Le gouvernement despotique
est si monstrueux par lui-même ; il répugne tellement à la
dignité de l’homme ; il réduit le sujet à un tel excès de misère
et de bassesses, qu’il étoit inutile d’en exagérer les abus.
Voltaire, dans son Histoire Universelle, qui n’est pas encore
autant estimée qu’elle mérite de l’être, avoit essayé de
dissiper nos fausses opinions sur le gouvernement turc, sans
tomber dans l’excès où l’esprit de paradoxe a entraîné un
écrivain plus jaloux d’étonner que d’éclairer ses lecteurs, et
qui est mort victime de sa malheureuse célébrité (I
1).
Ebene 3
« Il ne faut pas, dit Voltaire, imaginer que ce soit un gouvernement
arbitraire en tout ; où la loi permette aux caprices d’un
seul d’immoler à son gré des multitudes d’hommes comme des
bêtes fauves qu’on entretient dans un parc pour son
plaisir : il semble à nos préjugés qu’un chiaoux peut aller,
un haticherif à la main, demander de la part du sultan tout
l’argeut <sic> des pères de famille d’une ville et
toutes les filles pour l’usage de son maître ; il y a sans
doute d’horribles abus dans l’administration
turque, mais en général ces abus sont bien moins funestes au
peuple qu’à ceux qui partagent le gouvernement ; c’est sur
eux que tombe la rigueur du despotisme. Maître absolu dans
son serrail, maître de la vie de ses officiers, au moyen
d’un fetfa du moufti, le sultan ne l’est pas des usages de
l’empire, il n’augmente pas les impôts, il ne touche pas aux
monnoies, son trésor particulier est séparé du trésor
public ».
Malheureusement les sources de ce trésor
particulier ne sont pas bien pures ; car si l’on en excepte les
trois pour cent que le sultan prélève sur les successions de ses
sujets et qui forme un revenu légitime, le surplus provient des
confiscations arbitraires ou des successions de ses officiers,
dont il n’attend pas toujours la mort pour les dépouiller de
leurs immenses richesses ; enfin des tributs extorqués par les
bachas pour se maintenir dans la faveur de leur maître. Un
mémoire de l’ancien ministre de Vergennes qui a long-temps
résidé à la Porte, et a été par son caractère à même d’observer
les ressorts de ce gouvernement et de démêler les intrigues du
serrail, m’a paru donner la juste mesure du
pouvoir du sultan.
Ebene 3
« Ce despotisme
absolu du grand-seigneur, écrivoit-il à Louis XV, est une
erreur ancienne que la constitution attomane <sic>
n’avoue pas ; le pouvoir de ce prince est grand sans doute ;
il donne et il ôte les emplois à son gré, il dispose des
fortunes particulières ; les trésors que son serrail
renferme sont à lui ; les arsenaux, les magasins sont sous
ses ordres ; ses peuples le révèrent comme l’ombre de la
divinité sur la terre, et lui obéissent à ce titre : en tout
où la loi n’est pas expresse, sa volonté y supplée ; mais
cette volonté n’est pas si indépendante qu’elle ne doive
avoir le vœu des ordres de l’état, entre lesquels celui de
l’ulema est le plus nécessaire, parce que, gardien et
interprète de la loi, c’est lui qui légitime ou qui réprouve
les résolutions et les entreprises. Il peut, ajoute de
Vergennes, paroître étonnant que les sultans aient laissé
prendre un aussi grand ascendant à un corps qui limite et
resserre leur autorité ; mais l’étonnement cesse lorsqu’on
considère que l’empire devant sa naissance,
son accroissement et sa conservation à la religion :
celle-ci a dû et doit faire le pivot principal sur lequel
porte la machine du gouvernement. Ce n’est pas que le
grand-seigneur, s’il le vouloit absolument, ne pût faire la
guerre sans le consentement de l’ulema, pourvu qu’il fût
assuré du concours des milices qu’on désigne sous le nom
d’odjanck. Mais si la guerre étoit malheureuse, le ressort
de l’enthousiasme et du fanatisme dont l’ulema seul dispose
lui manquaut <sic>, la couronne du martyre promise à
tous ceux qui perdent la vie dans une guerre déclarée
sainte, n’étant plus la récompense de ceux qui
succomberoient dans celle-là, l’ardeur que ce prince auroit
su inspirer se convertiroit bien vîte en indignation et en
fureur ; et dans ce cas, nul doute que la perte de son trône
ne fût le fruit de la témérité de son entreprise ».
Metatextualität
J’ai cru ces idées importantes à
publier dans un moment où nos comités s’occupent des moyens
de se concilier l’assistance de la Porte, et d’opérer par
son moyen une grande diversion parmi les puissances du Nord, et d’arrêter les secours que la Russie
seroit tentée de donner à la coalition armée contre nous. Si
donc on se propose d’attacher l’Empire Ottoman à notre
cause ; loin d’alarmer le moufti et les chefs de la religion
mahométane par le soupçon qu’on voudroit substituer aux
préceptes qu’ils révèrent, et qui sont le fondement de leur
Empire, une morale contraire à la lueur, il faut les bien
convaincre que nous n’avons eu pour objet que de nous
délivrer du joug de l’erreur, et que la république française
respectera toujours les idées religieuses de ses alliés ; il
faut que le visir, que l’aga des janissaires, que les
bachas, et tous ceux qui opinent au divan soient persuadés
que nous partagerons les ressentimens de la Porte contre les
projets ambitieux de la Russie ; que nous sommes déterminés
à la seconder de notre marine, de notre artillerie, de nos
troupes dans la guerre qu’elle entreprendroit, soit pour
reconquérir la Crimée, soit pour défendre les frontières de
la Pologne et s’en faire un rempart contre les tentatives de
la Prusse et de l’Autriche ; que la Porte n’éprouvera
jamais, de la part de la République françoise,
cette froideur, ce délaissement dont elle a eu à se plaindre
sous la monarchie, dans ses deux dernières guerres ; enfin,
que la révolution françoise, en brisant le traité d’alliance
offensive et défensive, qui existoit sans exception en
faveur de la Turquie, entre le roi des François et
l’empereur d’Allemagne, est un événement dont l’Empire
Ottoman doit s’applaudir. Si l’on parvient à répandre cette
opinion, à en pénétrer les membres du divan, il n’est pas
douteux que notre représentant aura à la Porte un ascendant
très-marqué sur tous les ministres étrangers, et que notre
commerce du Levant en recevra un accroissement favorable.
Ebene 3
« Il ne faut pas se le
dissimuler, » observe Mably dans son Traité du Droit Public
de l’Europe, « quoique le grand-seigneur possède de vastes
provinces ; quoique la situation de ses Etats le mette à
portée de prendre part aux querelles qui s’élèvent entre les
princes chrétiens, il n’entre presque pour rien dans le
systême général de l’Europe. Si c’étoit, ajoute le même
auteur, par modération ou par justice, on ne
pourroit trop louer cette politique ; mais il est certain
qu’elle est l’ouvrage de l’ignorance où la Porte est
plongée, de ses préjugés, de l’instabilité de ses principes,
et de tous les autres vices qui accompagnent le despotisme.
Les Turcs ont un motif de plus que les autres peuples de
faire la guerre ; leur religion leur ordonne de faire des
conquêtes ; et cependant ils ne connoissent ni leurs
ennemis, ni leurs alliés naturels ; ils sont militaires ;
ils aiment la guerre ; et, par une suite de cet
engourdissement général qui enveloppe tous les esprits, leur
milice est encore telle qu’elle étoit du temps de leurs
pères ; ils se battent en barbares, et les chrétiens font la
guerre comme les Grecs et les Romains. Si la Porte
entretenoit des ambassadeurs ordinaires dans toutes les
cours ; si, se mêlant des affaires, elle offroit sa
médiation, en la faisant respecter ; si ses sujets,
voyageant chez les étrangers, y ouvroient un commerce réglé,
il est certain qu’elle sortiroit peu à peu de l’état de
foiblesse où elle est actuellement ; en prenant nos vices,
elle abandonneroit nécessairement les siens
qui sont plus grossiers ; elle perdroit son orgueil, qui est
un obstacle à toutes sortes de progrès ».
Ces
réflexions m’ont paru si justes, et répandre tant de lumières
sur le sujet que je traite, que je n’ai pas pu me refuser au
desir d’en enrichir ce discours ; comme je n’aime pas à cacher
l’ignorance sous des détails vagues, je n’aurai pas la
prétention de donner ici un état bien exact des forces de terre,
de la marine et des finances de la Porte. On sait qu’en
conservant le nombre de troupes nécessaires à ses garnisons,
elle ne peut pas compter sur plus de deux cent mille soldats
amenés de tous les points de l’Empire, que sa marine est
inférieure à celles des puissances du second ordre. Suivant un
dernier relevé, elle n’excédoit pas quinze vaisseaux de ligne,
quatre frégates, trois corvettes, sept galiotes et dix-sept
avisos qui ne sont pas même tous en état de servir. Il est vrai
qu’en temps de guerre les régences d’Alger, de Tunis, de
Tripolis, ainsi que le Caire, sont tenus de fournir au
grand-seigneur plusieurs vaisseaux armés ; mais, avant que ces
secours tardifs soient réunis à l’escadre que commande le capitan-pacha, ils courent le risque d’être
interceptés ; souvent cet amiral inhabile, réduit à ses seuls
bâtimens, les voit dispersés par la tempête, ou foudroyés par un
ennemi qui a sur lui l’avantage de la manœuvre et d’un feu mieux
servi que le sien. Si l’on s’en rapporte à différens calculs,
qui semblent assez exacts, les revenus de la Porte ne se montent
pas à plus de vingt millions de rixdalers, ce qui forme
à-peu-près cent millions ; d’où il résulte que cet Empire que
l’on croit si riche, en versant tous ses trésors dans le nôtre,
nous fourniroit à peine de quoi subvenir à la dépense de deux
décades.
Metatextualität
Je terminerai ce discours
par une récapitulation des attributs et privilèges accordés
à la nation française par les différens traités qui nous
lient à l’Empire Ottoman.
Ce tableau est d’autant
plus intéressant pour nous, que tout notre commerce avec la
Turquie repose sur ces traités, et qu’ils forment la garantie
des consuls que la république a dans ce moment à Smyrne, au
Caire, à Alexandrie, et dans les principales villes du Levant.
Sous François I, les ambassadeurs françois étoient
appellés au conseil secret du grand-seigneur et admis dans le
serrail ; mais depuis, par une politique mal-adroite, on a
laissé refroidir la confiance que le sultan accordoit à son plus
ancien allié ; et insensiblement les priviléges dont les seuls
Français jouissoient relativement au commerce, sont devenus
communs aux puissances. Quoi qu’il en soit, suivant les traités
confirmés par la capitulation du 28 mai 1740, les ambassadeurs
françois doivent avoir la préséance sur tous les autres
ambassadeurs qui résident à la Porte, et les consuls français
établis dans les échelles du Levant jouiront aussi de la même
prérogative à l’égard des consuls des autres nations. Un article
qui paroîtra sans doute bien indifférent, et dont peu de
François abuseront, c’est celui qui permet aux sujets de
l’empereur français d’aller librement en pélerinage dans les
saints lieux. L’ambassadeur et les consuls de France doivent
jouir de tous les priviléges du droit des gens ; cet article,
qui est de droit naturel chez les nations civilisées, est
très-essentiel chez un peuple encore barbare, qui
ne regarde que comme des ôtages les envoyés des princes, et
commence ses déclarations de guerre par faire emprisonner leurs
représentans. Ils ne paieront aucun droit pour l’entré des
vivres, étoffes nécessaires à l’entretien de leur maison. Les
François, établis dans l’Empire Ottoman, seront exempts de payer
le karatche, c’est-à-dire la capitation. S’il survient quelque
différend entre les marchands de cette nation, le jugement en
appartiendra au seul embassadeur et au seul consul. Si un
François a un démèlé avec quelque sujet du grand-seigneur, le
juge à qui en appartient la connoissance ne pourra informer, ni
porter un jugement sans la participation de l’ambassadeur ou du
consul de France, et sans qu’un interprète de la nation ne soit
présent à la procédure, pour défendre les intérêts du François :
celui-ci se hâtera cependant de produire un interprète pour ne
pas arrêter le cours de la justice. S’il arrive que les consuls
et les négocians français aient quelque contestation avec les
consuls et les négocians d’une autre natiou
<sic> chrétienne, il leur sera permis de renvoyer leurs
procès aux embassadeurs qui résident à la Porte. S’il arrive
qu’on tue quelqu’un dans les quartiers où les François résident,
il est défendu de les molester, en leur demandant le prix du
sang, à moins qu’on ne prouve en justice qu’ils sont les auteurs
du meurtre. Si quelque Turc refuse à l’ambassadeur ou aux
consuls de France de rendre les esclaves de leur nation qu’il
possède, il sera obligé de les envoyer à la Porte, afin qu’il
soit décidé de leur sort. Le grand-seigneur, ni ses officiers,
ne pourront s’emparer des effets d’un François qui mourra sur
les terres de l’Empire Ottoman ; ils seront mis sous la garde de
l’ambassadeur ou des consuls françois, et délivré au légitime
héritier du défunt. Un Français, quel qu’il puisse être, qui
aura embrassé la religion mahométane, sera obligé de remettre à
l’ambassadeur de France ou aux consuls de cette nation, ou à
leur délégué, les effets de quelqu’autre François dont il se
trouvera saisi. Les officiers du grand-seigneur n’empêcheront point les marchands françois de transporter
en temps de paix parterre, par mer, ou par les rivières du
Danube ou du Tanaïs, des marchandises non prohibées, soit qu’ils
veuillent les faire sortir de l’Empire Ottoman, soit qu’ils
veuillent les y faire entrer, bien entendu cependant que les
commerçans français perdront dans ces occasions tous les droits
auxquels les nations franques sont soumises. En considération de
l’étroite et ancienne amitié qui règne entre l’Empire François
et la Porte, les marchandises chargées dans les ports de France
sur des bâtimens françois pour les ports du grand seigneur, et
celles qui seront chargées dans ceux-ci sur des vaisseaux
françois, pour être transportées dans les terres de la
domination françoise, seront exemptes du droit de mezeterie. Les
François pourront faire toutes sortes de pêches sur les côtes de
Barbarie, et en particulier dans les mers qui dépendent des
royaumes de Tunis et d’Alger. Cet article, ainsi que celui qui
promet le châtiment des corsaires coupables de quelqu’injure
envers les François qui commercent dans les
Echelles du Levant, ne seroit qu’une illusion, si des traités
particuliers avec les Etats barbaresques ne garantissoient notre
pavillon de la rapacité de ces tributaires insolens qui ne
connoissent que trop la foiblesse de la marine ottomane.
Metatextualität
Je pourrois donner beaucoup plus de
développement au sujet que je viens de traiter, parcourir
les différentes provinces qui sont sous la domination du
sultan, tant en Asie qu’en Europe, m’étendre sur son régime
militaire, observer les relations commerciales et politiques
de son Empire, en analyser la morale, décrire ses cérémonies
religieuses, remonter aux causes de ses guerres avec la
Russie, exposer sa situation actuelle vis-à-vis de cette
superbe rivale, qui abuse de son ascendant pour reculer ses
limites, et est déjà parvenue non-seulement à ravir au Turc
ses tributaires dans la Crimée, dans la Géorgie, mais encore
à faire flotter son pavillon jusques sous les murs de
Constantinople. Tous ces objets doivent se trouver bien
approfondis dans le tableau de l’Empire Ottoman, qui enrichira les lettres, et honorera le nom de
Mouradgea.
Peut-être aura-t-on été surpris que je
n’aie pas placé parmi les causes de l’affoiblissement des Turcs
la polygamie ; j’avoue que je suis loin de la regarder comme une
cause de dépopulation ; peut-être ne seroit-il pas difficile de
prouver qu’elle peut se concilier avec une bonne législation
ainsi qu’avec la nature : mais, pour appuyer une semblable
opinion sans être accusé d’immoralité, il faudroit avoir un cœur
si chaste ; des expressions si pures, et parler à des hommes si
sages, que je laisse à d’autres écrivains, qui arriveront dans
des temps plus heureux, le soin d’approfondir ce sujet, et de
dissiper d’anciens préjugés qui flétrissent tant de créatures
aimables dans la misère et la stérilité, ou les condamnent à la
débauche. Je me contenterai de dire que, par le Coran, la
polygamie est restreinte chez les Turcs à quatre femmes. Le
prophète et ses successeurs avoient seuls le privilège de passer
ce nombre. Les visirs, les pachas et les riches ont sans doute
pensé que ce que Mahomet ne s’étoit pas refusé ne pouvoit être
un crime pour eux ; et que ce ne seroit pas
l’offenser que de suivre son exemple ; en conséquence l’usage
qui finit chez tous les peuples par avoir force de loi, autorise
un Turc à prendre quatre femmes légitimes et autant de
concubines qu’il peut en entretenir. Lorsque l’inconstance
naturelle aux hommes de tous les climats, mais plus commune à
ceux qui voient dans leurs femmes moins une compagne qu’un objet
de plaisir, et lui rendent plus l’hommage de leurs sens que
celui de leur estime, détache en Turquie un mari de sa femme, il
peut rompre par le divorce le nœud qui lui pèse ; alors il est
tenu, en se séparant de sa femme, de fournir à son entretien
journalier, jusqu’à ce qu’elle soit remariée ; et il ne peut la
reprendre qu’elle n’ait eu un autre mari, et n’en ait été
répudiée ; ainsi, ce n’est qu’après deux affronts qu’elle peut
retourner dans son premier lit conjugal. Tels sont les réglemens
protecteurs de ce sexe qui commence par tout abandonner à
l’hymen, et ne recueille souvent, pour prix de sa générosité et
de sa confiance, que dégoût, qu’ennui, que jalousie et servitude. Sous d’autres loix et dans d’autres
climats, il se venge des injustices qu’il endure ailleurs ; mais
on n’en doit pas moins de pitié à des êtres foibles, sensibles,
auxquels on ne laisse que le sentiment de la douleur et des
regrets, lorsqu’elles ne font plus éprouver celui du plaisir.