Citation: Jacques-Vincent Delacroix (Ed.): "XXIe Discours.", in: Le Spectateur françois pendant le gouvernement révolutionnaire, Vol.1\021 (1794), pp. 204-216, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4615 [last accessed: ].


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XXIe Discours.

Sur une Secte plus digne de pitié que de haine.

Level 2► Dieu soit loué ! il a permis qu’une folle, qui se disoit sa mère, mourût en prison pour aller sans doute se réunir à son fils. Cet événement si naturel a dû beaucoup étonner d’aveugles disciples qui se croient tous des illuminés ; peut être y trouveront-ils quelques signes de prédilection : l’Éternel n’aura pas voulu que la main de l’homme répandît un sang aussi pur ; ce que l’on tolère pour un fils, on ne le souffre pas pour une mère. La superstition a tant de retranchemens où elle se réfugie contre les argumens de la raison ! Aussi la sagesse ne s’amuse-t-elle pas à la combattre ; elle la laisse errer dans ses cercles vicieux, tant qu’elle ne nuit qu’à elle-même.

Par-tout où un bon gouvernement ferme les yeux sur la diversité des cultes, il ne doit pas les ouvrir sur la diversité des erreurs [205] religieuses, qui finissent toujours par s’éteindre ou s’entre-détruire lorsqu’on ne les vivifie pas par la persécution. Eh ! qu’importe à la société une secte d’imbécilles de plus, qui croit qu’en s’imposant certaines privations, en faisant des ablutions, en récitant quelques prières elle écartera d’elle les mauvais génies, se rapprochera des bons, en obtiendra des révélations certaines ; qu’à mesure que ses membres s’élèveront à un degré de perfection surnaturelle, ils recevront le don de prophétie ; qu’un être privilégié parmi eux parviendra au bonheur de donner le jour à l’exterminateur des méchans, et à l’ange de lumière ?

General account► Je me rappelle que me trouvant, il y a quelques années, chez une grande dame qui m’avoit entretenu souvent des fantômes qui lui avoient apparu, des tourbillons de flamme dont elle s’étoit vue environnée, des esprits malins qui s’étoient amusés de ses terreurs, en détachant un jeu de Siam dont ils dressoient les quilles, et qu’ils abattoient d’une main invisible, je fus pris, par tout le cercle qui se formoit habituellement chez elle, pour un illuminé, parce que j’ex-[206]pliquai gravement comment un certain général, qu’on nommoit un réputé dans le langage mystique des assistans, avoit une ame tout comme un autre, quoiqu’il parût à toute la société n’avoir reçu qu’un instinct matériel.

Je prétendis que les individus aussi ineptes que lui devoient être comparés à des lanternes sourdes, qui ne jetoient point de clarté au dehors, parce que personne n’avoit encore eu le talent de détourner l’enveloppe épaisse qui concentroit la lumière que le grand Etre avoit placée dans leur intérieur ; que les illuminés, au contraire, étoient des fanaux plus ou moins resplendissans, qui indiquoient au vulgaire la route qu’i <sic> devoit suivre dans le chemin de la vie. Cette comparaison m’attira de grands éloges de la part de l’assemblée. Une dame dit, en se penchant vers la maîtresse de la maison : monsieur est sans doute un initié ? Hélas ! non, repliqua-t-elle, c’est un incrédule dont je suis très-mécontente, et qui voudroit se réconcilier avec moi ; mais je ne suis pas la dupe de son persifflage. A ces mots, je vis toute ma considération [207] s’évanouir, et on parla de choses mondaines pour ne pas se compromettre devant un profane. ◀General account

Lorsque j’ai appris qu’on s’occupoit sérieusement de cette secte où l’auteur du poëme d’Olivier a perdu l’originalité de son esprit, je n’ai pu me défendre d’une sorte d’indignation. Quoi ! me suis-je écrié, dans un moment où la représentation nationale a de si grands intérêts à suivre, de si vastes projets à exécuter, on veut qu’elle abaisse ses regards sur les égaremens du délire, qu’elle se détourne des grandes vérités pour poursuivre des chimères ! On assimile à de dangereux contre-révolutionnaires, de pauvres imaginations qui s’alimentent d’anciens rêves ! Eh ! que peuvent contre la république une poignée de fous qui ne veulent correspondre qu’avec des êtres aériens ? Ce ne sont pas eux qui livreront nos villes, qui dilapideront nos finances, qui rétabliront la royauté, qui soulèveront nos départemens, qui accapareront nos denrées. Puisqu’ils dédaignent de se mêler des affaires de ce monde, laissons-les s’occuper de celles d’un autre, et essayer de s’élever au-dessus de l’humanité : s’ils y parviennent un jour, [208] comme ils l’espèrent, ce sera autant de gagné sur nos subsistances.

Peu s’en est fallu cependant qu’après avoir présenté, comme une conjuration effrayante dans ses rapports, cet assemblage d’insensés dans lequel on n’auroit pas manqué d’envelopper, ainsi qu’on l’a fait dans de prétendues séditions, un grand nombre d’individus qu’on avoit intérêt de détruire on ne renouvelât sous nos yeux une des plus sanglantes scènes de l’inquisition, pour flétrir la république par une horrible inconséquence.

Si l’on ne croit pas devoir accorder aux Illuminés la même liberté qu’aux Juifs qui ne se lassent pas d’attendre le Messie, qu’aux Musulmans qui honorent toujours l’imposture, qu’aux Quakers qui croient aussi aux inspirations, on pourroit au moins leur donner les mêmes soins qu’à des malades d’esprit, et ne cesser les traitemens qu’on leur administreroit avec douceur et humanité, que lorsqu’ils reconnoîtroient qu’ils ne reçoivent du ciel d’autres clartés que celles qui éclairent l’espèce humaine ; que loin de connoître l’avenir, ils ont à peine de justes certitudes sur le présent ; que [209] ce qu’il y a de plus raisonnable, c’est de borner ses relations avec ses semblables, et de tendre d’un commun accord au bonheur et à l’harmonie de la société où l’on vit : lorsqu’ils auroient fait cet aveu d’une manière solemnelle, et avec le sentiment de conviction, on leur permettroit de rentrer dans leurs foyers, comme des convalescens qui sortent d’un hôpital sur l’attestation du médecin.

Un des grands signes de la raison, c’est la pitié qu’elle ressent pour tout ce qui s’écarte de son cercle. Si nous exterminons tout ce qui en sort, quel est l’homme qui seroit sûr de ne pas périr à son tour de la main de ceux qui se croient les seuls sages de la terre ? La France n’est-elle pas, dans ce moment, divisée en plusieurs sectes politiques qui sont bien plus turbulentes que les sectes religieuses ? La plus éclairée dominera un jour toutes les autres d’une manière irrésistible, si elle n’use à leur égard que de l’ascendant des grands principes de justice ; si elle a une marche constante et régulière ; si elle cherche moins à subjuguer les esprits par la terreur que par ses vertus ; enfin, si, après avoir triomphé de [210] ses ennemis par sa valeur et son énergie, elle n’a plus que la noble pensée de se faire admirer par l’emploi de ses facultés et de sa puissance.

Lettre d’une femme qui s’ennuie dans le Monde depuis qu’elle est sortie de sa Prison.

Level 3► Letter/Letter to the editor► Nous sommes d’étranges créatures, hommes et femmes ! car je ne vous fais pas l’honneur de croire que vous n’ayez pas les mêmes bizarreries que nous dans le caractère et les affections. Pendant les dix mois que j’ai été en prison, je n’ai cessé de soupirer après ma liberté ; je murmurois contre mes parens, mes amis ; je les accusois d’égoïsme, d’indifférence sur mon sort. Je voulois qu’ils me tirassent de ma captivité à quelque prix que ce fût. Le jour où l’on m’a apporté l’ordre de ma liberté, je faillis me briser la tête en sautant de joie. Je n’étois pas assez tôt sortie ; j’abandonnai à mes compagnes le peu d’effets qui étoient à mon usage, pour courir plus vîte à cette porte qui alloit enfin s’ouvrir pour moi. Arrivée à mon appartement, après [211] une longue marche ralentie par mille émotions, j’en parcourois toutes les pièces, j’en sortois pour y rentrer encore, je m’asseyois sur tous mes fauteils, j’ouvrois tous les tiroirs de mes armoires, de mes secrétaires ; tout ce qui m’avoit appartenu me faisoit plaisir à voir, il sembloit qu’on me donnoit tout cela pour la première fois ; j’embrassois tous mes gens ; il n’y a pas jusqu’à mon vieux portier qui n’ait senti mes larmes sur son visage livide.

La première nuit je n’ai pas dormi, tant j’éprouvois d’aise à me retrouver dans mon lit, entourée de mes rideaux que je tâtois souvent pour être bien assurée que je ne couchois plus sur un grabat. J’éveillai deux fois ma femme de chambre pour me convaincre que je ne rêvois pas, et qu’elle étoit toujours à mes ordres. Le lendemain, je n’avois pas assez de jambes pour aller voir le peu d’amis qui me restent, et leur exprimer ma joie. J’aurois voulu reconnoître en eux les mêmes transports, les mêmes émotions ; ils me sembloient moins heureux que moi ; ils jouissoient de la liberté avec tant de calme, qu’ils paroissoient n’en pas sentir le prix.

[212] J’ai passé environ un mois dans cette jouissance, dans cette ivresse qui s’est insensiblement éteinte, et m’a laissé froide comme elle. Je commence à éprouver du vuide, de la solitude. Vous le dirai-je ? il m’arrive quelquefois de regretter les momens où mes compagnes d’infortune se réunissoient autour de moi ; où nous pleurions et rions ensemble ; où nous charmions nos ennuis, nos dégoûts par des chansons, par nos jeux de couvent ; où nous partagions les friandises qui échappoient à l’avidité de notre geolier ; où nous lui faisions des niches comme des enfans qui trompent une bonne sévère ; où une égalité de malheurs et d’oppression rendoit chacune de nous sensible aux peines et aux terreurs des autres. Il sembloit que nous fussions toutes rajeunies par nos craintes, par nos espérances, par notre docilité, par nos petites brouilleries, par nos raccommodemens. Nous vivions à tous les instans, parce que nous sentions à toutes les minutes de la peine ou du plaisir. Il n’y a rien de comparable à une longue prison, pour dissiper les préjugés de la naissance et des conditions ; elle nivelle toutes les vanités, toutes [213] les fortunes. Parmi nos compagnes de malheur se trouvoient des actrices, des chanteuses, d’anciennes présidentes, de jeunes duchesses, des financières, de bonnes marchandes ; tout cela étoit confondu, mêlangé comme au jugement dernier ; on rioit bien un peu de la coquetterie des unes, du reste de pruderie des autres, des airs de celles-ci, de la bonhommie de celles-là, mais on finissoit par tout se passer ; et si l’une d’elles sembloit plus inquiète, plus alarmée, chacune de nous s’efforçoit de la consoler et de la distraire ; nous étions tellement habituées les unes aux autres, que nous aurions voulu que pas une de nous ne sortît sans être suivie de toutes ensemble ; on eût dit que celle qui avoit obtenu sa liberté nous délaissoit par indifférence, et qu’elle trahissoit l’attachement que nous lui portions ; elle ne trouvoit grace dans notre cœur qu’en nous promettant d’employer tous ses amis à nous procurer la même faveur : alors c’étoit des scènes de tendresse, des embrassemens réitérés ; on se juroit une amitié éternelle et le plus vif desir de se revoir en liberté.

Tous ces mouvemens, toutes ces agita-[214]tions de l’ame ont laissé dans mon esprit de si heureux souvenirs, qu’en les comparant à l’état de langueur et de monotonie où je suis retombée, je me surprends souvent avec le regret de ne plus les éprouver. Ma liberté est un bien dont je ne sais que faire ; tout ce que je vois en a autant que moi, et ne m’en paroît pas plus heureusement affecté. Expliquez-moi, si vous le pouvez, la cause d’un sentiment si bizarre : l’homme n’est-il pas fait pour le bonheur, et entre-t-il dans sa destinée de ne le sentir que lorsqu’il l’a perdu, ou lorsqu’il court après ? Faut-il qu’il éprouve des privations, des incertitudes, des alarmes pour apprécier le calme et les jouissances ? J’ai revu déjà, depuis ma sortie, quelques-unes de ces captives que j’avois précédées dans mon retour au monde : c’est pour nous un bonheur que de nous rappeler toutes nos gênes, toutes nos persécutions passées ; que de rire de nos frayeurs, des mines qui s’alongeoient à la lecture d’un journal qui nous arrivoit furtivement. Il semble que nous nous entretenons d’une contrée éloignée où nous aurions été jetées par la tempête, et qui est inconnue au reste des humains : nous [215] nous attendrissons sur le sort de celles qui attendent chaque jour la liberté après laquelle elles soupirent : nous avons honte d’être plus heureuses que celles qui cherchoient à nous rassurer, et nous aidoient avec tant de grace et d’enjouement à supporter nos malheurs : nous voudrions, au risque d’un trajet périlleux, pouvoir les aller recueillir et les ramener parmi nous. ◀Letter/Letter to the editor ◀Level 3

Réponse.

Letter/Letter to the editor► Vous avez raison : les hommes sont au moins tout aussi difficiles en bonheur que les femmes. Les marins u’ont <sic> pas plutôt goûté le calme de la terre, qu’ils s’ennuient dans le port ; ils ont déjà oublié les orages, le roulis du vaisseau, les intempéries de l’air ; ils brûlent de se rembarquer, et d’aller visiter de nouveaux parages ; ils parlent des tempêtes comme de beaux effets de la nature ; ils chérissent jusquau <sic> souvenir de leurs dangers. Les amans qui ont été en proie aux sollicitudes, aux emportemens de la jalousie, ne peuvent s’accommoder d’une passion tranquille ; la sécurité leur pèse ; ils courent après de nouvelles [216] infidélités et de nouvelles fureurs. Ne voyons-nous pas nos armées se recruter d’anciens soldats qui s’arrachent à leur famille, brayent les marches pénibles, la pénurie des subsistances, la rigueur des saisons, parce que le mouvement des camps, le choc des batailles, le tumulte des armées ont plus d’attraits pour eux que les travaux uniformes et les langueurs de la paix ?

Si vous n’aviez pas éprouvé de contradictions, vous n’auriez eu que de foibles desirs ; il n’y a pas jusqu’à vos justes terreurs qui ne vous aient amené des jouissances. Puisque vous êtes condamnée à l’indépendance, à voir vos souhaits satisfaits aussitôt que formés, supportez le malheur de votre condition présente avec fermeté, et ne vous exposez pas à en changer, dans la crainte de la regretter encore plus que celle dont le souvenir semble vous charmer. ◀Letter/Letter to the editor ◀Level 2 ◀Level 1