Le Monde: Chapitre X.
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Chapitre X.
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Carta/Carta ao editor
A Monsieur de Bastide.
Monsieur, La lettre suivante m’est tombée par hazard entre les mains: elle m’a semblé propre à entrer dans le projet que vous avez formé de peindre le monde, & d’autant meilleure qu’elle est en effet écrite de bonne foi, & d’abondance de cœur.Lettre.
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Carta/Carta ao editor
Vous ne douterez plus,
mon cher, de la déférence que j’ai eue pour vos
opinions, si je vous confesse que sensible aux
traits malins dont vous assaisonnez vos
plaisanteries, sur ce que vous semblez regarder en
moi comme ignorance, quoique par politesse vous
me sauviez la dureté du mot ; j’ai
enfin consenti à sacrifier quelque tems à la
lecture de l’histoire ancienne. J’avois cru sur
votre bonne foi cette étude bien importante, &
dans cette persuasion je me reprochois de n’y
avoir pas donné dans ma jeunesse quelque partie
d’un tems que (quoique vous en puissiez penser)
j’ai employé à des occupations plus vraiment
utiles. Vous serez bien surpris si je vous dis que
lecture faite, l’acquisition de ces connoissances
m’a paru plus futile que jamais, malgré la haute
prévention que vous m’aviez inspirée. J’ai
parcouru ces histoires tant grecques que romaines,
qui vous paroissent renfermer les exemples de
toutes les vertus, l’appréciation judicieuse de
tous les talens, les réfléxions les plus sages
dictées par ce qu’il vous plaît de nommer
Philosophie. Est-ce de bonne foi que vous m’en
avez fait cette peinture imposante ? je n’y ai vu
presque par-tout que de très-petits
faits exposés en paroles magnifiques, & des
dits encore plus communs, devenus célebres à force
d’être répétés avec emphase par une succession
d’Auteurs enthousiastes. Qu’est-ce que vos sept
sages de Grece ? deux ou trois mots tant bons que
mauvais, & dont le meilleur n’étonneroit
personne maintenant, ont fait leur réputation ; un
fastueux mépris des richesses, qu’ils n’étoient
pas à portée de posseder, (car quelles pouvoient
être les richesses de ces siecles) un grand air de
dignité dans de très minces emplois, voilà ce qui
vous les fait paroître merveilleux. Qu’y voit-on ?
des législateurs ou extravagans, ou réformateurs
d’abus enfantins ; les petits loix de Solon faites
pour un petit peuple ; où l’on entre dans les
détails les plus minutieux ; des réglemens pour
favoriser des paysans ou des manouvriers au risque
de les rendre insolens & paresseux, des
projets d’une égalité entre les
citoyens, impossible, ridicule & qui étouffe
le germe de l’industrie ; un Lycurgue qui bannit
de sa République l’or, c’est-à-dire le seul
encouragement qui puisse porter au travail, qui se
propose de faire un peuple fainéans & de
soldats, une nation vicieuse & oisive ; où le
vol en petit, & ces vils larcins que nous
exposons aux rigueurs de la justice sont
autorisés, tandis qu’il ôte tout moyen aux hommes
habiles de faire leurs affaires : où les femmes
sans graces, sans délicatesse, devenues hommasses
par des exercices qui ne leur conviennent point,
& plus encore par de prétendus efforts de
courage déplacés dans un sexe fait pour inspirer
la volupté, ne peuvent se peindre dans notre
esprit que sous l’idée de nos femmes des Halles.
Mais ce qui est plus étonnant encore, c’est qu’il
se soit trouvé un peuple assez imbécile pour se
soumettre à ces loix, assez fortement attaché à
des sermens extorqués par une
mauvaise ruse, pour se priver des agrémens de la
vie, & se sacrifier au caprice d’un homme
bizarre qui n’avoit d’autre but que de se faire
une réputation ; réputation qui, à le bien priser,
n’est que celle d’un fou très-singulier. Je sçais
bien qu’à se laisser prendre au sens que ces
Historiens tâchent de nous présenter, rien n’est
plus respectable que toutes ces choses ; mais
sommes-nous obligés de ne faire aucun usage de
notre raison, & d’admirer, sans examen, les
sottises qu’ils nous vantent avec emphase. Si l’on
considere les commencemens d’Athenes, de Sparte
& de Rome, qui ne se figure en lisant les
descriptions de leurs combats, bassement mêlés
d’éloges de soldats ou autres particuliers
obscurs, que dans notre siecle on ne daigneroit
même pas nommer dans la Gazette, qui ne se figure,
dis-je, voir les paysans d’un Village se battre
contre ceux d’un autre, aller donner
une bataille & revenir souper chez eux ;
compter pour grands exploits d’avoir enlevé la
moisson ou ravagé les biens en herbe de leurs
voisins : faire six campagnes pour conquérir une
lieue de terrein. Voilà cependant les tems
héroïques, voilà les siecles où régnoit, dit-on,
la vertu : c’est dans ces tems-là que vous voyez
un Horace assez forcené pour tuer ses beaux-freres
& sa sœur, afin d’empêcher Chaillot de prendre
l’autorité sur Passy ; un Brutus avoit la
brutalité de faire supplicier ses fils parce
qu’ils ont tenté de rétablir un Roi qu’on n’avoit
pas eu le droit de chasser pour une faute qu’on ne
doit regarder que comme légere dans un homme en
place ; & dont encore on voloit les biens. On
vante la probité de ces tems ! il est en effet
bien difficile à ceux qui n’ont rien, & qui ne
sont exposés à aucune tentation d’être honnêtes
gens : encore faut-il, pour les trouver tels,
supposer qu’on peut allier avec la probité ces incursions sur le bien d’autrui, qui
sont sans aucune adresse d’esprit, & seulement
l’abus de la force. Si vous allez plus avant dans
l’histoire grecque, vous trouverez des armées plus
nombreuses à force de confédérations, &
quelques exploits qu’on peut en effet recueillir :
mais vous appercevrez toujours la folie de leurs
Historiens, on vous répétera orgueilleusement les
noms de Miltiades, de Pausanias & autres. J’y
consens, & conviens que le nom des Généraux
est digne de tenir sa place dans l’histoire, mais
ces Auteurs insensés se sont bien gardés de nous
conserver les noms & l’éloge des entrepreneurs
qui ont fourni les armées : néanmoins sans les
soins de ces hommes vraiment utiles, que
devenoient-ils ? sans des gens capables de
pourvoir aux approvisionnemens qu’auroient fait
leurs flottes. Toute la gloire cependant s’en
rapporte à quelques hommes qui ont donné un
conseil, qui ont dit un apophtegme ;
c’est Themistocles, c’est Aristides qui ont tout
fait. Mais où l’on apperçoit sensiblement
l’affectation avec laquelle on tache de vous
distraire de l’attention due à ce qu’a de grand la
magnificence des Perses, c’est dans l’histoire de
ce même Themistocles qu’on cesse de vanter dès que
chassé d’un petit Etat il commence à jouir d’un
sort heureux. Qu’étois-ce en effet que toute sa
fortune avant sa retraite en Perse ? celui qui
dans son pays étoit toujours à la veille de n’être
qu’un simple particulier, exposé à mille avanies,
est tout d’un coup fait Grand-Seigneur ; on lui
donne plusieurs Villes en propre plus
considérables que celle qu’il avoit quittée. Ce
sont ces traits généreux de la part d’un grand Roi
qu’on eût dû parer de toutes les fleurs de
l’éloquence, & non pas l’extravagance de
Themistocles qui préfére de mourir à l’honneur de
soumettre à un grand Roi une poignée de mutins à
qui il eût fait plus de bien que de
mal en leur sauvant des petites guerres cruelles
qui les déchiroient perpétuellement. Il ne sçut
pas jouir de sa bonne fortune, malheureusement
trop imbu des chimeres de son pays gueux &
glorieux. La basse jalousie des Auteurs Grecs les
a engagés à rendre odieuse une Nation puissante,
magnifique, & la seule qui fut digne alors
d’occuper une place dans l’histoire. Quel pauvre
homme encore que cet Aristides, dit le juste !
chargé des affaires de sa bicoque, il va se piquer
d’une sévérité dont personne ne lui sçut gré ;
ensuite il prend le parti de suivre l’usage
établi, & de recueillir les profits dûs à tout
homme qui employe son tems & ses talens aux
affaires publiques : il couronne ce travail par la
sottise d’une restitution qu’on ne lui demande
point ; & cela plutôt pour le plaisir de faire
une critique indécente de ceux qui l’ont précédé,
que pour aucun bien qui en puisse
revenir au Public ou à lui. Tout cela finit par
laisser sa famille dans la misere, & sa fille
dans la nécessité de ne pouvoir être mariée que
par charité. Voilà ces Philosophes célebres qui ne
sçavent faire ni leurs affaires ni celles de
l’Etat. Si je veux descendre dans les détails, je
vois une foule de Philosophes qui de nos jours
seroient l’objet de la risée publique, regardés
alors comme gens fort importans. Gens oisifs qui
font gloire de ne se point mêler d’affaires, afin
de pouvoir débiter quelques Sentences, plus
insultantes que sensées, contre ceux qui vraiment
capables s’en occupent avec utilité. Je vois des
citoyens desœuvrés, assez niais pour perdre leur
tems à écouter les propos emphatiques de ces
Sophistes à cervelle creuse ; un Peuple assez
méchant pour laisser insulter sur son théatre ceux
qui gérent ses affaires, parce qu’ils ne sont pas de la race antique de Cadmus, comme
si la capacité dans les affaires se pouvoit
trouver chez des gens entichés d’une noblesse qui
les dispense de rien apprendre d’utile. Il est
vrai qu’on trouvera dans la suite de ces tems,
quelques traces d’une splendeur plus réelle : on
voit dans Périclès de l’adresse à employer à son
profit & à celui de sa Ville les sommes
données pour la défense de la Grece. On commence à
apercevoir des Courtisannes riches, marque la plus
certaine de l’abondance de toutes choses, de
l’opulence des particuliers, & par conséquent
du bonheur de l’Etat. Mais pourquoi ne nous avoir
pas transmis le nom de ces hommes généreux qui par
un noble emploi de leurs biens, ont facilité la
circulation & mis les moyens de faire fortune
dans les mains de tout le monde ? Les Romains ont
eu aussi leur siecle digne de
mémoire. Les Césars, les Pompées, les Crassus,
& avant eux Lucullus qui sçut le premier se
procurer une vie agréable. Le grand Pompée ne
blâma sa délicatesse que par jalousie, & ne
tarda pas à l’égaler par un luxe plus fastueux,
mais moins agréable. Ecoutez les Auteurs, ce
sont-là des siecles corrompus. On ne vous parlera
pas de ceux qui ont manié le trésor public, qui
l’ont dispensé avec intelligence, qui par leur
richesse & leur générosité ont soutenu l’Etat
dans les tems de calamité, & ont été la souche
des plus illustres familles ; mais en récompense
on vous fera une longue énumération de Poëtes,
d’Historiens, de Peintres & de Sculpteurs ; on
vantera dans quelques-uns de ces derniers la
sottise qui les a fait rester assez gueux pour
avoir besoin d’être logés gratis au pritanée,
& nourris aux dépens du Public ; tous par un
rêve de faux honneur employant des
tems infinis, & quelques-uns se réduisant au
jeûne le plus austere, pour parvenir à donner à
leurs ouvrages une perfection qui n’étoit guere
connue que d’eux seuls. Quel bien s’en est-il
suivi? qu’après avoir vêcu malheureux & plus
enflés de vaine gloire que de nourriture solide,
ils ont fait la fortune de ceux qui plus adroits
qu’eux ont revendu ensuite ces ouvrages à des gens
assez fous pour les porter à des prix ridicules.
Voilà les faits importans que l’on conserve à la
postérité : mais il ne faut pas s’en étonner, on
trouve facilement l’explication de ces faux
jugemens, lorsqu’on considere dans notre siecle
les gens de pareille espece. Ne voyons-nous pas
comment les Auteurs vivent avec les Artistes ; à
les entendre ils ont toujours produit des
merveilles. En revanche, de la part de ceux-ci, la
toile, le marbre, l’airain sont
employés à immortaliser des faiseurs de Vers,
d’Histoires à jugemens follement Philosophiques,
de Romans à grands sentimens fortement
desintéressés, & qui, si l’on y croyoit,
seroient un obstacle à faire son bien être ; gens
inutiles, sans état, souvent sans bien, qu’à peine
on devroit admettre par grace dans la bonne
compagnie. Epris de leur gloriole future, ils
courent les uns les autres s’offrir mutuellement
le troc de la portion d’immortalité dont ils se
croyent en droit de disposer, tandis qu’un homme
riche & qui fait une figure distinguée dans le
monde, ne peut obtenir ce même avantage qu’au
poids de l’or. Il faut les voir, eux & les
gens de lettres, dans leurs orgies mal ordonnées
étaler le mépris, non pas des richesses, car on ne
peut supposer personne arrivé à ce degré de folie,
mais des riches à qui le lendemain ils sont
obligés de faire la cour. Eh,
malheureux ! quittez vos occupations inutiles à
vous-mêmes, & souvent importunes aux autres ;
humiliez vos têtes pleines de vent ; demandez-nous
de petits emplois, qui puissent, avec un peu
d’industrie, vous conduire à de plus grands : ne
voyez-vous pas que votre regne est passé, &
qu’il n’y a plus que l’opulence qui soit vraiment
estimée. Quant à vous, mon cher, trouvez bon que
je condamne votre goût, votre prévention, &
que j’abandonne des lectures si peu intéressantes,
& qui ne peuvent que m’impatienter. Venez
dîner chez moi ; là vous verrez que la bonne chere
& la jouissance de tout ce qu’il y a de bon
& d’agréable sont quelque chose de plus réel
que l’espérance de vivre après la mort. Je suis,
&c.