Le Monde: Chapitre VIII.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.6975
Level 1
Chapitre VIII.
Level 2
Histoire.
Level 3
General account
Monsieur Botel étoit depuis
vingt-trois ans Curé du petit Village de B * *: content
d’un revenu très-modique, il n’avoit jamais connu
d’autre ambition que celle de remplir ses devoirs. Sa
vertu, qui l’avoit sçu rendre aimable, lui avoit gagné
l’estime & l’affection de tous ses Paroissiens.
L’étude de l’Agriculture & le plaisir innocent qu’il
prenoit à embellir sa demeure, partageoient ses
loisirs . . . M. Botel étoit heureux . . . Une lettre du
nouvel Evêque de * * * vient lui apprendre qu’il-est,
nommé à une Cure de trois mille livres, au
Bourg de C * * *, à douze lieues de celle qu’il occupe
actuellement ; le Curé qu’il va remplacer est mort la
veille : il n’y a point de tems à perdre, il faut qu’il
parte sans délai. M. Botel n’étoit point préparé au coup
funeste qui renversoit tout son bonheur : pour la
premiere fois il connut le chagrin. Eh ! pourquoi a-t-on
songé à lui ? La seule grace qu’il eût jamais desiré, on
la lui avoit accordée jusqu’à ce jour en le laissant
vivre pauvre & obscur. Qu’il parte sans delai,
croit-on qu’il puisse abandonner ainsi ses chers
Paroissiens, eux qui le regardent comme leur pere, &
qu’il regarde comme ses enfans ? . . . non, il ne peut
s’y résoudre : il est pénétré de reconnoissance pour son
digne bienfaituer, mais il ne peut accepter le bienfait.
Telles étoient les réflexions ameres qui
occupoient M. Botel, telle fut en substance la réponse
forte & respectueuse qu’il fit à son Evêque. Il en
reçut beintôt une autre lettre plus pressante encore que
la premiere : rien de si obligeant que les reproches du
généreux Prelat, il disoit : Je n’ai pas prétendu vous
rendre riche, vous l’êtes puisque vous ne connoissez pas
les desirs ; mais j’ai besoin de vous, la religion vous
reclame, faites le sacrifice de votre pauvreté. M. Botel
n’avoit pas achevé de lire cette lettre, qu’il étoit
deja vaincu ; le nom sacré de la religion avoit frappé
ce cœur vraiment chrétien. Dès-lors il s’étoit résigné à
tout ce qu’on exigeoit de lui : il ne murmura point, il
ne se plaignit point, mais il étoit attendri. Il résolut
de partir la nuit suivante, & il ne s’ouvrit de ce
dessein qu’à son Vicaire qu’il nomma Curé sur le champ,
& à une vieille sœur qui depuis quinze
ans présidoit à son petit ménage. Ils convinrent
ensemble qu’elle resteroit quelques jours à B * * pour y
justifier M. Botel & mettre ordre à ses affaires ;
& qu’ensuite elle viendroit le rejoindre. Après ces
arrangemens il se mit à parcourir tout son Village ; il
lui sembloit qu’il y arrivoit, qu’il le voyoit pour la
premiere fois. Il se repassoit avec avidité de mille
objets qui n’étoient rien moins que nouveaux pour lui :
il visita tous ses Paroissiens, il ne leur dit pas
adieu, mais il leur recommanda de ne point l’oublier, de
l’aimer toujours, & sur-tout d’aimer le bon Dieu ;
il leur distribua de legers présens, il les consola dans
leur misere . . . son cœur étoit ému, agité avec
violence, & son secret ne lui échappa point. De
retour chez lui & rendu à lui-même dans le silence
de la nuit, il éprouva des combats
auxquels il ne s’étoit pas attendu : il se promenoit à
grands pas dans sa chambre, il étoit tenté de ne point
partir ; il rejettoit cette idée, il y revenoit, il la
rejettoit encore, il prioit Dieu, il disoit à sa sœur :
ah ! ma sœur, que diront-ils de moi ? ils pleureront,
ils diront ; nous l’aimions tant & il nous laisse
seuls, oui tout seuls. A cette pensée le bon M. Botel ne
put s’empêcher de verser des larmes, il en donna aussi
quelques-unes à ce beau Presbytere qui lui avoit coûté
tant de peines à bâtir, à cette allée couverte où il
aimoit tant à lire son Breviaire, à ce noyer si élevé,
si touffu qu’il avoit planté de ses propres mains . . .
mais l’heure fatale du départ est sonnée, M. Botel
reprend tout son courage, embrasse sa sœur & monte à
cheval. Il fit le voyage sans aucun accident, & avec
tant de promptitude, qu’il arriva le
lendemain sur le midi à un Village voisin de C * * * :
il jugea à propos de s’arrêter-là, & de lier
connoissance avec le Curé du lieu, pour lui demander
quelques éclaircissemens nécessaires. Celui-ci étoit à
table avec plusieurs autres Curés : il reçut poliment M.
Botel, & l’invita à dîner. Une offre faite avec tant
de cordialité fut acceptée de même : M. Botel s’assit
& prit part à la conversation : on ne lui fit
d’abord aucune question, mais il eut bientôt lui-même
occasion d’en faire aux autres. Parmi les convives il y
avoit un Ecclésiastique dont l’air pâle &
languissant excita vivement sa curiosité : le son de sa
voix étoit lugubre, il étoit d’une maigreur affreuse ;
les assistans le regardoient avec une satisfaction mêlée
d’attendrissement : ce spectacle parut si extraordinaire
à M. Botel, qu’il ne put s’empêcher d’en témoigner son
étonnement à celui qui en étoit l’objet.
Ma résurrection, à un peu de langueur près, n’a eu
aucune suite fâcheuse : je voudrois sçavoir seulement si
dans l’intervalle on m’a nommé un successeur. Monsieur,
reprit M. Botel, n’êtes-vous pas Curé du Bourg de
C * * * ? Justement. Eh bien, Monsieur, je venois pour
vous remplacer, (& il lui déclara son nom) je ne
l’ai pas sollicité au moins . . . on m’a arraché malgré
moi à ma pauvreté, à mes Paroissiens que je chéris. Mon
Vicaire a pris ma place, je m’en retournerai auprès de
lui, & je serai son Vicaire à mon tour. Restez,
restez, s’écria l’autre Curé ; restez, Monsieur, ma Cure
est à vous ; je confirme le choix de notre
Evêque. Un patrimoine assez riche me met en état
d’achever ma vie dans l’aisance : il est vrai que je ne
vous connois point personnellement, mais tout le Diocèse
connoît vos vertus. M. Botel ne se laissa pas vaincre
cette fois-ci : il remercia le Curé dans les termes les
plus affectueux, & immédiatement après le dîner, il
reprit le chemin de sa Cure, où on ne l’attendoit plus :
on l’a revu avec des transports de joie inexprimables.
Son Vicaire veut lui rendre sa Cure, M. Botel refuse
encore : l’Evêque de * * * vient d’apprendre ces
derniers événemens.
Level 4
Monsieur, répondit le
Curé, mon aventure est singuliere en effet ; je
mourus il y a deux jours ; on m’enterra, & je ne
m’apperçus que j’étois tombé en léthargie que douze
heures après avoir été mis en terre. Je criai, je
m’agirai, il étoit nuit. Quelques femmes
m’entendirent & s’enfuirent en publiant qu’elles
avoient vu le diable : on accourt en foule, on
s’approche en tremblant, on recule, on m’appelle de
loin ; personne n’ose aborder l’esprit malin. Dans
cette consternation générale un vieux soldat de mes
Paroissiens qui revenoit du cabaret passe par là ;
c’est un brave à qui sa haute valeur a fait donner
un sobriquet fort militaire, il crut que l’occasion
étoit digne de lui, & le voilà qui s’avance
fierement fut le bord de la fosse, & de-là il me
fait des questions si comiques & dans un style
si peu châtié, que, malgré la tristesse du lieu, je
ne pus m’empêcher de rire : oh !
parbleu, s’écria-t-il, si c’est le diable, nous
n’avons rien à craindre, car il est de bonne
humeur ; & à l’instant même il se jette dans la
fosse, brise la biere & me rend à la vie.
Avis
Metatextuality
L’histoire qu’on vient de lire m’a
été adressée avec la lettre suivante.
Level 3
Letter/Letter to the editor
Monsieur, J’ose vous prier
d’inserer dans le Monde l’histoire suivante ; elle vous
appartient de droit, elle est vraie & elle peut être
utile. J’ai l’honneur d’être avec toute la considération
possible, Monsieur, Votre très-humble &
très-obéissant serviteur, l’Abbé Selis de Garelles.
Metatextuality
Comme M. l’Abbé de Garelles est
anonyme pour moi, j’ai cru devoir supprimer les noms des
lieux & des personnes ; mais s’il veut se faire
connoître, je les restituerai volontiers, persuadé que cette
aventure & l’exemple de vertu qu’elle renferme, ne
pourront plus être regardés comme douteux, & n’en
deviendront que plus intéressans.