Le Monde: Chapitre IX.
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Chapitre IX. Lettres d’une femme à son
mari à l’Armée. Lettre Premiere.
Lettre II.
Lettre III.
Lettre IV.
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Brief/Leserbrief
Il y a quelque chose dans
l’amour qui fait bien concevoir la noblesse de son
origine: doit-on envisager autrement les scrupules
continuels de l’esprit & du cœur dans l’absence de
l’objet aimé? En commençant ma lettre par cette
réflexion, vous croiriez que je veux me louer si vous me
connoissiez moins ; non je ne songe point aux intérêts
de ma vanité ; ce sont-là de petites vues, de petits
détails que mon ame ne connoît point : la vérité seule
m’inspire ce que je viens de dire, & ce que je
dirai. Il est certain que depuis votre départ je me fais
des rigueurs singulieres à l’égard de tous les hommes ; je n’ose plus me laisser aborder par
un seul ; il me semble en les voyant qu’ils ont tous
plus à me dire qu’ils ne me disent ; & j’éprouve une
répugnance tout-à-fait insurmontable à leur laisser la
liberté de hazarder même ces louanges que j’écoutois
avec satisfaction quand vous pouviez les entendre.
Cependant je ne veux point devenir sauvage, ce seroit un
triste préparatif pour votre retour ; vous qui aimez ce
ton d’aisance qui généralement annonce la candeur de
l’ame, vous ne reverriez pas votre femme avec ces
sentimens qu’elle veut toujours vous inspirer, &
cette idée seule m’apprendroit à mettre des bornes à mes
scrupules : mais assurée de n’en avoir rien à craindre
par rapport à vous, je vous avoue qu’avec un peu de
réflexion sur la cause de leur pouvoir je goûte un
plaisir bien doux à m’y livrer quelquefois. Je vous vois
auprès de moi sourire à mon inquiétude & lui donner
le beau nom d’amour : il me semble que né
honnête envers les autres vous me grondez de ne pas
faire plus d’attention à un joli homme qui vient
expressément pour me desennuyer ; vous trouvez que je
vous aime trop, & cependant vous êtes très-flatté de
ne me faire que de vaines représentations sur ce trop
qui peut, dites-vous, épuiser ma sensibilité. Croyez
qu’elles seront toujours vaines : je ne suis pas encore
parvenue à concevoir qu’on pût tomber dans ce dégoût
dont les inconstans se font une excuse si cruelle pour
justifier leur perfidie. En attendant que je sois un peu
plus habile à comprendre & à conjecturer, je passe
une partie de mon tems à dire beaucoup de mal de
l’inconstance ; j’y gagne de vous en aimer davantage,
& vous êtes l’objet de mes amusemens comme de mes
réflexions : je vous jure que les uns & les autres
suffisent bien pour remplir ma journée. Chacune de ces
journées est si courte, que je vieillirai,
je crois, sans m’apercevoir que j’aie vêcu. Ce sera
encore une obligation que je vous aurai, car je
m’imagine que du caractere dont je suis, n’aimant rien
de ce qui fait l’illusion & le bonheur de la
jeunesse, n’ayant même jamais pu parvenir à feindre le
plaisir que les autres sentent, j’aurois trouvé sans
vous la vie bien longue, bien fatale. Vous me demandez
des nouvelles de ma santé, hélas ! je me porte fort
bien : j’en suis humiliée, mais il faut vous dire la
vérité. J’ai encore quelque chose de plus humiliant à
vous apprendre, c’est que de toutes parts on m’assure
que j’embellis à vue d’œil. Si vous aimez trop pour être
généreux, vous serez intérieurement très-choqué de
l’irrégularité de ma conduite & de l’audace de mon
aveu : cependant comme je n’attache de l’avantage &
du plaisir qu’à remplir bien précisément mon devoir auprès de vous, je vous promets de
maigrir, & d’avoir telle incommodité sérieuse que
vous voudrez, aussi-tôt sérieuse que vous voudrez,
aussi-tôt que vous me l’aurez ordonné ; il ne vous en
coûtera que de vous résoudre à le vouloir. Adieu, voilà
trop de folies pour un esprit occupé de gloire & de
combats.
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Brief/Leserbrief
Il est donc vrai que l’absence
n’exerce point son maléfice sur votre cœur ! ces sermens
que vous m’avez faits de m’aimer par-tout, loin de moi
comme auprès de moi, parmi les horreurs de la guerre
comme au sein du plus tendre bonheur, vous les
remplissez, vous les renouvellez par vos Lettres, vous
les nommez des images imparfaites de vos sentimens ?
ah ! ces sentimens m’humilient à force de me toucher ;
je ne les mérite point malgré mon amour. Vous voir
amoureux & ne rien trouver dans vous qui ne
m’annonce un cœur nullement surpris de sa
fidélité, c’est tout ce que je puis ambitionner, &
plus que mes desirs n’osoient me promettre. Il fut que
je vous dise qu’au milieu de ma joie, je sens quelque
chose qui porte mon esprit à s’en étonner. Si le
caractere général des hommes m’a été bien défini, cette
vive passion que je vous inspire n’est pas aussi
naturelle que le seroit le refroidissement. On dit que
la possession est généralement le terme des desirs ;
aurois-je donc fait un miracle ! je n’ai pas la vanité
de le croire ; cependant vous m’aimez avec cette ardeur
de sentimens qu’on ne connoît plus quand on a joui :
quel talent en moi, quel charme particulier a pu nourrir
cette flamme subtile qu’emporte le plaisir sur son aîle
légere ! apprenez-le moi, mon cher Marquis, afin que je
m’attache à ce charme unique comme à un trésor sur
lequel vous avez des droits : j’aurai soin de le
conserver dès que je l’aurai connu : oui
chaque jour m’en fera mieux sentir le prix ; il n’est
pas l’ouvrage de l’art, puisque je l’ignore en moi,
& je puis le chérir comme un bonheur, sans avoir à
rougir de son principe. Vous me voyez parler de cela
avec une sorte d’enthousiasme ! c’est que tout ce que
j’envisage dans cet ensemble de bonheur, est pour moi
l’objet d’un étonnement particulier. En remontant en peu
de mots jusqu’à la source de mes idées, vous les
concevrez mieux : il faut vous avouer que frappée de
l’inconstance des desirs, frappée du malheur des femmes,
je m’étois mis dans la tête que vous ne m’aimeriez plus
dès que vos soins auroient obtenu leur récompense.
Portée par l’excès de mon amour à m’exagérer la
légitimité de mes craintes, je voyois arriver avec
effroi ce moment qui devoit me livrer à la plus fatale
expérience ; & le lendemain de votre triomphe, qu’à
présent je dois appeler le mien, je crus
que je ne vous reverrois qu’accablé du profond ennui
qu’éprouve une ame qui ne desire plus. Vos regards
étoient capables de me rassurer, mais j’étois frappée,
& les choses se montroient vainement à moi comme
elles étoient. Vous me dîtes le lendemain que vous
m’aimiez, vous me le dîtes avec transport, & mon
cœur vola au-devant de la persuasion : dans ce premier
moment, oubliant tout ce que j’avois pensé la veille, je
crus vous avoir outragé par mes craintes, & les
transports que je vous montrai furent autant une
réparation qu’un sentiment de mon cœur ; mais j’avois
besoin de votre présence pour vous rendre justice dans
le présent & dans l’avenir, à peine vous m’eûtes
quittée que mes craintes revinrent, vous les dissipâtes
encore, mais tous les jours cependant je me retrouvois
dans le même état ; & j’aurois cru qu’il ne pouvoit
augmenter, ni y en avoir de plus cruel, si à votre
départ pour l’armée je n’avois senti un
surcroît affreux, que je pourrois appeler un état
nouveau. Je fis d’abord ce que je pus en vous écrivant
pour ne vous laisser appercevoir de rien, mais je suis
persuadée que ce soin même vous a appris le mystere de
ma douleur. Assez délicat pour vouloir me sauver mes
propres reproches, vous avez résisté au penchant de m’en
faire, & vous n’avez voulu me rassurer que par des
moyens plus dignes de vous ; c’est un procédé que je
n’oublierai jamais & après lequel il ne peut plus me
rester la moindre inquiétude. O mon cher Marquis ! si je
suis plus aimée que par mes soupçons je n’avois mérité
de l’être, je suis aussi plus touchée de cet amour que
la sécurité peut-être n’eût permis que je la fusse,
& il se trouve toujours que vous avez placé vos
bienfaits avantageusement pour vous ; c’est ce qui me
console de mon injustice. Vous avez le plaisir d’être
adoré à des titres qui sont le vrai
bonheur pour un homme de votre caractere. Adieu, je vous
fatiguerois à me lire.
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Brief/Leserbrief
Combien d’esprit dans votre
Lettre ! pour oser y répondre j’ai besoin de penser que
quand on a beaucoup d’amour, on a assez d’esprit. Je
vous ai lu avec transport ; je suis encore dans la
fermentation, & ma timidité disparoît. Je voudrois
écrire avec méthode, répondre à chaque article de votre
Lettre, vous faire sentir le mérite particulier de tous
vos sentimens & de toutes vos pensées ; je ne le
puis ; l’indocilité de mon esprit va jusqu’à la
révolte : ces mots frappans, ces mots délicieux, je vous
adore, je vous aimerai toujours, vous êtes belle comme
un astre, retentissent dans mon cœur & y renversent
tout ; j’éprouve une émotion inconcevable ; le trouble
du plaisir nuit à la douceur de l’exprimer ; cependant il n’y a point de grand plaisir sans ce
trouble aimable. Non, je ne suis point belle comme un
astre, je ne brille point sur la terre, & dans les
cieux j’y ferois une fort sotte figure ; mais je vous
adore, & le feu de mon amour me donne un éclat qui
brille dans mes yeux ; cet éclat est la véritable
beauté. Que ne pouvez-vous en jouir & l’augmenter
encore ! votre fureur pour la gloire, vos canons, votre
fracas de guerre, valent-ils ce regard qu’on reçoit de
ce qu’on aime à l’instant qu’on l’embellit ? vous n’en
faites pas la comparaison, vous trouvez la guerre
cruelle & le devoir inexorable ; oui tout cela ne
vaut pas le plaisir : le plaisir est l’état naturel de
quiconque mérite de plaire ; il éternisera votre droit
sur mon cœur : toujours je penserai à ces momens donc
mon amour vous a fait jouir, & toujours je vous
aimerai avec excès en pensant combien cet amour vous a
rendu heureux. Adieu, j’aurois beaucoup de
choses à vous dire, mais je ne puis aujourd’hui vous
dire qu’une seule chose, & vous l’apprendre avec
plaisir, fût-elle mal exprimée ; c’est que mes vœux
ardens sont exaucés, que je puis me livrer avec
certitude au transport d’avoir rempli les vôtres, que
vous serez père, que je serai mere, que nous aurons un
gage, un témoin de l’amour le plus tendre.
Félicitez-moi, & félicitez-vous, concevez toute ma
joie, & dites-vous que ceci est votre ouvrage, je
permets que vous vous en attribuiez toute la gloire, je
ne suis point jalouse de ce que vous en pourrez penser,
je suis accoutumée à rapporter tout à vous, à n’avoir de
plaisirs, d’intérêts que les vôtres ; & pourvu que
vous soyez très-touché du présent que je vais vous
faire, je serai contente, & ne songerai point à vous
disputer l’honneur des circonstances : cependant vous
devez cet enfant à mon amour : puisse-t-il
avoir les traits de sa mere, & vous rappeller dans
tous les tems, si vous venez à changer, les sermens que
vous fîtes à celle que vous jugeâtes digne de lui
communiquer votre existence. Adieu.
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Brief/Leserbrief
Il y a bien des gens qui se
mêlent de deviner depuis que je me suis avisée de
répandre la nouvelle qui vous a comblé de joie. On me
prédit un fils : j’écoute avec transport, que dis-je,
j’écoute comme on écoutoit les oracles. Ma complaisante
raison fuit pour n’être pas obligée de me reprocher un
plaisir qui renouvelle le paganisme. Dans ces tems-là
des sots prophétisoient & on les croyoit ; c’est
tout de même aujourd’hui pour moi ; je crois fermement
ce qu’on m’annonce dans cette circonstance, & je
perds, en écoutant des prédictions, l’opinion de sotise que j’ai toujours eue des
prédiseurs. Ce sera donc un fils que j’aurai ? eh bien,
demandez-moi à présent pourquoi cette idée me
transporte ! pourquoi une fille me toucheroit
moins ! . . . parce qu’une fille ne pourroit pas porter
le nom de ce que j’aime, & que ce nom m’est trop
cher pour ne pas souhaiter qu’il se perpétue. Si un
étranger s’offroit à moi avec ce même nom, je le
haïrois, il n’appartient à personne d’avoir quelque
chose de commun avec vous, & sur-tout le nom, qui
est une partie si intime de nous-mêmes. Toutes les fois
que j’entendrois annoncer cet homme dans une maison,
j’éprouverois un doux frémissement, je croirois que
c’est vous que je vais voir paroître ; & en
n’appercevant qu’un usurpateur j’aurois trop à souffrir
de la perte de mon illusion. Mais votre fils à qui mon
cœur donne à jamais le droit de me
représenter son père, ne sera jamais prononcer son nom
nullepart où je sois, que je ne retrouve en lui tout le
plaisir que m’aura fait imaginer l’espoir subit de vous
voir paroître : ce sera toujours vous que je verrai.
Voilà une page toute entiere pour vous dire une chose
que vous auriez très-bien comprise sans explication :
les amans sont un peu bavards, cependant ils plaisent
avec ce défaut. Leurs discours ne sont point cet amas de
paroles que le goût a droit de compter pour les
reprocher à l’esprit & souvent à la raison ; ce
sont, pour ainsi dire, des sentimens scrupuleusement
développés. Je reviens à mon fils : j’ai l’éleverai avec
cette complaisance qui ne sort qu’à préparer le respect
des principes utiles. Il faut toujours commencer par
intéresser le cœur autant que d’entreprendre de parler à
la raison, & je crois qu’une femme y est très
propre : le sexe lui donne peut-être le droit de s’en
flatter. J’ai vos principes absolument
imprimés dans ma mémoire, & il me semble qu’il ne
faut que les présenter à l’esprit pour s’assurer que le
cœur les adoptera comme des objets d’une douce
reconnoissance. J’ai éprouvé ce que j’espere pour lui ;
il aura même un avantage sur moi, & son éducation
s’en ressentira : l’effet des soins sera plus rapide,
& il commencera à jouir avant le tems où je
commençai à peine à comprendre. Certainement mon
éducation fut négligée ; je courois risque d’être toute
ma vie l’objet de la pitié d’un être pensant, si vous
n’aviez pris la peine de me former pour votre bonheur
& pour le mien. Je me rappelle tous ces ridicules
préjugés dont on avoit farci ma tête, & sur-tout la
négligence homicide de m’apprendre à connoître & à
respecter ceux qui sont utiles. Je songe avec encore
plus d’effroi au malheur dont j’étois menacée si j’avois
conservé le mépris barbare qu’on m’avoit
inspiré pour tout ce qui est amour. Mon ame sans doute
seroit devenue cruelle, car on peut bien être sensible
& généreuse sans avoir jamais ressenti l’amour, mais
toute haine opiniâtrément nourrie pour les hommes en
qualité d’amans ne peut conduire un cœur qu’à la
férocité. Hélas ! j’avois respiré, cultivé, admiré ces
maximes pernicieuses, & ma bouche à peine encore en
état de bégayer le mot de raison, étoit déja accoutumée
à lancer les anathêmes du mépris contre la plus
intéressante espece d’êtres qu’il y ait au monde quand
un véritable sentiment les anime. O suite fatale d’une
farouche éducation ! je n’y penserai jamais sans
frémir : en déplorant ce que je fus, je pense avec
respect au dessein que vous formâtes de me rendre telle
que je devois être. Sans vous mon état eût empiré, rien
dans la nature ne m’eût intéressé, si ce n’est cette
gloire criminelle dont s’enyvrent les esprits sans amenité, & les ames sans sentimens,
lorsqu’ils sont parvenus à prendre la dureté pour
l’héroïsme. Je compte aujourd’hui les malheureux que
j’ai soulagés, les consolations que j’ai répandues dans
des cœurs mortellement affligés, les plaisirs que j’ai
goûtés en me communiquant à des êtres que personne n’eût
distingué dans la foule ; & ce bonheur dont nous
avons joui ensemble, ce bonheur que rien ne peut
exprimer, je l’examine, je le compare à cette froide
contemplation d’une coupable indifférence, je me
confidere dans le passé & dans le présent, & je
suis forcée de me représenter deux personnes dont l’une
est odieuse, sans humanité, sans existence, sans titre
pour justifier l’espace trop grand qu’elle occupe sur la
terre, & l’autre me paroît comme un de ces ruisseaux
bienfaisans dont le murmure peint un plaisir touchant
& vrai, & que la prairie bénit sans cesse en se
couvrant de fleurs que le sentiment
célebre dans des vers, & dont l’innocence aime à se
parer. Mon fils ne sera pas élevé comme je l’ai été : il
apprendra à connoître l’amour avant qu’il puisse le
sentir ; il sçaura que le véritable, celui que la
sagesse même estime est un présent du ciel, & il ne
le confondra point avec tous ces sentimens qui prennent
son nom pour nous égarer & nous avilir. S’il me
demande à quoi l’amour peut servir dans le cours de la
vie, je lui dirai que la vie commence avec l’amour ; que
les talens, les plaisirs, la gloire croissent avec le
plaisir d’aimer, & dans bien des gens, ne peuvent
naître que de lui ; qu’un bon choix, qu’un choix heureux
y est nécessaire, mais qu’avec cela on peut devenir
capable de tout, excepte de s’en rendre indigae. Adieu.