Le Spectateur françois pendant le gouvernement révolutionnaire: XIVe Discours.
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XIVe Discours.
De l’influence de la Révolution sur les Productions du génie et de l’esprit.Ebene 2
La révolution qui s’est opérée dans notre
gouvernement en a produit une qui n’est pas moins étonnante dans
notre littérature. Nos livres d’histoire, de morale, nos œuvres
dramatiques semblent avoir été créés pour un autre peuple, et
par des écrivains étrangers à nos mœurs, à nos pensées. L’œil d’un républicain daigne-t-il aujourd’hui
s’arrêter sur l’Esprit des Loix, et parcourir un ouvrage qui
donne au gouvernement monarchique la prééminence sur les
autres ; qui élève à un si haut degré de sagesse la constitution
d’Angleterre ? De quel prix est à nos yeux ce Télémaque si
vanté, et qui n’a été inspiré que par l’intention de rendre un
prince digne du trône ? La Henriade qui sembloit déjà froide à
plus d’un lecteur, ne sera-t-elle pas de glace pour ceux qui ont
renversé la statue du héro <sic> de ce poëme ? Les
oraisons funèbres de Bossuet, de Fléchier, prononcées à la
louange de ces illustres morts dont on a dispersé les cendres,
paroissent-elles autre chose qu’un assemblage pompeux de vaines
paroles sur des vertus imaginaires ? Ces épîtres de Boileau qui
laissent trop souvent voir le courtisan sous l’austérité du
censeur, ces jolis poëmes du Lutrin, de Vervet où l’imagination
se joue si agréablement des vanités d’un chapitre, des scrupules
d’un cloître, ne se sont-ils pas évanouis avec leurs sujets ?
Que de tragédies qu’on disoit nationales, n’osent déjà plus
reparoître devant nous ! Je ne parle pas de ces énormes
collections enfantées par la théologie, la
jurisprudence, tout cela est tombé dans le néant, et il est à
desirer qu’il n’en sorte plus. Mais j’avoue que je ne verrois
pas sans regret les fruits du génie, les œuvres du goût, les
productions de la sagesse subir le même sort. Je voudrois qu’on
les contemplât au moins du même œil dont un antiquaire observe
les fragmens précieux échappés à la destruction d’une ancienne
cité ; qu’on ne fût pas à leur égard plus sévère qu’on ne
l’étoit, sous le gouvernement monarchique, envers les ouvrages
de Démosthène, de Cicero ; que par la raison qu’on admiroit sous
le règne de nos rois les belles scènes où Corneille sembloit
rendre à la vie les Horaces, Pompée, Sertorius ; celles où
Voltaire fait apparoître la grande ame de Brutus, nous ne
montrassions pas une insensibilité farouche pour d’autres qui
ont l’empreinte de la royauté ; que l’aversion que l’on porte à
nos anciens monarques ne s’étendît pas sur tout ce qui a brillé
sous leur empire ; qu’on sût toujours gré à un écrivain
moraliste ou politique de ses généreux efforts et de son zèle ;
qu’on ne perdît pas de vue le temps où il tenoit la plume, les
entraves où son génie étoit resserré ; qu’on lui
pardonnât même ces légères adulations qui servoient de
passe-ports à la vérité. Croit-on que si les Romains fussent
revenus à la liberté, ils eussent dédaigné les poëmes de
Virgile, les épîtres d’Horace, parce qu’Auguste avoit reçu de
ces poëtes des éloges exagérés ? que Pline et Sénèque eussent
été livrés au mépris pour avoir cherché à adoucir une autorité
trop puissante ? Les Grecs laissèrent-ils tomber dans l’oubli
les ouvrages d’Aristote parce qu’il en avoit composé une partie
à la cour de Philippe, et dirigé la jeunesse de ce conquérant
devant lequel la liberté disparut ? Admirons tout ce qui est
beau, estimons tout ce qui est honnête, et ne nous croyons pas
supérieurs à ceux qui n’auroient été que téméraires s’ils
eussent été plus hardis. Rappellons-nous que Fénélon, que Racine
ont été disgraciés pour avoir fait entendre la voix du peuple à
un maître qui ne voyoit rien au dessus de sa volonté, et
croyoit, dans son orgueil, que c’étoit assez pour le bonheur des
hommes que d’obéir à ses loix et d’exister sous son empire.
Fallut-il moins que le génie de Montesquieu, soutenu d’une place
éminente, pour tenir tête à ses ennemis et faire
triompher son ouvrage de leur fureur ? A combien de ruses
Voltaire ne fut-il pas forcé de recourir pour échapper aux
persécutions des ministres et des magistrats ! un monarque
étranger lui fit un rempart de son trône. Mably n’osa pas
publier de son vivant ses meilleurs ouvrages, ce furent ses
enfans posthumes qui firent sortir de son tombeau l’ombre
glorieuse de leur père. Raynal n’a-t-il pas traîné ses vieux
jours dans l’exil ? D’Alembert n’échappa à la censure que par la
politique la plus adroite ; l’amitié préserva Helvétius de la
ruine et du déshonneur ; Diderot ne sauva sa tête qu’en voilant
de l’anonyme ses pensées audacieuses ; l’auteur d’Emile,
poursuivi par le délire des prêtres et le fanatisme des
parlemens, s’exila pour se soustraire à leurs atteintes et ne
les désarma qu’en se condamnant au silence et à l’obscurité.
Ecrivains, orateurs modernes qui avez pris depuis peu d’années
un vol si hardi, ne parlez plus avec dédain de ceux qui
planoient dans les hautes régions de la pensée, lorsque vous
rampiez sous le despotisme et cherchiez obscurément votre pâture
à ses pieds. Si nous nous croyons arrivés au terme
de la raison et des vertus humaines, devons-nous pour cela
éteindre et rejetter tous les flambeaux qui ont éclairé notre
route et nous ont montré les précipices qui nous environnoient ?
Mais s’il nous reste encore bien du chemin à faire avant
d’atteindre au but que nous nous proposons de toucher, c’est une
raison de plus pour ne pas nous priver d’une clarté qui ne nous
sera peut-être que trop nécessaire. L’instruction se compose de
la connoissance des erreurs et des vérités ; on s’attache plus
fortement à celle-ci lorsqu’on a réfléchi sur les autres. Si
nous parvenons un jour à nous fixer à un bon gouvernement, à
celui qui sera le mieux adapté à nos mœurs, à la mobilité de
notre caractère, quel inconvénient y aura-t-il à considérer ceux
que l’imagination avoit embellis de ses prestiges ? Songeons que
nous sommes presque toujours plus heureux par les illusions que
par les réalités ; que si nous enlevions de notre littérature ce
que le goût, les graces et l’esprit ont enfanté pour le charme
de nos jours, ce seroit arracher les fleurs du sentier de la
vie, et nous exposer à n’être jamais recréés par
les oppositions et l’éclat de leurs couleurs.