Le Spectateur françois pendant le gouvernement révolutionnaire: VIIe Discours.
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VIIe Discours.
Sur les Prisons.Ebene 2
Je formerois un volume de lettres, si
je publiois toutes celles que je reçois des diverses prisons de
la capitale et des départemens. Quel spectacle que celui d’une
république où les principaux édifices suffisent à peine pour
contenir la foule des captifs qu’on y amène des cités et des
campagnes ; où le noble, où le cultivateur, où l’artisan, où
l’homme de loi se trouvent mêlés, confondus comme dans un vaste
sépulcre ; où celui qui arrête, qui garde est lui-même dans la
crainte d’être arrêté et gardé à son tour ; où l’on commence par
se rendre dénonciateur pour n’être pas dénoncé ; où chacun
s’observe et se redoute ; où le maître se défie de
son serviteur ; où le propriétaire hésite, et passe de la
crainte de sortir de ses foyers à celle d’y rentrer ; où la mère
de famille frémit au moindre bruit, et croit voir son mari, son
fils enlevés sous ses yeux par un ordre arbitraire ; où l’on
tremble de recevoir son ami, et de lui confier sa pensée ; où
les sentimens naturels sont réputés des crimes ; où la prudence
étouffe toutes les affections ; où le captif n’a pas seulement à
redouter le tribunal qui le punira pour n’avoir pas devancé la
loi et avoir obéi à celle qui existoit, mais encore les émeutes
populaires et la fureur des agens du crime ! Dans quel siècle,
sous quelle puissance le séjour des prisons fnt-il <sic>
aussi horrible que dans ce moment où toutes les frayeurs
environnent l’accusé ; où il ne peut plus se confier à la loi ;
où il voit dans ses juges ses bourreaux ; où il commence par
éprouver tant de vexations, tant de tyrannies obscures qu’il ne
tarde pas à braver le supplice, et à l’envisager comme l’heureux
terme de ses souffrances ! Etoit-il besoin d’abattre les
bastilles, de briser toutes les chaînes du despotisme pour en
substituer de plus affreuses encore ! Qui peut ne pas sentir son cœur serré de tristesse, en passant près de ces
asyles qui semblent n’avoir été arrachés à la superstition que
pour être livrés à la douleur, et y engloutir la jeunesse, la
décrépitude et les infirmités ; où l’innocence est placée à côté
du crime ; où la pureté respire l’air de la débauche ; où
l’ignorance grossière importune le goût et fatigue le savoir ;
où tous les âges, où tous les rangs se trouvent indistinctement
soumis à la cupidité brutale d’un geolier qui insulte aux larmes
de la foiblesse et à la dignité de l’honneur ! Que d’individus
lurent autrefois avec indifférence mes lettres, mes discours sur
les prisons, et regardoient ce sujet comme étranger à leur
existence superbe, qui ont senti la vérité de mes réflexions !
Ils me reprochoient de l’exagération ; ils voient combien
j’étois demeuré au dessous de la réalité. J’étois loin de
prévoir alors que j’aurois pour appuis de mes pensées une reine,
une sœur de roi, des princes du sang royal, des maréchaux de
France des évêques, des présidens, et tout ce que la monarchie
offroit de plus auguste par leurs titres. J’ai
encore aujourd’hui pour témoins des législateurs qui ne
participent plus aux loix nouvelles, et redoutent celles qu’ils
ont créées (I1). Ces représentans,
qui ne représentent plus qu’eux seuls, partagent les gênes, les
oppressions, les terreurs de ceux dont ils ont provoqué la
détention. S’ils sont un jour rendus à la liberté et réintégrés
dans leurs fonctions, que d’abus, que de crimes ils auront à
dénoncer ! Des espions soudoyés pour exprimer les pensées du
captif trop confiant ; des pièges tendus au desir si naturel de
recouvrer sa liberté ; des vengeances à l’égard de l’opprimé qui
ose murmurer contre l’injustice ; des malades dont d’exécrables
infirmiers accélèrent la fin pour s’enrichir de leurs
dépouilles. Qui le croiroit ! c’est là que des actes de la vertu
la plus rare réconcilient avec l’humanité. On y voit la jeunesse
compatir au besoin du vieillard ; d’anciens militaires étonnés
des témoignages de respect et de zèle qu’ils
reçoivent de leurs compagnons d’infortune ; l’indigence secourue
par le malheur ; une discrétion à l’épreuve des séductions et
des menaces ; une résignation courageuse à la mort. Que
d’accusés, avant de se rendre au tribunal le plus redoutable qui
ait jamais existé, ont consolé, rassuré ceux qui répandoient des
larmes sur eux, et leur disoient un éternel adieu ! Pourquoi
faut-il que l’homme ait besoin du malheur pour devenir sensible
et bon ? S’il n’est que riche et puissant, le bonheur
l’endurcit, il se croit au dessus des atteintes du sort.
Aujourd’hui que ses coups sont si multipliés, combien ne
voyons-nous pas encore de citoyens abuser d’une autorité
éphémère, rejetter avec un sang-froid cruel les sollicitations
d’une mère, d’une épouse, les touchantes instances d’une fille
éplorée, refuser à leur douleur une parole consolante ? Homme
féroce ! demain tu partageras ces fers que tu rends si pesans,
et tes souffrances seront la consolation du misérable dont tu
auras repoussé les prières.
Lettre d’un vrai Républicain.
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Brief/Leserbrief
Avant que la république fût
décrétée en France, je me plaisois dans les villes qui
m’offroient l’image de l’égalité politique ; Pourquoi ressemblons-nous trop à des enfans qui
se sont affranchis de leur maître, et brisent dans leur
première ivresse tout ce qui est à leur usage, au lieu
de le conserver pour s’en servir utilement ? c’est parce
que nous avons passé de la servitude à la liberté avant
d’être formés pour elle : on diroit que nous n’avons pas
la certitude de nous y maintenir, et que nous voulons au
moins en abuser un instant avant de la
perdre pour toujours. Occupons-nous d’en assurer la
durée, et elle ne nous échappera pas. Commençons par lui
donner des bases plus solides que celles du despotisme.
Il n’en est pas de plus inébranlables que la justice et
la félicité publique. Pour établir l’une, il faut
concilier les principes du droit naturel avec l’intérêt
général. Pour faire régner l’autre, gardons-nous de
l’asseoir sur les richesses numéraires. Par-tout où il
existe beaucoup d’individus réunis en société, le plus
grand nombre doit nécessairement manquer de ce faux
signe de l’opulence. Il faut donc que l’industrie et
l’amour du travail en tiennent lieu. Dans une bonne
république, l’indigent doit être sans excuse et
n’inspirer que du mépris, au lieu d’avoir droit à la
pitié de ses semblables. Eussiez-vous à votre
disposition tous les trésors des deux mondes, si vous ne
donnez au misérable que de l’or, loin de détruire la
misère vous ne ferez que l’accroître ; mais si vous
considérez l’Etat comme un sol productif dont tous les
points doivent être mis en valeur, vous
n’aurez bientôt plus d’oisifs, ni d’indigens, leur
travail et leur consommation seront deux sources
inépuisables de richesses. Il sied au républicain
d’avoir la contenance de l’égalité avec tous ses
concitoyens ; mais cette noble attitude doit être
l’effet de sa propre estime. Pourquoi s’humilieroit-il
devant les autres, lorsqu’il se sent élevé à ses propres
yeux ? Il est moins riche : qu’importe, s’il ne demande
rien qu’à son travail, et sait vivre de son salaire ? Il
s’énonce mal : en est-il moins honnête, s’il pense
toujours bien ? Malheureusement beaucoup d’hommes crient
à l’égalité pour avoir des inférieurs ; beaucoup
d’autres déclament contre les riches, parce qu’ils ne
savent pas s’honorer de leur pauvreté. Ils ont à la
bouche le mot de fraternité, et ils traitent leurs
semblables en ennemis ; ils se parent d’un faux zèle,
parce qu’ils sont incapables d’en avoir un réel. Quant à
moi, je le déclare, tous ces exagérateurs ne m’en
imposent pas ; je juge de leurs pensées secrètes en sens
contraire de leurs discours. Si je m’attache à leur vie
privée, je découvre bientôt que ces hommes si sévères
ont grand besoin de l’indulgence des autres
qu’ils ne persécutent que pour échapper à de justes
poursuites. La vertu cherche à se concilier des amis. Le
vice ne se propose que d’inspirer de la crainte ; il
sent qu’il doit être haï, il ne veut pas que ses ennemis
puissent lui nuire ; il n’épargne que ceux dont il n’est
pas connu. Une république ne pourroit pas subsister avec
des démocrates qui n’auroient ni justice, ni humanité
dans le cœur ; ils ne tarderoient pas à
s’entre-détruire, en admettant que les autres peuples
les abandonnassent à leur propre fureur. Aussi mon
espérance se fonde t-elle principalement sur la
génération qu’une bonne éducation aura formée aux vertus
républicaines ; elle sera courageuse sans cruauté,
laborieuse sans cupidité, éloquente par sentiment,
généreuse par affection, docile par raison ; sa
politesse sera franche, parce qu’elle sera sans intérêt.
O combien de pères auroient besoin des leçons qu’on
donne à leurs enfans ! Ce qui peut arriver de plus
heureux, c’est qu’ils n’étouffent pas, par leurs
discours et leurs exemples, les semences de vertu que
répandront de sages instituteurs : car
alors le mal se perpétueroit de postérité en postérité,
et on n’auroit fait que dessiner de grands plans, au
lieu de construire un bel édifice.
Fremdportrait
j’aimois à voir, dans
plusieurs cantons de la Suisse, des habitans qui
eussent l’à-plomb d’un digne républicain ; ils me
paroissoient les seuls hommes de la nature : en
observant leur noble assurance, je me disois : voilà
des citoyens qui sentent, qui respirent la liberté
comme un air doux et salutaire ; ils n’ont pas le
ton brutal et insolent de la licence, parce qu’ils
sont habitués à vivre dans un élément pur ; ils s’y
complaisent, et ne cherchent point à le troubler.
1(I) Voyez la lettre d’un prisonnier, dans le Spectateur François ; mes discours sur les prisons, dans l’Ouvrage qui a remporté le prix d’utilité en 1787, et dans la nouvelle Encyclopédie.