Chapitre VIII. Jean-François de Bastide Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Hannah Bakanitsch Mitarbeiter Michaela Fischer Mitarbeiter Karin Heiling Mitarbeiter Elisabeth Hobisch Herausgeber Sabine Sperr Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 02.07.2018 o:mws.6975 Bastide, Jean-François de: Le Monde publié par M. de Bastide. Tome Quatrieme. Amsterdam et Paris: Bauche, Duchesne et Cellot 1761, 191-200 Le Monde 4 008 1760-1761 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Liebe Amore Love Amor Amour Glück Fortuna Happiness Fortuna Bonheur Leidenschaft Passione Passion Pasión Passion France 2.0,46.0

Chapitre VIII.

Histoire.

Monsieur Botel étoit depuis vingt-trois ans Curé du petit Village de B * *: content d’un revenu très-modique, il n’avoit jamais connu d’autre ambition que celle de remplir ses devoirs. Sa vertu, qui l’avoit sçu rendre aimable, lui avoit gagné l’estime & l’affection de tous ses Paroissiens. L’étude de l’Agriculture & le plaisir innocent qu’il prenoit à embellir sa demeure, partageoient ses loisirs . . . M. Botel étoit heureux . . . Une lettre du nouvel Evêque de * * * vient lui apprendre qu’il-est, nommé à une Cure de trois mille livres, au Bourg de C * * *, à douze lieues de celle qu’il occupe actuellement ; le Curé qu’il va remplacer est mort la veille : il n’y a point de tems à perdre, il faut qu’il parte sans délai.

M. Botel n’étoit point préparé au coup funeste qui renversoit tout son bonheur : pour la premiere fois il connut le chagrin. Eh ! pourquoi a-t-on songé à lui ? La seule grace qu’il eût jamais desiré, on la lui avoit accordée jusqu’à ce jour en le laissant vivre pauvre & obscur. Qu’il parte sans delai, croit-on qu’il puisse abandonner ainsi ses chers Paroissiens, eux qui le regardent comme leur pere, & qu’il regarde comme ses enfans ?  . . . non, il ne peut s’y résoudre : il est pénétré de reconnoissance pour son digne bienfaituer, mais il ne peut accepter le bienfait.

Telles étoient les réflexions ameres qui occupoient M. Botel, telle fut en substance la réponse forte & respectueuse qu’il fit à son Evêque. Il en reçut beintôt une autre lettre plus pressante encore que la premiere : rien de si obligeant que les reproches du généreux Prelat, il disoit : Je n’ai pas prétendu vous rendre riche, vous l’êtes puisque vous ne connoissez pas les desirs ; mais j’ai besoin de vous, la religion vous reclame, faites le sacrifice de votre pauvreté.

M. Botel n’avoit pas achevé de lire cette lettre, qu’il étoit deja vaincu ; le nom sacré de la religion avoit frappé ce cœur vraiment chrétien. Dès-lors il s’étoit résigné à tout ce qu’on exigeoit de lui : il ne murmura point, il ne se plaignit point, mais il étoit attendri. Il résolut de partir la nuit suivante, & il ne s’ouvrit de ce dessein qu’à son Vicaire qu’il nomma Curé sur le champ, & à une vieille sœur qui de-puis quinze ans présidoit à son petit ménage. Ils convinrent ensemble qu’elle resteroit quelques jours à B * * pour y justifier M. Botel & mettre ordre à ses affaires ; & qu’ensuite elle viendroit le rejoindre.

Après ces arrangemens il se mit à parcourir tout son Village ; il lui sembloit qu’il y arrivoit, qu’il le voyoit pour la premiere fois. Il se repassoit avec avidité de mille objets qui n’étoient rien moins que nouveaux pour lui : il visita tous ses Paroissiens, il ne leur dit pas adieu, mais il leur recommanda de ne point l’oublier, de l’aimer toujours, & sur-tout d’aimer le bon Dieu ; il leur distribua de legers présens, il les consola dans leur misere . . . son cœur étoit ému, agité avec violence, & son secret ne lui échappa point.

De retour chez lui & rendu à lui-même dans le silence de la nuit, il éprouva des combats auxquels il ne s’étoit pas attendu : il se promenoit à grands pas dans sa chambre, il étoit tenté de ne point partir ; il rejettoit cette idée, il y revenoit, il la rejettoit encore, il prioit Dieu, il disoit à sa sœur : ah ! ma sœur, que diront-ils de moi ? ils pleureront, ils diront ; nous l’aimions tant & il nous laisse seuls, oui tout seuls.

A cette pensée le bon M. Botel ne put s’empêcher de verser des larmes, il en donna aussi quelques-unes à ce beau Presbytere qui lui avoit coûté tant de peines à bâtir, à cette allée couverte où il aimoit tant à lire son Breviaire, à ce noyer si élevé, si touffu qu’il avoit planté de ses propres mains . . . mais l’heure fatale du départ est sonnée, M. Botel reprend tout son courage, embrasse sa sœur & monte à cheval.

Il fit le voyage sans aucun accident, & avec tant de promptitude, qu’il arriva le lendemain sur le midi à un Village voisin de C * * * : il jugea à propos de s’arrêter-là, & de lier connoissance avec le Curé du lieu, pour lui demander quelques éclaircissemens nécessaires. Celui-ci étoit à table avec plusieurs autres Curés : il reçut poliment M. Botel, & l’invita à dîner. Une offre faite avec tant de cordialité fut acceptée de même : M. Botel s’assit & prit part à la conversation : on ne lui fit d’abord aucune question, mais il eut bientôt lui-même occasion d’en faire aux autres. Parmi les convives il y avoit un Ecclésiastique dont l’air pâle & languissant excita vivement sa curiosité : le son de sa voix étoit lugubre, il étoit d’une maigreur affreuse ; les assistans le regardoient avec une satisfaction mêlée d’attendrissement : ce spectacle parut si extraordinaire à M. Botel, qu’il ne put s’empêcher d’en témoigner son étonnement à celui qui en étoit l’objet. Monsieur, répondit le Curé, mon aventure est singuliere en effet ; je mourus il y a deux jours ; on m’enterra, & je ne m’apperçus que j’étois tombé en léthargie que douze heures après avoir été mis en terre. Je criai, je m’agirai, il étoit nuit. Quelques femmes m’entendirent & s’enfuirent en publiant qu’elles avoient vu le diable : on accourt en foule, on s’approche en tremblant, on recule, on m’appelle de loin ; personne n’ose aborder l’esprit malin. Dans cette consternation générale un vieux soldat de mes Paroissiens qui revenoit du cabaret passe par là ; c’est un brave à qui sa haute valeur a fait donner un sobriquet fort militaire, il crut que l’occasion étoit digne de lui, & le voilà qui s’avance fierement fut le bord de la fosse, & de-là il me fait des questions si comiques & dans un style si peu châtié, que, malgré la tristesse du lieu, je ne pus m’empêcher de rire : oh ! parbleu, s’écria-t-il, si c’est le diable, nous n’avons rien à craindre, car il est de bonne humeur ; & à l’instant même il se jette dans la fosse, brise la biere & me rend à la vie.

Ma résurrection, à un peu de langueur près, n’a eu aucune suite fâcheuse : je voudrois sçavoir seulement si dans l’intervalle on m’a nommé un successeur.

Monsieur, reprit M. Botel, n’êtes-vous pas Curé du Bourg de C * * * ?

Justement.

Eh bien, Monsieur, je venois pour vous remplacer, (& il lui déclara son nom) je ne l’ai pas sollicité au moins . . . on m’a arraché malgré moi à ma pauvreté, à mes Paroissiens que je chéris. Mon Vicaire a pris ma place, je m’en retournerai auprès de lui, & je serai son Vicaire à mon tour.

Restez, restez, s’écria l’autre Curé ; restez, Monsieur, ma Cure est à vous ; je confirme le choix de notre Evêque. Un patrimoine assez riche me met en état d’achever ma vie dans l’aisance : il est vrai que je ne vous connois point personnellement, mais tout le Diocèse connoît vos vertus.

M. Botel ne se laissa pas vaincre cette fois-ci : il remercia le Curé dans les termes les plus affectueux, & immédiatement après le dîner, il reprit le chemin de sa Cure, où on ne l’attendoit plus : on l’a revu avec des transports de joie inexprimables. Son Vicaire veut lui rendre sa Cure, M. Botel refuse encore : l’Evêque de * * * vient d’apprendre ces derniers événemens.

Voilà où en est cette affaire singuliere sur laquelle je ne me permettrai qu’une réflexion. Lequel de ces trois Curés est le plus généreux ?

Avis

L’histoire qu’on vient de lire m’a été adressée avec la lettre suivante.

Monsieur,

J’ose vous prier d’inserer dans le Monde l’histoire suivante ; elle vous appartient de droit, elle est vraie & elle peut être utile.

J’ai l’honneur d’être avec toute la considération possible,

Monsieur,

Votre très-humble & très-obéissant serviteur, l’Abbé Selis de Garelles.

Comme M. l’Abbé de Garelles est anonyme pour moi, j’ai cru devoir supprimer les noms des lieux & des personnes ; mais s’il veut se faire connoître, je les restituerai volontiers, persuadé que cette aventure & l’exemple de vertu qu’elle renferme, ne pourront plus être regardés comme douteux, & n’en deviendront que plus intéressans.

Chapitre VIII. Histoire. Monsieur Botel étoit depuis vingt-trois ans Curé du petit Village de B * *: content d’un revenu très-modique, il n’avoit jamais connu d’autre ambition que celle de remplir ses devoirs. Sa vertu, qui l’avoit sçu rendre aimable, lui avoit gagné l’estime & l’affection de tous ses Paroissiens. L’étude de l’Agriculture & le plaisir innocent qu’il prenoit à embellir sa demeure, partageoient ses loisirs . . . M. Botel étoit heureux . . . Une lettre du nouvel Evêque de * * * vient lui apprendre qu’il-est, nommé à une Cure de trois mille livres, au Bourg de C * * *, à douze lieues de celle qu’il occupe actuellement ; le Curé qu’il va remplacer est mort la veille : il n’y a point de tems à perdre, il faut qu’il parte sans délai. M. Botel n’étoit point préparé au coup funeste qui renversoit tout son bonheur : pour la premiere fois il connut le chagrin. Eh ! pourquoi a-t-on songé à lui ? La seule grace qu’il eût jamais desiré, on la lui avoit accordée jusqu’à ce jour en le laissant vivre pauvre & obscur. Qu’il parte sans delai, croit-on qu’il puisse abandonner ainsi ses chers Paroissiens, eux qui le regardent comme leur pere, & qu’il regarde comme ses enfans ?  . . . non, il ne peut s’y résoudre : il est pénétré de reconnoissance pour son digne bienfaituer, mais il ne peut accepter le bienfait. Telles étoient les réflexions ameres qui occupoient M. Botel, telle fut en substance la réponse forte & respectueuse qu’il fit à son Evêque. Il en reçut beintôt une autre lettre plus pressante encore que la premiere : rien de si obligeant que les reproches du généreux Prelat, il disoit : Je n’ai pas prétendu vous rendre riche, vous l’êtes puisque vous ne connoissez pas les desirs ; mais j’ai besoin de vous, la religion vous reclame, faites le sacrifice de votre pauvreté. M. Botel n’avoit pas achevé de lire cette lettre, qu’il étoit deja vaincu ; le nom sacré de la religion avoit frappé ce cœur vraiment chrétien. Dès-lors il s’étoit résigné à tout ce qu’on exigeoit de lui : il ne murmura point, il ne se plaignit point, mais il étoit attendri. Il résolut de partir la nuit suivante, & il ne s’ouvrit de ce dessein qu’à son Vicaire qu’il nomma Curé sur le champ, & à une vieille sœur qui de-puis quinze ans présidoit à son petit ménage. Ils convinrent ensemble qu’elle resteroit quelques jours à B * * pour y justifier M. Botel & mettre ordre à ses affaires ; & qu’ensuite elle viendroit le rejoindre. Après ces arrangemens il se mit à parcourir tout son Village ; il lui sembloit qu’il y arrivoit, qu’il le voyoit pour la premiere fois. Il se repassoit avec avidité de mille objets qui n’étoient rien moins que nouveaux pour lui : il visita tous ses Paroissiens, il ne leur dit pas adieu, mais il leur recommanda de ne point l’oublier, de l’aimer toujours, & sur-tout d’aimer le bon Dieu ; il leur distribua de legers présens, il les consola dans leur misere . . . son cœur étoit ému, agité avec violence, & son secret ne lui échappa point. De retour chez lui & rendu à lui-même dans le silence de la nuit, il éprouva des combats auxquels il ne s’étoit pas attendu : il se promenoit à grands pas dans sa chambre, il étoit tenté de ne point partir ; il rejettoit cette idée, il y revenoit, il la rejettoit encore, il prioit Dieu, il disoit à sa sœur : ah ! ma sœur, que diront-ils de moi ? ils pleureront, ils diront ; nous l’aimions tant & il nous laisse seuls, oui tout seuls. A cette pensée le bon M. Botel ne put s’empêcher de verser des larmes, il en donna aussi quelques-unes à ce beau Presbytere qui lui avoit coûté tant de peines à bâtir, à cette allée couverte où il aimoit tant à lire son Breviaire, à ce noyer si élevé, si touffu qu’il avoit planté de ses propres mains . . . mais l’heure fatale du départ est sonnée, M. Botel reprend tout son courage, embrasse sa sœur & monte à cheval. Il fit le voyage sans aucun accident, & avec tant de promptitude, qu’il arriva le lendemain sur le midi à un Village voisin de C * * * : il jugea à propos de s’arrêter-là, & de lier connoissance avec le Curé du lieu, pour lui demander quelques éclaircissemens nécessaires. Celui-ci étoit à table avec plusieurs autres Curés : il reçut poliment M. Botel, & l’invita à dîner. Une offre faite avec tant de cordialité fut acceptée de même : M. Botel s’assit & prit part à la conversation : on ne lui fit d’abord aucune question, mais il eut bientôt lui-même occasion d’en faire aux autres. Parmi les convives il y avoit un Ecclésiastique dont l’air pâle & languissant excita vivement sa curiosité : le son de sa voix étoit lugubre, il étoit d’une maigreur affreuse ; les assistans le regardoient avec une satisfaction mêlée d’attendrissement : ce spectacle parut si extraordinaire à M. Botel, qu’il ne put s’empêcher d’en témoigner son étonnement à celui qui en étoit l’objet. Monsieur, répondit le Curé, mon aventure est singuliere en effet ; je mourus il y a deux jours ; on m’enterra, & je ne m’apperçus que j’étois tombé en léthargie que douze heures après avoir été mis en terre. Je criai, je m’agirai, il étoit nuit. Quelques femmes m’entendirent & s’enfuirent en publiant qu’elles avoient vu le diable : on accourt en foule, on s’approche en tremblant, on recule, on m’appelle de loin ; personne n’ose aborder l’esprit malin. Dans cette consternation générale un vieux soldat de mes Paroissiens qui revenoit du cabaret passe par là ; c’est un brave à qui sa haute valeur a fait donner un sobriquet fort militaire, il crut que l’occasion étoit digne de lui, & le voilà qui s’avance fierement fut le bord de la fosse, & de-là il me fait des questions si comiques & dans un style si peu châtié, que, malgré la tristesse du lieu, je ne pus m’empêcher de rire : oh ! parbleu, s’écria-t-il, si c’est le diable, nous n’avons rien à craindre, car il est de bonne humeur ; & à l’instant même il se jette dans la fosse, brise la biere & me rend à la vie. Ma résurrection, à un peu de langueur près, n’a eu aucune suite fâcheuse : je voudrois sçavoir seulement si dans l’intervalle on m’a nommé un successeur. Monsieur, reprit M. Botel, n’êtes-vous pas Curé du Bourg de C * * * ? Justement. Eh bien, Monsieur, je venois pour vous remplacer, (& il lui déclara son nom) je ne l’ai pas sollicité au moins . . . on m’a arraché malgré moi à ma pauvreté, à mes Paroissiens que je chéris. Mon Vicaire a pris ma place, je m’en retournerai auprès de lui, & je serai son Vicaire à mon tour. Restez, restez, s’écria l’autre Curé ; restez, Monsieur, ma Cure est à vous ; je confirme le choix de notre Evêque. Un patrimoine assez riche me met en état d’achever ma vie dans l’aisance : il est vrai que je ne vous connois point personnellement, mais tout le Diocèse connoît vos vertus. M. Botel ne se laissa pas vaincre cette fois-ci : il remercia le Curé dans les termes les plus affectueux, & immédiatement après le dîner, il reprit le chemin de sa Cure, où on ne l’attendoit plus : on l’a revu avec des transports de joie inexprimables. Son Vicaire veut lui rendre sa Cure, M. Botel refuse encore : l’Evêque de * * * vient d’apprendre ces derniers événemens. Voilà où en est cette affaire singuliere sur laquelle je ne me permettrai qu’une réflexion. Lequel de ces trois Curés est le plus généreux ? Avis L’histoire qu’on vient de lire m’a été adressée avec la lettre suivante. Monsieur, J’ose vous prier d’inserer dans le Monde l’histoire suivante ; elle vous appartient de droit, elle est vraie & elle peut être utile. J’ai l’honneur d’être avec toute la considération possible, Monsieur, Votre très-humble & très-obéissant serviteur, l’Abbé Selis de Garelles. Comme M. l’Abbé de Garelles est anonyme pour moi, j’ai cru devoir supprimer les noms des lieux & des personnes ; mais s’il veut se faire connoître, je les restituerai volontiers, persuadé que cette aventure & l’exemple de vertu qu’elle renferme, ne pourront plus être regardés comme douteux, & n’en deviendront que plus intéressans.