Il y a déjà long-temps que
je me défiois de plusieurs de nos héroïnes en patriotisme. Je
m’étonnois que tant de femmes, qui avoient montré un dédain si
prolongé pour la médiocrité ; qui se complaisoient dans les
hommages qu’elles recevoient journellement, se
fussent tout à-coup familiarisées avec les dehors les plus
modestes, eussent pris un intérêt si vif pour l’indigent, et ne
voulussent plus voir que des égaux dans ceux qu’elles avoient
traités avec une sévérité si fière. Un entretien que j’ai eu il
y a quelques jours avec une de ces républicaines m’a confirmé
dans mon opinion.
Dialog
Je la rencontrai
par hasard sur une terrasse qu’elle suivoit d’un pas
précipité. Sa figure, autrefois noble et riante, étoit
sombre et pensive : permettez-moi, lui dis-je, belle
citoyenne, de suspendre un moment votre marche rapide pour
vous demander si vous courez après une nouvelle révolution.
Je voudrois, me répondit elle, me garantir de celle où nous
sommes, je n’en chercherois pas une autre. – Cet aveu, lui
repliquai-je, n’est pas trop patriotique, et il faut que
vous ayez bien de la confiance en ma discrétion pour me
révéler ainsi le fond de votre pensée ; heureusement je me
ressouviens de ce que vous avez fait pour la république, et
je vous pardonne vos paroles en faveur de vos actions. – Si
cela est, je ne mérite pas votre indulgence, car je pense ce
que je dis, et je désavoue ce que j’ai fait. –
Eh ! qu’est donc devenu ce cœur si ferme dans les orages, si
audacieux dans les dangers ? Je ne reconnois plus cette
brave républicaine qui ne voyoit de bien suprême que dans
l’égalité ; qui plaçoit sa gloire dans celle de sa patrie ;
qui ne vouloit plus entendre parler d’autres conquêtes que
de celles du courage. Que faut il de plus à votre bonheur
que le désespoir de nos ennemis, que la constance de nos
guerriers, que la dispersion des hordes de rebelles, que le
supplice des intrigans ? – Vous me faites beaucoup trop
d’honneur si vous croyez que je trouve dans tous ces
événemens le dédommagement de ce que j’ai perdu. Lorsque
j’ai paru desirer l’égalité, je voulois seulement qu’il n’y
eût personne au dessus de moi ; j’avois l’ambition de César.
J’étois indignée qu’une longue file d’aïeux donnât à une
femme des privilèges que je n’avois pas ; qu’il y eût des
cercles où je dusse me placer au dessous d’une douairière
titrée ; d’autres où je ne fusse pas même admise, parce que
je n’étois pas du nombre de celles qu’on nommoit des femmes
présentées, quoique plusieurs d’entr’elles ne fussent pas,
à beaucoup près, aussi présentables que
moi. J’imaginai qu’en plaidant de toutes mes forces la cause
des modestes citadines, elles me céderoient un jour par
reconnoissance ce que je croyois mériter par une supériorité
évidente, et que tôt ou tard l’opulence et quelques agrémens
me feroient justice de toutes celles que je consentois à
rapprocher de moi pour un instant. J’ai été bien trompée
dans mon attente ; toutes les grandes dames qui me
dominoient autrefois sont effacées, mais tant de femmes dont
je me croyois séparée par une distance immense m’ont
enveloppée si rapidement, et m’oppressent tellement de leur
égalité que je ne sais plus où me mettre : il semble qu’il
n’y ait plus de place pour moi dans ce monde. S’il m’étoit
permis de me servir d’une comparaison qui n’est pas
très-noble, je dirois que je ressemble à une chandelle qui
auroit été jalouse de l’éclat de quelques bougies, et qui se
trouve éclipsée par une multitude de lampions à qui elle a
eu l’imprudence de communiquer sa lumière. Noblesse à part,
m’écriai-je en riant, votre comparaison me paroît aussi
juste que plaisante. Avouez du moins que vous
avez la ressource de jouir du coup-d’œil. Vous ne voyez donc
pas, reprit-elle avec vivacité, que ces lampions mettent le
feu à ma maison, et qu’il ne me restera bientôt plus que des
cendres ? – Permettez-moi de vous observer que dans une
belle cité une maison de plus ou de moins n’est pas une
affaire, et qu’il faut savoir la sacrifier lorsqu’il en doit
résulter plus d’ensemble, plus de régularité dans les
édifices. – Eh ! que m’importe cette régularité, si je suis
condamnée à la contempler d’un grenier qui sera ma chambre ?
– Je découvre avec peine que vous ne voulez plus voir que
vous dans la révolution. Ah ! que vous êtes loin à mes yeux
de ces anciennes républicaines qui comptoient leurs époux,
leurs enfans, leur fortune pour rien devant la patrie ; qui
n’étoient humiliées que de ses revers, et se croyoient
toujours assez riches, toujours assez honorées avec la
liberté ! A ces mots la triste citoyenne jetta sur moi un
regard inquiet. Vous me faites repentir, me dit-elle, de
vous avoir parlé avec sincérité ; je n’ai plus qu’un malheur
à essuyer, c’est celui d’être dénoncée par un homme que j’ai
cru digne de ma franchise. Rassurez-vous, lui
répondis-je ; comme vous ne m’avez révélé que vos regrets
qui ne peuvent nuire à la république, je les conserverai au
fond de mon cœur, et je me contenterai de faire des vœux
pour vous voir revenir à des sentimens moins personnels. Je
ne vous présenterai plus, en vous quittant, qu’une
réflexion : « une femme n’est jamais plus vertueuse que
lorsqu’elle place toutes ses affections dans la multitude,
et qu’elle ne permet pas qu’on s’occupe de son bonheur
particulier. »
Lettre d’un Financier.
Ebene 3
Brief/Leserbrief
Quelle est donc cette
puissance qui vient de nous entraîner dans un séjour de
tristesse et de privations ? Quoi ! mon père et moi nous
aurions travaillé toute notre vie à grossir une masse
d’opulence qui sembloit devoir résister à tous les
goûts, à tous les caprices, pour la voir se fondre en un
instant, et aller se perdre dans un trésor national ! Ma
terre, cette terre que j’avois agrandie sur les ruines
de tant de chaumières ne seroit plus à moi ! Ma maison
que j’aurois voulu appeller un hôtel, et qui les surpassoit en magnificence ne seroit plus
ma demeure ! Mes rentes qui se grossissoient d’année
malgré celles que je faisois à tant d’objets de mes
plaisirs s’évanouiroient à mes yeux ! Il seroit possible
que je sortisse de ma prison plus pauvre qu’un commis
sans emploi ! En vérité, mon esprit se refuse à admettre
un pareil avenir, quoique la plupart de mes collègues
paroissent s’en désoler d’avance. J’avois déjà passé par
de rudes épreuves, mais je ne m’attendois pas à une
semblable catastrophe. Ma section ne s’étoit-elle pas
amusée à me faire monter la garde à l’une de ces
barrières qui étoient pour moi une source de richesses.
Que de voitures j’ai vu passer sans s’arrêter, et
insulter, par leur marche continue, à la justice
impuissante ! Aujourd’hui je ne monte plus de gardes, je
suis gardé moi-même ; il semble que j’aie été transformé
en un coffre-fort qu’on vuide, et auquel on ne laissera
plus qu’une inutile serrure. Les feuilles qu’on nous
permet de lire ne nous apprennent rien qui nous donne la
moindre espérance ; cette convention qui nous tient dans
les chaînes acquiert tous les jours de
nouvelles forces ; elle terrasse tous ses ennemis ; elle
frappe et les faux patriotes, et ceux qui, comme nous,
ont tant de raisons pour regretter l’ancien ordre de
choses. Les rois dans lesquels nous avions placé notre
espoir nous abandonnent à notre triste sort. Ah ! s’ils
étoient venus à notre secours, comme nous aurions payé
leur généreuse assistance ! Deux ans de notre ancien
travail les auroient amplement défrayés de leurs
avances : le peuple eût recommencé à gémir ; mais
puisque sa joie tue la nôtre, ne vaut-il pas mieux qu’il
pleure ? On croit pouvoir se passer de nous ; voyez
comme les choses vont depuis que notre milice est
dispersée. On prétendoit que nos secours étoient trop
chers ; calcule-t-on avec le médecin qui nous fait
vivre ? Tous ces malheureux spéculateurs qui ne
spéculoient que sur notre misère, qu’ont-ils gagné à la
porter à son comble ? Notre opulence étoit, dit-on,
honteuse ; dès que nous avions le courage d’en supporter
la honte, pourquoi ne pas nous la laisser ? Nos grands
faiseurs ont adressé pétitions sur pétitions à la
convention ; il n’y en a pas une dont j’aie
approuvé la forme et le fond. J’aurois voulu dire tout
simplement : vous avez décrété la liberté, et vous nous
ôtez la nôtre : vous avez imprimé le mépris sur les
richesses excessives ; mais si vous nous réduisez à
l’indigence, nous cesserons d’être méprisables. Si vous
voulez pénétrer dans nos recettes, entrez donc dans nos
dépenses. Quelle idée l’étranger auroit-il eue de l’Etat
que nous faisions valoir, s’il nous eût vus sous
l’extérieur de la pauvreté ? N’étoit-il pas de notre
devoir de faire honneur à la France, et de relever son
crédit par un grand luxe ? Plusieurs d’entre nous se
sont ruinés d’après cet esprit patriotique que vous
louez tant. Loin donc de leur enlever ce qui leur reste,
peut-être seroit-il de votre générosité de leur
restituer ce qu’ils ont donné à la représentation
nationale ? Enfin, si la république ne veut plus de nos
services, qu’elle ne nous ravisse pas le prix de ceux
que nous avons rendus à la monarchie. J’avois tracé un
long mémoire sur ce canevas d’idées justes, on l’a
dédaigné ; mes collègues verront à quoi les conduiront
leurs froids calculs. Je serai toujours satisfait qu’on
sache un jour que je n’étois pas de leur
avis, et que ce n’est pas ma faute si nous n’avons pas
obtenu la justice que nous avions droit d’attendre
(I
1).