Référence bibliographique: Jacques-Vincent Delacroix (Éd.): "Premier Discours.", dans: Le Spectateur françois pendant le gouvernement révolutionnaire, Vol.1\001 (1794), pp. 1-10, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4595 [consulté le: ].


Niveau 1►

Premier Discours.

Niveau 2► Autoportrait► J’ai autrefois tenté de rendre à mon pays un spectateur françois ; il est vrai que je n’avois pas choisi un modèle aussi parfait que celui dont s’honore l’Angleterre. J’étois jeune, j’avois plus de légéreté que d’à-plomb dans les idées ; j’étois plus animée du desir de plaire que de celui d’instruire. Peu m’importoit de demeurer dans le souvenir des hommes, je ne voulois avoir accès que dans le cœur des femmes. J’attendois d’elles seules mes succès et ma célébrité. Qu’ont-elles fait pour celui qui leur consacroit toutes ses pensées ? Aujourd’hui je ne prétends plus à leurs suffrages ; l’âge des illusions est passé, je ne dois plus m’attacher qu’aux réalités. ◀Autoportrait

[2] Metatextualité► Quel temps pour un spectateur que celui d’une révolution telle que la nôtre ! Que de scènes nouvelles et imprévues ; que de passions en mouvement, que de projets déçus, que d’ambitions contrariées, que d’hypocrisies démasquées ! La crainte et l’espérance abattent et relèvent successivement tous les esprits, leur communiquent d’un jour à l’autre la sérénité ou les alarmes. J’imagine être environné de roseaux qui fléchissent à tous les vents ; parmi eux se trouvoient quelques arbustes qui ont voulu résister à la tempête, ils ont été déracinés, emportés au loin ; tout ce qui a courbé humblement la tête s’est conservé. J’ai cédé de bonne grace à la force qui souffloit sur moi, et je me suis maintenu sain et sauf au milieu des orages.

Qui m’auroit su gré de ma résistance ? Je n’aurois pas même été remarqué parmi ceux qui sont abattus pour jamais. Ne vaut-il pas mieux encore exister avec la multitude et partager sa destinée, que de languir enseveli dans le néant parmi d’illustres débris ? Eh ! de quoi donc nous serviroient l’expérience et l’étude des hommes, si elles ne nous préservoient pas des maux qui fondent [3] tout-à-coup sur les nations ? L’histoire des révolutions est semblable à celle des volcans ; malheur à ceux qui ne s’éloignent pas de leurs foyers aux premiers signes de l’irruption ! La retraite et le silence, voilà les asyles du sage pendant ce choc des passions qui ne permet ni à la loi, ni à la vérité de se faire entendre. Celui qui, n’écoutant qu’un mouvement téméraire, se jette dans la mêlée, porte quelques coups, en reçoit, ne sait souvent si le parti pour lequel il expose ses jours fera triompher la justice et le bonheur public. Tant que je m’envêlopperai de cette retenu, mon nom, il est vrai, ne brillera pas dans les fastes de l’histoire, mais aussi mes yeux restent ouverts pour lire les épitaphes ; et quelque pompeuses qu’elles soient, il n’y en a pas encore une qui m’ait inspiré le desir d’en être décoré. C’est sans doute moins ma faute que celle de la nature si je ne puis pas m’élever à l’héroïsme. Semblable à l’oiseau timide qui rase la terre, elle m’a refusé ce vol audacieux qui fend l’air et fait planer l’aigle superbe dans les hautes régions du firmament. Attaché à mon humble existence, je mets tous mes soins à la garantir [4] le plus long-temps possible de la faulx de cet ennemi hideux qui tranche tout ce qu’il rencontre, et a établi son empire sur la destruction.

La trempe de mon caractère est peut-être celle qui convient le plus à l’ouvrage que j’ai entrepris : je ne suis animé ni par les ressentimens, ni par les desirs ; je n’ai rien perdu, rien gagné à cette suite de coups du sort qui a précipité tant de fortunes ; je peux donc parler des événemens dont j’ai été témoin avec plus de vérité et moins d’exagération qu’un autre.

Je suivrai dans le cours de cet ouvrage les formes du spectateur anglois et de celui que j’ai publié. On y verra plusieurs discours sans liaison, diverses lettres vraies ou supposées, des confidences qui ne m’ont peut-être jamais été faites, des projets qui n’auront passé que dans mon imagination : qu’importe le voile sous lequel se cachent la raison et la vérité, pourvu qu’on les reconnoisse à leur langage ? Au surplus, si l’ouvrage que je me propose de donner ne méritoit pas de voir le jour, je partagerois avec bien d’autres écrivains le malheur d’avoir grossi le nombre de nos volumes [5] sans avoir augmenté celui de nos bons livres. ◀Metatextualité

Lettre d’un ex-Constituant.

Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Comme les événemens changent nos destinées ! Qui m’eût dit, lorsque présidant la plus auguste des assemblées je voyois toutes les dignités s’humilier devant moi, et un grand monarque, placé sur la même ligne, écouter dans le silence du respect les conseils que je lui adressois : tu te crois un de bienfaiteurs du peuple, tu seras dénoncé, envisagé comme l’un de ses ennemis : tu te vantes d’avoir donné la liberté à ton pays, tu perdras la tienne : tu te flattois d’avoir ramené tous les François à une parfaite égalité, le plus humble mercenaire qui erre librement s’estimera avec raison plus que toi : tu as renversé les loix anciennes, tu obéiras à celles que t’imposera le geolier soupçonneux qui répondra de ta personne : tu n’as pas voulu qu’il fût au pouvoir d’un seul homme de changer ton domicile, ta profession, eh bien ! tu seras banni au nom de tous : si l’on daigne te conserver la vie, ce qui pourra t’arriver de plus heureux, ce sera, après avoir langui [6] dans une prison, d’être déposé sur une île déserte, privé de la vue de tes enfans qui maudiront la funeste célébrité de leur père. . . Dans ta présomptueuse assurance, tu imaginois imprimer l’immortalité aux rêves de tes émules en législation, un souffle les dissipera ; ce ne sera pas le prince dont tu redoutes les souvenirs qui détruira votre ouvrage, ce sera ce même peuple qui t’en paroît aujourd’hui si enivré. Il vous accusera tous d’avoir trahi sa confiance, d’avoir immolé une partie de ses droits ; il resaisira son pouvoir, et il vous en écrasera.

Hélas ! ce que nul homme n’eût osé me dire, ce qui étoit hors de toute vraisemblance, je l’ai vu se réaliser. Ce trône que nous avions abaissé s’est enfoncé dans un abîme, et nous y a entraînés avec lui ; cette constitution dont nous étions si fiers s’est évanouie ; cette patrie que nous nous vantions d’avoir régénérée nous désavoue, et nous repousse de son sein !

Chaque jour de nouveaux compagnons d’esclavage insultent à ma misère, et me reprochent leur infortune. Je garde devant eux la contenance du remords et le silence de l’effroi. J’éprouve une existence si in-[7]tolérable, qu’il vaudroit bien mieux cesser d’être que de se voir condamné à la supporter long-temps.

Qu’avons-nous donc fait, si ce n’est de céder au vœu de la multitude ? Tous les ordres de l’Etat ne demandoient ils pas des réformes ? Les courtisans, jaloux du pouvoir des ministres, ne s’éloignèrent-ils pas eux-mêmes de la cour pour humilier les dispensateurs des graces ? Poussés par le torrent des opinions, étions-nous les maîtres de nous arrêter où nous voulions ? Quel étoit parmi nous le génie assez imposant pour commander à une assemblée agitée de passions et d’intérêts divers, et lui dire : tu iras jusques-là, et tu ne passeras pas cette limite ? Tandis que quelques-uns d’entre nous étoient accusés d’audace et de témérité, d’autres se voyoient dénoncés comme des lâches ou des traîtres ; la prudence étoit traitée de foiblesse. Nous marchions entre deux écueils si rapprochés, que la sagesse humaine ne pouvoit éviter de s’y briser. Nous avons fait bien des fautes, mais ce n’est pas pour elles que nous sommes punis ; nous sommes frappés par une vengeance [8] aveugle qui subira peut-être un jour la même destinée.

Insensés que nous étions ! nous avons tenté de désarmer le ciel, et nous avons attiré la foudre sur nos têtes. Je vous le déclare avec sincérité, ce n’est pas contre l’autorité qui nous domine dans ce moment que se dirigent ma haine et mes ressentimens ; peut être a t-elle eu des idées plus grandes que les nôtres : l’édifice que nous avions élevé étoit renversé lorsqu’elle a paru investie de son pouvoir immense. Entourée de factions et de dangers, elle s’est vue contrainte de recourir aux moyens les plus énergiques pour faire triompher son systême. Tout le poids de ma haine tombe sur cette législature à laquelle nous avons donné la vie, et qui s’est hâté de déchirer les auteurs de ses jours. Elle a déjà été punie de son parricide ; la plupart de ses membres dispersés ou noyés dans leur sang expient leur ingratitude ; les autres frappés de terreur cherchent à se faire oublier ; ils traînent leurs remords dans la solitude et l’obscurité. Les misérables ! ils n’éprouveront jamais autant de malheurs qu’ils en ont répandus sur la France.

[9] Puisque ma patrie me répudie, que ne me permet-elle d’en adopter une autre ? Je ne lui demande pour faveur que la liberté de m’en séparer ou d’aller me mêler parmi ses défenseurs : les Romains, dans leurs grands dangers, armoient leurs esclaves ; pourquoi faut-il que nous soyons traités avec plus de mépris que ne le fut cette classe servile ?

J’ignore si vous avez quelqu’influence sur le pouvoir qui m’enchaîne : je me plais à croire que s’il dépendoit de vous de rendre un mari à sa compagne, un père à ses enfans, vous ne vous refuseriez pas un plaisir qu’il est si doux de goûter. Vous n’êtes pas du nombre de ceux qui ont eu à se plaindre de nos réformes, de nos destructions ; vous êtes encore ce que vous avez toujours été ; puissiez-vous jouir long-tems du fruit de vos talens modestes, et ne jamais acquérir une célébrité aussi déplorable que la mienne ! ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3

Réponse.

Lettre/Lettre au directeur► Vous et vos collègues avez attiré sur la France de grands désastres, en faisant trop ou en ne faisant pas assez. Vous avez mis le trône en opposition avec le peuple ; il falloit [10] le renverser ou l’unir à la félicité publique. Vous avez voulu consolider une monarchie, et vous avez commencé par ébranler le monarque. Il valoit bien mieux fonder une république, vous auriez du moins l’honneur d’une grande pensée. Les monarchistes et les républicains doivent également vous haïr ; vous avez livré les uns à la persécution, et exposé les autres aux plus grands dangers ; vous ne pouvez espérer d’indulgence qu’après le triomphe des vainqueurs. Attendez donc en silence que la victoire soit complète, peut-être la trouverez-vous généreuse ; c’est le seul souhait que je puisse faire pour un homme dont je plains l’infortune sans excuser ses erreurs. ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 2 ◀Niveau 1