Le Monde: Chapitre X.

Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.6977

Nível 1

Chapitre X.

Nível 2

Nível 3

Carta/Carta ao editor

A Monsieur de Bastide.

Monsieur, La lettre suivante m’est tombée par hazard entre les mains: elle m’a semblé propre à entrer dans le projet que vous avez formé de peindre le monde, & d’autant meilleure qu’elle est en effet écrite de bonne foi, & d’abondance de cœur.

Lettre.

Nível 4

Carta/Carta ao editor

Vous ne douterez plus, mon cher, de la déférence que j’ai eue pour vos opinions, si je vous confesse que sensible aux traits malins dont vous assaisonnez vos plaisanteries, sur ce que vous semblez regarder en moi comme ignorance, quoique par politesse vous me sauviez la dureté du mot ; j’ai enfin consenti à sacrifier quelque tems à la lecture de l’histoire ancienne. J’avois cru sur votre bonne foi cette étude bien importante, & dans cette persuasion je me reprochois de n’y avoir pas donné dans ma jeunesse quelque partie d’un tems que (quoique vous en puissiez penser) j’ai employé à des occupations plus vraiment utiles. Vous serez bien surpris si je vous dis que lecture faite, l’acquisition de ces connoissances m’a paru plus futile que jamais, malgré la haute prévention que vous m’aviez inspirée. J’ai parcouru ces histoires tant grecques que romaines, qui vous paroissent renfermer les exemples de toutes les vertus, l’appréciation judicieuse de tous les talens, les réfléxions les plus sages dictées par ce qu’il vous plaît de nommer Philosophie. Est-ce de bonne foi que vous m’en avez fait cette peinture imposante ? je n’y ai vu presque par-tout que de très-petits faits exposés en paroles magnifiques, & des dits encore plus communs, devenus célebres à force d’être répétés avec emphase par une succession d’Auteurs enthousiastes. Qu’est-ce que vos sept sages de Grece ? deux ou trois mots tant bons que mauvais, & dont le meilleur n’étonneroit personne maintenant, ont fait leur réputation ; un fastueux mépris des richesses, qu’ils n’étoient pas à portée de posseder, (car quelles pouvoient être les richesses de ces siecles) un grand air de dignité dans de très minces emplois, voilà ce qui vous les fait paroître merveilleux. Qu’y voit-on ? des législateurs ou extravagans, ou réformateurs d’abus enfantins ; les petits loix de Solon faites pour un petit peuple ; où l’on entre dans les détails les plus minutieux ; des réglemens pour favoriser des paysans ou des manouvriers au risque de les rendre insolens & paresseux, des projets d’une égalité entre les citoyens, impossible, ridicule & qui étouffe le germe de l’industrie ; un Lycurgue qui bannit de sa République l’or, c’est-à-dire le seul encouragement qui puisse porter au travail, qui se propose de faire un peuple fainéans & de soldats, une nation vicieuse & oisive ; où le vol en petit, & ces vils larcins que nous exposons aux rigueurs de la justice sont autorisés, tandis qu’il ôte tout moyen aux hommes habiles de faire leurs affaires : où les femmes sans graces, sans délicatesse, devenues hommasses par des exercices qui ne leur conviennent point, & plus encore par de prétendus efforts de courage déplacés dans un sexe fait pour inspirer la volupté, ne peuvent se peindre dans notre esprit que sous l’idée de nos femmes des Halles. Mais ce qui est plus étonnant encore, c’est qu’il se soit trouvé un peuple assez imbécile pour se soumettre à ces loix, assez fortement attaché à des sermens extorqués par une mauvaise ruse, pour se priver des agrémens de la vie, & se sacrifier au caprice d’un homme bizarre qui n’avoit d’autre but que de se faire une réputation ; réputation qui, à le bien priser, n’est que celle d’un fou très-singulier. Je sçais bien qu’à se laisser prendre au sens que ces Historiens tâchent de nous présenter, rien n’est plus respectable que toutes ces choses ; mais sommes-nous obligés de ne faire aucun usage de notre raison, & d’admirer, sans examen, les sottises qu’ils nous vantent avec emphase. Si l’on considere les commencemens d’Athenes, de Sparte & de Rome, qui ne se figure en lisant les descriptions de leurs combats, bassement mêlés d’éloges de soldats ou autres particuliers obscurs, que dans notre siecle on ne daigneroit même pas nommer dans la Gazette, qui ne se figure, dis-je, voir les paysans d’un Village se battre contre ceux d’un autre, aller donner une bataille & revenir souper chez eux ; compter pour grands exploits d’avoir enlevé la moisson ou ravagé les biens en herbe de leurs voisins : faire six campagnes pour conquérir une lieue de terrein. Voilà cependant les tems héroïques, voilà les siecles où régnoit, dit-on, la vertu : c’est dans ces tems-là que vous voyez un Horace assez forcené pour tuer ses beaux-freres & sa sœur, afin d’empêcher Chaillot de prendre l’autorité sur Passy ; un Brutus avoit la brutalité de faire supplicier ses fils parce qu’ils ont tenté de rétablir un Roi qu’on n’avoit pas eu le droit de chasser pour une faute qu’on ne doit regarder que comme légere dans un homme en place ; & dont encore on voloit les biens. On vante la probité de ces tems ! il est en effet bien difficile à ceux qui n’ont rien, & qui ne sont exposés à aucune tentation d’être honnêtes gens : encore faut-il, pour les trouver tels, supposer qu’on peut allier avec la probité ces incursions sur le bien d’autrui, qui sont sans aucune adresse d’esprit, & seulement l’abus de la force. Si vous allez plus avant dans l’histoire grecque, vous trouverez des armées plus nombreuses à force de confédérations, & quelques exploits qu’on peut en effet recueillir : mais vous appercevrez toujours la folie de leurs Historiens, on vous répétera orgueilleusement les noms de Miltiades, de Pausanias & autres. J’y consens, & conviens que le nom des Généraux est digne de tenir sa place dans l’histoire, mais ces Auteurs insensés se sont bien gardés de nous conserver les noms & l’éloge des entrepreneurs qui ont fourni les armées : néanmoins sans les soins de ces hommes vraiment utiles, que devenoient-ils ? sans des gens capables de pourvoir aux approvisionnemens qu’auroient fait leurs flottes. Toute la gloire cependant s’en rapporte à quelques hommes qui ont donné un conseil, qui ont dit un apophtegme ; c’est Themistocles, c’est Aristides qui ont tout fait. Mais où l’on apperçoit sensiblement l’affectation avec laquelle on tache de vous distraire de l’attention due à ce qu’a de grand la magnificence des Perses, c’est dans l’histoire de ce même Themistocles qu’on cesse de vanter dès que chassé d’un petit Etat il commence à jouir d’un sort heureux. Qu’étois-ce en effet que toute sa fortune avant sa retraite en Perse ? celui qui dans son pays étoit toujours à la veille de n’être qu’un simple particulier, exposé à mille avanies, est tout d’un coup fait Grand-Seigneur ; on lui donne plusieurs Villes en propre plus considérables que celle qu’il avoit quittée. Ce sont ces traits généreux de la part d’un grand Roi qu’on eût dû parer de toutes les fleurs de l’éloquence, & non pas l’extravagance de Themistocles qui préfére de mourir à l’honneur de soumettre à un grand Roi une poignée de mutins à qui il eût fait plus de bien que de mal en leur sauvant des petites guerres cruelles qui les déchiroient perpétuellement. Il ne sçut pas jouir de sa bonne fortune, malheureusement trop imbu des chimeres de son pays gueux & glorieux. La basse jalousie des Auteurs Grecs les a engagés à rendre odieuse une Nation puissante, magnifique, & la seule qui fut digne alors d’occuper une place dans l’histoire. Quel pauvre homme encore que cet Aristides, dit le juste ! chargé des affaires de sa bicoque, il va se piquer d’une sévérité dont personne ne lui sçut gré ; ensuite il prend le parti de suivre l’usage établi, & de recueillir les profits dûs à tout homme qui employe son tems & ses talens aux affaires publiques : il couronne ce travail par la sottise d’une restitution qu’on ne lui demande point ; & cela plutôt pour le plaisir de faire une critique indécente de ceux qui l’ont précédé, que pour aucun bien qui en puisse revenir au Public ou à lui. Tout cela finit par laisser sa famille dans la misere, & sa fille dans la nécessité de ne pouvoir être mariée que par charité. Voilà ces Philosophes célebres qui ne sçavent faire ni leurs affaires ni celles de l’Etat. Si je veux descendre dans les détails, je vois une foule de Philosophes qui de nos jours seroient l’objet de la risée publique, regardés alors comme gens fort importans. Gens oisifs qui font gloire de ne se point mêler d’affaires, afin de pouvoir débiter quelques Sentences, plus insultantes que sensées, contre ceux qui vraiment capables s’en occupent avec utilité. Je vois des citoyens desœuvrés, assez niais pour perdre leur tems à écouter les propos emphatiques de ces Sophistes à cervelle creuse ; un Peuple assez méchant pour laisser insulter sur son théatre ceux qui gérent ses affaires, parce qu’ils ne sont pas de la race antique de Cadmus, comme si la capacité dans les affaires se pouvoit trouver chez des gens entichés d’une noblesse qui les dispense de rien apprendre d’utile. Il est vrai qu’on trouvera dans la suite de ces tems, quelques traces d’une splendeur plus réelle : on voit dans Périclès de l’adresse à employer à son profit & à celui de sa Ville les sommes données pour la défense de la Grece. On commence à apercevoir des Courtisannes riches, marque la plus certaine de l’abondance de toutes choses, de l’opulence des particuliers, & par conséquent du bonheur de l’Etat. Mais pourquoi ne nous avoir pas transmis le nom de ces hommes généreux qui par un noble emploi de leurs biens, ont facilité la circulation & mis les moyens de faire fortune dans les mains de tout le monde ? Les Romains ont eu aussi leur siecle digne de mémoire. Les Césars, les Pompées, les Crassus, & avant eux Lucullus qui sçut le premier se procurer une vie agréable. Le grand Pompée ne blâma sa délicatesse que par jalousie, & ne tarda pas à l’égaler par un luxe plus fastueux, mais moins agréable. Ecoutez les Auteurs, ce sont-là des siecles corrompus. On ne vous parlera pas de ceux qui ont manié le trésor public, qui l’ont dispensé avec intelligence, qui par leur richesse & leur générosité ont soutenu l’Etat dans les tems de calamité, & ont été la souche des plus illustres familles ; mais en récompense on vous fera une longue énumération de Poëtes, d’Historiens, de Peintres & de Sculpteurs ; on vantera dans quelques-uns de ces derniers la sottise qui les a fait rester assez gueux pour avoir besoin d’être logés gratis au pritanée, & nourris aux dépens du Public ; tous par un rêve de faux honneur employant des tems infinis, & quelques-uns se réduisant au jeûne le plus austere, pour parvenir à donner à leurs ouvrages une perfection qui n’étoit guere connue que d’eux seuls. Quel bien s’en est-il suivi? qu’après avoir vêcu malheureux & plus enflés de vaine gloire que de nourriture solide, ils ont fait la fortune de ceux qui plus adroits qu’eux ont revendu ensuite ces ouvrages à des gens assez fous pour les porter à des prix ridicules. Voilà les faits importans que l’on conserve à la postérité : mais il ne faut pas s’en étonner, on trouve facilement l’explication de ces faux jugemens, lorsqu’on considere dans notre siecle les gens de pareille espece. Ne voyons-nous pas comment les Auteurs vivent avec les Artistes ; à les entendre ils ont toujours produit des merveilles. En revanche, de la part de ceux-ci, la toile, le marbre, l’airain sont employés à immortaliser des faiseurs de Vers, d’Histoires à jugemens follement Philosophiques, de Romans à grands sentimens fortement desintéressés, & qui, si l’on y croyoit, seroient un obstacle à faire son bien être ; gens inutiles, sans état, souvent sans bien, qu’à peine on devroit admettre par grace dans la bonne compagnie. Epris de leur gloriole future, ils courent les uns les autres s’offrir mutuellement le troc de la portion d’immortalité dont ils se croyent en droit de disposer, tandis qu’un homme riche & qui fait une figure distinguée dans le monde, ne peut obtenir ce même avantage qu’au poids de l’or. Il faut les voir, eux & les gens de lettres, dans leurs orgies mal ordonnées étaler le mépris, non pas des richesses, car on ne peut supposer personne arrivé à ce degré de folie, mais des riches à qui le lendemain ils sont obligés de faire la cour. Eh, malheureux ! quittez vos occupations inutiles à vous-mêmes, & souvent importunes aux autres ; humiliez vos têtes pleines de vent ; demandez-nous de petits emplois, qui puissent, avec un peu d’industrie, vous conduire à de plus grands : ne voyez-vous pas que votre regne est passé, & qu’il n’y a plus que l’opulence qui soit vraiment estimée. Quant à vous, mon cher, trouvez bon que je condamne votre goût, votre prévention, & que j’abandonne des lectures si peu intéressantes, & qui ne peuvent que m’impatienter. Venez dîner chez moi ; là vous verrez que la bonne chere & la jouissance de tout ce qu’il y a de bon & d’agréable sont quelque chose de plus réel que l’espérance de vivre après la mort. Je suis, &c.