Il n’y avoit rien de si
tendre qu’Euphémie, lorsque serrant la main pour la
premiere fois au plus aimable des amans, elle lui dit je
vous aime, je vous l’avoue enfin, serez-vous content ?
Euphémie a changé depuis : le monde, hélas ! ne souffre
point l’amour dans un objet aimable. Persécution de la
part de tous ces petits insectes qui voltigent autour
d’une femme tendre pour la pousser vers l’abysme de
l’inconstance par le vent de leurs aîles perfides :
ricanement malin, railleries impertinentes, conseils
faux de la part de mille autres individus que la nature
a disgraciés en naissant, & qui ne pouvant ni
mériter ni obtenir les faveurs de l’amour, s’en font un
sujet de vengeance, & ne s’occupent
qu’à désoler ou corrompre les cœurs tendres. Euphémie
raillée, ridiculisée, importunée, crut devoir accorder à
son repos le sacrifice de son amour : elle ne forma
pourtant pas le dessein de rompre ; ce projet lui eût
paru barbare, & elle étoit née équitable ; mais
l’ennui, l’embarras de répondre sans cesse à des
railleries, ou de les repousser par le mépris, lui en
firent naître l’idée ; & le tendre amour qui n’a que
des charmes pour plaire, & non des armes pour se
défendre, ne tint pas long-tems contre la conjuration
qui se formoit contre lui dans l’esprit d’Euphémie.
Melidor vit son malheur dans le premier regard froid de
son amante : il en soupira & ne sçut que lui dire :
il ne connoissoit pas la plainte, & elle ne se
présente pas d’elle-même sur des lévres accoutumées à
n’exprimer que l’amour. Il eût pleuré plutôt que de
prononcer un seul mot ; mais il craignit
même de pleurer devant elle, parce qu’il n’avoit aucune
preuve de son changement : il pensoit que la douleur est
un outrage quand elle naît d’un soupçon injuste.
Cependant en continuant à lever les yeux sur elle, il ne
trouva constamment que ces mêmes regards froids qui lui
avoient d’abord percé le cœur : il soupira, &
Euphémie qui l’aimoit encore voulut au moins sçavoir
pourquoi il soupiroit. Hélas ! dit-il, si vous me faites
cette question de bonne foi, je suis bien criminel ;
mais non, vous sçavez que vous ne m’aimez plus, que j’ai
lieu de soupirer. Euphémie ne répondit rien, & son
silence fut un aveu : eh bien, reprit-il, comme je n’ai
rien fait pour mériter mon malheur, j’aurai le plaisir
d’en mourir, de vous faire pitié, de vous arracher
peut-être des larmes quand je ne serai plus ; &
cette pensée va me consoler. Euphémie fut très-touchée
de ce qu’elle venoit d’entendre, mais elle
ne le fut qu’un moment. Il y a une pitié qui n’est que
foiblesse, & cette foiblesse est regardée comme un
outrage par un amant qui sçait bien distinguer. Melidor
à qui le grand amour ôtoit tout moyen de réflechir, crut
d’abord qu’Euphémie n’avoit été que refroidie, mais
insensiblement il comprit qu’il s’abusoit. Les égards
& la plainte prouverent son amour & sa douleur :
Euphémie en fut encore touchée ; mais depuis que son
cœur avoit changé, elle s’étoit laissée flatter par ces
idées de coquetterie que l’empressement des hommes
inspire à une femme ; & ils ne sont jamais si
empressés à la séduire que lorsqu’ils sont animés par
l’espoir de lui faire adopter leurs mœurs. Euphémie
cessa de feindre avec son amant ; elle sentit même que
c’étoit une injure pour lui que de le plaindre
vainement, & elle lui annonça par
principe de probité que le monde l’avoit égarée. Melidor
fut consterné : un silence attendrissant fut
l’expression de la plus vive douleur qu’il eût jamais
sentie ; ensuite prenant la parole & levant les yeux
sur elle : eh bien, lui dit-il, puisque le monde a pu
vous charmer, suivez la trace des plaisirs qu’il a fait
briller à vos yeux, mon foible mérite & mes tristes
sentimens ne sont pas faits pour triompher d’un prestige
enchanteur ; je ne vous importunerai plus, je vous
coûterois des regrets, & j’en connois trop
l’amertume odieuse pour vous y exposer ; mais dans vos
plaisirs souvenez-vous de moi, songez combien je vous ai
aimée ; & si jamais vos sentimens viennent à
changer, que je sois le seul qui puisse vous en inspirer
encore. Ah ! lui dit-elle, je n’oserois pas revenir à
vous, je serois indigne de vos moindres sentimens : non,
reprit-il, vous me retrouverez toujours : & tout ce
que je crains, c’est que livrée une
fois à ce monde qui deviendra aimable pour vous, il
n’arrive jamais que vous ayez besoin de mon cœur. Si je
suis assez malheureux pour cela je me ferai une raison
qu’à présent je ne puis regarder que comme un malheur ;
je tâcherai de moderer mon amour & d’en faire de
l’amitié (quelle amitié ce sera ! l’univers n’en aura
jamais vu de si tendre) : je m’offrirai alors à vos
regards, ils vous annonceront le bonheur d’une union
nouvelle & charmante, vous en serez attendrie, vous
accepterez un ami, & je serai encore heureux.
Euphémie baissa les yeux : le trouble d’une ame honnête
se peignit dans son embarras : Melidor prévit qu’elle
alloit par foiblesse abjurer son erreur & son
inconstance, & il la quitta pour n’être pas exposé à
prendre une foiblesse pour un sentiment. Reprenez votre
premier courage, lui dit-il, connoissez
votre cœur, sçachez qu’il n’est plus à moi, qu’il est au
monde qui le reclameroit demain ; & en me quittant
absolument pour lui, croyez que vous m’offensez moins,
qu’à balancer entre lui & moi après m’avoir vu
malheureux. Il la laissa livrée à cette triste agitation
qu’entraînent les reproches intérieures : il lui étoit
doux de pouvoir estimer son cœur en condamnant son
esprit ; & pour ne pas perdre ce préjugé favorable
il partit le lendemain & alla s’enfermer dans une
terre éloignée. Il n’y avoit plus que la solitude qui
pût lui offrir des plaisirs : on n’en ambitionne pas
dans la douleur, on les repousseroit s’il s’en
présentoit, mais on les sent nécessaires, & l’amour,
qui gémit, permet que sous le nom de consolations ils
puissent encore s’offrir & tromper la tristesse.
Sans doute qu’en arrivant dans cette terre il ne vit
qu’un désert : on cherche l’objet qu’on
évite, on le demande aux arbres, aux fontaines, aux
buissons, on se sent attirer vers les lieux les plus
indifférens ; on pense que sa présence les embelliroit ;
& quand après avoir inutilement promené ses regards
& ses pas, on est convaincu qu’il ne faut plus
l’attendre, le plus beau lieu n’est plus qu’un affreux
Océan. Alors on s’abandonne à la plus noire mélancolie,
mais bientôt la nature repousse les traits de la mort
qui la menace, elle appelle à son secours les consolans
projets, (unique remede aux mots de sentiment) & en
peu d’instans quelquefois le ravage du désespoir est
réparé. Melidor après avoir passé deux jours dans un
abattement extrême, voulut se procurer des
distractions ; les plaisirs de la campagne furent tour à
tour essayés, aucun ne put remplir l’idée qu’il s’en
étoit faite. Il avoit de l’esprit & sçavoit bien
écrire, il prit une plume & traça ses
sentimens avec une force dont le génie même n’avoit
jamais approché. Il passa plusieurs heures dans son
cabinet, & lorsque la main se trouva fatiguée, le
cœur se sentit soulagé. Il se promit de recourir tous
les jours au même remede, il se trouvoit trop heureux
d’en avoir rencontré un à sa douleur ; mais de nouvelles
distractions l’éloignerent de son objet. Il avoit une
cousine dans son voisinage nommée la Marquise de
Florival, femme spirituelle et folle, qui de sa vie
n’avoit connu l’amour, & ne se doutoit pas qu’on pût
soupirer par goût ni par surprise. Il lui falloit des
amusemens, & dans ce moment elle étoit seule,
abandonnée à ses desirs errans, attendant qu’un être,
quel qu’il fût, vînt ranimer sa machine languissante.
Melidor qui jamais n’avoit goûté son caractere opposé à
l’amour, n’avoit eu garde de l’aller voir. Elle trouva
son cousin très-incivil en apprenant qu’il
étoit depuis quelques jours dans son voisinage sans
qu’il eût donné signe de vie ; elle fit mettre deux
Anglois sur sa chaise, & courut droit chez lui.
Melidor fut fâché de la voir, sans en être surpris. Un
homme du monde est accoutumé à voir une folle qui
s’ennuye, ne connoître d’autre loi que le mouvement. Il
la reçut avec une froideur mal déguisée ; la Marquise
qui lui connoissoit au moins de la politesse fut étonnée
de cet accueil, & ne tarda pas à lui en demander la
raison. Je n’en ai aucune pour vous manquer, lui dit-il,
mais vous arrivez dans un moment où préoccupé d’affaires
sérieuses, je ne puis guere me livrer au plaisir qu’en
tout tems vos visites ont droit de me faire. Tu ne me
dis pas ce que tu penses, mon cher, répondit la
Marquise ; tu voulois être seul & tu n’aimes pas le
nombre de deux : parle-moi plus sincerement, & je
remonte dans ma chaise ; je n’aime pas à
gêner, & je tâche toujours d’arranger les autres,
mais je veux qu’on soit sans détour avec moi . . . On ne
peut en dire plus & montrer plus de bonté, répondit
Melidor ; je ne sçais comment après vous avoir entendue,
on pourroit vouloir vous en imposer ; mais, Madame, je
vous jure qu’en cette occasion il ne se présente aucun
service à me rendre, & que votre présence me fait
tout le plaisir que je puis goûter dans ma
préoccupation . . . Ah, tu persistes ! eh bien, je reste
ici pour te déplaire ; tu connoîtras le prix des gens
sinceres & le respect qu’on leur doit. Allons,
dit-elle à un Domestique qui traversoit l’appartement :
qu’on remise ma chaise, je reste ici, je couche ici, mon
cousin mérite bien cette honnêteté de ma part pour la
façon dont il me reçoit . . . Melidor lui dit avec un
froid à glacer, je vous assure que vous m’obligez tout
à-fait en agissant ainsi, il ne tiendra
pas à moi que vous n’en soyez convaincue ; mais j’avois
affaire quand vous êtes arrivée, permettez-moi d’agir
sans façon comme vous, & de vous quitter pour une
heure, je vous paroîtrois très-maussade si je me gênois,
& j’ai assez de torts à vos yeux sans y ajouter
celui de vous ennuyer . . . Je suis de ton avis,
reprit-elle, & d’autant mieux que tu m’ennuyerois
mieux qu’un autre avec le ton que tu as ; mais daigne te
souvenir que tu ne me demandes qu’une heure, & que
si tu consultes plus ton goût que ta montre, tu me
verras bientôt t’aller relancer. Melidor sourit, &
partit en pestant dans son cœur. Cette Marquise jouera
un rôle dans cette histoire ; il ne faut pas qu’on se
prévienne contre elle : elle est brusque &
opiniâtre, mais elle a des vertus & des charmes. La
nature l’a fait pour intéresser les honnêtes gens que la
fausse politesse & les belles manieres ont trompés & ennuyés cent fois ;
caractere estimable & peut-être précieux depuis que
quelques vices de mode ont anéanti jusqu’au souvenir des
plus aimables vertus. A l’égard de la figure on n’en vit
pas souvent de plus piquante, il y manquoit ce jeu de
coquetterie que l’art répand aujourd’hui sur toutes
celles que nos yeux ont la foiblesse de distinguer ; il
y régnoit même un certain désordre qui d’abord ne
prévenoit pas, mais en l’examinant mieux on y trouvoit
des choses qu’on étoit fort aise que l’art eût
respectées. On y remarquoit plus de folie que de beauté,
plus de jeu que de fond ; elle ne plaisoit point quand
on la voyoit, mais elle plaisoit quand on l’avoit vue ;
& c’est peut-être à ces sortes de figures qu’il est
réservé de faire les plus solides impressions. Melidor
n’étoit pas en état de considerer tout cela : il étoit
trop occupé de sa passion pour songer au plaisir de l’infidelité, il n’étoit même pas de ces
hommes pour qui une rencontre est toujours une occasion.
Ce n’est pas qu’il n’eût été foible quelquefois, mais le
tems seul avoit vaincu sa répugnance à s’engager sans un
goût décidé. Il ne vit dans la Marquise qu’un objet qui
venoit l’importuner ; il la connoissoit d’ailleurs,
c’est-à-dire il l’avoit vue plusieurs fois, & jamais
il n’avoit remarqué que ce qu’elle offroit à la
critique. Son dessein en la quittant avoit été de ne
revenir que fort tard au Château : il ne voyoit que ce
moyen de la guérir de l’envie d’y rester ; mais la
Marquise qui s’étoit expliquée, ne lui pardonna pas de
vouloir braver ses menaces. Lorsque l’heure qu’elle
avoit accordée fut passée, elle courut après lui, &
le chercha avec tant de vivacité qu’elle le trouva
enfin. Il étoit assis sous un berceau élevé par la
nature & élégamment façonné par l’art : elle lui reprocha avec sa brusquerie ordinaire la
malhonnêteté de sa conduite. Une douce pensée l’occupoit
peut-être en ce moment, & il fut fâché de la perdre.
La Marquise vit de la douleur dans sa réponse : elle
étoit faite pour distinguer, par le cœur sur-tout, le
ton & l’intention d’une réponse ; elle comprit que
quelque sentiment triste avoit dicté celle dont elle
pouvoit se plaindre. Qu’as-tu donc, mon cher cousin, lui
dit-elle, je vois que tu es plus chagrin qu’incivil,
& je veux sçavoir ce qui fait cela ? Melidor qui
connoissoit son caractere opposé à l’amour la trouvoit
la femme la moins propre à recevoir la confidence qu’il
avoit à faire, & il répondit avec une douceur
contrainte, qu’il n’avoit rien dont elle dût se
préoccuper. Non, reprit-elle, tu as des chagrins, &
je veux les sçavoir : tu ne me soupçonnes peut-être pas
de connoître la pitié & la discrétion ! tu auras lieu de m’estimer plus quand tu
m’auras instruite. En ce moment toute sa figure
changea : elle avoit le cœur bon, le cœur parla, &
il appartient au cœur d’accorder tous les traits du
visage aux sentimens qui naissent en lui. Melidor vit ce
changement subit, il en fut flatté : l’intérêt est
toujours flatteur dans l’objet même de notre répugnance,
surtout quand nous sommes malheureux. La Marquise
insista, & il ne refusa de se confier que par la
nature de la confidence qu’il avoit à faire. Enfin elle
le pressa tant, que revenus au Château, & tous deux
renfermés pour ainsi dire dans un petit cabinet à peine
éclairé par ce foible jour qui fait jouir de la
discrétion de la nuit, il lui confia le secret & le
malheur de sa passion. Eh bien, lui dit-elle, après
avoir écouté, te trouves-tu si malheureux pour avoir
perdu une folle ? une folle ? dit-il, elle
ne le fut jamais : son changement est le crime du
monde ; le monde lui a fait des raisons de changer, ces
raisons lui ont paru respectables, parce qu’on ne les
dit pas sans bruit, & le bruit l’a épouvantée : elle
n’a manqué que de fermeté ; & peut-être qu’adorée
aujourd’hui de ses tyrans, elle regrette les plaisirs
qu’ils ont enlevés à son cœur . . . Je ne raisonne pas
comme toi, dit la Marquise, elle me paroît incapable de
te regretter, & indigne que tu la regrettes : une
infidelle mériteroit plus d’indulgence : quand on quitte
un homme par l’ascendant d’un autre, on a une excuse
dans cet ascendant, on a du moins des raisons à donner,
& elles paroissent bonnes si elles sont sinceres :
mais devenir inconstante, parjure, inhumaine &
sacrifier tout à rien, parce que quelques Histrions vous
auront dit, nous vous rirons au nez si vous continuez
d’aimer cet homme ? il n’y a pas moyen
d’excuser un pareil procedé ; & si c’est une
foiblesse, cette foiblesse deshonore tous les charmes
& toutes les bonnes qualités qu’une femme peut avoir
d’ailleurs : mais il n’y a pas de bonnes qualités sans
jugement & sans reconnoissance, ainsi ta maîtresse
est ou une folle ou un monstre. Cet arrêt étoit un peu
rigoureux, mais c’étoit le cœur qui parloit, & le
cœur est généralement plus équitable qu’éclairé. Melidor
excusa sa maîtresse autant qu’il le pouvoit, mais la
brusque Marquise n’ayant jamais aimé, ne connoissant pas
les illusions de la passion, & ne sçachant pas les
respecter, ne voulut jamais se rendre à ce qu’il lui
disoit ; ne me parle pas de cette femme, répondit-elle,
je la déteste ; je connois le monde comme toi, mieux que
toi ; je sçais qu’il n’offre rien à une femme qui puisse
justifier le mépris de ses propres sermens. Hélas ! dit
Melidor, je sçais cela comme vous, cependant il faut bien que je l’excuse, il faut bien que
je me dissimule l’erreur & peut-être le malheur de
mon indulgence . . . non, il ne faut pas cela. il ne
faut jamais être la dupe de son cœur : si les femmes
viennent à te soupçonner de cette foiblesse, tu es
perdu. Le parti le plus sage c’est d’abandonner une
folle au penchant qui l’entraîne aujourd’hui, & de
te faire un autre penchant : tu seras aimé demain avec
la tendresse que tu as dans le cœur, & toute femme
te vaut mieux aujourd’hui que celle qui t’a manqué.
Melidor sentoit le vrai des discours de sa cousine : (la
foiblesse souvent souffre le jugement) mais il ne
souhaitoit pas encore de les mettre à profit. Il se
disoit seulement qu’elle le conseilloit bien ; & il
étoit surpris qu’un bon conseil partît de cette tête
extravagante. S’il l’avoit moins connue, & s’il
avoit pu attacher du plaisir à toucher une femme, il eût
présumé que l’amour sous les traits de la
pitié se glissoit dans son cœur, mais il ne le
souhaitoit pas & ne le crut point : cependant la
Marquise continua de parler avec beaucoup de raison ;
& comme il ne cessoit de soupirer, elle mit bientôt
de la chaleur dans ses discours ou involontairement ou à
dessein de l’étourdir afin de le persuader plus
aisément. L’opiniâtreté de Melidor fit qu’elle s’anima
beaucoup ; & comme il faisoit très-chaud d’ailleurs,
elle fut obligée d’ôter le mouchoir qui couvroit sa
gorge pour respirer plus aisément. Elle avoit le sein
admirable ; Melidor n’y avoit jamais fait attention ; en
ce moment il eût été obligé de lui rendre hommage par
des regards surpris, mais la nuit tout-à-fait tombée ne
permettoit pas de rien distinguer. Les bougies vinrent :
Melidor en ce moment répondoit quelque chose à la
Marquise, & la moitié de sa réponse
parut expirer sur ses lévres. La Marquise qui s’en
apperçut, & qui sans doute n’étoit point coquette,
remit son mouchoir, & continua de parler contre
Euphémie : Melidor ne cessa pas de la défendre, mais il
commença à regarder sa cousine avec plus de
complaisance. On servit le soupé ; & pendant tout le
tems qu’il dura, Melidor ne soupira plus, & dit des
choses fort honnêtes à la Marquise. Elle commença à
soupçonner l’ouvrage de ses charmes, c’est-à-dire à
penser qu’elle pourroit être aisément la femme qu’elle
conseilloit de faire succeder à Euphémie, si elle
vouloit y consentir ; mais son dessein n’étoit pas de
prendre un amant, encore moins de consoler un amant sans
avoir de l’amour pour lui. Après le repas il lui fit
entendre qu’on ne pourroit jamais l’engager à renoncer à
Euphémie sans le secours de la séduction, mais que cette
séduction étoit possible. La Marquise
se seroit expliquée si elle avoit vu un danger plus
pressant. Ne le voyant pas, elle parut ne s’apercevoir
de rien, & se contenta de mettre une certaine
modération dans les choses qu’elle crut devoir encore
lui dire pour sa guérison. Melidor ne soupçonna rien de
ce qui préoccupoit sa cousine, il vit pourtant qu’elle
ne lui parloit pas avec la même chaleur, mais il crut au
contraire que cette différence presque imperceptible ne
naissoit que de la différence même de ses dispositions,
& n’annonçoit que des sentimens auxquels elle
craignoit par décence de laisser trop de liberté. Dans
cette prévention il lui serra la main en la quittant,
& lui fit à-peu-près comprendre qu’il étoit touché
de la sorte d’intérêt qu’elle daignoit prendre à lui. Le
sommeil ne remplit pas toute leur nuit, Melidor sur-tout
rêva beaucoup à ce qui lui arrivoit : il
éprouva qu’aucune femme dans le monde ne nous attache
plus promptement que celle qui nous inspire des
sentimens qui doivent nous surprendre. En effet, il
auroit parié la veille que jamais la Marquise ne seroit
capable de faire une surprise à son cœur : il étoit
honteux du très-mauvais accueil qu’il lui avoit fait ;
& cela prouve qu’on doit toujours se conduire avec
une femme comme si l’on devoit un jour l’aimer. La
Marquise fit des réflexions toutes contraires : elle ne
vouloit point d’engagement, & prévit avec chagrin
que Melidor la forceroit bientôt à lui déclarer sa
résolution. Pour s’épargner la peine de faire un aveu
qui dans de certaines circonstances coûte à l’humanité,
elle prit le parti de retourner dans son Château dès le
lendemain : elle ne fit point de réflexions qui pussent
balancer les raisons qui l’y déterminoient, quoiqu’elle
eût le cœur très-bon, & qu’elle sentît
la violence que Melidor trouveroit dans ce procedé. Elle
pensa que la pitié est une foiblesse dont la probité
exige le sacrifice, lorsqu’on ne veut point aimer
l’amant dont elle va flatter l’erreur. Le lendemain la
surprise de Melidor fut extrême, lorsque se préparant à
passer dans l’appartement de sa cousine, il apprit
qu’elle étoit partie. Il crut d’abord avoir mal entendu,
il fit expliquer celui qui lui apprenoit cette nouvelle,
& le traita de fou ; il voulut s’assurer par
lui-même de ce qui en étoit, & il fut convaincu
qu’on lui avoit dit la vérité. Il ne put rien comprendre
à ce procedé : il chercha à s’accuser des raisons qui
pouvoient y avoir donné lieu, & l’amour-propre le
favorisa dans son dessein. J’ai mal répondu aux avances
qu’elle me faisoit, se dit-il, j’ai paru rejetter les
conseils intéressés que l’amour lui fournissoit, elle ne
me parloit que de mon bonheur, & je ne
lui parlois que d’Euphémie ; en faut-il davantage pour
comprendre les idées qu’elle a eues en s’éloignant si
promptement ! . . . mais à présent elle souffre, elle
est humiliée & se plaint de moi : faudra-t-il que
j’immole un bonheur qui vient s’offrir, une femme
aimable qui vient me trouver, à une autre dont le cœur
n’est plus à moi, & dont l’esprit volage doit
m’apprendre à respecter le sentiment. . . De réflexions
en réflexions il se fit aussi coupable qu’il l’étoit
peu, & la plus prompte réparation lui parut un pur
acte de justice. Il se rendit chez la Marquise : en
l’abordant il étoit troublé ; ce n’étoit plus cet homme
que les prévenances & les marques d’amitié n’avoient
jamais pu rendre honnête envers elle, qui abusant
toujours de la familiarité qui permet une légere
raillerie, l’avoit faite servir cent fois de prétexte au
mépris & à la satyre ; c’étoit un coupable qui
reconnoît des charmes dans l’objet qu’il a
dédaigné, & qui vient, touché de ces charmes, offrir
l’impression qu’ils ont faite sur lui en expiation de
ses crimes . . . Beaucoup d’hommes ont été dans le même
cas ; j’en ai vu quelques uns, & ils avoient l’air
fort sot, les femmes en ont encore plus vu que moi ;
& aujourd’hui lorsqu’il arrive à un de nous de leur
faire de ces sortes d’outrages, un Spectateur
expérimenté peut reconnoître en elles une sécurité qui
fait comprendre tout ce qu’elles attendent de la
foiblesse de notre repentir : cette sécurité ambitieuse
& humiliante seroit une forte leçon s’il pouvoit y
en avoir d’utiles pour nous. Les premiers mots du
discours de Melidor firent comprendre à la Marquise
l’erreur où il étoit : elle ne s’offensa pas de sa
prévention. Les femmes qui ont l’esprit gai & le
cœur bon, ne se fâchent jamais qu’à l’extrémité : elle
ne prit pas même un autre ton que celui
qu’elle avoit toujours en lui parlant, mais ce qu’elle
lui dit suffisoit pour l’éclairer. Mon cher ami, lui
dit-elle, tu me fais plus d’honneur que je ne mérite :
tu m’as supposé ou un penchant bien fort pour l’amour,
ou un goût bien décidé pour le mérite, puisque tu m’as
cru amoureuse de toi si promptement ; il faut que je
t’avoue & que tu sçaches que dans les hommes rien ne
m’a jamais touché que la probité, & dans l’amour
rien ne m’a tant déplu que la promptitude de son premier
effet : ainsi crois que tu t’es trompé ; & comme tu
penses sans doute que c’est un mérite dans une femme que
d’avoir une des deux qualités que tu m’as supposées,
crois encore, comme je te l’ai dit, que je ne suis pas
digne de ta flatteuse prévention. Melidor resta
stupéfait, & ne sçut que répondre : dans cet
embarras il répondit mal ; vous raillez, lui dit-il,
& vous raillez bien ; certainement il
faut être fin pour ne s’y pas méprendre ; mais pourquoi
cet effort pénible ? le croyez-vous nécessaire avec un
homme qui vient vous justifier un penchant heureux ? si
mon indifférence, que vous avez pu long-tems condamner,
vous forçoit encore aujourd’hui à la dissimulation d’un
sentiment si naturel, j’excuserois tant de prudence ;
mais ma démarche auprès de vous en fait un outrage pour
moi : vous devez bien voir que je suis touché de vos
sentimens, puisque je viens vous en offrir le prix . . .
Je te sçais gré de ton intention, répondit-elle, mais je
te conseille de me la conserver pour de meilleures
occasions : toi qui aimes avec une ardeur incroyable, tu
t’imagines que l’on s’enflamme aisément, tu prends tous
les sentimens pour de l’amour, & tu m’as cru
amoureuse de toi parce que je t’ai montré un intérêt vif
que j’ai cru devoir à ta situation malheureuse ?
connois-moi mieux, & ne confonds plus
une sensibilité honorable avec une frénésie ridicule. Je
n’ai jamais aimé, & si je ne m’abuse pas (à force de
mépris pour l’amour) jamais tu ne me verras en proie à
cette passion furieuse & fatale. Tu m’as cru folle
jusqu’à ce jour, & cette prévention m’a souvent valu
de ta part des marques de mépris ; apprends que je me
suis fait ce caractere exprès pour me sauver des
ennuyeuses protestations que les hommes croyent toujours
devoir aux caracteres sérieux. J’avois si mauvaise
opinion de l’amour que je ne voulois pas même qu’on
songeât à me l’inspirer, ni qu’on me crût capable de le
sentir. J’ai donné mille preuves de folie pour
m’épargner le soupçon d’une folie plus réelle. Cependant
j’ai vu avec pitié les maux des amans quand je l’ai pu
sans me compromettre ; la bonté m’y portoit, ce sont des
malheureux qui méritent qu’on tâche de les soulager ;
c’est ce sentiment qui m’a portée à mettre
de la vivacité dans les conseils que je te donnois, tu
t’es trompé aux motifs qui me faisoient agir : la vanité
peut-être a fait ton erreur, mais je veux croire que
c’est ton cœur qui t’a trompé ; tu m’en paroîtras plus
digne de mon estime, mais tu n’en remporteras pas plus
d’avantage sur le mien : je ne veux point aimer, je suis
contente de mon sort, s’il y a eu bonheur vrai il est
dans l’indifférence . . . Eh pourquoi ne seroit-il pas
dans l’amour ? dit Melidor ; pourquoi un sentiment qui
naît avec nous & qui double notre être, ne
multiplieroit-il pas nos plaisirs ? . . . parce que nous
avons des passions qui disputent à l’amour le droit de
nous rendre heureux ; dès qu’il commence à nous animer,
ce n’est plus qu’un combat entr’elles & lui dont
nous sommes la victime. L’amour d’ailleurs demande
l’heureux accord de deux personnes; quel assortiment ne
faut-il pas, y a-t-il dans l’univers deux
êtres faits véritablement l’un pour l’autre ? ce qui
manque à l’un désespere l’autre, & les tristes
réflexions que fait celui-ci lui donnent bientôt des
défauts : ainsi l’amour est fait pour détruire la
perfection même, puisqu’il rend injuste dès qu’on ne la
rencontre pas. Je te dirois encore bien des choses,
ajouta-t-elle, je pourrois parler deux heures de suite
sur ce sujet sans m’épuiser, mais je te fais la grace de
croire que tu n’es pas disposé à m’y réduire. Non,
répondit Melidor, je les épargne à mon amour-propre que
vous auriez humilié par tant de raison, si je n’avois
pour excuse la violence d’un sentiment que je n’ai
jamais pu vaincre. Vous raisonnez aussi bien pour votre
bonheur que pour le mien : que ne puis-je imiter votre
exemple & devenir aussi indifférent que j’ai été
foible ! Leur conversation ne finit point-là : la
Marquise le voyant tomber dans une triste
rêverie imagina pour le guérir d’Euphémie de lui donner
mauvaise opinion des femmes. Quoiqu’elle n’eût rien
moins que l’esprit méchant, elle sçavoit qu’elle pouvoit
dire bien des choses qui la meneroient à son but, sans
que la justice eût à en murmurer. La confiance que
Melidor commençoit à prendre en elle, fut auprès de lui
le garant de la vérité de ses discours ; d’ailleurs un
homme sçait toujours bien que les femmes ne sont point
parfaites, & le procedé d’Euphémie à son égard ne
confirmoit que trop dans son cœur ce que naturellement
il devoit penser de l’imperfection de son sexe. Ses
réflexions s’unirent à celles de la Marquise ; & le
tout forma un sujet complet de méditation lorsqu’ils se
furent séparés. Euphémie toujours également adorée, ne
fut plus également défendue par la prévention. Il parut
naturel & même nécessaire à Melidor de la
condamner ; il la condamna en effet ; son
esprit ne disoit plus rien pour elle ; il quitta ce
triste sujet pour se jetter sur les femmes, &
l’activité de son imagination lui fit prononcer des
arrêts fort séveres. C’est une folie, une duperie,
dit-il, que de les aimer avec cette bonne foi qui éclate
dans tous les mouvemens : la Marquise est estimable
& ne les estime point ; Euphémie fut tendre &
m’a quitté sans raison ; faut-il des témoins, des
preuves plus croyables de la fragilité, de la legereté,
de la cruauté même de ce sexe trompeur ! si la foiblesse
peut nous réduire à en avoir besoin, le cœur, lui-même,
est tout prêt à déposer contr’elles ; je sens que le
mien ne noutrit plus la passion qui l’a trop abusé, que
pour murmurer contre sa dépendance. Oui, elles sont
toutes légeres ; Euphémie l’a été ; Euphémie qui tant de
fois eut de la peine à concevoir qu’elles pouvoient
l’être ; Euphémie que j’ai tant aimée, qui m’a tant
aimé, qui fut de si bonne foi dans ses
sermens, qui paya si souvent à l’amour ce tribut de
larmes & de transports qu’arrachent
l’attendrissement & le plaisir ? elle a changé, elle
a quitté tout ce qu’elle avoit aimé pour ce qu’elle
n’aimoit pas encore, des sentimens pour des louanges,
des plaisirs pour des songes ; ah ! les autres femmes
ont le même caractere avec plus de défauts ; Euphémie
qui leur fut supérieure par ses premieres vertus, les
définit aujourd’hui par son inconstance. Il quitta la
retraite, & revint nager dans ce vuide rempli
autrefois de tant de plaisirs pour lui. Par-tout il crut
voir des preuves de la sagesse de son mépris pour un
sexe reproduit en tous lieux par l’activité de la
médisance : Comédies, Romans, Livres de morale,
entretiens familiers, tout lui peignit les femmes comme
il vouloit les voir. Pas une seule réflexion qui pût le
desabuser ; de mille Auteurs qui se sont
plu à lancer d’injustes traits contre cette moitié
charmante de l’espece humaine, aucun ne fut soupçonné
par lui d’en avoir parlé en ignorant ou en forcené. Il
rencontra Euphémie : son cœur tressaillit ; malgré lui
il la regarda tendrement. L’objet d’une véritable
passion est immortel dans notre ame. Eh bon jour, lui
dit Euphémie, comment vous portez-vous ? c’est un
miracle de vous voir ; qu’êtes-vous donc devenu ? . . .
il fut piqué de ce ton leger : je ne vous ai jamais
quittée, répondit-il, mais je me cachois derriere les
gens avec qui vous m’oublïez, pour apprendre à vous
oublier à mon tour. . . mais j’ai toujours pensé à vous,
dit-elle, c’est une folie que cela. . . que faites-vous
aujourd’hui ? . . . ce que je ferai tous les jours de ma
vie ; me rappeller ce que vous fûtes, & réflechir à
ce que vous êtes devenue. . . Je vous demande où vous
comptez souper ? reprit Euphémie ; chez
moi, Madame ; car après m’être ennuyé dans le monde
toute la journée, il m’est nécessaire de réflechir aux
causes de cet ennui, pour pouvoir dormir un peu
tranquillement. Ah ! dormir ; est-ce qu’on doit avoir ce
ridicule-là ! allons, vous viendrez avec moi ; je vous
mene. . . eh ! où me menez-vous ? . . . n’en êtes-vous
pas inquiet ? la singuliere question : que vous importe
pourvu que vous soyez bien. . . non, je serois fort
mal ; vous avez pris des habitudes qui ont encore le
droit de m’attrister ; vos maisons, vos sociétés
renferment des fous qui ne me font point rire :
permettez-moi de ne vous pas suivre . . . mais c’est
chez moi que je veux vous mener . . . chez vous ! qu’y
ferions-nous ? prévoyez-vous l’ennui que je vous
causerois ? . . cette crainte ne m’arrêteroit pas,
répondit-elle ; je vous aime toujours, & cette
mélancolie dont vous craignez pour moi le contre-coup
seroit justement ce qui me feroit
insister ; mais vous ne m’ennuyerez point, je vous en
réponds, venez en toute assurance. Il se laissa
conduire : en chemin, il soupira malgré lui. Cette femme
qui le revoyoit avec plaisir, qui lui parloit avec
sentiment, étoit infidelle & coquette. Il y avoit du
danger à l’entendre : s’il se trouvoit seul avec elle à
souper, il pourroit s’enyvrer dans un tête-à-tête, &
le lendemain il faudroit l’oublier encore ; car une
coquette a des fantaisies, des souvenirs, des regrets
même, mais ne peut plus avoir des sentimens. Il en étoit
si persuadé qu’il avoit honte de ne pouvoir pas se
répondre de lui dans cette circonstance. Ces réflexions
l’occupoient lorsque Euphémie lui dit, sçavez-vous que
nous serons seuls ? seuls ! Madame ; vous aviez
peut-être des engagemens, & vous les rompez pour
moi ? cela est vrai, on se doit à ses anciens amis ; je
suis charmée de pouvoir vous parler ; je
vois que vous souffrez . . . mais bannissez cet air
triste ; nous voici dans un de ces momens qui firent
autrefois votre bonheur, ne vous occupez que de cela,
puisque vous me voyez encore si touchée du plaisir d’y
penser, moi-même. . . Je me corrigerai, répondit Melidor
ironiquement, je m’accoutumerai à croire que le dernier
plaisir doit être le seul qui occupe ; assurément j’en
ai beaucoup de vous retrouver avec des sentimens aussi
tendres. Cette réponse où Euphémie vit bien que toutes
les pensées de Melidor n’étoient pas renfermées, alloit
la faire rêver lorsqu’ils arriverent. Melidor lui donna
la main, & en entrant dans l’appartement commença à
remarquer mille traces de coquetterie, qui malgré lui le
firent frissonner. Il passa insensiblement dans un
cabinet . . . l’amour autrefois y avoit uni sa touchante
simplicité aux graces d’une voluptueuse élégance. L’art
y régnoit maintenant ; l’art y avoit
détruit jusqu’aux vestiges de la nature. Euphémie l’y
laissa un moment, il soupira ; ses rapides réflexions
lui dirent tous les outrages que l’amour y avoit reçus.
O Euphémie ! vous n’avez plus ce cœur ni cet esprit qui
vous rendoient heureuse dans la simplicité. Il faut que
la magnificence, l’imposture des arts, la recherche dans
les plaisirs distraye vos amans & vous-même du
malheur de n’avoir que des jours longs au milieu de vos
fastueuses chimeres, & dans le printems de la vie.
Quand vous étiez sensible, quand vous étiez
véritablement adorée, la volupté aimoit à embellir vos
instans & non pas vos cabinets ; elle se plaisoit à
regner avec vous dans des retraites délicieuses &
non dans des Palais magiques. Vous avez perdu vos mœurs
& vos plaisirs ; il vous reste des amans frivoles
& trompeurs comme vous, la nécessité d’en changer
& d’en reprendre, l’ennui d’une situation qui vous
trompe sans vous satisfaire : ô
Euphémie ! . . Elle rentra en ce moment : un deshabillé
qui n’étoit pas celui de l’amour, mais qui bientôt en
approcha par l’addition des graces, l’offrit aux regards
de Melidor avec le droit de le charmer ; mais le
sentiment n’étoit plus dans les yeux de l’infidele. Il
dit, hélas ! ces charmes ne sont plus pour moi ;
d’autres yeux que les miens les ont contemplés
insolemment, ils s’offrent, & il n’entre-là aucune
préférence ; c’est l’occasion qui les décide : Euphémie
ne connoît plus d’autre plaisir que de séduire : non,
qu’elle garde ses piéges & ses attraits pour des
amans qui n’ont point à regretter le cœur que je lui
connus ; que l’amour me sauve de l’avilissement où me
plongeroit une foiblesse. Cependant il auroit succombé :
l’occasion est une loi quand on a une ame & une
imagination : quelle loi ! nos cœurs trop tendres en
sont la victime, nos regrets en sont la
suite, & son empire est toujours le même jusqu’à la
fin de notre vie. O femmes ! quel mal n’allez-vous pas
nous faire si vous lisez ceci comme je l’écris. Une
conversation fort vive d’un côté & fort tendre de
l’autre, suivit ce premier regard de Melidor : elle
alloit peut-être entraîner une conclusion, lorsqu’on
annonça le Marquis de * * *. Quel être ! ô plat animal
fait pour ramper ; que viens-tu faire où l’on ne
t’attend point ? sors, cours animer des femmes
condamnées justement à t’entendre ; laisse Euphémie
t’oublier dans un doux délire ; ce moment va peut-être
changer son cœur, mille vertus l’attendent après qu’elle
aura appris à rougir . . . mais tu ne m’écoutes point ;
tu t’avances, tu parles, ah ! tu parles ; Euphémie te
lorgne & bâille, le plaisir s’envole : tu viens de
l’épouvanter. Un sot qui répete les sottises des autres,
& dont l’esprit n’est que du bruit,
déplaît à un homme amoureux qui retrouve ce qu’il aime,
mais du moins le soupçon ne se mêle point à l’ennui,
& l’Amour n’est point tenté d’aller chercher un
rival dans cet automate importun. C’est ce qui n’arriva
point à Melidor : il fut persuadé que le Marquis n’étoit
pas automate pour Euphémie pendant les vingt-quatre
heures du jour. Quel moment ! voir ce qu’il avoit adoré
avili par un choix. . . eh ! qui n’a-t-elle pas dû aimer
avant que d’en venir à cette extrémité choquante ?
est-elle digne d’être encore aimée ? non, le mépris doit
remplacer la foiblesse qui alloit lui rendre ses
droits ; elle n’a plus que le droit de varier son
deshonneur sans que Melidor s’en offense. Il sort, il
marche seul dans les rues, la nuit augmente l’horreur de
ses réflexions, il voit l’amour exilé de la terre : il
rentre chez lui ; ses pensées, ses souvenirs, tout le
tourmente & devient fureur : il ne dort point :
peut-on dormir quand on hait ? oui, il
déteste une femme couverte d’opprobre à ses yeux ; il
pouvoit pardonner une infidelité, Euphémie confuse &
sincere avec lui auroit vu couler ses larmes en lui
avouant un amant digne d’elle ; mais un sot, un fat, le
rebut sans doute des femmes honnêtes . . . voilà où
conduit la coquetterie ; elle adopte tout, elle embrasse
tout, ne réflechit point, ne trouve de plaisirs que dans
le mouvement, & de la gloire que dans le bruit. Une
femme qui ne choisit point l’amant qu’elle ose aimer, ne
peut finir que par l’indécence ou la folie. Ce jugement
paroîtra outré, mais je raisonne autrement que le monde
dont j’écris la scandaleuse histoire ; mœurs &
maximes, tout y tend à la corruption, la morale y paroît
radotage, & il n’y a plus moyen de se faire lire en
frondant des vices & des excès qu’on adore sous le
nom d’usage ; mais il faut sçavoir radoter au milieu des
fous, & pour sa satisfaction, du
moins, leur dire, écoutez-moi & rougissez. Melidor
se prépara à retourner dans la retraite : il alloit
partir lorsqu’il reçut une lettre d’Euphémie. Toutes les
petites phrases de la coquetterie piquée étoient
répandues dans cette lettre : on y voyoit un cœur
tout-à-fait vuide, & un esprit tout-à-fait égaré. La
singularité d’une fuite choquante y étoit reprochée avec
une dignité emphatique ; on disoit ne pas concevoir ce
manque d’égards pour une femme (comme si une femme qui
ne se respecte pas pouvoit prétendre à autre chose qu’à
des égards très-extérieurs de la part d’un homme qui a
acquis le droit de la punir), on avouoit pourtant que le
Marquis étoit venu-là mal-à-propos, & qu’elle avoit
fait une faute en oubliant de défendre sa porte,
(défendre sa porte ! elle étoit donc accoutumée à la
défendre ? quelle pensée pour un homme jaloux !) on
confessoit encore que ce Marquis étoit
laid, bavard, impertinent ; mais on inféroit de-là qu’on
ne devoit pas le lui donner pour amant, que ce seroit
lui faire outrage que de croire qu’elle eût pû
s’abaisser . . . (s’abaisser ; terme usité encore,
quoiqu’usé, & qui a acquis la valeur d’un aveu à
force d’être contrarié par le fait). Melidor répondit à
cette lettre avec autant d’esprit que s’il n’avoit plus
senti d’amour ; il est vrai que cet amour expiroit,
& qu’alors l’esprit gagne autant que le cœur perd.
On sera peut-être bien-aise de voir cette réponse : la
voici.
Niveau 4
Lettre/Lettre au directeur
« Ma fuite fut
naturelle & ne devoit produire que la honte de
votre égarement ; mais vous ne sçavez plus rougir.
Ce mot est dur, votre sexe sollicite pour vous des
égards quand j’ai tant de raison de condamner
votre cœur, mais c’est par le sexe sur-tout que je
vous méprise ; vous l’avez laissé
dégrader, vous vous êtes livrée à un homme sans
sentiment, sans esprit & sans graces, & je
ne puis plus penser à vos charmes, sans songer à
l’horrible tache qu’ils ont soufferte par
l’avilissement qui les deshonore. Vous faites le
portrait de votre amant ! vous n’êtes plus en
droit d’en faire la critique ; vous l’avez
justifié en le couronnant ; c’est sur vous à
présent que doit retomber tout <sic> la
blâme de ses défauts : comment pouvoit-il s’en
corriger ? ils émisent des titres pour vous
plaire : vous l’avez mis à l’abri de notre mépris,
mais vous avez pris sa place, & c’est dans
cette place que je vous vois. Je crois qu’après ce
mot tout est dit ; je sens du moins que je n’ai
plus rien à vous dire, & je vous conseille de
m’oublier, comme je vous ai déja oubliée. »
Quand on a écrit une pareille lettre à une femme,
on est bien près du plus profond mépris pour toutes les
autres ; mais ce mépris peut se dissiper
par l’agrément des plaisirs. Souvent même on n’en aime
que plus tendrement après avoir cru qu’on renonçoit à
l’amour pour jamais ; mais ce que le plaisir peut
détruire, la solitude ne sert qu’à le fortifier (je
parle des sentimens, quels qu’ils soient). Melidor seul,
livré à ses réflexions, entouré de livres choisis par la
haine, vit augmenter bientôt sa fatale fermentation : sa
tête bouillante ne put contenir toutes ses pensées, il
écrivit & s’enyvra de son encre.