Le Spectateur françois pendant le gouvernement révolutionnaire: Xe Discours.

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Livello 1

Xe Discours.

Sur la Douleur des nouveaux Nobles.

Livello 2

De tous les décrets rendus dans le cours de la révolution, celui qui a le plus profondément blessé l’amour-propre, et donné par cette raison les ennemis les plus irréconciliables à nos deux constitutions, c’est celui qui a supprimé la noblesse : mais parmi ceux qui s’étoient habitués à croire qu’ils étoient d’une espèce supérieure aux autres hommes, parce qu’ils jouissoient de quelques privilèges dans la société, nuls n’ont été aussi sensibles au nivellement des conditions et à la suppression des titres, que les citoyens dont les pères avoient payé le droit d’être dédaignés un jour de leurs enfans. Ceux-ci avoient pour la noblesse l’attachement qu’on a pour une nouvelle maitresse dont on a à peine goûté les faveurs ; ils y tenoient par tous les liens du cœur. Le jour où il a fallu s’en détacher a été un jour de fureur ; et quoiqu’il n’y eût à rendre que quelques lettres et point de portraits, le sacrifice n’en a été que plus pénible. Plusieurs auroient consenti à faire le sacrifice de leur fortune et de leurs droits politiques, pour conserver l’objet de leurs affections, cette chère noblesse. Cette passion, loin de s’affoiblir par le temps, par les persécutions, n’en a acquis que plus d’énergie.

Metatestualità

La lettre qu’on va lire prouvera combien sont encore à plaindre ces amans fidèles à leur chimère.
Lettre d’un Incurable.

Livello 3

Lettera/Lettera al direttore

Quoi ! monsieur le spectateur, on voudra me persuader que je ne suis plus noble, moi qui sens couler dans mes veines le sang de trois générations purifiées de la roture ! De quoi eût-il donc servi que mon aïeul, en quittant son commerce, eût acheté une charge de trésorier de France ; que son fils eût siégé à la chambre des comptes avec le titre de chevalier, et qu’on m’eût illustré de l’office de maître des requêtes ? Est-il au pouvoir des hommes de déranger le cours de la nature ! Autant vaudroit-il qu’ils prétendissent changer les élémens. Oui, je le soutiens, il n’y a pas plus de parité entre un noble et un roturier qu’entre l’air et la terre : jamais je ne m’avilirai jusqu’à croire qu’un magistrat tel que moi ne soit pas d’une substance plus déliée qu’un procurer ou un huissier à verge ; cependant il n’y a pas un de ces êtres-là qui n’ait la folie de se persuader qu’il est devenu mon égal, et qui ne croie même m’honorer en m’accablant de sa lourde familiarité. Ah ! je l’espère, le temps viendra où chacun sera remis à sa place ; nous verrons alors quelle sera la contenance de tous ces petits personnages qui ont si vîte oublié ce qu’ils nous doivent ! Je me promets bien de les humilier de toute ma hauteur, et de les punir de leur ancienne insolence. Cependant, jusqu’à ce que ce moment desirable arrive, que de contradictions j’ai à essuyer ! Un jour je suis commandé pour aller en patrouille avec mon cordonnier qui me serre la main comme s’il me pressoit le pied ; une autre fois on me pose en sentinelle à la porte d’une prison, et je suis obligé de m’y morfondre et d’en écarter les curieux, sous peine de m’y voir enfermé. Il m’est arrivé d’être placé en faction devant cette salle où s’assemblent nos modernes législateurs, et je suis condamné à faire régner le calme et le respect où je voudrois appeler le désordre et la rebellion. Quel tourment de voir ainsi la puissance déplacée ; d’entendre retenir à mes oreilles des décrets qui absorbent ma fortune, des récits de victoires qui repoussent mes espérances ; d’être contraint de feindre de la joie lorsque j’ai le cœur en proie à la rage ! Cette dissimulation cruelle me coûteroit moins si j’en découvrois le terme. S’il falloit demeurer dans cet état de choses qui me confond, mon existence seroit pire que la mort ; tous mes sentimens s’altèrent, toutes mes affections se dénaturent ; la vue de mes enfans m’attriste. Quel bouleversement dans mes pensées ! moi qui bénissois la fécondité de mon épouse, parce qu’elle étendoit la race des nobles ; au lieu d’avoir créé des chevaliers, elle n’auroit donc donné le jour qu’à des patriotes, et répandu que des germes de républicains ! Il valoit mieux que je demeurasse célibataire. Eloignez-vous de moi, créatures formées pour l’égalité ; ne m’approchez que pour me préserver de marcher sous l’habit de soldat ; vous n’êtes plus à mes yeux ces rejettons que je voyois fleurir avec joie pour orner ma vieillesse ! Et toi, malheureuse compagne de ma dégradation, ne sollicite plus mes embrassemens par tes doux regards ; n’attends plus de moi les tendres soins de ton époux, il ne s’étoit uni à ta personne que pour avoir d’illustres descendans ; que pour te faire partager ses honneurs, son crédit ; que pour jouir du respect qu’on porteroit à ses emplois : puisque l’objet de mon mariage ne peut plus être rempli, je romps mes liens pour retomber dans l’isolement et la nullité ! Voilà, spectateur, à quelle résolution m’a conduit un systême que j’abhorre. Si tous les hommes de ma caste adoptent mes principes, nous ne donnerons plus le jour à des enfans destinés à l’opprobre. Puisque nous ne pouvons renverser la république d’un seul coup, nous la minerons insensiblement en lui refusant le concours de notre existence ; si elle se prolonge malgré nos efforts, nous n’aurons pas du moins à nous reprocher de lui avoir donné des appuis, et d’avoir fait germer de nouveaux fruits sur un sol qui ne produit pour nous que des ronces.
Réponse.

Lettera/Lettera al direttore

Vous avez pris, monsieur, une résolution qui, loin d’effrayer vos ennemis, s’accorde parfaitement avec leurs desirs ; ils veulent n’avoir dans leur société que des hommes ; et en prétendant leur fournir beaucoup plus, vous leur donneriez beaucoup moins. Je vous conseille cependant de ne pas trop faire connoître votre projet et ses motifs, car on pourroit bien commencer par vous replonger dans le néant pour s’assurer de votre nullité.
Entretien du Spectateur avec un Avare.

Livello 3

Racconto generale

Je rencontrai, il y a quelques jours, sur mon chemin, un ancien financier chez lequel j’avois dîné autrefois, et qui, à son air have et soucieux, ne me paroissoit plus disposé à faire les honneurs d’une bonne table.

Dialogo

Auriez-vous, lui demandai-je, éprouvé quelques chagrins depuis que je ne vous ai vu ? vous me semblez triste et rêveur. Je n’ai pas, me répondit-il, sujet d’être gai ; je ne gagne plus rien, et je cours le risque de tout perdre. Eh mais ! lui repliquai-je, comment serez-vous donc si ce malheur vous arrive ? Il ne faut pas devancer l’infortune, c’est bien assez de gémir de ses coups lorsqu’elle nous a frappé. Je parie, continuai-je, que vous auriez moins de soucis si vous aviez moins d’argent. – Qui vous a dit que j’en avois ? reprit-il avec étonnement ; vous-même, repartis-je : votre extérieur, votre démarche craintive, tout me prouve que votre richesse est cachée, et que votre misère est apparente. Eh bien oui ! me dit-il, j’ai beaucoup d’or ; et il vaudroit mieux pour l’usage que j’en fais et les soucis qu’il me donne, que je n’en eusse pas. Autrefois je n’avois à me garantir que de quelques voleurs obscurs et mal assurés ; de bonnes portes bien fermées, de forts barreaux me mettoient à l’abri de leurs entreprises. Aujourd’hui c’est toute autre chose : je suis obligé d’ouvrir aux premiers curieux qui se présentent chez moi au nom de la loi. La force armée qui protégeoit mes richesses s’en est déclarée l’ennemie ; mon or augmente de valeur, et je ne puis le vendre sans courir risque de le perdre et d’être chargé de fers. Je travaille comme un journalier, tantôt dans ma cave, tantôt dans mon jardin, pour enfouir mon trésor. Un jour des commissaires au salpêtre descendent dans mes souterrains, sous prétexte d’y chercher une matière que je leur abandonne de grand cœur, et je les vois s’approcher de la seule qui ait du prix à mes yeux ; ce n’est qu’avec peine que je leur donne le change, je sacrifie mon vin pour sauver mon argent. Un autre jour d’autres commissaires viennent voir si j’ai mis en valeur le terrein que j’avois consacré à ne produire que des fleurs ; ils retournent mes tulipes, pour y semer des pommes de terre. Je crains à chaque instant que leur bèche n’atteigne le fruit de mes épargnes, et ne leur offre tout-à-coup une récolte plus précieuse que celle qu’ils espèrent. J’ai à me préserver de l’œil de mes serviteurs, de celui de mes voisins : je voudrois être seul au monde ; n’avoir que moi pour témoin de mes actions. Aux soins que je me donne pour dérober mon trésor à tous les regards, il sembleroit qu’il n’est pas à moi, que c’est un vol que j’ai fait. Je n’ose marcher sur mon parquet, de crainte qu’on entende le son de quelques pièces d’or. Je ne fais pas de feu dans ma cheminée, pour éviter qu’un ramoneur, en dérangeant une pierre, ne se paie trop noblement de ses services, et ne chante sa découverte. Ainsi, lui repliquai-je, toutes les jouissances que vous attendiez de votre fortune se sont changées en tourment ; vous êtes bien dupe d’entretenir un feu qui vous consume. Si j’étois à votre place, je serois bientôt libre de soins. Que feriez-vous ? me demanda-t-il : ce que je ferois ! je tirerois mon or de tous ses coins obscurs ; je l’échangerois contre une bonne maison à la ville, contre un domaine à la campagne, contre des troupeaux qui me nourriroient ; je n’irois plus à ma cave que pour y chercher du vin vieux ; je ne monterois à mon grenier que pour y jouir de la vue de ma récolte ; je me chaufferois bien en hiver, et l’été je me promènerois à l’ombre sous les arbres de mon verger ; je me ferois des amis de mon superflu ; et loin de craindre qu’on me trouvât trop riche, je voudrois qu’on regrettât que je ne le fusse pas davantage. Vous ne voyez donc pas qu’en payant avec de l’or je ne profiterai pas de ce qu’il gagne sur le papier ? – En profitez-vous plus en ne le faisant pas fructifier ? Il ne vous rapporte, au lieu d’intérêts, que des sollicitudes qui vous minent et vous attirent avec lui sous la terre où il est enfoui. – Mais s’il arrive un autre ordre de choses, si. . . Ah ! vous voilà, comme tant d’autres, dans les chimères et les illusions. Eh bien ! j’admets que vous surviviez à la révolution des espèces ; qu’aurez-vous gagné à toutes vos privations ? Doublerez-vous un jour vos voluptés, vos appétits ? Malheureux ! jouissez aujourd’hui, puisque vous n’êtes pas sûr du lendemain. Vivez de vos richesses pendant et après la révolution. Si elle doit amener les changemens que vous espérez, le plaisir que vous aurez goûté ne vous sera pas enlevé ; vos héritiers ne perdront pas ce que vous aurez transformé en biens réels, et ceux qui auront ressenti vos bienfaits chériront votre mémoire. Vous avez peut-être raison, me dit l’avare ; mais je ne puis me résoudre à suivre vos conseils avant d’être plus sûr de l’avenir. Continuez donc, repartis-je, de souffrir dans le présent.
Je m’éloignai de cet homme méprisable, en remerciant le ciel de ne m’avoir pas donné un trésor à conserver, et de ce qu’il ne m’avoit pas créé riche à la charge de vivre indigent.
Entretien du Spectateur avec un Homme de Lettres.

Livello 3

Racconto generale

Dialogo

Eh quoi ! vous êtes demeuré libre, s’écria en me voyant un homme de lettres dont je reconnus la voix sans reconnoître sa figure, tant elle étoit balafrée et couverte de cicatrices. Sur quel motif, lui demandai-je, avez-vous imaginé que je devois être enfermé ? Ai-je la mine d’un citoyen suspect ? Je ne suis ni noble, ni prêtre, ni financier ; je n’ai tenu à aucun parti ; je n’ai jamais sollicité ni obtenu d’emploi : par quelle raison aurois-je perdu la liberté qui est mon seul bien ? J’ai bien été privé de la mienne, me repliqua-t-il, et vous voyez dans quel état je me suis mis pour échapper à la prison. Il falloit, repris-je, que vous en eussiez bien peur pour vous martyriser ainsi : il ne pouvoit guère vous arriver pire, quand vous eussiez été coupable. Vous savez cependant, s’écria-t-il, que je fus un des premiers et des plus chauds patriotes. Je me suis brouillé avec d’illustres protecteurs ; j’ai sacrifié mes amis, mes collègues à la chose publique : et voilà ma récompense ! – Si vous me permettez de vous parler avec franchise, je vous dirai que c’est précisément votre chaleur qui vous a perdu. Quelle raison aviez-vous d’être si emporté, si violent contre ces personnages qui vous avoient vu autrefois si doux, si caressant ? N’auriez-vous pas voulu changer de célébrité en paroissant vouloir changer de gouvernement ? Parce que vous n’étiez pas le premier des académiciens, vous avez fait un beau discours contre l’académie : parce que vos protecteurs ne vous ont pas rendu leur égal en richesses, en puissance, vous avez déclamé contre les riches et les puissans. Avez-vous jamais pensé que celui qui ne savoit ni lire ni écrire fût votre égal en talent ? Pourquoi feigniez-vous donc d’admettre une égalité parfaite entre tous les citoyens ? Soyons de bonne foi : vous ne vouliez permettre à personne de se placer au dessus de vous, mais vous auriez été bien fâché de ne pas voir beaucoup de gens au dessous. Lorsque vous avez été nommé à la place que vous regrettez, vous vous êtes dit : j’occupe un emploi qui ne devoit être donné qu’au mérite, et qui n’illustroit autrefois que l’ignorance : la révolution est donc une belle chose ! Vous preniez votre parti assez gaiement sur le malheur des autres. Je veux croire que l’envie, que la calomnie se soient attachées à vous, et vous aient précipité dans l’infortune ; hé bien ! on vous rend sentiment pour sentiment : comme vous n’avez trouvé bon que ce qui vous élevoit, on ne trouve pas mal ce qui n’humilie que vous : et moi, je vous déclare que j’ai été tout aussi peu affecté des actes de votre désespoir, que vous l’auriez été de mon emprisonnement. – Vous avez une franchise bien dure, je ne vous croyois pas si philosophe. – Vous voyez que je ne suis plus dupe de mon cœur, et que lorsque j’appelle mon jugement à son secours, il se défend d’une sensibilité déplacée. Ne croyez pas cependant que s’il dépendoit de moi de vous rendre aimable, enjoué comme vous l’étiez autrefois, je ne vous ramenasse à vos premières formes. La société gagnoit à votre esprit, vous le lui avez retiré pour ne lui montrer qu’une humeur farouche et irascible ; vous avez perdu tous deux à cet échange. Je vous connois mieux que vous ne vous connoissiez ; vous n’étiez pas né pour devenir républicain. Il falloit à votre naturel des grands seigneurs qui flattassent votre amour-propre ; une cour pour y adoucir votre voix ; des académiciens pour exciter votre émulation ; une bonne table et des convives délicats pour aiguiser vos traits ; des mœurs un peu dépravées pour encourager votre muse licencieuse. La censure même ajoutoit du prix à vos lectures secrètes, et vous gagniez plus à être cité sous le voile du mystère qu’à être exposé au grand jour. Que pouviez-vous gagner dans un ordre de choses où l’on n’accorde des pensions qu’à la valeur militaire et aux services publics ? La société à laquelle vous n’offrirez plus qu’un visage défiguré et un air mécontent, ne vous recevra plus qu’avec froideur. Vous avez voulu vous donner la mort, vous vous l’êtes donnée réellement ; vous n’êtes plus ce que vous étiez, autant vaudroit-il pour vous n’être plus.
Il y a apparence que ces réflexions ont fait sur l’homme de lettres à qui je parlois, plus d’impression que je ne l’aurois voulu. Quelques jours après notre entretien, j’ai reçu un billet qui m’apprit qu’on alloit le déposer dans le dernier asyle de l’esclave et du républicain.
Dieu fasse paix au citoyen qui avoit mis ses espérances dans le trouble, et qu’il répande sa miséricorde sur celui qui a été sans pitié pour les malheurs qui ne l’atteignoient pas !