Le Spectateur françois pendant le gouvernement révolutionnaire: XXVIIe Discours.
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XXXVIIe <sic> Discours.
Sur le Gouvernement Ottoman.Ebene 2
On sera
peut-être étonné qu’au lieu de continuer ces observations sur
une république n’aissante <sic>, le Spectateur en détourne
ses regards pour les arrêter sur un ancien gouvernement
despotique : il y a des temps où ces deux Etats, si opposés en
apparence, offrent néanmoius <sic>, en réalité, de tels
rapprochemens, qu’on peut passer de l’un à l’autre sans s’en
appercevoir. On y remarque les mêmes actes arbitraires, les
mêmes violations des droits arbitraires, les mêmes violations
des droits naturels, la même tyrannie, les mêmes frayeurs. Eh !
qui croiroit exister dans une démocratie, respirer chez un
peuple libre dans un moment où le cœur est oppressé des
révélations et des plaintes qui s’élèvent de tous les
départemens ; où l’on fait passer sous nos yeux les détails
horribles de ce procés qui s’instruit si lentement, et dans
lequel les accusés s’accusent eux-mêmes de tant d’actes de
barbarie, qu’on a peine à croire que ce soient
des hommes qui comparoissent devant la justice, et qu’on
voudroit, pour l’honneur de l’humanité, leur trouver des traits
et un langage étranger à notre espèce ? Qui n’auroit pas préféré
d’habiter sur les rives du Bosphore, où des séditieux sont
précipités dans ses eaux par le seul ordre d’un visir, que sur
les bords de la Loire, où des femmes enceintes, des prêtres
infirmes, de jeunes filles, des enfans étoient engloutis au nom
de la loi profanée par un comité atroce, et par un député plus
abominable encore s’il a seulement toléré les crimes dont
l’opinion publique le charge ? Quant à moi, j’avoue que je ne
suis pas constitué assez fortement pour supporter la pensée et
soutenir l’image de tant de cruautés ; j’ai recours au moyen qui
m’a préservé d’une tristesse mortelle pendant les crises de
notre révolution, et je me réfugie moralement chez des nations
éloignées dont j’observe les mœurs et la législation : tyrannie
pour tyrannie, j’aime encore mieux m’arrêter sur celle qui me
fait moins rougir, parce que je lui suis étranger.
Plus des hommes médiocres se sont efforcés de ravaler l’auteur
de l’Esprit des Loix, plus nous avons de plaisir à le relever
aux yeux de nos lecteurs, et à faire remarquer l’énergie et la
précision de ses pensées. Si les propagateurs de notre systême
politique vouloient l’étendre jusqu’à Constantinople, il
faudroit qu’il <sic> commençassent par l’insinuer aux
Grecs qui surpassent en population leurs dominateurs ; mais ces
tristes descendans des Athéniens et des Spartiates sont si
lâches, qu’ils se laissent désarmer au premier mouvement de
guerre. Une centaine de janissaires, armés de bâtons blancs, les
compriment dans la terreur. La longue habitude qu’ils ont
contractée d’obéir et de sauver le fruit de leurs travaux par
les sacrifices qu’on exige de leur soumission, a éteint en eux
tout sentiment noble et magnanime ; il faudroit commencer par
les déchaîner comme des esclaves, et disperser leurs maîtres :
alors peut-être souffriroient-ils qu’on s’occupât de les
affranchir de la tyrannie où ils languissent, et qu’on ne les
fît dépendre que de loix conformes à la justice.
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Vous nous avez donné, me disoit,
ces jours derniers, un homme renommé dans la
république des lettres, cinq gros volumes sur les
Constitutions de l’Europe ; vous auriez pu vous épargner
bien des réflexions inutiles, bien des discours superflus,
si vous eussiez retardé votre travail de trois années. Ces
constitutions Polonoises, sur lesquelles vous vous êtes trop
étendu, sont évanouies ; la nôtre n’a fait que se montrer ;
celle de Sardaigne touche à sa fin, déjà elle a perdu une
partie de sa domination ; celle de Genève est changée ;
plusieurs de ces Etats qu’embrassoit la constitution
Germanique en sont affranchis : croyez-moi, revenez sur le
gouvernement de la Porte, dont vous n’avez pas daigné nous
entretenir ; quelqu’offensant qu’il soit pour l’humanité, il
durera peut-être plus que beaucoup d’autres que l’amour de
la liberté et les grands principes de la morale s’efforcent
de consolider. Les hommes sont, en idées de gouvernement, ce
que les imaginations romanesques sont en amour ; à force
d’exiger tant de qualités rares, tant de perfections
chimériques, elles laissent écouler le temps des réalités,
s’éteignent dans le vuide de l’ennui, ou finissent par
s’attacher à la difformité. Les autres en
cherchant toujours une législation qui assure leur bonheur
et réponde à leurs espérances, sont réduits à vivre dans une
fluctuation de systême qui ressemble à l’anarchie, et sont
souvent forcés de plier la tête sous le joug que les
circonstances leur imposent.
Metatextualität
Sans approfondir ce que ces
réflexions ont de réel ou d’exagéré, je vais remplir l’objet
que je me suis proposé en commençant ce discours.
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Quoique plusieurs historiens
fassent remonter l’existence politique des Turcs en Europe,
au règne d’Osman qui prit, en 1300, le titre d’empereur des
Osmans, nom qu’on a depuis changé en celui d’Ottomans, on
doit la fixer à Mahomet I, fils de l’infortuné Bajazet, sur
lequel le fameux Tamerlan appuya si insolemment un pied
victorieux Amurat, fils de Mahomet I, fit sentir la
supériorité de ses armes aux Hongrois, aux Polonois ; il fit
rougir la chrétienté de son parjure, et l’en punit dans la
fameuse bataille de Varnes, où Ladislas perdit la vie pour
avoir enfreint un traité solemnel, et cédé aux
sollicitations d’un cardinal qui fut le même jour la victime
de sa morale impie. Ce sultan, bien supérieur
à ceux qui sont avides de domination, ne se montra jaloux
que de la gloire de sa nation, et ne l’eut pas plutôt
vengée, qu’il abdiqua l’Empire et céda le trône à Mahomet
II, qui éleva la grandeur des sultans à un degré de
puissance et d’éclat qu’aucun de ses successeurs n’a pu
soutenir. Ce fut lui qui prit Constantinople, et réduisit
L’Empire Grec sous son obéissance ; ses armes victorieuses
lui soumirent douze royaumes et deux cents villes. Bajazet
II et Selim ne se montrèrent pas indignes de lui succéder,
et reculèrent encore les bornes de leur Empire. Soliman eût
accru cette puissance redoutable qui s’étendoit en Europe,
et eût fini peut-être par subjuguer toute l’Allemagne, si
Charles-Quint et l’empereur Ferdinand ne lui eussent opposé
des troupes aguerries et déjà exercées à une tactique où
vint se briser cette impétuosité fougueuse, à laquelle
jusqu’alors rien n’avoit résisté. Ce Soliman, chose bien
étonnante pour un disciple de Mahomet, osa publier un code
de loix. Quel législateur que celui qui, entraîné par sa
seule passion pour une esclave, viola une des loix de
l’Empire, en épousant Roxelane, et qui, pour
complaire à cette ambitieuse sultane, fit étrangler sous ses
yeux Mustapha son fils qui avoit tant de droits à sa
tendresse par son courage et ses vertus ! Ce qui a le plus
contribué à affoiblir l’ascendant qu’auroit pris la
puissance ottomane ; c’est que ses forces, partagées entre
l’Asie et l’Europe, ce sont épuisées successivement contre
les Perses, l’empire d’Almagne <sic>, la république de
Venise, la Pologne et la Russie : comme elle a mis toute sa
constance dans le courage de ses troupes, elle a dédaigné
les progrès de l’art militaire, et elle a long temps été
étonnée qu’on pût la vaincre sans la surpasser en valeur :
au lieu de chercher la cause de ses défaites dans sa propre
ignorance et dans les talens de ses ennemis, elle s’obstine
à la rejetter sur la colère divine. Ce n’est pas seulement,
comme le dit Montesquieu, dans les guerres civiles que les
Turcs regardent la victoire comme un jugement de Dieu, la
même erreur les a découragés plus d’une fois dans leur
guerres contre les Russes. Ce n’est pas l’histoire de la
Porte que nous nous proposons d’écrire, nous
ne nous attacherons qu’à faire connoître son gouvernement,
et à substituer la vérité aux fausses idées qu’on s’en est
formé. Une des loix de Soliman défend aux princes da la
maison impériale de paroître à la tête des armées, ou de
posséder des gouvernemens de province. Aussi les vit-on, par la suite,
déployer dans leurs entreprises plus de faste que de
puissance, y mettre plus d’obstination que de prudence.
Irrités des difficultés qu’ils n’avoient ni prévues, ni
calculées, lorsque le succès ne répondoit pas
à leurs espérances, leur orgueil faisoit retomber leurs
vengeances sur leurs propres ministres. La prise de Candie
fut plus funeste à la Porte qu’à la république de Venise,
parce que Mahomet IV ruina dans ce long siège sa marine, et
épuisa une partie de ses trésors. Le même sultan effraya à
la vérité l’Empire, en menant une armée victorieuse jusques
sous les murs de Vienne ; mais la terreur qu’il inspira ne
fut que passagère ; et la Hongrie, qu’il fut forcé
d’abandonner au ressentiment de l’Autriche, éprouva le
double malheur d’avoir vu son territoire ravagé par des
barbares, et de retomber sous la main vengeresse de ses
maîtres dont elle avoit tenté de briser la domination ; il
n’obtint aussi qu’un triomphe éphémère sur les Polonois ; la
bataille de Choczim, où Sobieski signala sa valeur, lui fit
perdre tous les avantages d’un traité arraché à une nation
qui récompensa le vainqueur par le don d’une couronne.
Depuis Mahomet IV, les sultans ont plus menacé qu’épouvanté
l’Europe. En ne commandant point leurs armées, ils n’en ont
plus animé le courage par leur présence ; les
janissaires semblables aux gardes prétoriennes étoient
devenus si redoutables au chef de l’Empire, que ses
ministres se sont appliqués à miner sourdement cette milice
qui avoit tant de fois décidé la victoire ; ils en ont
énervé la discipline, l’ont précipité dans les dangers, lui
ont agrégé les Asiatiques, des journaliers indignes du titre
dont on les décoroit ; ils y ont éteint toute émulation, en
accordant à l’argent et à la faveur des grades qui ne
devoient être que la récompense de la valeur et de
l’assiduité du service. Si cette politique perfide a écarté
les dangers qui menaçoient quelquefois la tête du sultan,
elle a exposé son Empire à des humiliations qu’elle n’eût
peut-être jamais éprouvées sans elle. Une autre cause de
l’affoiblissement de la Porte existe dans le régime
intérieur de son administration. Aucun d’eux ne
sort du serrail pour être mis dans les emplois avant
quarante ans, si ce n’est pas une grace particulière du
grand seigneur. C’est après cette longue servitude qu’ils
sont jugés dignes d’aller commander à des esclaves. Ce
tableau de l’intérieur du serrail peut donner une idée juste
du caractère et de la capacité des principaux agens de la
Porte. On ne doit donc pas être étonné de leur soumission
aux ordres d’un sultan vers lequel ils ne se sont avancés
qu’en rampant tant d’années dans la crainte et le respect.
Parmi les causes de l’affoiblissement de cette puissance, il
faut compter l’indifférence qu’elle oppose aux ravages de la
peste qui enlève quelquefois jusqu’à un
sixième des habitans de Constantinople ; son éloignement
pour l’agriculture, qui expose sa population aux horreurs de
la famine, lorsque la terre cultivée par la main des
chrétiens ne produit pas une récolte abondante ; son dédain
pour les Grecs qu’elle opprime et détache de ses intérêts,
en les considérant toujours comme étrangers malgré leur
antique existence sur un territoire qui n’est plus une
partie pour eux. Quoiqu’il n’y ait point de noblesse
d’origine chez les Turcs, il en existe cependant une
personnelle qui élève aux yeux de la multitude les
principaux officiers de l’armée, les juges, les ministres de
la religion au dessus de la condition vulgaire. Le moufti
obtient même, par son titre d’interprète de la loi, des
marques de respect de la part du sultan qui se lève pour le
recevoir, et fait sept pas à sa rencontre, tandis qu’il n’en
fait que trois lorsque le visir se présente devant sa
hautesse. Le premier, au-lieu de s’incliner comme l’autre
profondément pour lui baiser le bas de la robe, a le
privilège d’appliquer ses lèvres sur l’épaule gauche du
grand-seigneur. Le divan, qui est le conseil d’Etat,
s’assemble deux fois la semaine dans le
palais impérial. Le grand-visir le préside ; il a à sa
droite le cadilesquier d’Europe, et à sa gauche celui d’Asié
<sic>. Le moufti n’y assiste que lorqu’il <sic>
est appelé. Les simples visirs, qui sont les bachas à trois
queues, y ont séance. Après eux se placent le grand
trésorier et le chancelier de l’Empire. Les officiers de la
chambre des comptes s’y tiennent debout, et y paroissent
dans un éloignement respectueux ; les officiers de l’armée,
l’aga des janissaires sont admis dans l’intérieur. Quoiqu’on
traite dans ce conseil des grands intérêts de l’Etat, le
chef de l’Empire ne l’honore jamais de sa présence ; il se
concentre dans un appartement voisin, d’où il peut voir et
entendre à travers une jalousie tout ce qui s’y passe. Lorsque le grand-seigneur
convoque un conseil général, tous les grands de l’Empire, le
clergé, les ulemas, les officiers militaires, et même les
soldats les plus vieux et les plus aguerris y assistent, ce
qui présente en quelque sorte tous les ordres de l’Etat.
Cette assemblée, qui se nomme ajak divani, se
tient debout, et paroît par cette attitude uniforme, offrir
le spectacle de l’égalité. Si alors un mécontentement
général animoit les esprits contre le sultan, il courroit le
risque d’être à l’instant déposé. Ce qui contribue le plus à
affermir le grand-seigneur sur son trône, et arrête les
projets des ambitieux, c’est le respect aveugle dont la
nation entière est frappée pour la dinastie régnante ; c’est
toujours parmi ses membres épars qu’elle veut trouver son
chef ; ainsi les visirs, les bachas en déposant le sultan
n’auroient travaillé que pour l’élévation d’un individu
enséveli dans une prison, et qui peut-être leur retireroit
le pouvoir dont ils auroient abusé. Le véritable souverain
des Ottomans, celui qui exerce sur eux un pouvoir direct, ce
n’est pas cet être fastueux qui s’enveloppe d’une dignité
mystérieuse ; c’est le grand visir qui, en recevant le sceau
de l’Empire et le cachet du grand-seigneur, devient le
dépositaire de l’autorité suprême ; on évalue les
appointemens de sa place à deux millions quatre cent mille
livres, sans y comprendre les dons que la
foiblesse lui présente. Mais aussi à quel danger cette
élevation ne l’expose-t-elle pas ! C’est bien sur lui que
pèse en effet une terrible responsabilité ! Il est une riche
victime que le maître est toujours prêt à sacrifier au
ressentiment du peuple : en abattant cette tête altière, les
séditions s’appaisent, et les murmures se changent en
espérances. Le tribunal où cet illustre personnage préside
s’appelle divanchané. Il se tient quatre jours de la
semaine, avec deux assesseurs qui changent alternativement.
C’est là que la justice la plus expéditive se rend au
peuple. On lit les requêtes des plaideurs, les assesseurs
disent leur avis : si le visir approuve leur jugement, il
est transcrit sur la réquête ; s’il est d’une opinion
différente, il prononce lui-même la sentence et en fait
délivrer une expédition aux parties. Chaque quartier de
Constantinople a son tribunal, où un cadi, escorté de son
naïpe, siège à toute heure, pour y rendre ce qu’on appelle
la justice : ce sont des espèces de juges de paix où se
portent les accusations, les plaintes ; celui qui veut y
traduire son adversaire n’a besoin que de l’y
citer ; et s’il osoit paroître hésiter à suivre l’offensé,
le peuple l’y entraîneroit, tant il est vrai que ce qui a la
seule apparence de justice est sacré chez toutes les
nations. Ces espèces de juges de paix sont d’autant plus
exacts à leur poste, que celui qui paroît avoir tort ne
manque jamais de subir au moins une condamnation pécuniaire.
La loi civile donne à chaque particulier le droit de plaider
sa cause ; ainsi elle laisse du moins à ces esclaves la
faculté de réclamer personnellement la justice ; elle a
voulu sans doute qu’elle leur fût accordée, mais c’étoit
trop présumer de ceux que leur emploi en rend les organes ;
lorsque l’avarice ou le despotisme forment des juges, ils
prennent les traits des autorités qui les ont créées : ce
sont des enfans trop ressemblans à leurs pères. Nous
citerons à ce sujet une de ces belles maximes de Montesquieu
qu’on retrouve toujours avec plaisir, parce que ce sont
autant de jets du genie qui frappent d’étonnement par la
force et la justesse de la pensée.
L’Etat
Ottoman peut-être comparé à une immense propriété, dont le
grand-seigneur fait valoir la partie qu’il peut exploiter
par lui-même : il afferme les autres à des bachas qui ont des sous-fermiers établis dans les
districts de leur gouvernement, et ceux-ci en ont qui leur
sont subordonnés dans les cantons : de sorte que pour
échapper à la cupidité de cette hiérarchie de traitans,
chaque individu est forcé de dissimuler sa richesse ;
au-lieu de songer à l’accroître, il l’envisage comme un
sujet de persécution. De la cette indifférence pour toute
espèce d’industrie, pour l’agriculture, pour le commerce,
pour les beaux arts, pour tout ce qui fait l’oppulence et la
splendeur d’un Empire.
C’est donc dans la constitution même de ce gouvernement que
réside la cause de sa destruction ; un mal politique mine
insensiblement ce grand corps, qui finira par tomber de la
langueur, de l’épuisement dans un anéantissement total.
C’est à lui qu’un législateur humain pourroit souhaiter une
révolution complette, parce que c’est par elle seule qu’il
échappera à une fin malheureuse et inévitable. Avec de
pareils gouvernemens il n’y a pas plus de ménagement à
garder qu’avec des individus attaqués d’une maladie
douloureuse et mortelle ; autant vaut qu’ils meurent par la
violence du remède que par celle du mal qui les consume.
Mais que d’obstacles la raison qui méditeroit une grande
secousse politique en Turquie n’auroit-elle pas à vaincre ?
La vénération du peuple pour les préceptes du Coran, son
respect pour la famille qui est en possession de le dominer,
son ignorance qui le plonge dans le fatalisme, son mépris
stupide pour les opinions et la morale des autres peuples,
la difficulté de faire propager des idées
saines parmi des hommes qui n’en trouvent de sublimes que
dans leurs livres, et ne lisent jamais les nôtres.
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« Il crut, dit Mably, par ce réglement
affermir le sultan sur le trône, et ôter aux janissaires
le prétexte de leurs séditions, en ensévelissant dans
l’obscurité du serrail tous ceux qui par leur naissance
avoient quelque droit à l’Empire : mais cette politique
ne servit qu’à avilir ses successeurs corrompus par
l’éducation du serrail ; ils portèrent en imbécilles
l’épée du héros qui avoit fondé et étendu l’Empire. Des
princes ignorans, qui n’avoient vu que quelques femmes
et des eunuques, furent destinés à jouir d’une autorité
sans bornes ».
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« Le grand seigneur, » dit un auteur que
Montesquieu et Mably citent avec éloge, « ne considère
dans ses ministres ni la naissance, ni le bien. Il
affecte de se faire servir par ceux qui sont entièrement
à lui, et qui, lui étant redevables de leur nourriture et de leur éducation, sont obligés
d’employer pour son service tout ce qu’ils ont de
capacité et de vertu ; de sorte qu’il peut les élever
sans envie, et les ruiner sans danger. Les enfans qui
sont destinés pour les grandes charges de l’empire, et
que les Turcs appellent ichoglans, sont d’abord
présentés au grand-seigneur qui les distribue dans son
serrail de Pera, dans celui d’Andrinople, ou dans le
grand serrail de Constantinople. Ce sont les trois
collèges où ils sont élévés. Ceux qui sont choisis pour
le grand serrail ont toujours quelques choses de
recommandables, et sont les premiers avancés dans les
charges. La première chose qu’on leur apprend, c’est de
garder le silence ; d’être respectueux, humbles et
soumis ; de tenir la tête baissée, et d’avoir les mains
en croix. Leurs hogias ou maîtres d’école les
instruisent avec grand soin de ce qui regarde la
religion mahométane, à prier Dieu en Arabe, à lire, à
écrire, et à parler très-parfaitement le Turc. Leurs
punitions ordinaires sont des coups sous la plante des
pieds, de longs jeûnes et de longues
veilles, quelquefois d’autres peines plus sévères ; de
sorte que celui qui a passé par tous les différens
collèges, les différens ordres, et les différens degrés
du serrail, est un homme extraordinairement mortifié,
patient, et capable de supporter toutes sortes de
fatigues, d’exécuter toutes sortes de commandemens avec
une soumission aveugle. Quand les élèves sont devenus
vigoureux et capables d’exercices qui exigent de la
force, on leur apprend à manier une pique ou une lance,
à monter à cheval, à s’y tenir de bonne grace, à le
manier adroitement ; ils s’occupent plusieurs heures à
ces sortes d’exercices ; les eunuques les punissent
sévèrement s’ils remarquent qui les négligent. On les
enseigne à faire quelqu’ouvrage de la main pour se
rendre plus utiles au grand-seigneur ; ainsi ils
apprennent à coudre, à broder en cuir ; il y en a qui
excellent à plier un turban, à dresser des chiens, des
oiseaux ; ceux qui ont bien profité de leurs études et
acquis quelque perfection dans leurs exercices
parviennent aux grands emplois ; on leur
donne à laver le linge du grand seigneur ; alors ils
quittent leurs habits de drap pour prendre des vestes de
satin et de toile d’or ; on augmente leur paie. Ils
passent de là, quand il y a des places vacantes, à la
chambre du trésor, au laboratoire ou on conserve les
cordiaux, les breuvages exquis et précieux du grand
seigneur. De ces deux chambres ils sont élevés par ordre
à la plus haute et la plus éminente du serrail, qui est
composée de quarante pages. Ceux-là sont toujours auprès
de la personne du grand seigneur ; et il y en a douze
qui possèdent les plus grandes charges de la cour, et
dont les fonctions consistent à porter l’épée du sultan
ou son manteau, à lui tenir l’étrier quand il monte à
cheval, à lui présenter l’eau qu’il boit ou dont il se
lave, ou bien à monter son turban, et à faire blanchir
son linge. C’est d’eux aussi qu’on tire les grands
officiers qui sont au nombre de quinze ; le grand
seigneur les envoie quelquefois porter des ordres à des
bachas, des confirmations aux princes de Transilvanie,
de Moldavie, de Valachie, des présens au
grand-visir et aux personnes qualifiées, dont ils
reçoivent à leur tour de riches dons en argent, en
pierreries, en équipages ; de sorte que de ces quarante
favoris, il y en a fort peu qui ne puissent s’équiper
magnifiquement quand ils sortent du serrail pour aller
occuper de grands gouvernemens, tels que ceux du Caire,
d’Alep, de Damas et de Bude ».
Metatextualität
Qui le croiroit ! Il existe
dans ce pays de despotisme, en certaines occasions, une
image d’états-généraux.
Ebene 4
« En Turquie, où l’on fait
très peu d’attention à la fortune, à la vie, à l’honneur
des sujets, on termine promptement, d’une façon ou d’une
autre, toutes les disputes. La manière de les finir est
indifférente, pourvu qu’on finisse. Le bacha, d’abord
éclairci, fait distribuer des coups de bâton sur la
plante des pieds des plaideurs, et les renvoie chez eux.
Et il seroit bien dangereux que l’on y eût les passions
des plaideurs, elles supposent un desir ardent de se
faire rendre justice, une haine, une action dans
l’esprit, une constance à poursuivre. Tout cela doit
être évité dans un gouvernement où il ne faut avoir
d’autre sentiment que la crainte, et où tout mène
tout-à-coup, et sans qu’on puisse le prévoir, à des
révolutions. Chacun doit connoître qu’il ne faut pas que
le magistrat entende parler de lui, et qu’il ne tient sa
sûreté que de son anéantissement. »
Ebene 4
« Dans
ces Etats, dit encore Montesquieu, on ne répare, on
n’améliore rien ; on ne bâtit que pour la vie, on ne
fait point de fossés, on ne plante point d’arbres, on
tire tout de la terre, on ne lui rend rien ; tout est en
friche, tout est désert. Pensez-vous que des loix qui
ôtent la la <sic> propriété des fonds de terre, et
la succession des biens, diminueront l’avarice et la
cupidité des grands ? Non ; elles irriteront cette
cupidité et cette avarice ; on sera porté à faire mille
vexations, parce qu’on ne croira avoir en
propre que l’or et l’argent qu’on pourra voler ».
Ebene 3
« Il
sembleroit, dit-il, que la nature humaine se souleveroit
contre le gouvernement despotique, mais malgré l’amour des
hommes pour la liberté, malgré leur haine contre la
violence, la plupart des peuples y sont soumis, cela est
aisé à comprendre. Pour former un gouvernement modéré, il
faut combiner les puissances, les régler, les tempérer, les
faire agir, donner pour ainsi dire du lest à l’une, pour la
mettre en état de résister à une autre ; c’est un
chef-d’œuvre de législation que le hasard fait rarement et
que rarement on laisse faire à la prudence. Un gouvernement
despotique, au contraire, saute pour ainsi dire aux yeux ;
il est uniforme par-tout : comme il ne faut
que des passions pour l’établir, tout le monde est bon pour
cela ».