notre petit neveu, celui qui
l’est par la nature. Nous avouerons, vous pour
bru, moi pour nièce, celle qui l’est par la loi.
Je m’engage à adopter ce rejetton de l’amour et de
l’infidélité ; je tâcherai d’établir la mère, en
la dotant de mes épargnes ; vous, vous recevrez
dans votre maison votre fils et sa femme. Vous
oublierez que l’un fut chanoine, vous vous
ressouviendrez que l’autre est sa compagne ; que
le magistrat a proclamé, a formé les nœuds qui les
unissent ; peut-être le ciel daignera-t-il les
bénir, ainsi que la postérité qui en naîtra.
Letter/Letter to the editor
Votre lettre et
votre résolution me prouvent que vous n’avez pas seulement,
comme tant d’autres, une philosophie, et
un civisme de paroles. Votre sœur est si respectable dans
son erreur, que je me ferois scrupule de l’éclairer quand
j’en aurois le pouvoir. Que gagneroit-elle à n’avoir plus
sur les yeux le bandeau qui l’empêche de voir le néant où
elle a placé ses espérances ? Y a-t-il de quoi être si vain,
de ne découvrir qu’une triste nullité là où ceux que nous
traitons de simples entrevoient le bonheur et des
récompenses ? Je desire, pour votre sœur, qu’elle puisse
revoir son fils avec bonté : celle qui ne manquera pas de
demander au ciel le pardon des fautes qu’il a commises ne
doit pas commencer par lui refuser le sien.
1(I) Cette dénomination dérive du mot latin norma, qui signifie règle, exemple.