Citation: Jacques-Vincent Delacroix (Ed.): "XIIe Discours.", in: Le Spectateur françois pendant le gouvernement révolutionnaire, Vol.1\012 (1794), pp. 106-119, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4606 [last accessed: ].


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XIIe Discours.

Sur le Supplice des hommes pervers. Consolations du Sage.

Level 2► Bien des crimes ont été commis depuis que nous nous avançons vers la liberté ; son autel a été plus d’une fois souillé du sang de l’innocence et de la vertu ; mais c’est une consolation pour les vrais républicains de voir les grands coupables frustrés de leurs espérances, et mourir victimes de leurs projets insensés.

J’avoue, dût-on me blâmer de ce sentiment, que le supplice de tous ces conspirateurs qui, sous les dehors de l’égalité, se disputoient l’autorité suprême, est pour moi une véritable jouissance : non, je n’aurois pas pu me défendre de murmurer contre la justice divine, si j’avois vu un Brissot qui avoit la ridicule présomption de gouverner les deux mondes, un impudique Chabot qui levoit avec orgueil une tête long-temps courbée sous le joug mona-[107]cal, un farouche Danton qui tonnoit contre la tyrannie pour s’en saisir, un cynique Hébert dont la plume dégoûtoit de sang, s’éteindre et finir paisiblement dans leur lit. Mes vœux ont été satisfaits en apprenant qu’ils avoient été conduits à l’échafaud, à travers l’indignation du peuple, qui leur avoit exprimé toute son horreur, et applaudi à leur supplice.

Les transes dans lesquelles l’astucieux Condorcet passe ses jours ténébreux, me semblent un juste châtiment de l’abus qu’il a fait de ses connoissances et de son insidieuse logique ; je suis sans pitié sur le sort de ces parjures législateurs que les remords déchirent dans leur fuite, ou au milieu des horreurs de leur prison, et je me dis : si ma destinée est de me voir un jour rapproché d’eux, je contemplerai ces criminels du haut de mon innocence, et je les terrasserai de mes regards indignés.

Heteroportrait► Ah ! qu’il étoit sage et prévoyant celui qui, sans ambition et toujours animé de l’amour de sa patrie, n’a formé de vœux que pour le bonheur de ses concitoyens ; a su s’effacer aux yeux de la multitude, ne s’est montré qu’à l’indigent, n’a secouru [108] que la misère, n’a compati qu’à l’opprimé, n’a cherché que sa propre estime et le suffrage de sa conscience ! Sans dignités, sans emplol <sic> important, il n’excite point l’envie ; docile aux ordres de la loi, il est au poste qu’elle lui assigne et ne le quitte que pour rentrer paisible dans ses foyers. Les écueils de la révolution ne l’effraient point, parce qu’à moins qu’ils ne brisent indistinctement les coupables et les innocens, les riches et les pauvres, les intrigans et les citoyens modestes, il n’a rien à redouter. Si le naufrage doit tout engloutir, pourquoi prétendroit-il se soustraire à une calamité générale ? L’homme qui s’est résigné d’avance à mourir, ainsi que tout ce qui respire, ne doit-il pas subir avec la même résignation toutes les loix impérieuses de la nécessité ? ◀Heteroportrait

Les Etats sont des corps plus ou moins bien constitués ; tous sont destinés à éprouver diverses révolutions, jusqu’à l’époque fatale d’une dissolution entière. Heureux les habitans qui passent entre ces différentes périodes sans en éprouver les crises désastreuses ! Ceux au contraire qui sont destinés à en essuyer les orages, doivent rassembler tous leurs esprits, toutes les forces de leur ame, [109] observer de quel côté vient la foudre, se préparer un abri contre ses coups ; si elle tombe et atteint leur asyle, il est de leur prudence de restreindre leurs affections, et de ne pas s’exposer à tout perdre pour avoir voulu tout préserver.

Que d’hommes, que de femmes j’ai vu entraînés avec ce qu’ils avoient de plus cher au monde, parce qu’ils n’ont pas su abandonner à la révolution ce qu’ils ne pouvoient garantir de son cours impétueux ! Au lieu de se livrer à des plaintes indiscrètes, à de vains emportemens, à de ridicules menaces, s’ils eussent remis le soin de leur vengeance à cette destinée qui atteint tôt ou tard les méchans, ils goûteroient aujourd’hui des consolations dont une mort précipitée a frustré leurs ames irritées.

Insensés qui invoquez l’ordre au milieu du désordre, l’équité au sein de l’injustice, ne voyez-vous pas que vous demandez des prodiges ? Ignorez-vous qu’il y a des maladies qui ont un cours réglé ; que c’est après avoir ressenti des accès, éprouvé des redoublemens, et passé par plusieurs crises que le corps se délivre de la surabondance de ses humeurs, que le sang se purifie, que [110] l’appétit renaît, que les organes se rétablissent ? Vous prenez les convulsions pour de la force, le délire pour de la pensée. Confiez-vous à la nature, elle est plus sage que vous ; une santé trop prompte ne seroit qu’apparente et vous donneroit la mort. Le médecin habile jouit de ce qui désole le malade, et fonde son espoir sur ce qui afflige l’ignorance.

Qu’on n’accuse pas d’insensibilité celui qui paroît moins affligé des événemens qu’il a prévus. Sa douleur a devancé celle des hommes qui méprisoient ses conseils ; il a pleuré sur eux lorsqu’ils étoient dans la joie. Aujourd’hui ses larmes seroient de la foiblesse ; il tire toute sa force de ce principe incontestable, que tout homme, de quelque contrée qu’il soit, sous quelque gouvernement qu’il vive, doit soumettre ses opinions et ses actions aux loix établies dans la société où il veut exister ; que la véritable sagesse consiste à jouir de toutes les faveurs que la nature nous offre, et à endurcir son cœur contre les maux dont nous ne pouvons nous garantir.

[111] Lettre d’une Femme qui a usé de la Loi du Divorce.

Level 3► Letter/Letter to the editor► J’ai attendu avec impatience qu’il plût à nos législateurs de nous accorder la faculté de rompre l’indissoluble nœud du mariage : je ne demandois à leur sagesse que la loi du divorce ; c’étoit, suivant moi, la seule qui nous fût nécessaire ; les autres m’étoient assez indifférentes. Je ne voyois dans l’ordre social d’autre inconvénient pour nous que celui de se trouver toute sa vie unie à un même homme et asservie à la même volonté.

General account► Aussi cette loi si desirée ne fut-elle pas plutôt publiée que je m’empressai d’en réclamer le secours salutaire. J’ai fait connoître à m. . . . que je n’entendois plus porter son nom, être son éternelle compagne, et que je voulois disposer de ma personne, de ma fortune, et n’obéir qu’à mes goûts.

Il m’a d’abord fait quelques observations que j’ai à peine écoutées, et a fini par céder à une autorité supérieure à la sienne. Le jour de notre dernière entrevue, il m’a présenté deux enfans, les seuls fruits de [112] notre union : voilà, m’a-t-il dit, les gages d’un ancien amour ; ils me sont aussi précieux que me l’a été le sentiment auquel ils doivent le jour ; je les conserve ; leur affection me dédommagera peut-être un jour de celle que l’inconstance m’a ravie. Après ce peu de mots, il les a fait retirer ; m’a annoncé que je pouvois faire enlever de sa maison non-seulement les effets qui étoient à mon usage, mais encore tous ceux qui me conviendroient ; il s’est aussi-tôt séparé de moi avec une dignité froide qui n’avoit rien d’offensant. Son procédé délicat ne me surprit point ; j’étois accoutumée à lui voir une ame généreuse. Je fus cependant un peu piquée de ce qu’il ne parut pas plus affecté d’une séparation irrévocable. Voilà bien, m’écriai-je, un vrai mari ! si c’étoit un amant, comme il auroit essayé de me faire changer de résolution ; de me retenir par ses instances, par ses larmes, par ses emportemens ! ne lui cédons pas en indifférence. A l’instant j’ai donné des ordres pour qu’on transportât mes meubles, mes bijoux, mes contrats, et tous les titres de ma fortune.

J’ai passé six mois à faire arranger mon [113] appartement de ville, à meubler ma maison de campagne, à me donner tous les airs d’une personne libre et bien indépendante. Pendant ce temps, je n’ai pas beaucoup songé à mes enfans ; j’étois très-sûre qu’ils ne manquoient ni d’éducation, ni de soins dans la maison de leur père. Pour lui, j’y pensois le moins que je pouvois ; et lorsqu’on m’en parloit, j’écoutois, mais toujours avec l’intention de ne pas paroître m’en occuper.

Je n’ai pas besoin de vous dire que comme je ne suis pas tout-à-fait dépourvue d’agrémens, et que l’on me sait maitresse d’une fortune assez considérable, je n’ai pas manqué de rencontrer des agréables de toutes les espèces, qui se sont proposés d’adoucir mon veuvage ou de me faire rentrer dans de nouvelles chaînes ; mais je n’avois pas tant desiré ma liberté pour la leur sacrifier si vite ; il falloit voir s’ils valoient mieux que ce que j’avois quitté. On m’avoit dit que cet homme qui ne m’étoit plus rien croyoit pourtant encore que je lui étois quelque chose ; et que tant que je ne m’engagerois pas dans un nouvel hymen, il avoit arrêté de ne pas choisir une autre épouse ; [114] c’étoit une raison de plus pour ne pas lui procurer de sitôt ce petit plaisir. A force de refuser tout ce qui s’offroit à moi, on a fini par se persuader que je voulois tout de bon rester libre ; et on a respecté une résolution aussi sage.

Le temps de la belle saison s’est écoulé ; je suis revenue à Paris : je me suis, je ne sais pas pourquoi, présentée souvent dans quelques maisons où m. . . . avoit l’habitude d’aller ; n’imaginez pas que ce fût pour l’y rencontrer. Cependant, je vous l’avoue, j’éprouvois une sorte de contradiction de ne l’y jamais voir, de n’entendre jamais parler de lui. Je n’aurois pas voulu pour tout au monde prononcer son nom ; mais il sembloit qu’on auroit pu prendre les avances sur ce sujet : tant de retenue à cet égard me paroissoit une discrétion bien déplacée.

Enfin, il y a quelques jours, comme j’étois occupée à une partie de jeu, je l’entendis annoncer ; je levai les yeux, et je le reconnus. Je sentis à l’instant le feu colorer mon visage, et la crainte qu’on ne s’en apperçût dut encore ajouter à ma rougeur. Je continuai de jetter négligemment mes [115] cartes sans regarder autour de moi ; mais toute mon attention à paroître ne rien voir ne m’empêcha pas de suivre les mouvemens de celui qui occupoit ma pensée ; je le vis, ou plutôt je l’entendis s’approcher de la table où j’étois assise, et fis par imitation le mouvement de politesse qui lui étoit adressé. Il sembloit que je me disois : pourquoi te troubles-tu ? Eh bien ! c’est un homme de plus dans le sallon <sic> ; un homme avec qui tu n’as rien de commun, pas même le nom ! Lorsque la partie fut achevée, je payai mes distractions, et me levai pour demander mes gens. Il parut alors vouloir prévenir mes desirs. J’aimerois mieux, me dit-il, avoir à communiquer des ordres qui fussent plus d’accord avec le sentiment que j’éprouve. Je ne répondis que par un signe de tête obligeant. Je m’apperçus aussitôt que j’étois, pour ainsi dire, laissée en tête à tête. Oserai-je, reprit il d’une voix basse, vous demander comment se porte la mère de mes enfans ; car je me plais à croire que si elle n’est plus épouse elle est toujours mère. Ces seuls mots, et le ton dont ils furent prononcés, firent sur moi une telle impression, que je faillis répondre : elle est toujours [116] l’une et l’autre. Peut-être mes yeux le dirent-ils, car on n’insista plus sur la même demande, et on se retrancha sur des affaires particulières, comme si j’avois dû prendre encore quelqu’intérêt à de nouvelles acquisitions, à l’établissement d’une ancienne gouvernante, au choix d’un précepteur, à une fête donnée à des villageois pour le mariage d’une jeune paysanne dotée des épargnes de mes fils.

Après une conversation assez longue, qui néanmoins ne me le parut pas trop, on m’avertit que ma voiture étoit arrivée ; je saisis ce moment pour m’éloigner, et je disparus un peu surprise de m’en retourner seule. J’avois le projet d’aller souper dehors, je me fis ramener chez moi pour réfléchir à mon aise. ◀General account Je ne peux pas trop vous rendre compte des idées qui se succédèrent dans ma tête : ce que je sais, c’est que depuis ce jour-là je ne puis m’habituer à croire que je ne sois plus mariée. Mon divorce est cependant bien prononcé, j’ai bien repris mon nom, personne n’oseroit me donner celui que j’ai quitté : mais ces enfans qui sont toujours les miens ; mais cet homme, dont j’ai été si long-temps la possession, pour qui je n’avois rien de secret ; qui n’usoit [117] du droit de me contrarier que lorsque j’avois évidemment tort ; qui revenoit toujours à sa femme pour peu qu’elle parût ne vouloir pas s’éloigner de lui ; qui me demandoit presque pardon de mes fautes, et ne trembloit que pour ma santé lorsque je me livrois à quelqu’emportement, est-ce qu’il n’est véritablement plus rien pour moi ? Si cela est, que je ne le voie donc plus, que je n’entende plus sa voix.

D’un autre côté, quelle idée donnerois-je de mon caractère si je pensois à me réunir à lui ? Quelle contenance oserois-je prendre dans cette maison que j’ai quittée, où je suis devenue une étrangère ? Une femme, dit-on, peut se passer de l’amour de son mari ; mais en est-il une qui puisse se passer de son estime ? Obtiendrois-je du mien un autre sentiment que celui de l’indulgence, s’il daignoit oublier l’éclat que j’ai donné à notre séparation ? Ne m’a-t-il pas dit qu’il ne me croyoit plus épouse ? Il a raison : j’ai cessé de l’être à ses yeux ; et que suis-je aux yeux des autres ?

Si j’en excepte quelques femmes d’une réputation bien équivoque, en est-il une seule qui ait approuvé mon divorce ? Celles [118] dont l’amitié m’honoroit ne veulent plus me recevoir, ou me traitent comme un enfant capricieux ; elles s’abstiennent de me parler de l’homme que j’ai offensé, pour ne pas me faire rougir de mon injustice. Pourquoi me fait-il l’honneur de me croire encore mère ? N’ai-je pas aussi délaissé mes enfans ? oui ; il faut aussi qu’ils oublient celle qui leur a donné le jour, et qu’il n’y ait que moi qui me souvienne de ma faute, pour en gémir dans la solitude, et l’expier dans les pleurs. ◀Letter/Letter to the editor ◀Level 3

Réponse.

Letter/Letter to the editor► Puisque vous commencez à pleurer votre faute, vous ne tarderez pas à la réparer. Celui que vous avez outragé par votre inconstance n’est pas aussi à plaindre que vous ; il aura le plaisir de vous pardonner. Vous avez à choisir entre l’indulgence d’un homme qui couvrira votre égarement de son estime, et la honte de vous être refusée aux purs mouvemens de votre cœur, aux tendres invitations de la nature.

Plus vous différerez, plus vous vous rendrez malheureuse, et moins vous serez [119] digne de pitié. Votre erreur vient d’avoir vu des chaînes où il n’existoit que des devoirs, un maître où il n’y avoit qu’un ami. Vous avez imaginé qu’en vous éloignant de l’appui que vous aviez choisi vous deviendriez libre, vous n’êtes qu’isolée. Oubliez que vous avez voulu être seule, et bientôt vous serez deux, ou plutôt vous ne formerez plus qu’un avec celui qui ne s’est pas détaché de vous, lors même que vous vous en êtes séparée. ◀Letter/Letter to the editor ◀Level 2 ◀Level 1