Le Spectateur françois pendant le gouvernement révolutionnaire: XXXe Discours.

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XXXe Discours.

Sur les Écoles Normales (I1).

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C’est une belle institution, que celle qui a pour objet de rectifier l’enseignement public, de l’assujettir à une méthode claire et uniforme, d’abréger le chemin des sciences, en traçant la ligne la plus droite ; enfin, de commencer par former de bons maîtres, pour produire ensuite de bons disciples. La difficulté, dans l’exécution de ce plan, n’est pas de composer la première école normale, de former dans la capitale le foyer des lumières dont les rayons se diviseront pour éclairer tous les départemens. Paris réunit dans son enceinte tant de savans illustres, tant d’hommes de lettres en état de donner le précepte et l’exemple du goût ! La grande difficulté consiste à recueillir, dans les différens districts, les sujets capables de venir recevoir ces lumières, ces préceptes, pour les transmettre aux instituteurs de leurs communes. Je conçois bien la possibilité d’appeler de tous les points de la république les géomètres, les physiciens, les chimistes, les moralistes qui voudront se consacrer à l’éducation nationale pour leur exposer les vrais principes des sciences, pour réformer leurs fausses idées, et les familiariser avec une méthode d’instruction plus abrégée et plus lumineuse que celle qu’ils ont reçue ou vu pratiquer ; mais j’ai peine à comprendre comment les mêmes citoyens, désignés par leurs sections, choisis par un agent de district, pourront, en quatre mois, apprendre tout à la fois à démontrer la géométrie, à initier dans les opérations de la chimie, à expliquer les phénomènes de la physique, à développer les règles de la grammaire, à présenter les grands tableaux de l’histoire, à moins que ces citoyens ne soient déjà versés dans toutes ces sciences. Et si, sous prétexte qu’un individu a été prêtre, noble, religieux, ou n’a pas donné d’éclatantes preuves de civisme, il ne peut pas être admis au rang de ces premiers disciples, la difficulté de répondre aux vues de cette institution sera encore bien plus grande. Quant à moi, quelque haute opinion que j’aie des talens des professeurs de l’école normale, je sens qu’ils ne parviendroient jamais à m’apprendre, en quatre mois, à transmettre à un instituteur les lumières qui les illustrent individuellement, encore moins celles dont ils brillent tous ensemble. Il faudra donc que je m’attache à l’un d’eux exclusivement, d’après les connoissances qui me sont les plus familières, et dont j’ai déjà les premiers élémens ? Mais si pas un des cinq candidats de mon district n’est géomètre, voilà tout le mérite du célèbre Lagrange perdu pour nous et pour les instituteurs de nos communes. Si nous sommes également étrangers aux procédés de la chimie, nous n’arrêterons qu’un œil ignorant et distrait sur les procédés de Bertholet. Le professeur d’astronomie ne nous verra jamais nous élever avec lui jusqu’au ciel, et calculer la marche des planètes, si nous n’avons pour échelle qu’une imagination vague, et si nous n’avons jamais aidé notre foible vue de l’œil de l’art. Si nos occupations nous ont détourné <sic> de l’étude des plantes, un savant botaniste fixera-t-il nos regards sur la terre pour observer la forme des simples, les classer, et retenir la division de leurs familles ? Il ne faut pas plus toujours voir l’égalité dans les maîtres que dans les disciples. S’il suffisoit d’être un bon citoyen, un ardent républicain, pour avoir une égale aptitude aux sciences, je dirois : calculez le nombre des instituteurs nécessaires pour répandre l’instruction ; appellez ensuite indistinctement les citoyens qui voudront se dévouer à l’enseignement public, et vous leur apprendrez à remplir leur emploi avec intelligence : mais tel qu’on voit assidu à sa section, déclamer avec zèle dans une société populaire ; qui se montre infatigable dans les corvées ; qui est prêt à marcher au premier danger, et surmontera tous les obstacles lorsqu’il s’agira d’atteindre l’ennemi, est si incapable de décrire les lignes géométriques, de saisir les causes et le résultat d’une expérience, de s’appliquer au calcul, qu’il n’a pas même pu encore parvenir à assembler et à tracer les lettres de son nom. Si donc nous voulons former de bons instituteurs, jettons un voile sur l’ardent patriotisme, et examinons les facultés intellectuelles de l’individu. Ne s’est-il jamais montré rebelle à la loi ! A-t-il rempli les obligations qu’elle lui impose ? Cela nous suffit pour l’introduire dans le sanctuaire des sciences, s’il est susceptible d’être initié, non plus à leurs mystères, mais à leurs clartés. Où vont me conduire ces réflexions, et ne seroit-il pas prudent de m’arrêter ? Ne m’accusera-t-on pas de compter pour trop peu de chose les vertus républicaines, et d’attacher trop d’importance au savoir ? Ne me reprochera-t-on pas de refroidir l’instruction nationale, en la confiant à des citoyens qui ont concentré leurs affections dans l’étude, qui ont montré plus de zèle pour les découvertes de l’esprit que pour les progrès de la liberté ; qui semblent avoir séparé la France en deux mondes, l’un habité par des citoyens occupés de la chose publique, l’autre par des lettrés adonnés à des systêmes stériles, à des recherches vaines ? Je demanderai à mon tour si la république ne profite pas tous les jours des fruits du savoir ; si nos armées ne tirent pas un grand avantage, dans les combats, dans les sièges, de l’invention de l’aréostat qui plane au-dessus des camps, des forteresses de nos ennemis ; qui indique leur nombre, leur position, et révèle tous leurs mouvemens ? Si le télégraphe, qui devance tous les couriers, accélère l’arrivée des nouvelles et le retour des ordres, n’est pas d’une grande utilité pour nos comités et nos généraux qui, par cette découverte, se trouvent rapprochés et communiquent, malgré les distances, à tous les instans du jour ? Si la chymie, en répandant ses lumières sur le sol de la république, n’a pas, en quelques mois, rempli nos arsenaux, nos magasins de cette matière inflammable qui disperse les bataillons, et triomphe des obstacles de l’art ? Si la géométrie ne donne pas à nos ingénieurs, et à ceux qui dirigent notre artillerie, un terrible ascendant sur l’ignorance qui en produit qu’un vain bruit, et ne trouble que des oreilles craintives ? Si on ne conteste pas ces vérités, j’ajouterai : ne comptons donc plus pour inutiles des citoyens dont les veilles et les recherches paisibles nous conduisent à de si heureux résultats ; ayons la bonne foi de convenir que leurs méditations, leur vie silencieuse leur donnent plus de prix aux yeux de la république, et de droits à sa protection que notre activité inquiète et nos bruyans discours. Ces principes, une fois admis, je développe mon opinion plus d’assurance, et je soutiens que loin d’exclure de la liste des candidats, des individus qui furent par état instituteurs, sous les titres évanouis d’oratoriens, de doctrinaires, de bénédictins, il seroit peut-être sage de les inviter à venir se purifier de leur vieille routine et de leurs anciennes erreurs, pour adopter une méthode d’instruction plus lumineuse que celle qu’ils ont pratiquée. Je n’exigerois d’eux que l’attestation de leur commune qui prouveroit la pureté de leurs mœurs, leur soumission à la loi, et le desir qu’ils ont montré de se rendre utiles à la république par leurs lumières. Je les distribuerois sous les leçons des différens professeurs de l’école normale, d’après le genre d’étude auquel ils se seroient le plus appliqués ; peut-être alors l’espace de quatre mois suffiroit-il pour les mettre en état de saisir et de transmettre les règles d’instruction qu’ils auroient reçues, et on pourroit espérer d’avoir, sur toutes les principales divisions de la république, un bon guide d’instituteur dans les sciences qui honorent l’esprit humain. La sagesse d’un nouveau gouvernement ne consiste pas à rejetter, mais à mettre à profit tout ce que lui a laissé l’ancien. Il s’agit maintenant d’examiner s’il n’y a pas un choix à faire dans ces sciences, une préférence à leur attribuer, et si, en voulant leur donner trop d’étendue, on ne risque pas d’affoiblir celle qui est d’une nécessité plus générale. Personne ne rend plus que moi justice aux découvertes importantes de la chymie ; elle nous a dévoilé les opérations les plus secrètes de la nature ; elle a soumis les élémens à l’observation de l’homme qui les a décomposés et recréés, pour ainsi dire, à son gré : elle a étendu les facultés de la médecine et guidé sa marche incertaine ; elle a éclairé la route de la physique. Mais quand cette science se trouveroit concentrée parmi les citoyens qui s’adonnent à la pharmacie, à l’art de guérir, ou qu’une opulence assurée fixe dans une vie méditative et philosophique, quel inconvénient en résulteroit-il pour la société ? Il n’en est pas de même de la géométrie dont les élémens sont nécessaires à tant d’artistes, et même d’artisans ; qui donne à la patrie de bons ingénieurs, d’excellens constructeurs de navires ; qui abrège les routes, facilite les communications, consolide les édifices, et soumet à la prudence toutes les grandes entreprises. Si ce n’est pas trop d’un savant professeur en chymie par département, ce n’est peut-être pas assez de deux bons instituteurs en géométrie par district. L’astronomie, qui élève nos pensées vers le ciel, nous donne une si grande idée de l’Auteur de la nature, en nous découvrant toute la majesté de sa puissance, toute l’harmonie de son ouvrage, est digne de l’attention de l’homme, et ennoblit son intelligence. Mais l’utilité qu’on retire des observations astronomiques étant particulièrement plus sensible pour les marins qu’elle guide au milieu du vague et de l’immensité des mers, je fixerois les leçons de cette science dans nos villes maritimes, et j’abandonnerois aux habitans de l’intérieur de la république le soin de se procurer l’art de lire dans ce livre magnifique imprimé en caractères de feu. L’étude des plantes qui se concilie si bien avec des mœurs douces ; qui offre une si étonnante variété de productions ; qui nous montre dans le règne végétal les mêmes rapprochemens, les mêmes divisions que dans le règne animal, peut satisfaire beaucoup d’esprits, charmer beaucoup de loisirs, conduire à quelques découvertes salutaires ; mais la connoissance des arbres productifs, du sol et de l’exposition qui leur sont favorables, de la manière de les tailler, de les enter, de conserver leurs fruits, de les améliorer, me sembleroit préférable à cette étude si souvent stérile. Commençons par établir une bonne base d’instruction nationale, les accessoires d’agrémens viendront ensuite d’eux-mêmes à la voix de la richesse individuelle. Il faut que des Français qui doivent un jour délibérer, opiner en public ; qui administreront, qui créeront des loix, puissent parler correctement, se résumer avec précision et clarté, écrivent lisiblement, calculent avec justesse et célérité, aient des idées justes dans l’esprit et de bons sentimens dans le cœur. Les grammairiens, les arithméticiens, les professeurs de morale doivent donc dominer dans l’instruction publique, et par conséquent recevoir les meilleurs principes de l’école normale. Certainement le citoyen qui a signalé son zèle, en communiquant à ces masses humaines, dénuées des deux principaux organes de la sociabilité, la faculté de recevoir les idées des autres, et d’exprimer les leurs, a plus de talent qu’il n’en faut pour transmettre à des individus qui articulent distinctement et sont sensibles aux sons, l’art d’assujettir leurs pensées à des constructions de phrases correctes et régulières : mais sa méthode, si précieuse à ces enfans que la nature a traités en marâtre, doit peut-être leur être réservée ; et comme l’expérience nous prouve, sur-tout depuis la révolution, que le nombre des muets est infiniment petit en France relativement à sa population, il en résultera que les candidats qui suivront les leçons de ce respectable professeur n’auront que très-rarement l’occasion d’appliquer ses préceptes, et qu’ils devront en suivre d’un usage plus adapté aux facultés générales. Si, comme nous venons de le dire, la connoissance des opérations du calcul doit entrer pour beaucoup dans l’éducation nationale, qu’il me soit permis de demander pourquoi nous tardons tant à nous approprier le calcul décimal dont l’invention honorera à jamais notre révolution ? Ce systême admirable par sa clarté, par sa base aussi invariable que la nature, atteint toutes les dimensions, précise toutes les distances, fixe toutes les mesures, régularise tous les marchés, toutes les concessions ; il s’accorde avec nos divisions de l’année ; il simplifie les règles de notre arithmétique, en faisant disparoître toutes ces suppositions qui compliquent nos calculs. Je ne dissimule pas que son adoption rencontrera quelques obstacles dans l’habitude de mesurer le temps ainsi que l’étendue de ses propriétés ; mais que sont ces difficultés en comparaison de celles que nous avons applanies ! Celui qui voudra continuer de diviser le jour en douze heures ne sera pas plus obligé de réformer ses montres et ses pendules, qu’il ne l’a été jusqu’à présent de brûler ses anciens almanachs ; ses titres ne seront pas altérés, parce que les mesures agraires recevront une dénomination plus régulière ; on n’exigera pas du négociant ni qu’il rectifie ses livres, ni qu’il détruise tous ses vases, parce qu’on aura déterminé de plus justes mesures de capacité ; le chef de famille ne sera pas tenu de changer la méthode qu’il a suivie jusqu’à présent, pour justifier à ses yeux ses recettes et ses dépenses. Il s’agit d’amener la lumière sur la génération qui commence ; elle remontera insensiblement jusqu’à la génération qui finit. Je desirerois donc que les maîtres d’arithmétique, en exposant à leurs élèves la méthode ancienne, et celle qui n’est encore qu’en projet, préparassent leurs esprits à recevoir la division décimale, afin qu’elle leur fût familière lorsque la convention en décrétera l’adoption pour la république, qui un jour la communiquera à toute l’Europe commerçante. On a tellement défiguré la morale, altéré ses préceptes, que les instituteurs de cette science nationale auront grand besoin de trouver à l’école normale des professeurs qui les ramèneront aux grands principes de la loi naturelle, aux bases fondamentales de la société ; qui leur montreront la liaison de la durée des gouvernemens avec les vertus publiques et privées des nations, l’influence des mœurs et des sentimens généreux sur la prospérité et l’harmonie des républiques ; qui leur indiqueront l’origine et les progrès des erreurs humaines dans les institutions civiles et religieuses ; qui dégageront les vérités pures et lumineuses des nuages du mensonge et de l’obscurité des faux systêmes ; qui réduiront à des axiomes sensibles et frappans toutes ces maximes équivoques, amoncelées dans nos prétendus livres de morale. Mais il ne m’appartient pas de prétendre enseigner aux autres ce que je dois peut-être apprendre moi-même : car dans le moment où j’écris, malgré mes modestes observations, et l’obscurité dont je m’enveloppe, ma section persiste à m’honorer de son suffrage, et à me désigner comme un citoyen digne de devenir un des disciples de l’école normale. . . . . Si, par un effet de notre révolution, un ancien général est devenu un simple soldat, pourquoi un ancien professeur auroit-il honte de n’être plus qu’un écolier ?

Lettre sur l’embarras d’une Mère dévote.

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Letter/Letter to the editor

Vous me rendriez, Spectateur, un grand service si vous pouviez m’aider à dissiper les scrupules d’une sœur que je ne peux pas élever à la hauteur de la révolution, et pour laquelle j’en ai souvent redouté les leçons sévères. Avant de vous entretenir du sujet de ses afflictions, je dois commencer par vous la faire connoître.

Heteroportrait

Ma sœur est une de ces femmes douces et confiantes, qui ont reçu dès leur enfance toutes les idées qu’on y a semées, sans trop prendre la peine d’examiner si elles s’accordoient avec le bon sens. Ce qu’elle avoit cru à quinze ans, sans le comprendre, est devenu pour elle une vérité incontestable ; le temps l’a familiarisée avec les mystères, au point que le plus léger doute sur tout ce qui est le plus inintelligible lui semble le delire de la perversité ; elle peut se flatter d’avoir acquis cette foi ferme et aveugle qui forme le mérite sublime du chrétien : du plus loin qu’elle appercevoit un homme à longue robe noire, elle imaginoit voir un être surnaturel à la voix duquel Dieu obéissoit, montoit et descendoit, prenoit les formes d’une pâte légère, ou la couleur d’un mauvais vin, se laissoit briser, boire et manger : il n’y avoit pas grand mal à cela, puisqu’elle y trouvoit le bonheur des simples d’esprit.

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General account

De trois enfans qu’elle a eus, il ne lui est resté qu’un fils d’un naturel lourd et indolent : il montra de bonne heure de l’aversion pour toutes les professions utiles : néanmoins, comme on insista pour qu’il prît un état, il déclara vouloir être prêtre. Sa mère se persuada que cette résolution venoit d’en haut ; moi, je pensai qu’elle provenoit du desir de ne rien faire ; on n’approuva pas ma réflexion, et la mère envoya ce grand garçon achever ses études dans un séminaire, pour y suivre la route qui devoit le conduire au terme de son ambition. Cependant je ne le perdois pas de vue dans sa marche ; et comme je ne me faisois pas illusion sur le mérite de mon cher neveu, je jugeai qu’il ne brilleroit jamais ni sous le titre de pasteur, dont il n’avoit pas les vertus, ni sous celui de prédicateur, dont il étoit loin d’avoir les talens, Je me donnai des mouvemens pour lui procurer l’état qui convenoit le plus à ses facultés ; je parvins à lui faire obtenir un bon canonicat. Il se montra assez assidu à ses devoirs, et recevoit d’autant plus volontiers le prix de son exactitude au chœur, qu’il étoit dans un chapitre où les assistans vivoient aux dépens du sommeil et de l’absence de leurs collègues. Ma pauvre sœur étoit contente, et lorsqu’elle parloit de son fils le chanoine, on voyoit la vanité d’une mère briller dans ses yeux ; elle auroit bien desiré qu’il n’eût pas d’autre maison que la sienne. Monsieur prétendit qu’il étoit assez riche pour en tenir une et en faire les honneurs. Il a commencé, comme ses confrères, par prendre une gouvernante. Sa mère la trouvoit bien jeune, et d’une figure qui pouvoit faire jaser la malignité ; mais il se refusoit aux observations qu’on lui faisoit à ce sujet, en disant qu’elle étoit adroite, économe, attachée à ses intérêts ; qu’au surplus sa réputation le mettoit au-dessus de tous les propos. Quand j’entendois mon neveu parler de sa réputation, je haussois les épaules. Cependant quelques mois après qu’il fut bien installé dans son ménage, ma sœur, malgré son œil pur et chaste, crut trouver à la ménagère un air de maternité ; elle me fit part de ses inquiétudes, et, quoiqu’elles me parussent assez bien appuyées, je m’efforçai de les dissiper ; voyant qu’elle y persistoit de plus en plus, j’imaginai de lui dire que cette fille étoit peut-être mariée sans qu’on le sût. Mon idée fit rougir ma sœur de ses soupçons, et je ne doute pas qu’elle n’en ait fait pénitence. Le temps de la révolution est arrivé ; je n’ai pas besoin de vous rappeler qu’on invita les chanoines à réciter tranquillement leur office dans leur maison ; que la nation se chargea d’arranger leurs affaires, et mit de l’ordre dans leurs églises ; on leur conseilla ensuite de se civiliser, de laisser croître leurs cheveux, et de quitter ces vêtemens lugubres qui embarrassoient leur marche ou attristoient les passans. Mon neveu ne se l’est pas fait dire deux fois ; il s’est habillé comme on l’a voulu, a prêté les sermens qu’on a exigés de lui, a depuis remis ses lettres de prêtrise ; à cet égard, la révolution n’a rien à lui reprocher ; sa mère n’étoit pas émerveillée de sa docilité, et en murmuroit avec moi. Aimeriez-vous mieux, lui demandois-je, le savoir en prison avec le risque d’être exporté ou guillotiné ? Tout le monde n’est pas appellé à recevoir la couronne du martyre . . . Si, comme je n’en doute pas, vous allez un jour au ciel, vous n’aurez pas la gloire d’y voir votre fils un des premiers ; mais qu’importe, pourvu que vous l’apperceviez en détournant la tête. La bonne femme me répondoit : je ne demande pour lui que la dernière place. Cependant mon neveu, réduit à la modique pension de cent pistoles, ne sachant plus que faire de son temps, a pris tout-à-coup le goût des voyages. Mais comme ses idées ne le mènent jamais bien loin, il n’a pas passé la capitale de la Champagne ; là, il est tombé subitement amoureux d’une jeune personne qu’on dit assez jolie. Malheureusement ses parens, fort honnêtes, n’ont pas eu d’autre dot à lui donner que sa sagesse et une éducation soignée ; mon étourdi, qui n’aura pas manqué de s’annoncer pour être beaucoup plus riche qu’il ne le sera jamais, a été agréé da la famille, et s’est hâté de faire proclamer son mariage à notre insu. Il a cru apparemment devoir nous faire part de son nouvel état ; il m’a écrit pour me prier de disposer sa mère à lui pardonner la légéreté avec laquelle il avoit passé sur les formalités d’usage, et de lui persuader que la prudence lui avoit prescrit de renoncer au célibat. Il a bien fallu remplir la mission dont j’étois chargé ; j’ai donc été trouver ma sœur, et je lui ai dit du ton le plus grave que j’ai pu prendre :

Dialogue

« Les temps sont bien changés, l’ordre des choses n’est plus le même ; ce qui auroit été autrefois un scandale est devenu un acte légitime ; ne vous étonnez donc pas de ce que je vais vous apprendre : vous avez un fils sur qui se réunissoient toutes vos affections, maintenant vous allez les partager ; peut-être dans quelque temps s’étendront-elles sur une postérité qui vous deviendra plus chère encore, mais vous avez un si bon cœur qu’il peut suffire à plus d’un sentiment tendre et maternel ». Elle ne comprenoit pas trop d’abord où devoit me mener cet exorde. Qu’avez-vous donc à m’annoncer, mon frère ? - - - que vous n’avez plus seulement un fils, qu’il a jugé à propos de vous donner une bru. - - - Quoi ! le chanoine s’est marié ! le malheureux ! qu’a-t-il fait, que veut-il devenir ? - - - Vraisemblablement il se propose de devenir père. - - - - Hé ! de qui ? de bâtards, d’enfans réprouvés du ciel et de la terre ? - - - - Ma chère sœur, calmez-vous, ils ne seront pas bâtards, puisqu’ils seront avoués par la loi. - - - - Mais ce mariage, comment a-t-il pu le faire sans mon aveu ? Lui prêtre, appeller un mariage ce qui n’a été précédé ni de publication de bancs, ni accompagné des cérémonies religieuses ! - - - - Croyons qu’il a arrangé tout cela pour le mieux ; il a pu bénir son mariage avant de le faire ; il baptisera peut-être un jour ses enfans ; il faut bien que son ancien état lui serve à quelque chose.
Cette observation n’a pas paru satisfaire ma sœur, et je n’ai pas tardé à voir des larmes rouler dans ses yeux ; je m’efforçois de la consoler, je l’engageois à se soumettre à la force des circonstances, lorsque tout-à-coup nous avons vu entrer une femme qui tenoit un enfant dans ses bras, et s’est précipitée aux genoux de ma sœur, avec l’égarement de la douleur et du désespoir. Voilà, madame, s’écrioit-elle, l’enfant de votre fils ; oui, il est bien de votre fils, je le jure par ce qu’il y a de plus sacré ; il m’avoit promis de le reconnoître, et il vient de le condamner, ainsi que sa malheureuse mère, à l’indigence et au déshonneur. J’ai envisagé avec plus d’attention cette créature éplorée, et je me suis rappellé les traits de cette ménagère dont mon neveu louoit tant l’adresse et l’attachement à ses intérêts. Quoique sa conduite ne me parût pas avoir été très-adroite, je ne m’en intéressai pas moins à son triste sort ; je l’assurai que je l’aiderois à élever son enfant et à voiler sa faute. Ah°! monsieur, me répétoit-elle, comme votre neveu m’a trompée ! Je lui observai qu’elle n’avoit pas pu compter sur le mariage lorsqu’elle avoit eu la foiblesse de céder à ses desirs, et qu’à moins qu’elle n’eût le talent de lire dans l’avenir, il étoit difficile de croire qu’elle se fût flattée de devenir l’épouse d’un chanoine. Il me l’a depuis fait espérer tant de fois. . . . Je sentis qu’il étoit inutile de vouloir raisonner avec la douleur et le dépit. Je me bornai donc à la rassurer contre l’avenir ; j’embrassai son fils qui, pour dire la vérité, ne ressemble pas mal à mon neveu, quoiqu’il eût été à desirer que la mère eût choisi un autre modèle. Pendant cette scène, ma sœur étoit dans une sorte d’immobilité ; ses yeux seulement indiquoient ce qui se passoit dans son ame ; elle regardoit l’enfant avec pitié, la mère avec indignation, son frère avec douleur. Je saisis un moment favorable pour éloigner d’elle deux objets dont la vue nourrissoit son affliction : lorsque je suis rentré ;

Dialogue

hé bien, mon frère, m’a-t-elle dit, suis-je assez malheureuse d’avoir donné le jour à un fils qui déshonore ma vieillesse, qui se couvre de honte, et pour lequel il ne doit plus y avoir que misère dans ce monde et dans l’autre ? Ma chère amie, lui ai-je répondu, nous ne sommes comptables devant Dieu et devant les hommes que de nos fautes ; c’est bien assez pour notre foiblesse. Vous n’avez pas pu empêcher qu’un chanoine aimât sa gouvernante, que cette gouvernante ne fût touchée de l’amour de son maître ; notre tort est d’avoir cédé au desir indiscret d’un jeune insensé, et d’avoir souffert que celui qui devoit devenir un homme prît les engagemens d’un ange : le sien est bien plus grave. Il étoit père ; et lorsque la loi lui permettoit de l’avouer, il a délaissé le fruit de sa passion honteuse ; il avoit promis à la mère de couvrir leur faute du titre d’épouse légitime, et il s’en étoit éloigné sans doute pour se soustraire à ses sermens ; il les a trahis en choisissant une autre compagne : voilà ce que la foiblesse humaine ne rend pas excusable. Que pouvons-nous faire comme parens du coupable ? réparer ses injustices autant qu’il dépend de nous, en reconnoissant pour notre petit-fils, pour notre petit neveu, celui qui l’est par la nature. Nous avouerons, vous pour bru, moi pour nièce, celle qui l’est par la loi. Je m’engage à adopter ce rejetton de l’amour et de l’infidélité ; je tâcherai d’établir la mère, en la dotant de mes épargnes ; vous, vous recevrez dans votre maison votre fils et sa femme. Vous oublierez que l’un fut chanoine, vous vous ressouviendrez que l’autre est sa compagne ; que le magistrat a proclamé, a formé les nœuds qui les unissent ; peut-être le ciel daignera-t-il les bénir, ainsi que la postérité qui en naîtra.
Ces conseils ont été reçus avec bonté ; mais je vois que celle qui voudroit pardonner craint que Dieu ne la punisse un jour de son indulgence.
Réponse.

Letter/Letter to the editor

Votre lettre et votre résolution me prouvent que vous n’avez pas seulement, comme tant d’autres, une philosophie, et un civisme de paroles. Votre sœur est si respectable dans son erreur, que je me ferois scrupule de l’éclairer quand j’en aurois le pouvoir. Que gagneroit-elle à n’avoir plus sur les yeux le bandeau qui l’empêche de voir le néant où elle a placé ses espérances ? Y a-t-il de quoi être si vain, de ne découvrir qu’une triste nullité là où ceux que nous traitons de simples entrevoient le bonheur et des récompenses ? Je desire, pour votre sœur, qu’elle puisse revoir son fils avec bonté : celle qui ne manquera pas de demander au ciel le pardon des fautes qu’il a commises ne doit pas commencer par lui refuser le sien.

1(I) Cette dénomination dérive du mot latin norma, qui signifie règle, exemple.