Le Spectateur françois pendant le gouvernement révolutionnaire: Avertissement.
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Ebene 1
Avertissement.
Ebene 2
Metatextualität
En lisant cet Ouvrage, il ne faut
pas perdre de vue l’époque à laquelle il a été entrepris.
Robespierre étoit dans toute sa puissance ; ses Agens
parcouroient tous nos Départemens, et y semoient la
terreur ; les Comités de Surveillance recueilloient tous les
discours, épioient toutes les pensées, pénétroient dans
toutes les demeures, promenoient des regards inquisiteurs
sur tous les papiers ; la réputation de Moraliste exposoit à
plus de persécutions, à plus de dangers que les titres de
Prêtre et de Noble ; le Versificateur, l’Ecrivain ne
trouvoient grace devant l’ignorance et la cruauté, qu’en se
dégradant jusqu’à célébrer des forfaits, et à enivrer le
crime de leur encens ; ils sauvoient leur liberté et leurs
jours en se traînant dans la honte. Les Hommes de Lettres
qui n’attachoient pas assez de prix à la vie pour la payer
de leur honneur, se plongeoient dans l’oubli. Le silence
étoit le refuge du Sage. C’est dans ce moment
de sollicitude et d’effroi que j’osai reprendre la plume et
décrire ce qui affligeoit mon cœur. L’embarras étoit de
peindre la vérité sans irriter l’imposture ; de répandre de
la clarté sur les traits de la tyrannie sans offusquer ses
regards ; de dévoiler l’iniquité sans s’exposer à sa
vengeance ; de parvenir à émousser ses armes sans se blesser
à leur tranchant ; de faire remarquer les pièges tendus à la
bonne foi sans s’y laisser prendre. Si donc cet Ouvrage a
quelque mérite, c’est moins dans ses expressions que dans
les idées qu’il fait naître ; on doit moins l’apprécier sur
ce qu’on y dit que sur ce qu’on se propose d’y faire
entendre. Souvent une Lettre qui déplaira, est placée pour
amener une Note qui révèle la pensée de l’Auteur ; sa main
timide effleure l’indulgence, touche à son fruit, et n’ose
le cueillir. Ce qui lui donnera peut-être du prix aux yeux
de quelques Lecteurs, c’est la gradation des pensées qui
deviennent moins timides, et prennent un ton plus assuré à
mesure que la raison et la justice recouvrent des forces et
acquièrent de l’empire ; les nuages qui couvrent son horizon
s’éclaircissent et se dissipissent ; il répète à l’esprit
l’image d’un des plus terribles actes de notre Révolution
dont le drame n’est pas prêt de finir, quoiqu’on croie
quelquefois toucher au dénouement. Si quelques
vœux de l’auteur se trouvoient déjà accomplis, on sentira
qu’ils ont dû précéder les Décrets récens de nos
Législateurs, parce qu’avant que le Volume qui les renferme
ait été achevé, imprimé et publié, les Hommes qui ont la
puissance de faire le bien avec la rapidité de la pensée,
doivent souvent devancer la publicité de la même opinion ;
et que ce n’étoit pas une raison pour l’étouffer, que de
l’avoir vu déjà créée et adoptée par des imaginations qui
conçoivent, donnent la vie et le jour au même instant.
L’Auteur ne s’est pas dissimulé les injustices auxquelles il
doit s’attendre en ne travaillant pour aucun parti, pour
aucune faction ; en voyant une Patrie où tant d’hommes n’en
veulent plus reconnoître ; en conservant des espérances,
lorsque tant d’autres les rejettent ; en proposant des
moyens de conciliation, tandis qu’une foule d’individus
n’existe que par le trouble et la discorde. Il ne peut
manquer d’être qualifié d’Ecrivain modéré, de Républicain
sans énergie, de Citoyen flottant. Mais qu’importent toutes
ces dénominations de la sottise et de l’hypocrisie ! Depuis
quatre ans qu’il s’efforce de prévenir de nouvelles
calamités, il a bravé bien d’autres dangers. Celui qui
l’accusera de timidité, de vacillation dans ses principes, a
donné de belles preuves de courage et de
fermeté en présence des autorités sanguinaires ! Il a montré
une contenance bien fière, et conservé une attitude bien
noble devant les Agens de la Tyrrannie ! Qu’il ose comparer
ce qu’il a dit, ce qu’il a fait, avec ce que j’ai dit et
imprimé avant et depuis le 10 Août 1792 ! Au surplus, il
s’agit dans ce moment d’objets bien plus importans que
l’opinion de quelques Censeurs, et que le jugement qu’on
pourra porter de l’Ouvrage d’un Individu ; il est question
de sauver la chose publique, de préserver l’honneur, la
fortune et l’existence des Habitans d’une grande Nation ;
d’établir un Gouvernement stable ; de créer des Loix avouées
par l’équité ; d’assurer des subsistances à tout un Peuple ;
de faire cesser le fléau de la Guerre, sans compromettre la
dignité de l’Empire François. C’est vers ce but salutaire
que tous les véritables Citoyens doivent diriger leurs
facultés, et tendre leurs pensées. C’est sur leurs efforts,
dans cet œuvre national, qu’on doit juger s’ils sont ou
s’ils ne sont pas Patriotes. Combien de lâches, de fourbes,
de pervers ont usurpé ce titre ! Combien de pauvres têtes ce
sont fait illusion jusqu’au moment où elles ont vu le danger
s’en approcher ! Est-il bien sûr qu’il ne viendra plus les
menacer ? Ces femmes qui ne pouvoient, disoient-elles,
rester comme elles étoient, sont tombées dans
un état mille fois pire. Celles qui desiroient tant la
Guerre n’avoient donc ni enfans, ni frères, ni époux ? Ceux
qui invoquoient à grands cris le Gouvernement
révolutionnaire, et murmuroient contre les formes lentes de
la Justice, se flattoient donc de n’avoir que des amis dans
ces Juges et ces Jurés qui comptoient la vie des hommes pour
rien, et leur fortune pour tout ? Que l’expérience éclaire
dú <sic> moins les imprévoyans et les insensés ;
qu’ils n’assimilent plus les chances d’une Révolution à
celles d’une partie de jeu, parce que dans la première les
perets <sic> sont énormes et fréquentes, tandis que
les gains sont foibles et rares ; et qu’on court souvent le
risque d’être ramené au point d’où l’on est parti, si on n’a
pas eu le malheur d’être englouti dans la tempête. Ce
Volume, sans être sur le même plan, ni composé dans la même
forme que les cinq que j’ai publiés sur les Constitutions de
l’Europe (I1), a pourtant une
sorte de liaison avec le dernier Volume, où j’ai tracé
l’origine et les progrès de notre Révolution. Pour
rapprocher celui-ci de l’objet traité dans les précédens,
j’y ai inséré deux Discours sur le Gouvernement Ottoman, qui
auroient pu être de quelqu’utilité au Comité de
Salut Public s’il ne venoit pas d’attirer près de lui le
Citoyen Ruffin, aussi estimable par ses vertus, que précieux
par ses connoissances qui ne se bornent pas à celle des
Langues Orientales. Son long séjour à la Porte, ses
relations avec les principaux Chefs de l’Empire, l’étude
qu’il a faite du caractère et du moral des Turcs, le mettent
plus que personne à même de communiquer à la Convention les
lumières qu’on peut desirer sur un Peuple qui n’est pas
encore assez connu, quoique beaucoup de gens en aient parlé.
Peut-être continuerai-je à jetter sur le papier quelques
traits de crayon. Si les grands Peintres de notre Histoire y
trouvent de la vérité, ils pourront un jour s’aider de mes
foibles compositions, les animer, leur donner plus
d’ensemble, plus d’harmonie, et convertir en tableaux ce que
je n’offre que pour de simples esquisses.
1(I) Constitution des Principaux Etats de l’Europe et des Etats-Unis de l’Amérique, 5 vol. in 8°. Chez Buisson, libraire.