Le Spectateur françois pendant le gouvernement révolutionnaire: VIIIe Discours.
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VIIIe Discours.
De la Force des fausses Opinions, et des moyens d’en affoiblir l’énergie.Ebene 2
On peut, par la terreur, concentrer les opinions
invétérées, mais on ne les change pas ; les hommes demeurent
attachés à leur systême, à leurs affections, à leurs préjugés,
jusqu’à ce que la raison les éclaire. C’est à elle seule qu’il
appartient de les délivrer de l’erreur et des illusions. Je n’ai
pas encore vu un véritable prêtre renoncer à ses anciennes
maximes ; pas un de ceux qu’on nomme aristocrates revenir de
bonne foi aux principes posés par nos premiers législateurs ;
pas un sincère constitutionnel devenir franchement républicain.
Si nous avions triomphé de tous nos ennemis extérieurs, que faudroit-il donc faire pour entretenir l’union
parmi tant d’esprits divisés ? en user à l’égard des systêmes
politiques, comme on en agit en certains pays envers les
différentes sectes religieuses ; faire marcher la loi dominante,
et dédaigner toutes les opinions contraires, tant qu’elles
demeureroient inactives et soumises. Celui qui obéit à la loi
qu’il n’aime pas, a un malheur de plus que celui qui l’exécute
avec affection. L’habitude suppléera bientôt au sentiment ; le
véritable prêtre ne transmettra pas ses regrets à ses enfans ;
ceux de l’aristocrate ne voudront pas toujours partager les
persécutions de leur père ; les fils du constitutionnel ne
s’attacheront pas à une chimère qui a coûté tant de larmes et de
sang à la France. Toutes les opinions finiront par se confondre
et se diriger en masse vers le gouvernement qui dispensera la
protection, les emplois, les récompenses à ceux qui le serviront
avec zèle. Voilà la perspective qui me fait desirer si ardemment
qu’une paix glorieuse et durable nous délivre pour jamais de
l’étranger : alors les conspirations, les trahisons n’auront
plus d’objet ; les espérances trompeuses se dissiperont ; les
haines s’attiédiront ; chacun s’occupera de faire
valoir son industrie, de développer ses facultés ; le commerce
reprendra son essor, l’agriculture son activité ; les beaux-arts
s’efforceront de recouvrer leur splendeur ; la morale
reconquerra son empire ; la justice n’intimidera que les
pervers ; et la probité n’aura plus que des actions de graces à
rendre à l’Eternel, qui ne permet pas que le règne de
l’injustice et du crime soit de longue durée. Mais quand
viendra-t-il ce jour fortuné où la foudre ne grondera plus sur
nos frontières, où le sang des hommes n’arrosera plus le champ
de la victoire ? ce ne sera pas tant que l’orgueil de l’étranger
prétendra nous donner des loix ; que la tyrannie se livrera au
sol espoir de subjuguer un vaste Empire par la force des armes.
Si la violence a tant de peine à triompher du fanatisme et du
royalisme désarmés ; si elle n’étouffe leur dernier vœu qu’en
leur arrachant la vie, comment réduiroit-elle à l’esclavage des
républicains épris de la liberté, qui ont des bayonnettes et des
canons pour la défendre ? Il faut ne pas connoître les hommes,
et n’avoir jamais réfléchi sur leur histoire, pour
se flatter de produire une révolution dans leurs pensées, dans
leurs affections par la terreur. Si vous voulez les changer, les
attirer à votre systême, montrez-leur le bonheur ; c’est par son
intérêt qu’on mène un grand peuple, et qu’on l’attache à la
domination offerte à ses yeux. Que de fautes, que d’erreurs
politiques ont été commises dans les combats livrés aux
passions, aux préjugés, depuis l’extinction de la république
romaine jusqu’à nos jours ! Mais il est au moins superflu de
s’arrêter sur des égaremens trop funestes à l’espèce humaine.
Souvent une idée qui nous frappe par sa grandeur et sa
simplicité a un effet plus rapide, applanit plus de difficultés
que tous les argumens de l’éloquence, et que toutes les
décisions des docteurs ; elle donne le change à tous les
systêmes politiques et religieux ; elle tranche d’un seul coup
d’interminables disputes. Que deviennent, par exemple, toutes
les querelles théologiques devant la loi qui confond tous les
cultes dans l’hommage public et solemnel que rend toute une
nation à l’Être suprême duquel émanent la vie,
l’existence, et l’ordre de l’univers ? Que toutes les sectes qui
ont agité l’Italie, l’Allemagne ; la France et l’Angleterre,
paroissent petites et méprisables en présence de ce dogme
sublime de la raison ! Comme elles doivent avoir honte de leur
foiblesse ! Malheureux humains ! combien de temps vous avez
dégradé la Divinité, en prétendant l’honorer ! Vous voulez bâtir
des temples à l’architecte du monde, lui assigner une demeure
sur ce globe qui n’est qu’un point à ses yeux ; comment
avez-vous pensé qu’il viendroit resserrer son immensité dans des
édifices construits de vos débiles mains ? Son habitation, c’est
l’univers qui peut à peine le contenir. Vous devez sans doute
lui rendre graces des biens dont vous jouissez sur ce domaine
proportionné à la fragile existence des créatures qui s’y
succèdent ; mais vous flatter qu’il ne voit que vous, qu’il n’a
travaillé que pour vous, que vos desirs et vos vœux opposés
dérangeront l’ordre immuable de sa sagesse, qu’il daigne prendre
part à vos querelles, être jaloux de vos affections, c’est le
comble de l’orgueil et du délire. Il vous a donné le sentiment du juste et de l’honnête, malheur à vous si vous
résistez à ses divines inspirations ! Il vous a organisé de
manière à pourvoir à vos besoins, à vous porter des secours
réciproques, à vous communiquer vos pensées, à soumettre à votre
empire les animaux les plus vigoureux ; si vous abusez de ces
facultés, si vous les tournez contre vos semblables, avez-vous
des reproches à faire à cette intelligence universelle qui anime
tous les êtres vivans, et avoit laissé écouler dans votre espèce
une plus grande portion d’elle-même pour vous rapprocher
davantage de votre auteur ? Vos plaintes n’exciteroient-elles
pas plus sa colère que sa pitié, si la sublimité de son essence
permettoit à aucunes affections humaines d’en troubler
l’inaltérable pureté ? Honorons Dieu, parce que l’hommage que
nous lui rendons honore notre nature ; élevons notre pensée
jusqu’à lui, puisqu’il l’a rendue susceptible de ce noble élan ;
repoussons avec un égal mépris les systêmes qui dégradent la
Divinité en l’abaissant jusqu’à nous, ou qui nous avilissent en
voulant nous concentrer dans la matière. Peut-être notre ame, si
nous la conservons toujours pure, si nous la
préservons, autant qu’il dépend de nous, des souillures de cette
enveloppe corruptible à laquelle une existence passagère semble
l’attacher, sera-t-elle digne de remonter au principe d’où elle
est émanée ? Cette idée, si elle est fausse, est du moins une
illusion plus douce et plus consolante que la pensée du néant
absolu. Lettre d’un Habitué au précédent Tribunal
révolutionnaire.
Réponse.
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Brief/Leserbrief
Depuis l’établissement du
tribunal révolutionnaire, j’assiste réguliérement, je ne
dis pas à ses jugemens, mais à ses arrêts de mort.
Quelles tragédies peuvent offrir des scènces comparables
à celles dont je suis journellement le témoin ?
J’éprouve toutes les sensations qui peuvent émouvoir
l’homme. La terreur, la pitié, l’indignation, la fureur
pénètrent mon ame et s’y succèdent : je compare la
contenance, la fermeté, la présence d’esprit de chaque
accusé ; je mesure la hauteur de leur chûte ; j’observe
l’impression que fait sur eux la fatale déclaration
qu’on leur lit. Les uns, à l’altération de
leurs traits, à la décomposition de leur visage, me
semblent déjà frappés de mort ; les autres, à l’air de
fierté ou d’immobilité avec lequel ils écoutent leur
sentence, me paroissent juger leurs juges, et leur
dire : vous me condamnez à mourir, et moi je vous
condamne à vivre dans l’opprobre et le crime. Je
n’apporte pas moins d’attention à suivre les dépositions
des témoins ; j’essaie de concilier leurs
contradictions, cet emportement, cette fureur qui
animent leurs gestes, qui étincèlent dans leurs regards,
m’étonnent et m’indignent. Je cherche à deviner la cause
de leur acharnement contre un accusé sans défense. Je
suis quelquefois tenté de les comparer à une meute
ardente prête à s’élancer sur un cerf qu’elle a mis aux
abois, et qui touche à sa dernière heure. Je suis des
yeux les mouvemens des jurés qui me semblent si pressés
d’opiner, qu’on diroit qu’ils ont tout entendu avant
qu’on ait parlé ; l’attaque et la défense de l’accusé
les importune plus qu’elle ne les éclaire. Il ne leur
manque que le courage de l’avertir que tout
ce qu’il pourroit dire et prouver seroit superflu, et
qu’il est déjà condamné. Mais ce qui n’a jamais été vu
dans aucun tribunal ; ce qui ne se verra peut-être
jamais dans aucun autre, c’est le personnage qui remplit
le rôle d’accusateur public. Qu’il est indigne de ce
titre l’homme qui accuse indistinctement les bons et les
mauvais citoyens ; qui se refuse à tous sentimens de
pitié, de commisération pour la vieillesse, pour
l’adolescence, pour la foiblesse ; devant lequel il
n’existe que des coupables ; que le mot d’innocence fait
frémir ; qui semble vouloir s’élancer sur le témoin
favorable, comme le tigre sur le chasseur qui va lui
ravir sa proie ! Il est bien révolutionnaire ce tribunal
où les accusés sont condamnés moins sur leurs délits que
sur leurs titres ; où les témoins dénoncent, arrêtent et
déposent sans pouvoir être récusés ; où les défenseurs
commencent par s’excuser de l’être, et ne demandent de
l’indulgence que pour eux ; où les jurés n’expriment que
l’opinion qu’on leur a dictée ; où les juges ne sont que
les organes des ministres de la mort ! Que
de grandeurs cependant j’ai vu s’anéantir devant lui ?
La compagne du dernier de nos rois, celle qui partageoit
sa gloire et a trop abusé de sa puissance, y a comparu
sous l’extérieur le plus modeste : malgré la gravité des
reproches dont on l’accabloit, je n’ai pu me défendre de
quelqu’intérêt, en contemplant la descendante de tant de
monarques et d’empereurs réduite à cet excès
d’humiliation et de malheur. L’ordre de ses réponses, la
fermeté de sa voix, le sang-froid qu’elle conservoit
devant ses accusateurs, annonçoient un caractère plus
calme qu’on ne l’avoit cru ; on voyoit, à l’art qu’elle
mettoit à se justifier, que ses longues infortunes ne
l’avoient pas rassasiée de la vie, qu’elle y tenoit
encore ; elle étoit mère de deux enfans ! Je ne
partageois pas sa confiance, je lisois dans les yeux de
ses juges sa triste destinée. Lorsqu’on lui annonça
qu’elle alloit cesser d’être, j’ai baissé mes regards,
et je me suis figuré le pâle flambeau de la nuit
obscurci d’un nuage et replongé dans les ténèbres. J’ai
vu, peu de jours après, paroître à ce tribunal un
descendant d’ Henri IV bien indigne de son illustre
origine ; il avoit les traits d’un coupable
qui brave la mort, parce qu’il sent qu’il ne peut lui
échapper, et que c’est la seule route qui lui reste pour
sortir de l’opprobre. Je n’ai pas été surpris de voir
des généraux, même d’anciens courtisans, se résigner à
mourir sans manifester ni crainte, ni regrets ; mais
j’ai souvent admiré la contenance ferme et courageuse de
plusieurs jeunes épouses qui avoient eu tant de raisons
pour chérir la vie, et qui, après en avoir à peine goûté
les prémices, se trouvoient tout-à-coup parvenues à son
terme. Quelques anciens magistrats m’ont paru soutenir
avec dignité l’idée d’une destruction prochaine ; j’en
ai vu d’autres (c’étoient sans doute ceux qui avoient
autrefois déshonoré leur ministère) montrer la foiblesse
du crime qui avoit compté sur l’impunité. A travers
cette foule de modernes législateurs envoyés au
supplice, j’ai distingué ce jeune orateur qui avoit
brillé sous l’assemblée constituante, et y avoit fait
tout à la fois ses preuves de courage et d’éloquence ;
il fit voir que son talent ne s’étoit pas éteint dans sa
longue captivité, et qu’il savoit encore se défendre et
mourir. En voyant arriver cette légion de
traitans qui a restitué au peuple cette masse de
richesses grossie des dépouilles des malheureux ; voilà
donc, me suis-je dit, la destinée de ces favoris de la
fortune ; il y a quelques mois ils excitoient l’envie,
aujourd’hui ils font naître la pitié ! Ne seroit-ce pas
assez les punir de leur avidité que de les précipiter de
l’opulence, et de leur faire éprouver à leur tour cette
misère qu’ils ont tant dédaignée ? De jour en jour
l’accès de ce tribunal devient plus difficile pour moi ;
à peine son enceinte suffit-elle pour contenir les
accusés qu’on y amène en foule. L’impuissant ministère
des défenseurs en est supprimé ; les témoins ne s’y font
entendre qu’en exagérant leurs accusations ; ils parlent
encore, et les accusés sont déjà condamnés ; plus d’un
n’est pas même jugé, et il se voit entraîné avec des
hommes qu’il n’a jamais vus, et qu’on lui dit être ses
complices . . . . Je commence à me lasser de tant
d’homicides. J’ignore si d’autres pourront encore
supporter long-temps ce spectacle ; je m’apperçois déjà
que la multitude partage mes dégoûts ; elle ne poursuit
plus les accusés avec les cris de la
fureur ; on diroit qu’elle craint que cette faulx
<sic> qui tranche tout ce qu’elle rencontre
n’arrive jusqu’à elle ; sa sollicitude, qui s’étendoit
sur la république, se reporte aujourd’hui sur les
républicains. Tant que le tribunal révolutionnaire n’a
frappé que des prêtres, que des nobles, que des riches,
elle a applaudi aux coups qui abattoient ses ennemis ;
mais depuis qu’elle s’en voit menacée, sa sécurité est
feinte ; elle ressemble à celle des enfans qui chantent
lorsqu’ils ont peur.
Brief/Leserbrief
La postérité ne
croira pas ce que vous avez vu ; il faut avoir une constance
à l’épreuve de la cruauté la plus atroce, pour soutenir
aussi long-tems les diverses scènes dont vous êtes le
témoin. Le crime qui commande tant de meurtres ne tardera
pas à être démasqué ; ses odieux instrumens seront brisés.
Cet espoir me donne la force de supporter des jours qui
éclairent tant d’horreurs et d’iniquités.