Le Spectateur françois pendant le gouvernement révolutionnaire: XXVIe Discours.
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Ebene 1
XXVIe Discours.
Sur ce qu’on pourroit appeler une heureuse Contre-révolution.Ebene 2
J’entends souvent parler de contre-révolutions, et moi aussi
j’en desire une ; mais ce n’est pas dans le sens des ennemis
publics, qui voudroient que nos armées triomphantes fussent
repoussées et forcées de poser honteusement les armes devant ces
mercenaires que l’orgueil a rassemblés à grands frais, qui ont
d’abord montré de la jactance et de la barbarie, et n’ont
ensuite fait preuve que de lâcheté. Mes vœux ne s’accordent pas
non plus avec les souhaits de ces égoïstes stupides qui
soupirent après le rétablissement d’une autorité absolue qui
méconnoîtroit le droit des nations, dédaigneroit les intêrêts du
peuple, disposeroit arbitrairement de la fortune, de la liberté,
de la vie des citoyens ; qui enchaîneroit nos pensées,
insulteroit à la misère publique par une représentation fastueuse qu’elle appeleroit de la majesté ; qui
s’empresseroit de recréer ces dignités usurpées, ces
distinctions humiliantes entre la faveur et le mérite ; qui,
toujours environnée d’un cortège formidable, ne seroit jalouse
de dominer que sur le respect et la crainte, et forceroit la
justice de se prosterner devant la puissance. La
contre-révolution conforme à mes desirs seroit celle qui
porteroit la plus grande économie dans nos finances,
s’abstiendroit de se montrer inutilement généreuse pour être
toujours juste ; observeroit l’esprit général au lieu de
surveiller les actions et de recueillir les discours
particuliers ; laisseroit à chaque individu la faculté de
disposer à son gré du fruit de son industrie et de son revenu ;
encourageroit l’opulence à se découvrir et à vivifier le
commerce et les arts ; ne contrarieroit pas le citoyen dans ses
amusemens, dans ses habitudes honnêtes ; ne l’assujettiroit pas,
sans égard pour son âge, son éducation, ses talens, à des
corvées pénibles ; ne le détourneroit pas de ses travaux
journaliers, de ses soins domestiques, pour des services auxquels d’autres citoyens se dévoueroient par
nécessité et par goût ; substitueroit aux efforts de la
contrainte et à ces dons arrachés du murmure, cet élan national,
ce mouvement généreux que nous avons vu briller au Champ de la
Fédération et dans les glorieuses époques de la révolution ;
rappelleroit la confiance dans tous les esprits, en leur
montrant dans la loi, la dominatrice réelle, et dans ses agens,
ses esclaves ; où le mépris ne s’étendroit que sur l’individu
sans mœurs, sans probité, sans vertu ; où le dénonciateur
seroit, comme à Rome, sous de sages empereurs, plus en péril que
le dénoncé ; où le propriétaire connoîtroit ses obligations et
n’auroit rien à redouter de l’arbitraire ; où le rentier
pourroit calculer avec assurance son revenu ; où le véritable
citoyen seroit celui qui remplit ses devoirs, acquitte les
charges publiques et devance de ses facultés les besoins de la
patrie ; où l’infortune seroit secourue avec discernement.
Hélas ! le bonheur d’une nation coûte souvent bien moins que son
malheur et son oppression ! Qui le croiroit, si un de nos représentans n’en eût fait l’aveu à la
tribune, que tous ces membres de comités stipendiés pour
entretenir la terreur, exciter les délations, multiplier les
emprisonnemens et les meurtres, ont occasionné chaque jour la
dépense d’un million six cent vingt mille livres, et absorboient
par conséquent à eux seuls tout le produit de l’impôt ? N’a-t-il
pas fallu tromper, abuser le corps législatif pour lui faire
donner son adhésion à une mesure aussi contraire à ses
principes, aussi funeste à la nation ? Quel Empire dans
l’univers, depuis la réunion des hommes en société, auroit
jamais produit dans ses comptes un semblable article de
dépense ? Si on y ajoute les frais de geole, de translation, de
nourriture de prisonniers, d’exécution de condamnés, on
reconnoîtra que la calamité et la terreur publique ont été plus
onéreuses au trésor national que n’auroient pu l’être toutes les
fêtes, tous les repas civiques, tous les secours et les
encouragemens avec lesquels un sage gouvernement exalteroit le
zèle républicain ; et que nous sommes tombés dans la faute si
commune au despotisme, qui paie plus chèrement la
haine qu’il inspire que ne lui coûteroit l’attachement qu’il
seroit tenté de faire naître. Ces cinq cent quarante mille
membres de comités, salariés à 5 livres par jour, ne forment-ils
pas une armée intérieure plus dévorante que ne l’auroit été
celle de tous les tyrans dont nous abhorrons le souvenir ?
Hâtons-nous donc de la licencier ; confions ses pouvoirs limités
à de dignes juges de paix, à de sages administrateurs qui ont
intérêt à observer les ennemis secrets qui tentent d’entraver la
marche du gouvernement, et dirigeront sur ces coupables la main
d’une justice éclairée. Plus il y a de surveillans dans un état,
plus il s’y sommet d’erreurs et d’iniquités ; il se forme un
accord d’oppression, un concert de persécutions entre les hommes
pervers, cupides, contre les citoyens irréprochables ; les
premiers spéculent sur la foiblesse, sur l’opulence des autres :
les plus petites négligences sont transformées en délits
graves ; les discours les plus indifférens, de simples gestes
reçoivent une interprétation criminelle. On voit des
conspirations jusques dans le silence, et des complices dans
l’expression de l’humanité. Bientôt ce n’est
plus qu’en se mêlant de la troupe des inquisiteurs, en secondant
leurs projets, en adoptant leur langage, en imitant leur fureur,
leurs emportemens, qu’on se préserve de leurs persécutions. Il
faut paroître impitoyables, disposés à exécuter les ordres les
plus iniques, y applaudir, immoler les sentimens de la nature,
de la reconnoissance, de l’amitié, pour obtenir sécurité pour
soi-même. C’est ainsi que chaque département se dégrade à son
tour, s’avilit dans le crime et la cruauté, en parlant toujours
de patriotisme, de générosité et de vertu ; que la crainte d’une
mort injuste ou d’une horrible captivité contraint des milliers
d’individus à mériter, aux yeux de la justice, ce qu’ils ont
voulu éviter. On croit la république enrichie par les
confiscations multipliées, on n’a fait que jetter la désolation
et la ruine dans les familles, et déplacer l’argent par le
meurtre. C’est sur ces monstrueux abus que j’appelle ce que je
nomme une contre-révolution ; et je suis convaincu qu’il n’y a
pas un bon républicain qui ne desire avec moi celle que
j’invoque.