Le Spectateur françois pendant le gouvernement révolutionnaire: XXIe Discours.
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Nivel 1
XXIe Discours.
Sur une Secte plus digne de pitié que de haine.Nivel 2
Dieu soit loué !
il a permis qu’une folle, qui se disoit sa mère, mourût en
prison pour aller sans doute se réunir à son fils. Cet événement
si naturel a dû beaucoup étonner d’aveugles disciples qui se
croient tous des illuminés ; peut être y trouveront-ils quelques
signes de prédilection : l’Éternel n’aura pas voulu que la main
de l’homme répandît un sang aussi pur ; ce que l’on tolère pour
un fils, on ne le souffre pas pour une mère. La superstition a
tant de retranchemens où elle se réfugie contre les argumens de
la raison ! Aussi la sagesse ne s’amuse-t-elle pas à la
combattre ; elle la laisse errer dans ses cercles vicieux, tant
qu’elle ne nuit qu’à elle-même. Par-tout où un bon gouvernement
ferme les yeux sur la diversité des cultes, il ne doit pas les
ouvrir sur la diversité des erreurs religieuses,
qui finissent toujours par s’éteindre ou s’entre-détruire
lorsqu’on ne les vivifie pas par la persécution. Eh ! qu’importe
à la société une secte d’imbécilles de plus, qui croit qu’en
s’imposant certaines privations, en faisant des ablutions, en
récitant quelques prières elle écartera d’elle les mauvais
génies, se rapprochera des bons, en obtiendra des révélations
certaines ; qu’à mesure que ses membres s’élèveront à un degré
de perfection surnaturelle, ils recevront le don de prophétie ;
qu’un être privilégié parmi eux parviendra au bonheur de donner
le jour à l’exterminateur des méchans, et à l’ange de lumière ?
Lorsque j’ai appris qu’on
s’occupoit sérieusement de cette secte où l’auteur du poëme
d’Olivier a perdu l’originalité de son esprit, je n’ai pu me
défendre d’une sorte d’indignation. Quoi ! me suis-je écrié,
dans un moment où la représentation nationale a de si grands
intérêts à suivre, de si vastes projets à exécuter, on veut
qu’elle abaisse ses regards sur les égaremens du délire, qu’elle
se détourne des grandes vérités pour poursuivre des chimères !
On assimile à de dangereux contre-révolutionnaires, de pauvres
imaginations qui s’alimentent d’anciens rêves ! Eh ! que peuvent
contre la république une poignée de fous qui ne veulent
correspondre qu’avec des êtres aériens ? Ce ne sont pas eux qui
livreront nos villes, qui dilapideront nos finances, qui
rétabliront la royauté, qui soulèveront nos départemens, qui
accapareront nos denrées. Puisqu’ils dédaignent de se mêler des
affaires de ce monde, laissons-les s’occuper de celles d’un
autre, et essayer de s’élever au-dessus de l’humanité : s’ils y
parviennent un jour, comme ils l’espèrent, ce sera
autant de gagné sur nos subsistances. Peu s’en est fallu
cependant qu’après avoir présenté, comme une conjuration
effrayante dans ses rapports, cet assemblage d’insensés dans
lequel on n’auroit pas manqué d’envelopper, ainsi qu’on l’a fait
dans de prétendues séditions, un grand nombre d’individus qu’on
avoit intérêt de détruire on ne renouvelât sous nos yeux une des
plus sanglantes scènes de l’inquisition, pour flétrir la
république par une horrible inconséquence. Si l’on ne croit pas
devoir accorder aux Illuminés la même liberté qu’aux Juifs qui
ne se lassent pas d’attendre le Messie, qu’aux Musulmans qui
honorent toujours l’imposture, qu’aux Quakers qui croient aussi
aux inspirations, on pourroit au moins leur donner les mêmes
soins qu’à des malades d’esprit, et ne cesser les traitemens
qu’on leur administreroit avec douceur et humanité, que
lorsqu’ils reconnoîtroient qu’ils ne reçoivent du ciel d’autres
clartés que celles qui éclairent l’espèce humaine ; que loin de
connoître l’avenir, ils ont à peine de justes certitudes sur le
présent ; que ce qu’il y a de plus raisonnable,
c’est de borner ses relations avec ses semblables, et de tendre
d’un commun accord au bonheur et à l’harmonie de la société où
l’on vit : lorsqu’ils auroient fait cet aveu d’une manière
solemnelle, et avec le sentiment de conviction, on leur
permettroit de rentrer dans leurs foyers, comme des convalescens
qui sortent d’un hôpital sur l’attestation du médecin. Un des
grands signes de la raison, c’est la pitié qu’elle ressent pour
tout ce qui s’écarte de son cercle. Si nous exterminons tout ce
qui en sort, quel est l’homme qui seroit sûr de ne pas périr à
son tour de la main de ceux qui se croient les seuls sages de la
terre ? La France n’est-elle pas, dans ce moment, divisée en
plusieurs sectes politiques qui sont bien plus turbulentes que
les sectes religieuses ? La plus éclairée dominera un jour
toutes les autres d’une manière irrésistible, si elle n’use à
leur égard que de l’ascendant des grands principes de justice ;
si elle a une marche constante et régulière ; si elle cherche
moins à subjuguer les esprits par la terreur que par ses
vertus ; enfin, si, après avoir triomphé de ses
ennemis par sa valeur et son énergie, elle n’a plus que la noble
pensée de se faire admirer par l’emploi de ses facultés et de sa
puissance. Lettre d’une femme qui s’ennuie dans le Monde depuis
qu’elle est sortie de sa Prison.
Réponse.
Relato general
Je me rappelle que me
trouvant, il y a quelques années, chez une grande dame qui
m’avoit entretenu souvent des fantômes qui lui avoient
apparu, des tourbillons de flamme dont elle s’étoit vue
environnée, des esprits malins qui s’étoient amusés de ses
terreurs, en détachant un jeu de Siam dont ils dressoient
les quilles, et qu’ils abattoient d’une main invisible, je
fus pris, par tout le cercle qui se formoit habituellement
chez elle, pour un illuminé, parce que j’expliquai gravement comment un certain général, qu’on
nommoit un réputé dans le langage mystique des assistans,
avoit une ame tout comme un autre, quoiqu’il parût à toute
la société n’avoir reçu qu’un instinct matériel. Je
prétendis que les individus aussi ineptes que lui devoient
être comparés à des lanternes sourdes, qui ne jetoient point
de clarté au dehors, parce que personne n’avoit encore eu le
talent de détourner l’enveloppe épaisse qui concentroit la
lumière que le grand Etre avoit placée dans leur intérieur ;
que les illuminés, au contraire, étoient des fanaux plus ou
moins resplendissans, qui indiquoient au vulgaire la route
qu’i <sic> devoit suivre dans le chemin de la vie.
Cette comparaison m’attira de grands éloges de la part de
l’assemblée. Une dame dit, en se penchant vers la maîtresse
de la maison : monsieur est sans doute un initié ? Hélas !
non, repliqua-t-elle, c’est un incrédule dont je suis
très-mécontente, et qui voudroit se réconcilier avec moi ;
mais je ne suis pas la dupe de son persifflage. A ces mots,
je vis toute ma considération s’évanouir, et
on parla de choses mondaines pour ne pas se compromettre
devant un profane.
Nivel 3
Carta/Carta al director
Nous sommes d’étranges
créatures, hommes et femmes ! car je ne vous fais pas
l’honneur de croire que vous n’ayez pas les mêmes
bizarreries que nous dans le caractère et les
affections. Pendant les dix mois que j’ai été en prison,
je n’ai cessé de soupirer après ma liberté ; je
murmurois contre mes parens, mes amis ; je les accusois
d’égoïsme, d’indifférence sur mon sort. Je voulois
qu’ils me tirassent de ma captivité à quelque prix que
ce fût. Le jour où l’on m’a apporté l’ordre de ma
liberté, je faillis me briser la tête en sautant de
joie. Je n’étois pas assez tôt sortie ; j’abandonnai à
mes compagnes le peu d’effets qui étoient à mon usage,
pour courir plus vîte à cette porte qui alloit enfin
s’ouvrir pour moi. Arrivée à mon appartement, après une longue marche ralentie par mille
émotions, j’en parcourois toutes les pièces, j’en
sortois pour y rentrer encore, je m’asseyois sur tous
mes fauteils, j’ouvrois tous les tiroirs de mes
armoires, de mes secrétaires ; tout ce qui m’avoit
appartenu me faisoit plaisir à voir, il sembloit qu’on
me donnoit tout cela pour la première fois ;
j’embrassois tous mes gens ; il n’y a pas jusqu’à mon
vieux portier qui n’ait senti mes larmes sur son visage
livide. La première nuit je n’ai pas dormi, tant
j’éprouvois d’aise à me retrouver dans mon lit, entourée
de mes rideaux que je tâtois souvent pour être bien
assurée que je ne couchois plus sur un grabat.
J’éveillai deux fois ma femme de chambre pour me
convaincre que je ne rêvois pas, et qu’elle étoit
toujours à mes ordres. Le lendemain, je n’avois pas
assez de jambes pour aller voir le peu d’amis qui me
restent, et leur exprimer ma joie. J’aurois voulu
reconnoître en eux les mêmes transports, les mêmes
émotions ; ils me sembloient moins heureux que moi ; ils
jouissoient de la liberté avec tant de calme, qu’ils
paroissoient n’en pas sentir le prix. J’ai
passé environ un mois dans cette jouissance, dans cette
ivresse qui s’est insensiblement éteinte, et m’a laissé
froide comme elle. Je commence à éprouver du vuide, de
la solitude. Vous le dirai-je ? il m’arrive quelquefois
de regretter les momens où mes compagnes d’infortune se
réunissoient autour de moi ; où nous pleurions et rions
ensemble ; où nous charmions nos ennuis, nos dégoûts par
des chansons, par nos jeux de couvent ; où nous
partagions les friandises qui échappoient à l’avidité de
notre geolier ; où nous lui faisions des niches comme
des enfans qui trompent une bonne sévère ; où une
égalité de malheurs et d’oppression rendoit chacune de
nous sensible aux peines et aux terreurs des autres. Il
sembloit que nous fussions toutes rajeunies par nos
craintes, par nos espérances, par notre docilité, par
nos petites brouilleries, par nos raccommodemens. Nous
vivions à tous les instans, parce que nous sentions à
toutes les minutes de la peine ou du plaisir. Il n’y a
rien de comparable à une longue prison, pour dissiper
les préjugés de la naissance et des conditions ; elle
nivelle toutes les vanités, toutes les
fortunes. Parmi nos compagnes de malheur se trouvoient
des actrices, des chanteuses, d’anciennes présidentes,
de jeunes duchesses, des financières, de bonnes
marchandes ; tout cela étoit confondu, mêlangé comme au
jugement dernier ; on rioit bien un peu de la
coquetterie des unes, du reste de pruderie des autres,
des airs de celles-ci, de la bonhommie de celles-là,
mais on finissoit par tout se passer ; et si l’une
d’elles sembloit plus inquiète, plus alarmée, chacune de
nous s’efforçoit de la consoler et de la distraire ;
nous étions tellement habituées les unes aux autres, que
nous aurions voulu que pas une de nous ne sortît sans
être suivie de toutes ensemble ; on eût dit que celle
qui avoit obtenu sa liberté nous délaissoit par
indifférence, et qu’elle trahissoit l’attachement que
nous lui portions ; elle ne trouvoit grace dans notre
cœur qu’en nous promettant d’employer tous ses amis à
nous procurer la même faveur : alors c’étoit des scènes
de tendresse, des embrassemens réitérés ; on se juroit
une amitié éternelle et le plus vif desir de se revoir
en liberté. Tous ces mouvemens, toutes ces agitations de l’ame ont laissé dans mon esprit
de si heureux souvenirs, qu’en les comparant à l’état de
langueur et de monotonie où je suis retombée, je me
surprends souvent avec le regret de ne plus les
éprouver. Ma liberté est un bien dont je ne sais que
faire ; tout ce que je vois en a autant que moi, et ne
m’en paroît pas plus heureusement affecté.
Expliquez-moi, si vous le pouvez, la cause d’un
sentiment si bizarre : l’homme n’est-il pas fait pour le
bonheur, et entre-t-il dans sa destinée de ne le sentir
que lorsqu’il l’a perdu, ou lorsqu’il court après ?
Faut-il qu’il éprouve des privations, des incertitudes,
des alarmes pour apprécier le calme et les jouissances ?
J’ai revu déjà, depuis ma sortie, quelques-unes de ces
captives que j’avois précédées dans mon retour au
monde : c’est pour nous un bonheur que de nous rappeler
toutes nos gênes, toutes nos persécutions passées ; que
de rire de nos frayeurs, des mines qui s’alongeoient à
la lecture d’un journal qui nous arrivoit furtivement.
Il semble que nous nous entretenons d’une contrée
éloignée où nous aurions été jetées par la tempête, et
qui est inconnue au reste des humains : nous nous attendrissons sur le sort de celles qui
attendent chaque jour la liberté après laquelle elles
soupirent : nous avons honte d’être plus heureuses que
celles qui cherchoient à nous rassurer, et nous aidoient
avec tant de grace et d’enjouement à supporter nos
malheurs : nous voudrions, au risque d’un trajet
périlleux, pouvoir les aller recueillir et les ramener
parmi nous.
Carta/Carta al director
Vous avez raison :
les hommes sont au moins tout aussi difficiles en bonheur
que les femmes. Les marins u’ont <sic> pas plutôt
goûté le calme de la terre, qu’ils s’ennuient dans le port ;
ils ont déjà oublié les orages, le roulis du vaisseau, les
intempéries de l’air ; ils brûlent de se rembarquer, et
d’aller visiter de nouveaux parages ; ils parlent des
tempêtes comme de beaux effets de la nature ; ils chérissent
jusquau <sic> souvenir de leurs dangers. Les amans qui
ont été en proie aux sollicitudes, aux emportemens de la
jalousie, ne peuvent s’accommoder d’une passion tranquille ;
la sécurité leur pèse ; ils courent après de nouvelles infidélités et de nouvelles fureurs. Ne
voyons-nous pas nos armées se recruter d’anciens soldats qui
s’arrachent à leur famille, brayent les marches pénibles, la
pénurie des subsistances, la rigueur des saisons, parce que
le mouvement des camps, le choc des batailles, le tumulte
des armées ont plus d’attraits pour eux que les travaux
uniformes et les langueurs de la paix ? Si vous n’aviez pas
éprouvé de contradictions, vous n’auriez eu que de foibles
desirs ; il n’y a pas jusqu’à vos justes terreurs qui ne
vous aient amené des jouissances. Puisque vous êtes
condamnée à l’indépendance, à voir vos souhaits satisfaits
aussitôt que formés, supportez le malheur de votre condition
présente avec fermeté, et ne vous exposez pas à en changer,
dans la crainte de la regretter encore plus que celle dont
le souvenir semble vous charmer.