Le Monde: Chapitre VII.
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Niveau 1
Chapitre VII.
Anecdote.
Niveau 2
Metatextualité
Je me vois enfin en état de donner
l’histoire attendue qu’annonçoit la fin de mon premier
Cahier. Je demande pardon au Lecteur de la lui avoir fait
desirer si long-tems; j’ai éprouvé plus d’impatience que
lui, & je penserai toujours de même à l’égard des
engagemens que j’aurai contractés.
Niveau 3
Récit général
Mademoiselle * * qui a
beaucoup de part à cette aventure, n’a pas
voulu l’écrire elle-même ; c’est une trahison de sa
modestie ou de son amour-propre car personne n’écrit
mieux qu’elle : Je passe maintenant à son
aventure : l’Amant dont il y sera question est le
Marquis de * *. Après lui avoit vu pour elle toute cette
tendresse qui peut seule satisfaire une femme, qui
n’auroit rien aimé, si elle n’avoit cru être toujours
aimée, elle s’apperçut qu’il n’avoit plus d’amour ;
& l’envie même de s’aveugler ne put arrêter le
prompt désespoir dont cette découverte devoit
l’accabler. Elle fit des reproches, le Marquis répondit
comme tous les autres hommes, qu’il n’étoit point
changé, mais il l’étoit trop réellement pour tromper un
cœur tendre. Leurs conversations ne furent plus que
tristes : le Marquis ne put en supporter l’ennui, il
disparut. Mademoiselle * * pensa mourir de douleur ; mon
étonnement est qu’elle ait pu résister à l’amertume de
ses pensées. Quelques jours après elle
apprit qu’il n’y avoit nulle trahison, nulle lâcheté
dans sa suite, mais beaucoup de cette maladie qui dévore
sourdement le cœur, & fait périr dans de cruels
tourmens ceux qui en sont attaqués : c’étoit la
consomption. Elle n’en fut point surprise ; elle
rapporta à cette cause mille accès de mélancolie qu’elle
avoit mal interprétés, & qui lui avoient fait
souvent répandre des larmes. Comme c’est une maladie de
l’ame ; elle, qui a une ame si tendre & si
éclairée ; comprit combien son amant avoit besoin de
secours : elle employa tout pour découvrir le lieu de sa
retraite ; le hazard la servit au gré de ses vœux : elle
vola vers lui. Le Marquis frappé à sa vue fit un cri
& ne prononça pas un mot. Elle ne se hâta point de
le retirer de cet état : il la prévint ; & la
regardant fixement : j’admire l’excellence de votre ame,
lui dit-il, quoi ! vous ne vous lasserez point d’aimer un homme odieux,
insupportable ! . . . non je ne me lasserai jamais de
vous aimer, lui dit-elle, j’en ai fait le serment, j’y
suis fidelle, je le serai toujours ; si ma constance
vous étonne, vous ne connoissez pas l’amour. Ah ! je le
connois & je l’admire, reprit-il, mais mon cœur
n’est plus capable d’en éprouver les douceurs : je me
regarde comme un monstre de ne le plus sentir pour
vous . . . ce n’est qu’un malheur, répondit elle ; mille
femmes ont été dans le même cas, & en ont gémi sans
s’en plaindre : je suis incapable de vous le reprocher ;
rassurez-vous, ne rougissez point d’un malheur commun ;
il faut donner à tout le nom qu’il convient : on est
foible quand on rougit trop aisément : ah ! dit-il, je
me vois & je me déteste ; votre générosité est
perdue pour vous & ne sert qu’à m’humilier . . .
c’est la suite de la situation de votre ame, mon cher
Marquis, mais votre état n’est point désesperé : la dissipation, le plaisir vous feront une
imagination nouvelle, daignez les chercher . . .
chercher le plaisir ! Mademoiselle ; y pensez-vous ?
eh ! le trouve-t-on quand on le cherche ! ennemi de
l’indifférent qui l’ignore, plus ennemi de l’imprudent
qui l’a perdu, il dédaigne d’animer l’un & de
consoler l’autre ; il fuit à la vue des outrages que
tous deux lui préparent . . . ce raisonnement est trop
rigoureux, reprit-elle, vous ne l’outrageriez pas, vous
ne le mépriseriez point ; vous l’appellez de bonne foi,
& vous en jouiriez de même : croyez-moi, il est plus
près de vous que de mille importuns qui volent à sa
rencontre : vous l’avez vu cent fois punir la sécurité
& récompenser l’incértitude. A force de le
combattre, de le flatter, elle obtint qu’il reparoîtroit
dans le monde, avec l’intention de s’y amuser. Il le
fit, & en cela sa complaisance fut extrême ; car les
défauts, les ridicules, les vices
l’avoient déja frappé d’une haine insurmontable. Elle ne
le quittoit que le moins qu’il étoit possible ; mais
aucun changement ne se faisoit remarquer en lui : elle
n’en étoit que plus attachée à son plan : l’amant le
plus tendre seroit trop heureux d’être aimé avec cette
ardeur. Le Marquis ne trouva pas le monde changé ;
pouvoit-il l’être pour lui ? il montra de l’humeur
par-tout, & par-tout en auroit donné si son état
n’avoit demandé de l’indulgence. Mademoiselle * * le
grondoit quelquefois avec cette douceur qui tempere la
vivacité ; mais elle le calmoit rarement. Elle lui
reprocha un jour en plaisantant d’être jaloux du bonheur
de mille gens : oui, dit-il, quand je vois des
misérables, des scélérats heureux, gais, contens ; je
déteste un systême de distribution qui donne lieu au
murmure & à l’impudence . . . elle l’arrêta en lui
disant, vous ne connoissez pas les
douleurs secretes, les soucis cuisans de ces gens dont
le bonheur vous offusque : si chacun dans le monde se
confessit, vous cesseriez de croire que la justice ait
été si peu consultée dans la distribution des biens
& des plaisirs : j’ai vu pleurer des heureux, ils
étoient alors mille fois plus à plaindre que vous :
croyez-moi, mon cher Marquis, il y a des malheureux à
qui il n’appartient pas de juger du malheur des autres,
mais ils seroient bientôt consolés s’ils pouvoient
pénétrer dans tous les cœurs : ah ! grands dieux, reprit
le Marquis, je défie que vous me citiez un être plus à
plaindre que moi ; le plus grand des malheurs est dans
l’insensibilité, quand on tient au monde par la chaîne
de l’habitude, quand on ne peut plus ni fuir les autres,
ni se fuir soi-même, quand on se voit entouré de gens
dont la joie éclatante & continuelle vous force à
chanter le plaisir sans le pouvoir goûter . . . elle voulut l’interrompre : non, dit-il,
laissez-moi parler, laissez-moi me soulager, &
concevez enfin que l’excès de tous les maux est dans le
sujet de tristesse qui me consume. Quel est mon état
& mon sort ! je ne tiens plus à rien ; mon
indifférence m’accable, elle est si grande que je me
sens inutile dans l’univers, je n’ai pas même la valeur
d’un jetton dans la société : je me trouve si haïssable,
si odieux, qu’une tête chaude qui me mépriseroit, me
trouveroit peut-être sans réponse & sans courroux
pour l’en faire repentir. Madmoiselle * * comprit qu’il
falloit le flatter, & s’y prit en femme d’esprit :
quand je m’efforce à vous dissimuler l’état de votre
ame, lui dit-elle, ce n’est pas que je me le dissimule à
moi-même : l’amour si tendre, si ingénieux à saisir le
côté triste des objets qui doivent le tourmenter, ne
souffre pas de telles illusions ; mais je cherche à vous adoucir ce que je ne puis vous
dérober ; ne soyez point cruel envers moi, combattez le
penchant qui vous porte à la mélancolie ; songez à tout
ce que je souffre quand je vous vois convaincu que votre
insensibilité est sans remede, & montrez-moi du
moins ce desir de reprendre des sentimens, qui est dans
la raison, s’il n’est dans le plaisir. Le Marquis touché
de tant de tendresse, promit à Mademoiselle * * de se
conduire par ses principes. Il vouloi <sic> tenir
parole, mais il avoit promis plus qu’il ne pouvoit. Le
Baron de Fonte, homme d’esprit, Philosophe aimable &
son intime ami, lui proposa de le mener chez la Comtesse
de Présange. Il y consentit, & promit de s’y dérider
absolument, mais l’engagement étoit trop fort : voulant
le remplir, il passa d’un excès à un autre, &
l’impertinente raillerie prit la place de la férocité
(car on peut dire que dans ses accès
d’humeur il étoit féroce.) La Comtesse de Présange est
une espece de Métaphysicienne qu’on railleroit
impitoyablement, si la nature qui lui a donné un esprit
faux ne lui avoit donné en même tems des charmes vrais :
elle ne séduit cependant personne ; c’est beaucoup
qu’elle plaise un moment & qu’elle soit soufferte
ensuite. Une Métaphysicienne est un objet choquant dans
la nature : les traits les plus charmans ne peuvent
réparer le défaut de ne point sentir, ils ne servent
qu’à le faire mieux remarquer ; ou si cette
insensibilité n’est qu’orgueil, l’objet qui s’en
glorifie n’en est que plus haïssable. Madame de Présange
paroît être du moins de bonne foi : elle a l’avantage de
s’exprimer avec esprit, & cet avantage est infini
pour les femmes qui osent afficher un systême, pour peu
que leur conduite y soit relative. Le Baron qui la
préfere à mille autres femmes, espera
qu’elle pourroit charmer l’ennui de son ami : l’espoir
paroissoit fondé. Une femme qui déteste l’effervescence
de l’amour, & un homme qui n’est plus en
à ses traits, sont deux êtres marqués au coin de la
convenance la mieux décidée, mais le Marquis dont le
désespoir au contraire étoit de ne plus aimer, ne
pouvoit pas trouver charmante une femme qui détestoit
l’amour. Il se rappelloit d’ailleurs quelques
Métaphysiciennes qui lui avoient d’abord vendu fort cher
leur liberté, & qui étoient devenues ensuite les
causes même de son insensibilité, en consumant son cœur
par ces feux brûlans que l’art & l’amour allument
toujours lorsqu’ils agissent ensemble. Il ne vit donc
dans Madame de Présange qu’un objet ennuyeux ou
méprisable, & comme telle il s’imposa la loi de la
désoler par d’impertinens propos. Elle fut en général
fort maltraitée : le Baron avoit cru
devoir faire tourner la conversation sur les mœurs des
femmes, afin que la Comtesse, y développant sa belle
façon de penser, pût faire esperer des consolations au
Marquis dans son commerce : mais celui-ci que la
mauvaise humeur toujours invincible empêchoit d’être
dupe aisément de ce qui contrarioit & son expérience
& ses préventions, ne répondit aux édifians discours
de Madame de Présange que par des railleries
déplaisantes & même personnelles. Le Baron en fut
piqué, & lui reprocha de parler mal des femmes les
plus respectables. Mon cher Baron, lui répondit-il, les
femmes les plus respectables sont celles que des
partisans n’affichent point, celles qui remplissent
modestement leur devoir & qui vivent ignorées dans
l’obéissance à la raison : voilà les femmes que l’on
doit respecter ; on ne les voit point étaler les
drapeaux de la vertu comme une enseigne superbe ; on ne les entend point médire de l’amour ;
parce qu’elle sçavent le droit qu’il emprunte de son
origine ; on ne les distingue point, parce qu’elles ont
une simplicité réfléchie qui les porte à prévenir la
louange, pour l’éviter ou comme trop flateuse, ou comme
trompeuse : leur éloge est dans le cœur quand elles sont
connues ; la bouche craint de le gâter ou de le rendre
suspect en le prononçant : le libertin les respecte, le
sage les adore, & regarde son amour comme un tribut,
lui qui est si jaloux du droit d’estimer difficilement .
. A ce que je vois, dit la Comtesse, il ne seroit pas
aisé d’en faire accroire à M. le Marquis ? . . . rien
n’est plus vrai, Madame, & cependant je vois tous
les jours des personnes très-indiscretes &
très-définies avoir la simplicité de s’en flatter : je
les plains, reprit-elle, car sans doute vous ne vous
refusez pas le doux plaisir de les en faire repentir !
il le faut bien, Madame, il le faut bien ;
le châtiment de l’imposture est un des premiers devoirs
de l’honneur . . . Le Baron qui comprit où cette
conversation ne manqueroit pas d’aller, se hâta
d’arrêter son ami par des regards qui disoient tout. Le
Marquis se tut par considération pour lui, mais la
Comtesse vit qu’il se contraignoit, & ne s’en trouva
pas moins offensée. Par ses regards elle apprit au Baron
qu’elle le soupçonnoit de n’avoir amené chez elle un si
mauvais plaisant qu’à dessein de l’humilier. Un galant
homme est déseperé de ces sortes de soupçone
<sic> ; l’amertume de ses sentimens se répandit
dans quelque chose qu’il dit au Marquis, & celui-ci
sortit pour éviter de se fâcher. Il alla à l’Opera. Le
spectacle finissoit : il trouva à la porte, le Chevalier
de Genoncour qui alloit monter en carrosse. Te voilà,
lui dit le Chevalier ; d’où viens-tu avec cet air
soucilleux ? de chez la Comtesse de
Présange, répondit-il . . . ton air me l’annonçoit,
reprit de Genoncour ; que vas-tu faire chez ces
femmes-là ! elles t’excederont, & tu deviendras
machine comme elles. Parles-tu de Madame de Présange
particulierement ? demanda le Marquis ; non, mon cher,
je parle de toutes les femmes de bien en général, elles
sont mortelles : il faut la liberté, le libertinage, la
débauche quand on a usé le plaisir & l’amour ; j’en
suis presque-là, mon cher, & je me trouve bien du
remede : viens souper avec moi, je te menerai en lieu de
ressources, & tu conviendras de l’excellence de ma
recette. Le Marquis se laissa entraîner. Ce fut chez
Emilie qu’ils se rendirent. Cette honnête Demoiselle
avoit ce soir-là une de ses bonnes amies à souper qui
s’appelle Rosette, & c’est précisement la personne
qu’elle peut le moins souffrir. Le Marquis
autrefois s’étoit amusé à ces sortes de parties : les
jeunes gens les adorent ; ils y trouvent des amusemens
dont la saine raison n’est pas plus choquée que d’un jeu
éternel, d’un torrent de complimens fades, & de cent
bétises qui se disent tous les jours dans les cercles
distingués. Mais le Marquis, insensible à tout, n’est
plus capable de cette vivacité, de ces faillies que
demande l’esprit de ces maisons, & il doit y jouer
un sot rôle. Cela ne manqua pas d’arriver : de Genoncour
qui étoit toujours fou, lia une conversation avec Emilie
qui étoit toujours folle, & Rosette fut le partage
du Marquis. Cette Rosette ne sçavoit pas amuser, (c’est
le plus grand défaut d’une Demoiselle) ordinairement
celles qui ont le malheur d’être bêtes sont bonnes &
douces, & cela donne de l’indulgence pour elles ;
mais Rosette a naturellement de l’orgueil, & cela la
fit trouver détestable au Marquis qui
étoit incapable de pardonner. Il se tira d’auprès
d’elle, & alla s’asseoir sur un canapé, où il rêva
tout à son aise. Rosette, quoique fiere & piquée,
prit la peine de l’y aller trouver, (car l’orgueil
n’empêche pas de faire des choses qu’on regarde comme
des bassesses) elle voulut l’égayer, cela n’étoit plus
possible ; elle s’y prit d’ailleurs fort mal : en
poursuivant elle ne fit que l’excéder, & elle en fut
convaincue. Pourquoi bâillez-vous, lui dit-elle,
pourquoi baillez-vous ? pourquoi je bâille ?
Mademoiselle ; c’est que vous m’ennuyez, c’est que vous
m’ennuyez ; parbleu, doit-on faire cette question quand
on est maussade comme vous l’êtes : maussade ! Monsieur,
le compliment est nouveau . . . par la faute des sots
qui vous ont encensée, reprit-il ; ah ! si vous aviez eu
affaire à moi . . . Rosette plus maltraitée qu’elle ne
méritoit de l’être, fit une révérence
décisive, & planta-là Monsieur l’ennuyé. Le
Chevalier dèvoroit <sic> leur conversation
orageuse, & ne perdit pas l’occasion d’exercer son
petit talent de railler. Le Marquis trouva fort mauvais
qu’on le plaisantât sur l’ennui le plus juste. Emilie se
joignit à Rosette, & toutes deux l’accablerent des
traits les plus piquans. Il sortit furieux, en
reprochant au Chevalier de l’avoir mené dans une maison
détestable. En rentrant chez lui, il trouva une lettre
encore plus capable de le chagriner : elle étoit du
Baron. « J’ai été votre ami, lui marquoit-il, & vous
ne cesserez jamais de m’être cher ; vous avez un titre
sacré, celui du malheur : mais ce malheur m’expose à une
destinée plus affreuse que la vôtre, si je m’entête à
vouloir vous l’adoucir en continuant de vous voir : j’ai
perdu par vous l’estime d’une amie que
j’aimois plus que toutes choses ; vous l’avez outragée
& elle m’en punit ; elle m’accuse d’une criminelle
intelligence avec vous . . . Madame de Présange croiroit
sa prévention bien fondée, & je justifierois
l’injustice de sa vivacité, si je ne me hâtois de
condamner votre conduite indécente. Or pour la condamner
d’une façon qui me satisfasse moi-même (tant je vous
désapprouve), l’unique moyen c’est de rompre avec vous :
c’est une nécessité fatale, un moment affreux de ma
vie ; mais en supposant même que j’eusse pour vous une
amitié supérieure à celle que j’ai vouée à Madame de
Présange, je lui dois plus qu’à vous puisqu’elle est
offensée ; & vous m’avez réduit à me plaindre
cruellement de votre injustice, en me mettant dans
l’impossibilité de balancer ses droits par les vôtres. »
Le Marquis fut sensible à cette résolution, se condamna lui-même, & jura de
s’enfermer pour jamais chez lui : (la solitude se
présente d’abord comme une consolation, ou peut-être
même comme une punition nécessaire à ceux qui ont fait
des fautes qu’ils sont obligés de se reprocher) ce
sentiment formoit sa situation : il défendit à ses gens
de laisser entrer qui que ce fût dans son appartement,
& d’y entrer eux-mêmes : un seul qu’il avoit
toujours souffert dans ses accès de chagrin, eut la
permission de lui parler. On s’étonnera qu’il n’écrivit
pas sur le champ au Baron : Le monde est plein
d’ailleurs de ces sortes de contrariétés : on se sent
coupable, on en est honteux, mais ce n’est que vis-à-vis
de soi qu’on en rougit & qu’on en veut rougir ; on
regarde le repentir comme un tribut, &
l’excuse comme une foiblesse : cette distinction bizarre
est tout-à-fait dans le caractere de l’orgueil ; &
si l’on veut se donner la peine d’y réflechir, le
Marquis est ici précisément dans le même cas où l’on
s’est trouvé vingt fois soi-même ; Le
Baron sçut quelques jours après la violente &
dangereuse résolution qu’avoit prise son ami ; il en
redouta les suites, & crut devoir retrancher quelque
chose de sa sévérité. Malgré l’ordre donné à la porte il
entra chez le Marquis, & malgré le ressentiment
qu’il conservoit, il lui parla avec une amitié dont
celui-ci fut pénétré. Leur conversation fut très-vive :
le Baron épuisa toutes les ressources de l’éloquence
pour lui persuader qu’il falloit éloigner de sa pensée
tous les sujets de chagrin qu’il pouvoit
faire le bonheur : & il prouva que ce seroit un
malheur pour lui de concevoir la moindre espérance.
Faut-il qu’on puisse être si malheureux qu’on regarde
l’espoir de voir finir ses maux comme une chimere
uniquement capable d’y mettre le comble. Le Baron
remporta cependant quelque avantage ; son ami consentit
à sortir de son tombeau, mais non pour reparoître dans
le monde ; un trop grand bruit l’auroit étourdi ; il
promit seulement d’aller passer quelque tems dans ses
terres si son ami vouloit l’y accompagner. Il n’y a que
ceux qui connoissent l’amitié qui puissent comprendre
quelque fut la facilité du Baron à accepter la
proposition : ils partirent le lendemain. Cette même
amitié offrit bientôt des récompenses à
celui qui venoit de se sacrifier à ses devoirs sans
esperer ses bienfaits. Le Marquis parut moins
mélancolique au bout de huit jours: quelle pouvoit être
la cause de ce changement! le Baron la cherchoit bien
loin tandis qu’elle étoit bien près ; il n’avoit pas
fait une fort grande étude du cœur humain, & n’avoit
pas mille connoissances, mille idées qui coulent
naturellement de cette source abondante. Il s’imaginoit
que c’étoient des lettres de Mademoiselle * *, qui
décidoient le front de son ami : il est vrai que
celui-ci l’avoit vue deux fois avant son départ,
recevoit de ses lettres tous les jours, & en parloit
avec une estime & un respect pour ses sentimens
qu’un homme blasé ne conserve guere ; mais ce n’étoit
pas là le sujet du changement qui frappoit le Baron : il
va bientôt se découvrir aux yeux du Lecteur. Le Marquis
voyoit quelquefois soit au Châteaux, soit à l’Eglise, la
fille d’un homme qui l’avoit autrefois
élevé & à qui il avoit fait un petit établissement
dans sa terre.
Le Marquis n’avoit jamais vu de
pareil tableau dans le monde, il fut touché d’un
assemblage de couleurs si assorties, si claires & si
touchantes ; & sans aimer encore, il pensa qu’un si
aimable objet étoit fait du moins pour amuser ses yeux
sensiblement. Le cœur a une marche précipitée : bientôt
le sien apprit par sa vivacité le terme où
ses mouvemens alloient aboutir. Oui, dit-il, elle me
rendra ma sensiblité en me conservant ma raison : je
serai enfin convaincu qu’on peut aimer en sage . . . il
se représente sans cesse cette nature ingénue, ce cœur
qu’on doit croire sensible & vertueux, cette raison
à peine formée & déja sublime . . . elle sera
l’objet que je cherchois, que j’appellois vainement tous
les jours, reprenoit-il ; elle fera mon bonheur ; &
le sien en devenant le sujet de mes soins, de mes vœux,
de mes médidations constantes, me donnera cette
humanité, ces sentimens, ces vertus qu’une loi secrete
impose, puisqu’on les exige dans les autres. Il se
proposoit de parler à Julie, de s’expliquer avec elle
sur le vrai ton de ses sentimens, & de sçavoir enfin
si en l’aimant, il ne s’exposeroit pas à de plus grands
maux que ceux qu’il cherchoit à guérir. Un cruel soupçon
vint altérer tout le charme de ses idées :
il entendit dire & il crut voir que cette aimable
fille aimoit le fils du Concierge. C’étoit un jeune
homme assez lourd & un peu brutal ; il n’étoit pas
fait pour elle, & ne devoit pas lui avoir plu, mais
dans la solitude l’ennui invite à l’amour ; on aime par
besoin, & par conséquent sans résistance, ou du
moins sans réflexion ; la beauté qui se sent née pour
des hommages, accepte le plaisir comme un
dédommagement ; il lui suffit, parce qu’il la console ;
elle s’en amuse sans sentir qu’elle s’avilit. L’ennui
est si odieux, qu’il a acquis le droit d’usurper des
sacrifices & même des bassesses aux femmes les plus
aimables. Une si triste idée agita vivement le Marquis :
il se sentit troublé & prévit que son trouble
augmenteroit. Dans cet état il jetta un cœup-d’œil sur
le Baron qui étoit toujours tranquille, toujours gai,
toujours content de lui & des autres ;
il conçut tout le bonheur d’un sage dont l’esprit étoit
utilement occupé & le cœur délicieusement rempli :
il envia ce bonheur : hélas ! dit-il, il jouit des
plaisirs & de sa propre estime ; une pareille
Philosophie est la récompense de la raison ; que ne
puis-je être Philosophe comme lui ! Ces réflexions étoit
fort sages, mais des réflexions sont des malheurs quand
elles sont trop sages. Il falloit ou renoncer à tout
sentiment pour Julie sans s’y condamner par des
informations sûres, ou s’assurer de ceux dont on la
soupçonnoit pour n’y plus penser ensuite s’ils étoient
tels qu’on le pensoit. Ces deux partis étoient également
violens : lequel préferer ? la raison même ne pouvoit
prononcer dans une circonstance aussi embarassante ;
cependant il prit le parti des informations, & ce
fut à Julie même qu’il s’adressa persuadé qu’elle lui
diroit la vérité. Un jour qu’il la trouva
dans le parc assise sous un arbre, il l’aborda ; &
après queqlues complimens flatteurs & quelques
discours adroits, il la questionna enfin. Le nom de
l’amant supposé avoit été prononcé ; Julie parût
interdite : en pareil cas le trouble confirme le
soupçon : le Marquis la pris de s’expliquer ; elle
répondit qu’elle n’aimoit point. Sa réponse paroissoit
sincere, mais l’amour donne de l’art : le Marquis ne put
dissimuler cet air de ne pas croire qui est si naturel
quand on craint de croire : Julie le regarda avec plus
d’assurance & lui dit, non, Monsieur, je ne l’aime
pas ; il me seroit impossible de l’aimer… vous ne
l’aimez pas ! Mademoiselle, vous ne l’aimez pas ? lui
dit-il : non, Monsieur, je ne l’aime ni ne l’aimerai
jamais ; si mon cœur pouvoit se donner ce ne seroit pas
à lui : mais je vous confie ce secret par respect ;
& par bonté je vous prie de l’oublier dans le même instant . . . pourquoi voudriez-vous
que je l’oublisasse ? vous sçavez qu’il
m’intéresse ! . . . non, je veux m’en souvenir pour en
faire un bon usage ; vos parens me sont chers, vous me
l’êtes plus qu’eux ; je leur ai fait du bien, je veux
vous en combler ; vos charmes & vos vertus font
naître ce sentiment : dites-moi votre secret,
Mademoiselle, & ne tremblez point . . . rien ne peut
me rassurer que la suite, Monsieur ; j’ai reçu une
éducation & je sçais rougir : Je vous en aime
davantage, Mademoiselle ; mais l’éducation souvent nous
fait des préjugés ridicules, & je les regarde comme
une tache dans les yeux qui empêche de discerner le
moyen même de se rendre heureux. Julie ne paroissoit pas
disposée à s’expliquer : le Marquis lui prit la main
& lui dit, vous craingnez peut-être de vous
expliquer à l’endroit où nous sommes ? vous avez
peut-être des raisons d’éviter qu’on ne
vous surprenne avec moi ? passons dans cette allée plus
sombre ; je brûle d’apprendre ce qui vous intéresse ;
votre obstination me donne de l’inquiétude ; je crains
que vous n’ayez des chagrins. Oui, Monsieur, j’en ai
beaucoup, mais le plus grand de tous seroit de les
dire ; je serai ferme dans ma résolution . . . elle fera
votre malheur, Mademoiselle ; croyez-en un homme à qui
son expérience & ses chagrins ont tout appris ;
j’étois fait pour vous entendre, & peut-être pour
vous consoler ; mais vous êtes jeune, vous ne pouvez pas
encore connoitre le prix de la confiance . . . Je puis
tout sentir, Monsieur ; mais je ne dois rien me
permettre, & je vois que je me suis trop permis,
puisque je vous ai déplu. Julie fit une profonde
révérence, & laissa le Marquis stupéfait. D’où lui
peuvent venir cet esprit & ce langage épuré, se
dit-il ? de l’amour & des livres ;
oui, elle a le cœur tendre & l’imagination
romanesque ; elle a lu des fictions, elle aime, &
tout cela a produit très-naturellement le prodige qui
m’étonne. Mais qui peut-elle aimer ! sans doute ce n’est
pas un rustre, & il n’y a personne ici : elle n’a vu
que le Baron & moi ; seroit-ce lui ? je n’y vois
rien d’impossible ; il lui a parlé quelquefois, ils se
sont promenés ensemble . . . oui, cela se peut fort
bien ; ces esprits sérieux sont toujours pris par la
ressemblance. Il en parla au Baron qui toujours attentif
à prévenir ce qui pouvoit affliger un malheureux, lui
protesta que ce n’étoit pas lui qu’elle aimoit. Mais
vous n’en pouvez rien sçavoir, reprit le Marquis, elle
est assez tendre pour vous aimer, & assez sage pour
se surveiller rigoureusement : vous n’avez pas fait
assez d’usage de l’amour pour pénétrer un cœur qui se
déguise ; mais moi qui ai une expérience malheureusement
consommée, je devine très-bien qu’elle
vous aime, & je vous l’apprends . . . Ecoutez, lui
dit le Baron, tout cela est possible ; malgré mon
inexpérience, je sçais que le cœur a des caprices ; je
me suis entretenu deux fois avec Julie ; je lui ai
trouvé une raison singulierement formée ; j’ai parlé à
cette raison par le seul penchant de la mienne ; je ne
me proposois rien que le plaisir de penser, mais
peut-être sa vanité m’a-t-elle prêté des motifs ; &
si cela est, nous pouvons supposer qu’elle m’aime ; mais
je vous jure que je ne suis disposé à aucun retour : je
n’ai point une ame à qui il faille nécessairement un
objet ; & Julie d’ailleurs m’est interdite par mes
principes : j’aurois des remords après avoir troublé sa
tranquillité, & vous ne me verrez jamais courir le
risque d’en avoir ; mais ma Philosophie dépouille sa
sévérité en faveur de mon ami ; vous êtes dans un cas où
il est peut-être permis de soumettre la délicatesse à l’intérêt raisonné. Parlez-moi
confidemment ; aimez-vous bien cette fille ? si vous
sentez que vous ayez besoin de son cœur, dès aujourd’hui
j’abuse pour vous du pouvoir que j’ai sur sa raison :
ah ! sa raison, s’écria le Marquis, ce seroit le plus
mauvais moyen, si elle vous aime : la raison rend
constante quand on est honnête, & Julie vous
méprisera sans m’aimer, si vous lui parlez pour
moi . . . puisque vous faites cette réflexion, je suis
tenté de conclure que vous l’aimez beaucoup, dit le
Baron : mais cette réflexion même ne m’arrête pas ; je
vous quitte pour vous rejoindre bientôt. Le Baron
reparut deux heures après : il avoit l’air triste, le
Marquis s’empressa de le questionner. Je crains de vous
instruire, lui répondit-il ; aimez-vous bien cette
fille ? non, dit le Marquis, mon cœur n’est plus capable
de recevoir ces impressions promptes qui font l’amour ;
mais je l’aurois aimée peut-être ; à l’air
que vous avez en me parlant, je vois qu’il faut y
renoncer ? . . oui, mon ami, il faut l’oublier, il faut
partir demain ; je viens de lui parler ; elle aime sans
retour le fils d’un Gentilhomme du voisinage, elle est
incapable de changer, & les chagrins que vous avez
surpris dans son cœur sont l’effet de cet amour : nuit
& jour elle pleure de n’avoir pas une fortune à
offrir à un homme qu’elle adore, & qu’elle ne
pourroit épouser qu’à ce prix. Le Baron se tut, & le
Marquis ne paroissoit pas disposé à répondre : cette
nouvelle vous afflige ? lui dit son ami, je suis
désesperé . . . Ne le soyez pas, répondit le Marquis ;
le plaisir que je perds peut me rester sous une autre
forme ; je lui ferai du bien, & cette satisfaction
me tiendra lieu d’amour : l’essentiel pour moi est de
sçavoir que je puis encore aimer ; elle me l’a appris,
& c’est un service que je ne payerai
jamais trop ; allez la trouver, & faites-la venir.
Le Baron le quitta pour servir son impatience, &
revint un quart-d’heure après avec Julie. Elle étoit
prévenue lorsqu’elle parut devant le Marquis. Si la
timidité eut jamais une expression, ce fut bien en ce
moment. Le Marquis sentit qu’on s’enrichit en donnant.
Approchez, Mademoiselle, lui dit-il en lui prenant la
main ; rassurez-vous, & acceptez les marques de mon
estime ; je vous fais présent de dix mille écus. Elle
tomba à ses genoux, le Baron alloit la relever, le
Marquis le prévint : c’est à moi de vous montrer de la
reconnoissance, lui dit-il, ne croyez pas m’en devoir ;
vous entendriez mal ce que je voudrois vous dire
aujourd’hui, & je m’expliquerois mal moi-même ; mais
croyez que je ne serai point encore quitte par le
présent que je vous fais. Ah ! Monsieur, un présent si
considérable . . . Ce n’est que de
l’argent, & vous méritez mieux ; vous vous en
exagerez la valeur ; un avare l’estime beaucoup, mais un
avare est méprisable ; jouissez-en, soyez heureuse,
& n’estimez que mon intention. Il entra du monde,
& la conversation fut interrompue. Julie se retira
en baissant les yeux : le Marquis qu’elle avoit achevé
de subjuguer par sa modestie, sentit du danger à la voir
plus long-tems. Il partit dès le même jour en remettant
un contrat de trente mille livres au père de Julie. Le
Marquis revenue à Paris y passa de fort ennuyeux
momens : il ne revit ces arts brillans, ces femmes
charmantes qui l’avoient trop séduit autrefois, que pour
leur reprocher de n’être point aimables. Il étoit de
bonne foi dans ses murmures ; il s’étonnoit d’avoir pu
trouver de l’agrément en des choses devenues si
insipides : c’est le sort de celles qui ne plaisent tant
que parce que l’illusion est habitude ;
& c’est le sort de notre ame aussi, que lorsqu’elle
s’est trop accoutumée à s’égarer dans de douces erreurs,
s’arroge, en s’épuisant, le droit de critiquer tout ce
qui la charma dans ses jours de délire. Ainsi nous avons
contre nous dans cette courte succession d’instans,
qu’on appelle la vie, ou la rareté des plaisirs ou leur
abondance. c’est être placé entre deux extrémités ; le
centre seroit l’état heureux ; mais il ne se trouve
malheureusement que dans les romans de la raison. Le
Marquis ennuyé du monde, des conseils de ses amis, des
soins même du Baron, se condamna à mener une vie
languissante. Il n’étoit plus féroce ; Julie l’avoit
radouci. Il disoit, un esclave porte ses chaînes ;
portons les chaînes de la vie ; soyons malheureux avec
courage, & n’insultons point au bonheur des autres.
Il n’alloit point chez Mademoiselle * *, il craignoit de
la voir. Chaque jour, prévenante en
tout, elle engageoit sa reconnoissance par les billets,
les attentions les plus tendres, & il étoit honteux
de ne sentir pour elle qu’une reconnoissance stérile :
il se reprochoit le goût qu’il avoit eu pour Julie ; il
auroit voulu que ce goût eût pu être pour la femme qu’il
eût tendu heureux. J’ai une destinée bien étrange,
s’écrioit-il avec humeur ; mon cœur étoit encore capable
d’aimer, & la fortune a voulu que ce miracle même
sûr un sujet de remord pour moi ; j’offensois, en
aimant ; l’objet le plus sensible, le plus aimable &
le plus respectable. Toutes ces pensées l’accabloient :
sans s’en apercevoir il ne se communiquoit presque plus
& périssoit d’ennui. Le Baron qu’il souffroit encore
le menoit aux spectacles, il y bâilloit : il rassembloit
chez lui les meilleurs Musiciens de Paris, il bâilloit :
il invitoit des gens de lettres, il bâilloit ; des femmes charmantes, il bâilloit : il ne
voyoit que les défauts de toutes choses ; il n’avoit
jamais eu beaucoup d’esprit ni beaucoup de
connoissances ; il en avoit maintenant plus que personne
pour découvrir les imperfections des chefs-d’œuvres
mêmes, & pour en plaisanter ingénieusement. Tout
étoit pour lui le revers de la médaille. Il tomba
malade, & l’on put craindre qu’il ne songeât à
attenter à ses jours. Mademoiselle * * en fut avertie,
& vola chez lui. Le Marquis fut frappé à sa vue ; il
parut rougir : apparemment il sentoit la honte d’un
désespoir plus grand que sa cause, & par conséquent
ridicule, quoiqu’insurmontable. Dans quel état vous
vois-je, lui dit-elle, serez-vous toujours l’esclave de
vos pensées ? est-il digne d’un homme d’esprit, d’un
homme de votre état de languir, de mourir dans le regret
de n’avoir plus aisément de passions ? je devine que vos
tentatives n’ont pas réussi : vous avez
revu les femmes avec cette indifférence qui est devenue
votre sort, & vous concluez que l’amour vous
déteste ? eh bien, Monsieur, il vous reste des
ressources préférables aux plaisirs ; heureux celui que
le plaisir a quitté : c’est l’instant où la gloire
jalouse parle avec plus de force & d’avantage, s’il
reste un esprit capable de s’élever aux idées de
grandeur & de réputation qui ont fait les hommes
célebres . . . Ah ! Mademoiselle, dit le Marquis, cette
gloire est coûteuse & souvent cruelle ; il faut la
mériter en renonçant à soi-même, il faut la justifier à
des ennemis jaloux ; & quand on l’a bien goûtée,
bien achetée, elle échappe & s’envole comme les plus
simples plaisirs : non, poursuivit-il, nul sentiment,
nul bonheur ne peut être durable : il faut du moins se
borner à celui qu’on trouve plus naturellement en soi .
. . mais à présent que vous ne trouvez plus rien en
vous, reprit Mademoiselle * *, vous êtes
forcé d’y faire naître des ressources. Souvent on vit
sans desirs, parce qu’on a l’indolence de ne se pas
faire d’objets : sçachez vous en créer, Monsieur, ou
plutôt forcez votre imagination à faire éclorre par son
feu les germes infinis que votre ame renferme : vous la
croyez insensible ? elle l’est peut-être, mais elle
n’est pas impuissante : croyez-vous qu’un Dieu qui a
fait tant de petits objets, tant d’objet vils &
abjects en apparence pour se mouvoir & se reproduire
sans cesse, ait pu condamner l’ame, son plus précieux
ouvrage, à envier par une stérilité subite &
permanente le sort des plantes & des insectes !
non ; l’ame se lasse à la vérité de ses premiers objets,
mais elle a en elle le germe de mille objets nouveaux
qui doivent se succéder à jamais, & c’est ce qui
fait la chaîne des plaisirs qui nous animent tour à
tour, ainsi à l’amour, à la fatuité aux passions
communes, succederit l’idolâtrie de la
gloire, l’amour des sciences & des talens, le goût
plus vif de la Philosophie, de cette Philosophie réelle
& féconde en projets utiles, qui fait mépriser
jusqu’au plaisir, la plus douce des erreurs, pour se
signaler par la plus noble des passions, qui est
d’éclairer les hommes & de les rendre heureux. Le
Marquis écoutoit attentivement, & convenoit tous bas
que son amie avoit raison. Un homme que rien n’amuse
plus, adopte aisément toutes les idées de diversion
qu’on lui veut donner, mais ces idées impuissantes &
trompeuses prennent bientôt le caractere des choses qui
forment son ennui. Ce ne fut pourtant pas le sort de
l’homme dont j’écris le malheur : il sentit le génie de
son éloquente amie passer, pour ainsi dire, dans son
cœur. Une honte secrete, soit de son infidélité, soit de
son insensibilité, avoit préparé en la
voyant l’heureuse métamorphose qui commençoit à s’opérer
en lui. Vous me conseillez bien, dit-il à Mademoiselle
* * ; oui, je sens que la raison même m’a parlé par
votre bouche : ô chere amie ! je me sens déja presque
consolé, mon esprit s’agrandit : tout le secret d’une
nature infidelle va se développer à mes yeux ; la
Philosophie m’apprendra à ne m’étonner plus de mon
dépérissement ; elle me montrera l’homme dans un état
constant de foiblesse, de déclin, de destruction ; &
n’étant plus surpris que des excès ayent usé les
ressorts d’une machine naturellement débile, je ne serai
plus ni humilié, ni déserperé de l’état où je me trouve.
Mademoiselle * * l’embrassa tendrement. Si je vous vois
capable de cet effort, lui dit-elle, je bénirai le ciel
de m’avoir donné ce cœur qui tant de fois se vit accablé
du poids de vos peines ; vous devrez à mon
amour une vie nouvelle & glorieuse, car cette
Philosophie qui vous séduit ne vous trompera jamais ;
elle vous développera chaque jour des charmes plus vrais
& plus puissans : votre esprit toujours plus épris
de ses maximes se sentira entraîné dans son sein ; il y
puisera les plus utiles connoissances, les goûts les
plus honteux ; & l’amour des occupations honorables
l’arrachera à cet abîme d’oisiveté où des chagrins
puérils le retenoient plongé : Alors, mon cher Marquis,
les femmes vous paroîtront ce qu’elles sont ; vous
rougirez, & ne concevrez pas qu’elles ayent fait
votre destinée, lors même qu’elles ne pouvoient plus
faire votre bonheur : non que je veuille ici les
offenser & vous inspirer pour elles des sentimens
ennemis ; un galant homme est obligé de leur en immoler
le droit si son expérience lui a été fatale, & ce
droit est même toujours contestable : mais
vous sçaurez du moins que l’amour n’est généralement
qu’une erreur de l’imagination, ou qu’une vapeur du
sang. S’il y a un sentiment placé entre ces deux
extrémités, ce sentiment est rare, & ce n’est pas
celui que vous avez connu : s’il vous avoit animé, vous
n’auriez éprouvé qu’un regret tendre après l’avoit
perdu, & vous n’auriez pas pleuré si amerement la
suite du plaisir, qui n’en est qu’une foible image :
l’amour qui vous emportera est celui qui livre les deux
sexes au mépris du sage & de l’amant délicat ; c’est
celui qui est dans les sens & qui périt avec eux ;
celui dont la femme même qui l’a moins défini rougit
encore après sa chûte, celui qui fait que tant d’hommes
ne sont que des machines communes & fragiles, dont
chaque mouvement détraque & mine les ressorts . . .
Oui, s’écria le Marquis, vous définissez bien l’amour
& ses lâches esclaves ; ce sont de véritables machines ; hélas ! j’ai été machine comme
eux, je n’en rougirai jamais assez . . . Si vous en
rougissez, reprit-elle, j’attens des prodiges de
vous . . . Ah ! vous pouvez en attendre, répondit-il ;
je ne me connois plus ; je suis . . . je sens . . .
qu’une amie est un heureux présent du ciel . . il ne
m’aura pas distingué en vain des hommes qui périssent
dans le mépris, après avoir langui dans l’ennui : non,
je puis vous répondre de la vie que vous daignez me
rendre. Peindre la joie de Mademoiselle * * seroit le
chef-d’œuvre du sentiment : elle répondit peu de chose à
tout ce que continua de lui dire le Marquis, mais elle
sentit tout le bonheur des instans qu’elle alloit passer
désormais avec lui. Le Marquis lui dit : si quelque jour
ce sentiment qui m’a fui revenoit dans mon cœur tel
qu’il étoit lorsqu’il faisoit nos délices, à qui
croyez-vous que je voulusse en offrir
l’hommage ? à moi, dit-elle en l’embrassant : oui, à
vous, répondit-il, vous devez en être bien sûre, mon
bonheur désormais dépend moins de pouvoir aimer, que
d’aimer un être tel que vous : Après ce que j’ai éprouvé
du caractere des femmes dans mes ennuis, il ne peut plus
me rester d’illusion sur la source de leurs faveurs ;
elles ne connoissent que leurs propres desirs ; elles
nous abandonnent quand nos soins ne peuvent plus être si
réels : vous, au contraire, vous ne prétendez que m’être
nécessaire ; dans mon amour vous ne voyez que ce qu’il
peut avoir d’agréable pour moi ; pourvu que cet attrait
s’y conserve vous serez contente : puis-je trop vous
aimer ! non, je n’ai point à choisir, & c’est tout
ce dont je me plains dans mon bonheur.
Hétéroportrait
elle a
l’esprit comme le cœur, extrêmes l’un & l’autre.
Vous serez charmé, Monsieur, de la connoître un peu
particulierement, & je vais à ce dessein
commencer son histoire par son portrait : mais que
dis-je ? vous le connoissez parfaitement, &
presque tout le monde la connoît comme vous : ses
talens, son esprit, ses billets enchanteurs l’ont
rendu célebre dans tout Paris : cependant il y a des
choses à détailler : les réputations les plus
étendues sont toujours des miroirs imparfaits. Avec
beaucoup de pouvoir sur les esprits foibles, si elle
vouloit s’en servir, elle a le plus étonnant empire
sur les esprits les plus forts & elle s’en sert.
Il n’y a cependant aucun art dans tout cela ; c’est
une lumiere perçante qui lui fait
discerner la vérité de toutes choses à travers les
voiles les mieux tissus, & une éloquence
extraordinaire qui persuade qu’elle l’a connue,
& qu’il faut s’y rendre. Lorsque l’éloquence n’y
suffit pas, le zele, le feu de l’ame viennent à son
secours ; c’est alors un torrent, elle entraîneroit
l’indolence la plus stupide. Les indifférens, ces
esprits froids que toute idée étonne, que tout
sentiment contrarie, croyent ses passions
redoutables ; rien n’est moins vrai, mais il faut
bien qu’elle soit mal jugée par des gens qui sont
forcés de se trouver si inférieurs à elle : ce ne
sont pas les premiers mauvais juges que
l’amour-propre ait faits sous le voile de la raison.
Je ne vous dirai rien de son état, Monsieur, ce
n’est pas qu’elle pût perdre à vos yeux en la
faisant connoître par-là ; mais elle perdroit aux
yeux de ceux qui ne sçavent pas combien César avoit raison de dire qu’il vaudroit
mieux être le premier dans un Village, que le second
dans Rome.
Metatextualité
je ne suis pas obligé de sauver ce défaut de
vraisemblance ; il servira même à prouver que
j’écris réellement une histoire, & que je
l’écris exactement.
Metatextualité
mais on ne fera pas cette réflexion,
& l’on croira que j’écris un Roman, tandis qu’au
fond du cœur on a la preuve du contraire.
Hétéroportrait
Cette fille
qui s’appelle Julie fut en naissant l’objet des
complaisances de la nature, & reçut en partage
tous les charmes, tous les agrémens, & toutes
les qualités. Mise dans le Couvent dès l’âge de
raison, elle y profita avec avidité de l’éducation
que les bienfaits du Marquis permirent qu’on lui
donnât ; & cette éducation, quoique de Couvent,
se trouva bonne & très-bonne. Julie apprit à
être sage sans être farouche : des maximes séveres,
que les hommes (du moins ceux qui sont sensibles
& honnêtes) peuvent envisager comme des loix
rigoureuses ne lui apprirent point à regarder la
tendresse comme un crime, & les hommes comme des
tentateurs perfides ; on lui permit de croire qu’un
innocent amour est innocent comme la raison. Julie
étoit vertueuse, sçavoit qu’il faut l’être même pour
le bonheur, & ne s’exposoit à rien
qui pût lui inspirer de tristes réflexions sur la
fidélité au devoir, mais elle étoit aimable &
osoit plaire ; elle ne regardoit pas tous les soins
comme des piéges, & ne rejettoit que ceux qui ne
cachoient pas assez le motif qui pouvoit les
déterminer ; ainsi l’honnêteté ou l’adresse des
hommes, décidoit de son procédé avec eux & de
leur amusement auprès d’elle.
Metatextualité
C’est-là la nature, si je
ne m’y trompe, & un pareil objet doit
intéresser, tous ceux qui ont appris à l’aimer en la
définissant, & en la comparant à ces grimaces
perfides que l’art inspire aux coquettes & aux
prudes.
Metatextualité
Le Lecteur me pardonnera de ne
pas risquer de gâter cette conversation en entreprenant de
la finir : Ici chacun en écoutant le rapport
de son imagination pourra être mieux instruit & plus
touché, qu’il ne le seroit par une relation nécessairement
froide & languissante.