Le Spectateur françois pendant le gouvernement révolutionnaire: IIIe Discours.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.7104
Ebene 1
IIIe Discours.
Entretien avec un ancien Magistrat.Ebene 2
On prétend que l’homme est
un être communicatif ; qu’il aime la société parce qu’elle lui
fournit le moyen d’épancher son cœur, de faire partager ses
affections. J’avoue que je suis du nombre de ceux qui éprouvent
le plus ce besoin ; aussi je ne crains rien tant que la
solitude. Peu m’importe le personnage que le hasard m’amène,
pourvu qu’il parle et qu’il m’écoute.
Ebene 3
Allgemeine Erzählung
Il y a quelques mois, je
rencontrai dans un jardin public un homme qui conservoit
encore un certain air de gravité ; il sembloit éviter
les regards des citoyens. Je l’observai de plus près, et
je reconnus, sous un costume obscur, un ancien magistrat
qui ne tarda pas à se rappeller que j’étois un de ceux
qui avoient plus d’une fois réclamé avec zèle la justice
pour les opprimés. J’ai vu depuis ce nouveau
converti ; il m’a paru de plus en plus raffermi dans sa
croyance, et il ne m’a jamais rencontré sans me
témoigner, par un geste expressif, de l’estime et de la
reconnoissance.
Dialog
J’allai
à lui, et lui dis d’un ton fait pour le rassurer :
que je suis satisfait de vous revoir ici ;
puissiez-vous toujours respirer un air
aussi pur ! J’en jouis, me répondit-il, jusqu’à ce
que la fatalité me réunisse à mes anciens collègues,
et me fasse partager leur triste destinée. Je
m’arrête sur le présent et n’ose sonder l’avenir :
peut-être, lui repliquai je, n’osez-vous pas non
plus vous reporter sur le passé, vous y verriez tant
de sujets de repentir ! – Eh quoi ! me demanda-t-il,
voulez-vous aussi vous mêler à nos persécuteurs, et
abuser comme eux de notre foiblesse ? – A Dieu ne
plaise ! je respecte le malheur ; mais ce sentiment,
si naturel aux ames sensibles, ne ferme pas mes yeux
sur les fautes qui ont attiré les persécutions dont
vous vous plaignez. Pouvez-vous vous dissimuler que
depuis le jour où vous avez été tirés du néant où
Louis XV vous avoit plongés, vous n’avez jamais
cherché à justifier l’idée que la France avoit
conçue de votre résurrection ; que plus animés du
desir d’humilier vos rivaux que de vous créer des
admirateurs, vous ayez pris plaisir à faire parade
de votre force et jamais de votre justice ?
N’étoit-ce pas un moyen sûr d’exciter votre haine,
que de solliciter d’utiles réformes, que d’essayer
de déraciner les abus dont se nourrissoient vos appuis, et d’applanir les obstacles
qui rendoient les approches du sanctuaire des loix
si difficiles à l’indigence ? Vous vous disiez les
protecteurs du peuple, l’avez-vous jamais protégé
contre l’orgueil des grands et la cupidité du
clergé ! L’innocence et le malheur combattoient-ils
à armes égales sous vos yeux contre le crédit et la
richesse ? Lorsque vous déployiez le plus d’énergie
contre l’autorité royale, ne s’agissoit il pas
toujours plus de vos privilèges que des intérêts de
la multitude ? Les juges les plus surchargés
d’affaires n’étoient-ils pas ceux dont l’iniquité
étoit la plus expéditive et la plus audacieuse ?
N’ai-je pas vu le pupille succomber avec la loi
qu’il invoquoit en vain contre deux magistrats qui
l’ont dépouillé de son bien, et osé dire qu’ils
avoient supprimé les pièces justificatives du compte
qu’ils lui rendoient ? Ah ! si je vous rappellois
toutes les causes où le bon droit a été sacrifié à
l’intrigue, à l’opulence, à la séduction, vous
avoueriez que vos collègues expient les fautes de la
magistrature. Elle ne pouvoit se soutenir que sur la
justice ; et au lieu de s’appuyer sur
cette colonne qui faisoit sa force et sa splendeur,
elle s’est reposée sur le sentiment de sa puissance.
Aujourd’hui, abattue, foulée aux pieds, qu’elle
essaie de se relever ; ce ne sera pas le peuple qui
l’aidera à remonter sur son tribunal. Il n’ignore
pas qu’elle ne desire d’y être replacée que pour
pouvoir exercer ses vengeances ; elle ne rendroit
qu’injustices pour injustices ; l’humanité ne
verroit que changer la forme des sacrifices et
l’ordre des victimes. Si vous n’aviez, reprit
l’ex-magistrat, que de pareilles pensées à me
communiquer, que ne me laissiez-vous à la solitude
que je cherche. – J’imaginois que vous ne seriez pas
fâché de trouver la vérité, quelque triste qu’elle
fût. A présent, si vous voulez, je vous offrirai
quelques consolations. – Il ne m’en reste plus, je
n’en pourrois puiser que dans de fausses espérances.
– Ce n’est pas de celles-là que je vous
présenterai ; je les laisse à l’obstination de la
vanité, à l’orgueil imprévoyant ; je tire les
miennes de la raison, de l’ordre de choses où nous
vivons. Pourquoi souffrez-vous dans ce moment ?
c’est parce que vous vous occupez sans cesse de ce
que vous étiez, et que vous ne
considérez jamais ce que vous êtes redevenu. Si vous
ne voulez sauver en vous que le magistrat, votre mal
est sans remède. Si vous voulez préserver le
citoyen, vous le pouvez encore. Qu’est le point d’où
vous êtes déchu, en comparaison des hautes destinées
d’où nous avons vu précipiter ces grands personnages
que vous osiez à peine contempler dans leur gloire ?
Ne vous reste t il pas le sentiment d’une existence
qui ne dépend que de la loi commune à tous ceux avec
qui vous vivez ? Eh bien ! cédez à cette loi qui
nous commande à tous sans distinction ; imaginez que
vous avez concouru à sa création par l’organe de nos
représantans ; avec cette pensée vous n’obéirez plus
en esclave, vous agirez en maître ; vous n’aurez pas
plutôt oublié vous-même ce que vous étiez autrefois,
que personne ne daignera s’en souvenir ; confondu
dans une égalité qui n’humilie que les sots, vous y
trouverez la sécurité qu’y rencontrent ceux qui s’y
plongent avec franchise. Bientôt vous surnagerez
avec vos talens et vos vertus, et vous finirez par
plus gagner que vous n’aurez perdu ; à ces mots, je
vis la physionomie de l’homme qui m’écoutoit se relever de son abattement, et son corps
s’agiter. – Vos paroles, me dit-il, opèrent dans mes
idées un changement rapide ; je sens que vos vérités
valent mieux que mes chimères : oui, continua-t-il
après un moment de silence, j’y renonce, je vais
porter la sécurité au sein de ma famille : elle sera
d’abord étonnée de me voir transformé en citoyen,
mais je suis son chef, et je dois la sauver du
danger qui la menace ; nous vous devrons la vie et
la fortune.