Le Spectateur françois pendant le gouvernement révolutionnaire: Ve Discours.
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Ve Discours.
Sur l’injustice des Jugemens portés contre les vrais Philosophes.Ebene 2
A
entendre ceux qui souffrent de notre révolution, toutes les
erreurs, toutes les injustices, toutes les persécutions qui
affligent les amis de l’humanité seroient l’ouvrage de la
philosophie. Ne pourroit-on pas dire, avec plus de vérité, que
c’est parce qu’on a méprisé ses leçons ou été sourds à sa voix,
que tant de troubles et de désastres se sont
succédés, et ont jetté la désolation dans les villes et dans les
campagnes ? La philosophie n’a-t-elle pas pris toutes les
formes, emprunté tous les langages pour faire comprendre à nos
monarques qu’ils devoient sans cesse s’occuper du bonheur de
leurs sujets ; qu’en sacrifiant la félicité publique aux desirs
de quelques individus, ils ne satisfaisoient pas même l’avidité
de leurs courtisans ; qu’ils s’exposoient à voir éteindre dans
le cœur de leurs sujets cet amour si naturel aux habitans de
leur Empire, et qui étoit le plus ferme appui de leur trône ?
L’exil n’empoisonna-t-il pas les jours de l’auteur de Télémaque,
parce qu’il osa tracer sous les yeux de Louis XIV les devoirs
d’un grand roi ? Racine, pour avoir essayé d’émouvoir l’ame du
même prince sur les malheurs du peuple, ne fut il pas accablé du
poids de sa disgrace ? Voltaire, Montesquieu, Mably, Rousseau,
enfin tous les écrivains philosophes et moralistes ne se
sont-ils pas efforcés d’arracher Louis XV à sa honteuse
insouciance, et de jetter dans son cœur glacé quelques semences
de vertus ? Que d’éloges, même exagérés, n’ont-ils pas donnés à
Henri IV pour exciter l’émulation de ses
descendans, et le faire revivre dans les héritiers de son
trône ! Les plus sages conseils ont été dédaignés, les
meilleures intentions ont été calomniées. Le zèle de la
philosophie s’est alors irrité ; elle a pris l’accent
prophétique, et a fini par annoncer clairement les événemens qui
frappent nos yeux et étonnent nos esprits. Ces vérités ont paru
si invraisemblables qu’on n’a pas même daigné y faire attention.
Je ne citerai pour preuve de ce que j’avance que ce morceau tiré
d’Emile (I1) : Pour rendre cette prophétie plus
frappante, l’auteur ajoute en note : Rois,
prélats, nobles, financiers, étoit-il possible de vous prédire
plus clairement votre sort actuel ? Heureusement pour celui qui
vous annonçoit votre chûte prochaine, vous le regardâtes en
pitié ; et il en fut quitte pour quelques expressions du mépris.
Le même auteur n’a-t-il pas vu toute la fureur des prêtres se
diriger sur celui qui a fait le plus bel éloge du Christ et de
l’Evangile ? Au surplus, les déclamations du clergé contre les
philosophes pouvoient se réduire à ce peu de mots : « vous
éclairez le peuple ; et nous ne pouvons le dominer qu’autant
qu’il demeurera dans l’ignorance : vous prêchez la tolérance ;
mais si on attire d’autres ministres, si l’on permet un autre
culte, notre empire sera divisé, nous aurons des rivaux qu’il
faudra surpasser par des maximes plus vraies et par des mœurs
plus pures ; il est bien plus simple de nous laisser en
possession de prêcher exclusivement ce que nous
appellons la vérité, d’intimider les incrédules, et de mettre un
prix aux faveurs célestes. Vous prétendez que, comme citoyens,
nous devons contribuer aux charges publiques, et secourir la
patrie de notre opulence : qui vous a dit que nous voulussions
être citoyens sur la terre, et que nous eussions une autre
patrie que le ciel où l’on ne paie point d’impôts ? L’argent que
nous gagnons est le prix d’une longue industrie qui ne doit rien
à l’Etat où elle s’exerce. Cessez donc de contester notre
mission, de combattre nos opinions, de miner notre puissance,
d’attenter à nos droits, à nos privilèges ; ou nous tournerons
contre vous la haine des peuples et des rois. » Voilà quelle a
été long-temps la réponse des prêtres aux philosophes ; et ce
sont ceux-ci qu’on accuse d’avoir égaré la multitude ! Si les
magistrats n’eussent pas rejetté avec une dureté inexorable les
maximes des Beccaria, des Filangieri, des Dupaty, et de tous
ceux qui les conjuroient, au nom de l’humanité,
d’étendre une équité protectrice sur l’innocence et la misère,
n’auroient-ils pas trouvé des défenseurs dans cette assemblée
nationale qui a détruit leur empire ? Les nobles, si jaloux de
leurs cens, de leurs corvées, de leur chasse, et de toutes ces
servitudes qui dégradoient l’habitant des campagnes, ne se
sont-ils pas ligués contre un ministre protecteur des
propriétés ? Loin de vouloir se rendre à la voix de la raison,
de faire de légers sacrifices à l’intérêt public, ils ont
aggravé leurs vexations, immolé les hommes à la conservation de
leurs animaux ; et au lieu de se reprocher leur injustice,
d’attribuer à leur orgueil, à leur farouche insensibilité les
vengeances de leurs anciens vassaux, ils les imputent à la
philosophie. Ah ! qu’on cesse de la calomnier ! elle a prévu
tous nos malheurs, elle a bravé la persécution pour les
détourner ; ses efforts ont été impuissans. Les princes ont pesé
sur le peuple au lieu de le soulager ; les grands l’ont humilié
au lieu de le secourir ; les pontifes l’ont scandalisé au lieu
de l’édifier ; les magistrats l’ont indigné au lieu de le
protéger. Le moment de sa puissance est arrivé ;
alors il ne s’est plus souvenu que des affronts, que des
tourmens qu’il avoit trop long-temps endurés. Si sa vengeance a
été terrible, ce n’est pas la philosophie qui l’a dirigée, elle
a, au contraire, tâché d’en adoucir les effets : mais il n’a pas
plus été en son pouvoir d’arrêter les excès dont elle gémissoit,
qu’il ne l’avoit été de réaliser le bien qu’elle avoit proposé.
Ce n’est pas dans le feu des révolutions que la voix des sages a
quelqu’empire sur les passions humaines. Que pouvoient au milieu
des proscriptions de Sylla et des triumvirs les orateurs et les
philosophes romains ? pas plus que les de Thou, les l’Hôpital
dans les fureurs de la ligue. Fénélon, Montesquieu, Voltaire, et
Rousseau lui-même, s’ils vivoient encore, auroient-ils par leurs
discours ou leurs écrits arrêté les actes sanguinaires qui
flétrissent notre liberté, et font gémir nos législateurs ?
Réduits à de stériles regrets, on les verroit semblables au
pilote qui, pendant les fureurs d’une horrible tempête,
contemple avec stupeur le vaisseau qu’il ne peut plus gouverner.
Qu’on me cite un seul philosophe, digne de ce nom,
qui ait excité le peuple au meurtre, à l’incendie ; qui ne lui
ait pas recommandé d’être généreux dans la victoire, de
respecter les propriétés légitimes, d’épargner la foiblesse, de
ne condamner les coupables que par les règles de la justice ? Si
des circonstances impérieuses obligent ceux qui tiennent les
rênes de la domination de s’écarter pour un temps des principes
qu’ils ont eux-mêmes proclamés, n’imputons pas à la philosophie
ce qu’elle n’a cessé de condamner. Loin de la décourager par
d’injustes reproches, faisons des vœux pour qu’elle reprenne son
ascendant sur les puissances de la terre, et ramène parmi nous
l’équité et la raison, qui s’éloignent des sociétés humaines
lorsqu’elles sont en proie aux passions et aux fureurs de la
guerre. Lettre d’un ex-Noble.
Réponse.
Zitat/Motto
« Vous vous fiez à l’ordre actuel
de la société, sans songer que cet ordre est sujet à des
révolutions inévitables : le grand devient petit, le riche
devient pauvre, le monarque devient sujet. Les coups du sort
sont-ils si rares que vous puissiez compter d’en être
exempts ? Nous approchons de l’état de crise et du siècle de
révolution ; qui peut vous répondre de ce que vous
deviendrez alors ? »
Zitat/Motto
« je tiens pour impossible que les grandes
monarchies de l’Europe aient encore long-temps
à durer ; toutes ont brillé, et tout Etat qui brille est sur
son déclin : j’ai de mon opinion des raisons plus
particulières que cette maxime ; mais il n’est pas à propos
de les dire, et chacun ne les voit que trop. »
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Brief/Leserbrief
Qui me l’eût dit, lorsque fier
de mes aïeux dont je conservois avec soin les images et
les décorations, que je touchois à une époque où toute
mon ambition seroit de paroître avoir reçu
le jour d’un humble cultivateur, d’un simple
mercenaire ; que mon esprit travailleroit à me fabriquer
une obscure généalogie ; que mes mains s’exerceroient à
un métier vil pour dissimuler leur ancienne oisiveté ?
Voilà pourtant à quel excès de dégradation je suis
réduit pour écarter de moi les haines et les soupçons.
Autant je me fatiguois pour me relever et m’agrandir aux
yeux des hommes, autant je me tourmente pour m’abaisser
dans leur pensée. Je voudrois devenir pour eux un objet
de pitié, après avoir cherché long-temps à être un sujet
d’envie. Quelle étrange révolution dans les idées d’un
noble ! Flottant entre la crainte de perdre mes
possessions si je m’éloignois de ma patrie, et celle d’y
être persécuté si j’y demeurois, j’ai laissé écouler le
temps où je pouvois encore aller me réunir à cette foule
d’émigrés qui promettoient de si grandes choses, et qui
n’en font pas même de petites. Combien il avoit raison
ce Rousseau que je traitois d’insensé, lorsqu’il
recommandoit aux instituteurs de faire apprendre un
métier à leurs élèves ! Que je m’estimerois
heureux de savoir, comme Émile, manier un rabot, et de
pouvoir dire à un menuisier : maître, as-tu besoin d’un
compagnon ? Que ne t’enrôles-tu, m’allez-vous dire, sous
les étendards de ta patrie ? Que ne marches-tu contre
ces étrangers qui ont osé prendre possession de notre
territoire en leur nom ? J’avoue que j’ai été plus d’une
fois tenté de prévenir ce conseil. Je fais si peu de cas
de la vie, que je n’aurois pas même de mérite à offrir
la mienne ; mais plus d’un motif m’arrête. Qui
m’assurera que je ne serai pas reconnu par un de mes
anciens serviteurs, ou par un habitant de mes terres qui
me dénoncera pour un membre de cette caste proscrite à
laquelle on refuse jusqu’à l’honneur de répandre son
sang pour la cause de la liberté ? Si je porte les armes
contre ces étrangers que j’ai eu le délire de regarder
long-temps comme nos protecteurs, et que j’envisage
aujourd’hui sous un aspect bien opposé, suis-je assuré
de ne pas rencontrer dans la mêlée un frère, un parent à
qui je donnerai la mort, ou que j’entraînerai malgré moi
sous le glaive de la vengeance nationale ? Si, au
contraire, je devenois son prisonnier, à
combien de reproches amers je me verrois exposé ? Je me
sens assez de force pour braver les outrages de ceux que
leur origine plaçoit au dessous de moi ; il me semble
encore qu’il entre dans ces injures plus de ressentiment
que de mépris ; et que tel qui me reproche d’être noble,
m’en veut moins de ce que je le suis que de ce qu’il ne
l’étoit pas ; mais j’avoue qu’il me seroit impossible
d’endurer les dédains des hommes qui s’honoroient d’être
mes égaux. Jusqu’à présent j’ai échappé, par mon
adresse, à la captivité. Qui m’arracheroit aux horreurs
et aux dangers de la prison ? Qui oseroit me réclamer ?
Je n’ai plus ni parens, ni amis en France. Ceux avec qui
je vis ignorent jusqu’à mon nom. J’ai été autrefois un
de vos souscripteurs, j’ai reconnu dans vos portraits
plus d’un de nos ridicules sans m’en corriger ; j’ai
depuis reçu du malheur une leçon plus forte que toutes
celles que pouvoient nous donner les moralistes : qui
nous enseignera aujourd’hui le moyen de nous sauver de
nous-mêmes, d’échapper à notre existence ? Dépend-il de
moi de n’être pas né d’un noble ? Tout ce que je peux
faire, c’est de paroître l’oublier ; c’est
de desirer que personne ne s’en souvienne : puisqu’on a
décrété l’égalité parmi les François, pourquoi s’en
trouve-t-il tant qui s’estiment plus que moi, et ne
veulent pas que je participe à leurs droits ? Quoi !
j’entendrai sans cesse le mot de liberté, et j’aurai
toujours à craindre la prison ! celui d’égalité, et je
ne trouverai mes égaux que dans la persécution et le
malheur ! Il ne me sera pas permis d’habiter la
capitale, les villes frontières ! et si je me concentre
dans une des plus obscures communes de la république,
j’y serai surveillé comme un ennemi, gardé à vue comme
une victime qu’on craint de laisser échapper ! Aidez-moi
de vos conseils, je vous promets d’y être plus docile
que je ne le fus autrefois.
Brief/Leserbrief
Vous êtes du
nombre de ceux qui m’ont fait autrefois pitié par leur
vanité, et qui excitent aujourd’hui ma compassion par leur
frayeur. J’ai détesté l’orgueil dans la prospérité, je
n’aime pas l’abattement dans le malheur. J’avoue qu’il eût
été plus conséquent avec nos principes de vous
tenir sur la même ligne que nous, et de ne faire descendre
au dessous des citoyens que ceux qui auroient prétendu se
mettre au dessus d’eux. Mais outre les loix justes
auxquelles nous devons obéir, il en est une qui exige
impérieusement notre soumission, c’est celle de la force ou
de la nécessité : vous avez été noble, n’en rougissez pas
plus que les sages ne rougissoient de ne l’être pas : vos
semblables se sont long-temps glorifiés de leur ignorance,
honorez-vous de vos lumières, et consacrez-les à l’éducation
de la jeunesse : consolidez la république par de bonnes
maximes et une conduite franche, cela vous servira mieux que
d’essayer, comme tant d’autres, de la détruire par la
trahison, ou de la corrompre par les vices.
1(I) Tome 2, pag. 75.