Référence bibliographique: Jean-François de Bastide (Éd.): "Chapitre VII.", dans: Le Monde, Vol.4\007 (1760-1761), pp. NaN-191, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4481 [consulté le: ].


Niveau 1►

Chapitre VII.

Niveau 2► Metatextualité► Je me vois enfin en état de donner l’histoire attendue qu’annonçoit la fin de mon premier Cahier. Je demande pardon au Lecteur de la lui avoir fait desirer si long-tems; j’ai éprouvé plus d’impatience que lui, & je penserai toujours de même à l’égard des engagemens que j’aurai contractés. ◀Metatextualité

Anecdote.

Niveau 3► Récit général► Mademoiselle * * qui a beaucoup [142] de part à cette aventure, n’a pas voulu l’écrire elle-même ; c’est une trahison de sa modestie ou de son amour-propre car personne n’écrit mieux qu’elle : Hétéroportrait► elle a l’esprit comme le cœur, extrêmes l’un & l’autre. Vous serez charmé, Monsieur, de la connoître un peu particulierement, & je vais à ce dessein commencer son histoire par son portrait : mais que dis-je ? vous le connoissez parfaitement, & presque tout le monde la connoît comme vous : ses talens, son esprit, ses billets enchanteurs l’ont rendu célebre dans tout Paris : cependant il y a des choses à détailler : les réputations les plus étendues sont toujours des miroirs imparfaits.

Avec beaucoup de pouvoir sur les esprits foibles, si elle vouloit s’en servir, elle a le plus étonnant empire sur les esprits les plus forts & elle s’en sert. Il n’y a cependant aucun art dans tout cela ; c’est une lumiere perçante qui lui [143] fait discerner la vérité de toutes choses à travers les voiles les mieux tissus, & une éloquence extraordinaire qui persuade qu’elle l’a connue, & qu’il faut s’y rendre. Lorsque l’éloquence n’y suffit pas, le zele, le feu de l’ame viennent à son secours ; c’est alors un torrent, elle entraîneroit l’indolence la plus stupide.

Les indifférens, ces esprits froids que toute idée étonne, que tout sentiment contrarie, croyent ses passions redoutables ; rien n’est moins vrai, mais il faut bien qu’elle soit mal jugée par des gens qui sont forcés de se trouver si inférieurs à elle : ce ne sont pas les premiers mauvais juges que l’amour-propre ait faits sous le voile de la raison.

Je ne vous dirai rien de son état, Monsieur, ce n’est pas qu’elle pût perdre à vos yeux en la faisant connoître par-là ; mais elle perdroit aux yeux de ceux qui ne sçavent pas combien César [144] avoit raison de dire qu’il vaudroit mieux être le premier dans un Village, que le second dans Rome. ◀Hétéroportrait

Je passe maintenant à son aventure : l’Amant dont il y sera question est le Marquis de * *. Après lui avoit vu pour elle toute cette tendresse qui peut seule satisfaire une femme, qui n’auroit rien aimé, si elle n’avoit cru être toujours aimée, elle s’apperçut qu’il n’avoit plus d’amour ; & l’envie même de s’aveugler ne put arrêter le prompt désespoir dont cette découverte devoit l’accabler. Elle fit des reproches, le Marquis répondit comme tous les autres hommes, qu’il n’étoit point changé, mais il l’étoit trop réellement pour tromper un cœur tendre. Leurs conversations ne furent plus que tristes : le Marquis ne put en supporter l’ennui, il disparut.

Mademoiselle * * pensa mourir de douleur ; mon étonnement est qu’elle ait pu résister à l’amertume de ses pen-[145]sées. Quelques jours après elle apprit qu’il n’y avoit nulle trahison, nulle lâcheté dans sa suite, mais beaucoup de cette maladie qui dévore sourdement le cœur, & fait périr dans de cruels tourmens ceux qui en sont attaqués : c’étoit la consomption. Elle n’en fut point surprise ; elle rapporta à cette cause mille accès de mélancolie qu’elle avoit mal interprétés, & qui lui avoient fait souvent répandre des larmes. Comme c’est une maladie de l’ame ; elle, qui a une ame si tendre & si éclairée ; comprit combien son amant avoit besoin de secours : elle employa tout pour découvrir le lieu de sa retraite ; le hazard la servit au gré de ses vœux : elle vola vers lui.

Le Marquis frappé à sa vue fit un cri & ne prononça pas un mot. Elle ne se hâta point de le retirer de cet état : il la prévint ; & la regardant fixement : j’admire l’excellence de votre ame, lui dit-il, quoi ! vous ne vous lasserez point [146] d’aimer un homme odieux, insupportable ! . . . non je ne me lasserai jamais de vous aimer, lui dit-elle, j’en ai fait le serment, j’y suis fidelle, je le serai toujours ; si ma constance vous étonne, vous ne connoissez pas l’amour. Ah ! je le connois & je l’admire, reprit-il, mais mon cœur n’est plus capable d’en éprouver les douceurs : je me regarde comme un monstre de ne le plus sentir pour vous . . . ce n’est qu’un malheur, répondit elle ; mille femmes ont été dans le même cas, & en ont gémi sans s’en plaindre : je suis incapable de vous le reprocher ; rassurez-vous, ne rougissez point d’un malheur commun ; il faut donner à tout le nom qu’il convient : on est foible quand on rougit trop aisément : ah ! dit-il, je me vois & je me déteste ; votre générosité est perdue pour vous & ne sert qu’à m’humilier . . . c’est la suite de la situation de votre ame, mon cher Marquis, mais votre état n’est point désesperé : [147] la dissipation, le plaisir vous feront une imagination nouvelle, daignez les chercher . . . chercher le plaisir ! Mademoiselle ; y pensez-vous ? eh ! le trouve-t-on quand on le cherche ! ennemi de l’indifférent qui l’ignore, plus ennemi de l’imprudent qui l’a perdu, il dédaigne d’animer l’un & de consoler l’autre ; il fuit à la vue des outrages que tous deux lui préparent . . . ce raisonnement est trop rigoureux, reprit-elle, vous ne l’outrageriez pas, vous ne le mépriseriez point ; vous l’appellez de bonne foi, & vous en jouiriez de même : croyez-moi, il est plus près de vous que de mille importuns qui volent à sa rencontre : vous l’avez vu cent fois punir la sécurité & récompenser l’incértitude.

A force de le combattre, de le flatter, elle obtint qu’il reparoîtroit dans le monde, avec l’intention de s’y amuser. Il le fit, & en cela sa complaisance fut extrême ; car les défauts, les ridi-[148]cules, les vices l’avoient déja frappé d’une haine insurmontable. Elle ne le quittoit que le moins qu’il étoit possible ; mais aucun changement ne se faisoit remarquer en lui : elle n’en étoit que plus attachée à son plan : l’amant le plus tendre seroit trop heureux d’être aimé avec cette ardeur.

Le Marquis ne trouva pas le monde changé ; pouvoit-il l’être pour lui ? il montra de l’humeur par-tout, & par-tout en auroit donné si son état n’avoit demandé de l’indulgence. Mademoiselle * * le grondoit quelquefois avec cette douceur qui tempere la vivacité ; mais elle le calmoit rarement.

Elle lui reprocha un jour en plaisantant d’être jaloux du bonheur de mille gens : oui, dit-il, quand je vois des misérables, des scélérats heureux, gais, contens ; je déteste un systême de distribution qui donne lieu au murmure & à l’impudence . . . elle l’arrêta en lui disant, vous ne connoissez pas [149] les douleurs secretes, les soucis cuisans de ces gens dont le bonheur vous offusque : si chacun dans le monde se confessit, vous cesseriez de croire que la justice ait été si peu consultée dans la distribution des biens & des plaisirs : j’ai vu pleurer des heureux, ils étoient alors mille fois plus à plaindre que vous : croyez-moi, mon cher Marquis, il y a des malheureux à qui il n’appartient pas de juger du malheur des autres, mais ils seroient bientôt consolés s’ils pouvoient pénétrer dans tous les cœurs : ah ! grands dieux, reprit le Marquis, je défie que vous me citiez un être plus à plaindre que moi ; le plus grand des malheurs est dans l’insensibilité, quand on tient au monde par la chaîne de l’habitude, quand on ne peut plus ni fuir les autres, ni se fuir soi-même, quand on se voit entouré de gens dont la joie éclatante & continuelle vous force à chanter le plaisir sans le pouvoir goû-[150]ter . . . elle voulut l’interrompre : non, dit-il, laissez-moi parler, laissez-moi me soulager, & concevez enfin que l’excès de tous les maux est dans le sujet de tristesse qui me consume. Quel est mon état & mon sort ! je ne tiens plus à rien ; mon indifférence m’accable, elle est si grande que je me sens inutile dans l’univers, je n’ai pas même la valeur d’un jetton dans la société : je me trouve si haïssable, si odieux, qu’une tête chaude qui me mépriseroit, me trouveroit peut-être sans réponse & sans courroux pour l’en faire repentir.

Madmoiselle * * comprit qu’il falloit le flatter, & s’y prit en femme d’esprit : quand je m’efforce à vous dissimuler l’état de votre ame, lui dit-elle, ce n’est pas que je me le dissimule à moi-même : l’amour si tendre, si ingénieux à saisir le côté triste des objets qui doivent le tourmenter, ne souffre pas de telles illusions ; mais je cher-[151]che à vous adoucir ce que je ne puis vous dérober ; ne soyez point cruel envers moi, combattez le penchant qui vous porte à la mélancolie ; songez à tout ce que je souffre quand je vous vois convaincu que votre insensibilité est sans remede, & montrez-moi du moins ce desir de reprendre des sentimens, qui est dans la raison, s’il n’est dans le plaisir.

Le Marquis touché de tant de tendresse, promit à Mademoiselle * * de se conduire par ses principes. Il vouloi <sic> tenir parole, mais il avoit promis plus qu’il ne pouvoit. Le Baron de Fonte, homme d’esprit, Philosophe aimable & son intime ami, lui proposa de le mener chez la Comtesse de Présange. Il y consentit, & promit de s’y dérider absolument, mais l’engagement étoit trop fort : voulant le remplir, il passa d’un excès à un autre, & l’impertinente raillerie prit la place de la férocité (car on peut dire que dans [152] ses accès d’humeur il étoit féroce.)

La Comtesse de Présange est une espece de Métaphysicienne qu’on railleroit impitoyablement, si la nature qui lui a donné un esprit faux ne lui avoit donné en même tems des charmes vrais : elle ne séduit cependant personne ; c’est beaucoup qu’elle plaise un moment & qu’elle soit soufferte ensuite. Une Métaphysicienne est un objet choquant dans la nature : les traits les plus charmans ne peuvent réparer le défaut de ne point sentir, ils ne servent qu’à le faire mieux remarquer ; ou si cette insensibilité n’est qu’orgueil, l’objet qui s’en glorifie n’en est que plus haïssable.

Madame de Présange paroît être du moins de bonne foi : elle a l’avantage de s’exprimer avec esprit, & cet avantage est infini pour les femmes qui osent afficher un systême, pour peu que leur conduite y soit relative. Le Baron qui la préfere à mille autres [153] femmes, espera qu’elle pourroit charmer l’ennui de son ami : l’espoir paroissoit fondé. Une femme qui déteste l’effervescence de l’amour, & un homme qui n’est plus en [] à ses traits, sont deux êtres marqués au coin de la convenance la mieux décidée, mais le Marquis dont le désespoir au contraire étoit de ne plus aimer, ne pouvoit pas trouver charmante une femme qui détestoit l’amour. Il se rappelloit d’ailleurs quelques Métaphysiciennes qui lui avoient d’abord vendu fort cher leur liberté, & qui étoient devenues ensuite les causes même de son insensibilité, en consumant son cœur par ces feux brûlans que l’art & l’amour allument toujours lorsqu’ils agissent ensemble. Il ne vit donc dans Madame de Présange qu’un objet ennuyeux ou méprisable, & comme telle il s’imposa la loi de la désoler par d’impertinens propos.

Elle fut en général fort maltraitée : [154] le Baron avoit cru devoir faire tourner la conversation sur les mœurs des femmes, afin que la Comtesse, y développant sa belle façon de penser, pût faire esperer des consolations au Marquis dans son commerce : mais celui-ci que la mauvaise humeur toujours invincible empêchoit d’être dupe aisément de ce qui contrarioit & son expérience & ses préventions, ne répondit aux édifians discours de Madame de Présange que par des railleries déplaisantes & même personnelles. Le Baron en fut piqué, & lui reprocha de parler mal des femmes les plus respectables. Mon cher Baron, lui répondit-il, les femmes les plus respectables sont celles que des partisans n’affichent point, celles qui remplissent modestement leur devoir & qui vivent ignorées dans l’obéissance à la raison : voilà les femmes que l’on doit respecter ; on ne les voit point étaler les drapeaux de la vertu comme une enseigne superbe ; [155] on ne les entend point médire de l’amour ; parce qu’elle sçavent le droit qu’il emprunte de son origine ; on ne les distingue point, parce qu’elles ont une simplicité réfléchie qui les porte à prévenir la louange, pour l’éviter ou comme trop flateuse, ou comme trompeuse : leur éloge est dans le cœur quand elles sont connues ; la bouche craint de le gâter ou de le rendre suspect en le prononçant : le libertin les respecte, le sage les adore, & regarde son amour comme un tribut, lui qui est si jaloux du droit d’estimer difficilement . . A ce que je vois, dit la Comtesse, il ne seroit pas aisé d’en faire accroire à M. le Marquis ? . . . rien n’est plus vrai, Madame, & cependant je vois tous les jours des personnes très-indiscretes & très-définies avoir la simplicité de s’en flatter : je les plains, reprit-elle, car sans doute vous ne vous refusez pas le doux plaisir de les en faire repentir ! il le faut [156] bien, Madame, il le faut bien ; le châtiment de l’imposture est un des premiers devoirs de l’honneur . . .

Le Baron qui comprit où cette conversation ne manqueroit pas d’aller, se hâta d’arrêter son ami par des regards qui disoient tout. Le Marquis se tut par considération pour lui, mais la Comtesse vit qu’il se contraignoit, & ne s’en trouva pas moins offensée. Par ses regards elle apprit au Baron qu’elle le soupçonnoit de n’avoir amené chez elle un si mauvais plaisant qu’à dessein de l’humilier. Un galant homme est déseperé de ces sortes de soupçone <sic> ; l’amertume de ses sentimens se répandit dans quelque chose qu’il dit au Marquis, & celui-ci sortit pour éviter de se fâcher.

Il alla à l’Opera. Le spectacle finissoit : il trouva à la porte, le Chevalier de Genoncour qui alloit monter en carrosse. Te voilà, lui dit le Chevalier ; d’où viens-tu avec cet air soucil-[157]leux ? de chez la Comtesse de Présange, répondit-il . . . ton air me l’annonçoit, reprit de Genoncour ; que vas-tu faire chez ces femmes-là ! elles t’excederont, & tu deviendras machine comme elles. Parles-tu de Madame de Présange particulierement ? demanda le Marquis ; non, mon cher, je parle de toutes les femmes de bien en général, elles sont mortelles : il faut la liberté, le libertinage, la débauche quand on a usé le plaisir & l’amour ; j’en suis presque-là, mon cher, & je me trouve bien du remede : viens souper avec moi, je te menerai en lieu de ressources, & tu conviendras de l’excellence de ma recette.

Le Marquis se laissa entraîner. Ce fut chez Emilie qu’ils se rendirent. Cette honnête Demoiselle avoit ce soir-là une de ses bonnes amies à souper qui s’appelle Rosette, & c’est précisement la personne qu’elle peut le moins souffrir.

[158] Le Marquis autrefois s’étoit amusé à ces sortes de parties : les jeunes gens les adorent ; ils y trouvent des amusemens dont la saine raison n’est pas plus choquée que d’un jeu éternel, d’un torrent de complimens fades, & de cent bétises qui se disent tous les jours dans les cercles distingués. Mais le Marquis, insensible à tout, n’est plus capable de cette vivacité, de ces faillies que demande l’esprit de ces maisons, & il doit y jouer un sot rôle. Cela ne manqua pas d’arriver : de Genoncour qui étoit toujours fou, lia une conversation avec Emilie qui étoit toujours folle, & Rosette fut le partage du Marquis. Cette Rosette ne sçavoit pas amuser, (c’est le plus grand défaut d’une Demoiselle) ordinairement celles qui ont le malheur d’être bêtes sont bonnes & douces, & cela donne de l’indulgence pour elles ; mais Rosette a naturellement de l’orgueil, & cela la fit trouver détestable au Mar-[159]quis qui étoit incapable de pardonner. Il se tira d’auprès d’elle, & alla s’asseoir sur un canapé, où il rêva tout à son aise. Rosette, quoique fiere & piquée, prit la peine de l’y aller trouver, (car l’orgueil n’empêche pas de faire des choses qu’on regarde comme des bassesses) elle voulut l’égayer, cela n’étoit plus possible ; elle s’y prit d’ailleurs fort mal : en poursuivant elle ne fit que l’excéder, & elle en fut convaincue. Pourquoi bâillez-vous, lui dit-elle, pourquoi baillez-vous ? pourquoi je bâille ? Mademoiselle ; c’est que vous m’ennuyez, c’est que vous m’ennuyez ; parbleu, doit-on faire cette question quand on est maussade comme vous l’êtes : maussade ! Monsieur, le compliment est nouveau . . . par la faute des sots qui vous ont encensée, reprit-il ; ah ! si vous aviez eu affaire à moi . . . Rosette plus maltraitée qu’elle ne méritoit de l’être, fit une révérence [160] décisive, & planta-là Monsieur l’ennuyé.

Le Chevalier dèvoroit <sic> leur conversation orageuse, & ne perdit pas l’occasion d’exercer son petit talent de railler. Le Marquis trouva fort mauvais qu’on le plaisantât sur l’ennui le plus juste. Emilie se joignit à Rosette, & toutes deux l’accablerent des traits les plus piquans. Il sortit furieux, en reprochant au Chevalier de l’avoir mené dans une maison détestable.

En rentrant chez lui, il trouva une lettre encore plus capable de le chagriner : elle étoit du Baron. « J’ai été votre ami, lui marquoit-il, & vous ne cesserez jamais de m’être cher ; vous avez un titre sacré, celui du malheur : mais ce malheur m’expose à une destinée plus affreuse que la vôtre, si je m’entête à vouloir vous l’adoucir en continuant de vous voir : j’ai perdu par vous l’estime d’une [161] amie que j’aimois plus que toutes choses ; vous l’avez outragée & elle m’en punit ; elle m’accuse d’une criminelle intelligence avec vous . . . Madame de Présange croiroit sa prévention bien fondée, & je justifierois l’injustice de sa vivacité, si je ne me hâtois de condamner votre conduite indécente. Or pour la condamner d’une façon qui me satisfasse moi-même (tant je vous désapprouve), l’unique moyen c’est de rompre avec vous : c’est une nécessité fatale, un moment affreux de ma vie ; mais en supposant même que j’eusse pour vous une amitié supérieure à celle que j’ai vouée à Madame de Présange, je lui dois plus qu’à vous puisqu’elle est offensée ; & vous m’avez réduit à me plaindre cruellement de votre injustice, en me mettant dans l’impossibilité de balancer ses droits par les vôtres. »

Le Marquis fut sensible à cette ré-[162]solution, se condamna lui-même, & jura de s’enfermer pour jamais chez lui : (la solitude se présente d’abord comme une consolation, ou peut-être même comme une punition nécessaire à ceux qui ont fait des fautes qu’ils sont obligés de se reprocher) ce sentiment formoit sa situation : il défendit à ses gens de laisser entrer qui que ce fût dans son appartement, & d’y entrer eux-mêmes : un seul qu’il avoit toujours souffert dans ses accès de chagrin, eut la permission de lui parler.

On s’étonnera qu’il n’écrivit pas sur le champ au Baron : Metatextualité► je ne suis pas obligé de sauver ce défaut de vraisemblance ; il servira même à prouver que j’écris réellement une histoire, & que je l’écris exactement. ◀Metatextualité Le monde est plein d’ailleurs de ces sortes de contrariétés : on se sent coupable, on en est honteux, mais ce n’est que vis-à-vis de soi qu’on en rougit & qu’on en veut rougir ; on regarde le repentir [163] comme un tribut, & l’excuse comme une foiblesse : cette distinction bizarre est tout-à-fait dans le caractere de l’orgueil ; & si l’on veut se donner la peine d’y réflechir, le Marquis est ici précisément dans le même cas où l’on s’est trouvé vingt fois soi-même ; Metatextualité► mais on ne fera pas cette réflexion, & l’on croira que j’écris un Roman, tandis qu’au fond du cœur on a la preuve du contraire. ◀Metatextualité

Le Baron sçut quelques jours après la violente & dangereuse résolution qu’avoit prise son ami ; il en redouta les suites, & crut devoir retrancher quelque chose de sa sévérité. Malgré l’ordre donné à la porte il entra chez le Marquis, & malgré le ressentiment qu’il conservoit, il lui parla avec une amitié dont celui-ci fut pénétré.

Leur conversation fut très-vive : le Baron épuisa toutes les ressources de l’éloquence pour lui persuader qu’il falloit éloigner de sa pensée tous les sujets de [164] chagrin qu’il pouvoit faire le bonheur : & il prouva que ce seroit un malheur pour lui de concevoir la moindre espérance. Faut-il qu’on puisse être si malheureux qu’on regarde l’espoir de voir finir ses maux comme une chimere uniquement capable d’y mettre le comble.

Le Baron remporta cependant quelque avantage ; son ami consentit à sortir de son tombeau, mais non pour reparoître dans le monde ; un trop grand bruit l’auroit étourdi ; il promit seulement d’aller passer quelque tems dans ses terres si son ami vouloit l’y accompagner.

Il n’y a que ceux qui connoissent l’amitié qui puissent comprendre quelque fut la facilité du Baron à accepter la proposition : ils partirent le lendemain. Cette même amitié offrit bientôt des [165] récompenses à celui qui venoit de se sacrifier à ses devoirs sans esperer ses bienfaits. Le Marquis parut moins mélancolique au bout de huit jours: quelle pouvoit être la cause de ce changement! le Baron la cherchoit bien loin tandis qu’elle étoit bien près ; il n’avoit pas fait une fort grande étude du cœur humain, & n’avoit pas mille connoissances, mille idées qui coulent naturellement de cette source abondante. Il s’imaginoit que c’étoient des lettres de Mademoiselle * *, qui décidoient le front de son ami : il est vrai que celui-ci l’avoit vue deux fois avant son départ, recevoit de ses lettres tous les jours, & en parloit avec une estime & un respect pour ses sentimens qu’un homme blasé ne conserve guere ; mais ce n’étoit pas là le sujet du changement qui frappoit le Baron : il va bientôt se découvrir aux yeux du Lecteur.

Le Marquis voyoit quelquefois soit au Châteaux, soit à l’Eglise, la fille d’un [166] homme qui l’avoit autrefois élevé & à qui il avoit fait un petit établissement dans sa terre. Hétéroportrait► Cette fille qui s’appelle Julie fut en naissant l’objet des complaisances de la nature, & reçut en partage tous les charmes, tous les agrémens, & toutes les qualités. Mise dans le Couvent dès l’âge de raison, elle y profita avec avidité de l’éducation que les bienfaits du Marquis permirent qu’on lui donnât ; & cette éducation, quoique de Couvent, se trouva bonne & très-bonne. Julie apprit à être sage sans être farouche : des maximes séveres, que les hommes (du moins ceux qui sont sensibles & honnêtes) peuvent envisager comme des loix rigoureuses ne lui apprirent point à regarder la tendresse comme un crime, & les hommes comme des tentateurs perfides ; on lui permit de croire qu’un innocent amour est innocent comme la raison. Julie étoit vertueuse, sçavoit qu’il faut l’être même pour le bonheur, & ne [167] s’exposoit à rien qui pût lui inspirer de tristes réflexions sur la fidélité au devoir, mais elle étoit aimable & osoit plaire ; elle ne regardoit pas tous les soins comme des piéges, & ne rejettoit que ceux qui ne cachoient pas assez le motif qui pouvoit les déterminer ; ainsi l’honnêteté ou l’adresse des hommes, décidoit de son procédé avec eux & de leur amusement auprès d’elle. ◀Hétéroportrait

Metatextualité► C’est-là la nature, si je ne m’y trompe, & un pareil objet doit intéresser, tous ceux qui ont appris à l’aimer en la définissant, & en la comparant à ces grimaces perfides que l’art inspire aux coquettes & aux prudes. ◀Metatextualité

Le Marquis n’avoit jamais vu de pareil tableau dans le monde, il fut touché d’un assemblage de couleurs si assorties, si claires & si touchantes ; & sans aimer encore, il pensa qu’un si aimable objet étoit fait du moins pour amuser ses yeux sensiblement. Le cœur a une marche précipitée : bientôt le sien [168] apprit par sa vivacité le terme où ses mouvemens alloient aboutir. Oui, dit-il, elle me rendra ma sensiblité en me conservant ma raison : je serai enfin convaincu qu’on peut aimer en sage . . . il se représente sans cesse cette nature ingénue, ce cœur qu’on doit croire sensible & vertueux, cette raison à peine formée & déja sublime . . . elle sera l’objet que je cherchois, que j’appellois vainement tous les jours, reprenoit-il ; elle fera mon bonheur ; & le sien en devenant le sujet de mes soins, de mes vœux, de mes médidations constantes, me donnera cette humanité, ces sentimens, ces vertus qu’une loi secrete impose, puisqu’on les exige dans les autres.

Il se proposoit de parler à Julie, de s’expliquer avec elle sur le vrai ton de ses sentimens, & de sçavoir enfin si en l’aimant, il ne s’exposeroit pas à de plus grands maux que ceux qu’il cherchoit à guérir. Un cruel soupçon vint [169] altérer tout le charme de ses idées : il entendit dire & il crut voir que cette aimable fille aimoit le fils du Concierge. C’étoit un jeune homme assez lourd & un peu brutal ; il n’étoit pas fait pour elle, & ne devoit pas lui avoir plu, mais dans la solitude l’ennui invite à l’amour ; on aime par besoin, & par conséquent sans résistance, ou du moins sans réflexion ; la beauté qui se sent née pour des hommages, accepte le plaisir comme un dédommagement ; il lui suffit, parce qu’il la console ; elle s’en amuse sans sentir qu’elle s’avilit. L’ennui est si odieux, qu’il a acquis le droit d’usurper des sacrifices & même des bassesses aux femmes les plus aimables.

Une si triste idée agita vivement le Marquis : il se sentit troublé & prévit que son trouble augmenteroit. Dans cet état il jetta un cœup-d’œil sur le Baron qui étoit toujours tranquille, toujours gai, toujours content de lui [170] & des autres ; il conçut tout le bonheur d’un sage dont l’esprit étoit utilement occupé & le cœur délicieusement rempli : il envia ce bonheur : hélas ! dit-il, il jouit des plaisirs & de sa propre estime ; une pareille Philosophie est la récompense de la raison ; que ne puis-je être Philosophe comme lui !

Ces réflexions étoit fort sages, mais des réflexions sont des malheurs quand elles sont trop sages. Il falloit ou renoncer à tout sentiment pour Julie sans s’y condamner par des informations sûres, ou s’assurer de ceux dont on la soupçonnoit pour n’y plus penser ensuite s’ils étoient tels qu’on le pensoit. Ces deux partis étoient également violens : lequel préferer ? la raison même ne pouvoit prononcer dans une circonstance aussi embarassante ; cependant il prit le parti des informations, & ce fut à Julie même qu’il s’adressa persuadé qu’elle lui diroit la vérité.

[171] Un jour qu’il la trouva dans le parc assise sous un arbre, il l’aborda ; & après queqlues complimens flatteurs & quelques discours adroits, il la questionna enfin. Le nom de l’amant supposé avoit été prononcé ; Julie parût interdite : en pareil cas le trouble confirme le soupçon : le Marquis la pris de s’expliquer ; elle répondit qu’elle n’aimoit point. Sa réponse paroissoit sincere, mais l’amour donne de l’art : le Marquis ne put dissimuler cet air de ne pas croire qui est si naturel quand on craint de croire : Julie le regarda avec plus d’assurance & lui dit, non, Monsieur, je ne l’aime pas ; il me seroit impossible de l’aimer… vous ne l’aimez pas ! Mademoiselle, vous ne l’aimez pas ? lui dit-il : non, Monsieur, je ne l’aime ni ne l’aimerai jamais ; si mon cœur pouvoit se donner ce ne seroit pas à lui : mais je vous confie ce secret par respect ; & par bonté je vous prie de l’oublier dans le [172] même instant . . . pourquoi voudriez-vous que je l’oublisasse ? vous sçavez qu’il m’intéresse ! . . . non, je veux m’en souvenir pour en faire un bon usage ; vos parens me sont chers, vous me l’êtes plus qu’eux ; je leur ai fait du bien, je veux vous en combler ; vos charmes & vos vertus font naître ce sentiment : dites-moi votre secret, Mademoiselle, & ne tremblez point . . . rien ne peut me rassurer que la suite, Monsieur ; j’ai reçu une éducation & je sçais rougir : Je vous en aime davantage, Mademoiselle ; mais l’éducation souvent nous fait des préjugés ridicules, & je les regarde comme une tache dans les yeux qui empêche de discerner le moyen même de se rendre heureux.

Julie ne paroissoit pas disposée à s’expliquer : le Marquis lui prit la main & lui dit, vous craingnez peut-être de vous expliquer à l’endroit où nous sommes ? vous avez peut-être des raisons [173] d’éviter qu’on ne vous surprenne avec moi ? passons dans cette allée plus sombre ; je brûle d’apprendre ce qui vous intéresse ; votre obstination me donne de l’inquiétude ; je crains que vous n’ayez des chagrins. Oui, Monsieur, j’en ai beaucoup, mais le plus grand de tous seroit de les dire ; je serai ferme dans ma résolution . . . elle fera votre malheur, Mademoiselle ; croyez-en un homme à qui son expérience & ses chagrins ont tout appris ; j’étois fait pour vous entendre, & peut-être pour vous consoler ; mais vous êtes jeune, vous ne pouvez pas encore connoitre le prix de la confiance . . . Je puis tout sentir, Monsieur ; mais je ne dois rien me permettre, & je vois que je me suis trop permis, puisque je vous ai déplu.

Julie fit une profonde révérence, & laissa le Marquis stupéfait. D’où lui peuvent venir cet esprit & ce langage épuré, se dit-il ? de l’amour & des [174] livres ; oui, elle a le cœur tendre & l’imagination romanesque ; elle a lu des fictions, elle aime, & tout cela a produit très-naturellement le prodige qui m’étonne. Mais qui peut-elle aimer ! sans doute ce n’est pas un rustre, & il n’y a personne ici : elle n’a vu que le Baron & moi ; seroit-ce lui ? je n’y vois rien d’impossible ; il lui a parlé quelquefois, ils se sont promenés ensemble . . . oui, cela se peut fort bien ; ces esprits sérieux sont toujours pris par la ressemblance.

Il en parla au Baron qui toujours attentif à prévenir ce qui pouvoit affliger un malheureux, lui protesta que ce n’étoit pas lui qu’elle aimoit. Mais vous n’en pouvez rien sçavoir, reprit le Marquis, elle est assez tendre pour vous aimer, & assez sage pour se surveiller rigoureusement : vous n’avez pas fait assez d’usage de l’amour pour pénétrer un cœur qui se déguise ; mais moi qui ai une expérience malheureusement con-[175]sommée, je devine très-bien qu’elle vous aime, & je vous l’apprends . . . Ecoutez, lui dit le Baron, tout cela est possible ; malgré mon inexpérience, je sçais que le cœur a des caprices ; je me suis entretenu deux fois avec Julie ; je lui ai trouvé une raison singulierement formée ; j’ai parlé à cette raison par le seul penchant de la mienne ; je ne me proposois rien que le plaisir de penser, mais peut-être sa vanité m’a-t-elle prêté des motifs ; & si cela est, nous pouvons supposer qu’elle m’aime ; mais je vous jure que je ne suis disposé à aucun retour : je n’ai point une ame à qui il faille nécessairement un objet ; & Julie d’ailleurs m’est interdite par mes principes : j’aurois des remords après avoir troublé sa tranquillité, & vous ne me verrez jamais courir le risque d’en avoir ; mais ma Philosophie dépouille sa sévérité en faveur de mon ami ; vous êtes dans un cas où il est peut-être permis de soumettre la déli-[176]catesse à l’intérêt raisonné. Parlez-moi confidemment ; aimez-vous bien cette fille ? si vous sentez que vous ayez besoin de son cœur, dès aujourd’hui j’abuse pour vous du pouvoir que j’ai sur sa raison : ah ! sa raison, s’écria le Marquis, ce seroit le plus mauvais moyen, si elle vous aime : la raison rend constante quand on est honnête, & Julie vous méprisera sans m’aimer, si vous lui parlez pour moi . . . puisque vous faites cette réflexion, je suis tenté de conclure que vous l’aimez beaucoup, dit le Baron : mais cette réflexion même ne m’arrête pas ; je vous quitte pour vous rejoindre bientôt.

Le Baron reparut deux heures après : il avoit l’air triste, le Marquis s’empressa de le questionner. Je crains de vous instruire, lui répondit-il ; aimez-vous bien cette fille ? non, dit le Marquis, mon cœur n’est plus capable de recevoir ces impressions promptes qui font l’amour ; mais je l’aurois aimée [177] peut-être ; à l’air que vous avez en me parlant, je vois qu’il faut y renoncer ? . . oui, mon ami, il faut l’oublier, il faut partir demain ; je viens de lui parler ; elle aime sans retour le fils d’un Gentilhomme du voisinage, elle est incapable de changer, & les chagrins que vous avez surpris dans son cœur sont l’effet de cet amour : nuit & jour elle pleure de n’avoir pas une fortune à offrir à un homme qu’elle adore, & qu’elle ne pourroit épouser qu’à ce prix.

Le Baron se tut, & le Marquis ne paroissoit pas disposé à répondre : cette nouvelle vous afflige ? lui dit son ami, je suis désesperé . . . Ne le soyez pas, répondit le Marquis ; le plaisir que je perds peut me rester sous une autre forme ; je lui ferai du bien, & cette satisfaction me tiendra lieu d’amour : l’essentiel pour moi est de sçavoir que je puis encore aimer ; elle me l’a appris, & c’est un service que je ne paye-[178]rai jamais trop ; allez la trouver, & faites-la venir.

Le Baron le quitta pour servir son impatience, & revint un quart-d’heure après avec Julie. Elle étoit prévenue lorsqu’elle parut devant le Marquis. Si la timidité eut jamais une expression, ce fut bien en ce moment. Le Marquis sentit qu’on s’enrichit en donnant. Approchez, Mademoiselle, lui dit-il en lui prenant la main ; rassurez-vous, & acceptez les marques de mon estime ; je vous fais présent de dix mille écus. Elle tomba à ses genoux, le Baron alloit la relever, le Marquis le prévint : c’est à moi de vous montrer de la reconnoissance, lui dit-il, ne croyez pas m’en devoir ; vous entendriez mal ce que je voudrois vous dire aujourd’hui, & je m’expliquerois mal moi-même ; mais croyez que je ne serai point encore quitte par le présent que je vous fais. Ah ! Monsieur, un présent si considérable . . . Ce [179] n’est que de l’argent, & vous méritez mieux ; vous vous en exagerez la valeur ; un avare l’estime beaucoup, mais un avare est méprisable ; jouissez-en, soyez heureuse, & n’estimez que mon intention.

Il entra du monde, & la conversation fut interrompue. Julie se retira en baissant les yeux : le Marquis qu’elle avoit achevé de subjuguer par sa modestie, sentit du danger à la voir plus long-tems. Il partit dès le même jour en remettant un contrat de trente mille livres au père de Julie.

Le Marquis revenue à Paris y passa de fort ennuyeux momens : il ne revit ces arts brillans, ces femmes charmantes qui l’avoient trop séduit autrefois, que pour leur reprocher de n’être point aimables. Il étoit de bonne foi dans ses murmures ; il s’étonnoit d’avoir pu trouver de l’agrément en des choses devenues si insipides : c’est le sort de celles qui ne plaisent tant que [180] parce que l’illusion est habitude ; & c’est le sort de notre ame aussi, que lorsqu’elle s’est trop accoutumée à s’égarer dans de douces erreurs, s’arroge, en s’épuisant, le droit de critiquer tout ce qui la charma dans ses jours de délire. Ainsi nous avons contre nous dans cette courte succession d’instans, qu’on appelle la vie, ou la rareté des plaisirs ou leur abondance. c’est être placé entre deux extrémités ; le centre seroit l’état heureux ; mais il ne se trouve malheureusement que dans les romans de la raison.

Le Marquis ennuyé du monde, des conseils de ses amis, des soins même du Baron, se condamna à mener une vie languissante. Il n’étoit plus féroce ; Julie l’avoit radouci. Il disoit, un esclave porte ses chaînes ; portons les chaînes de la vie ; soyons malheureux avec courage, & n’insultons point au bonheur des autres. Il n’alloit point chez Mademoiselle * *, il craignoit de [181] la voir. Chaque jour, prévenante en tout, elle engageoit sa reconnoissance par les billets, les attentions les plus tendres, & il étoit honteux de ne sentir pour elle qu’une reconnoissance stérile : il se reprochoit le goût qu’il avoit eu pour Julie ; il auroit voulu que ce goût eût pu être pour la femme qu’il eût tendu heureux. J’ai une destinée bien étrange, s’écrioit-il avec humeur ; mon cœur étoit encore capable d’aimer, & la fortune a voulu que ce miracle même sûr un sujet de remord pour moi ; j’offensois, en aimant ; l’objet le plus sensible, le plus aimable & le plus respectable.

Toutes ces pensées l’accabloient : sans s’en apercevoir il ne se communiquoit presque plus & périssoit d’ennui. Le Baron qu’il souffroit encore le menoit aux spectacles, il y bâilloit : il rassembloit chez lui les meilleurs Musiciens de Paris, il bâilloit : il invitoit des gens de lettres, il bâilloit ; des [182] femmes charmantes, il bâilloit : il ne voyoit que les défauts de toutes choses ; il n’avoit jamais eu beaucoup d’esprit ni beaucoup de connoissances ; il en avoit maintenant plus que personne pour découvrir les imperfections des chefs-d’œuvres mêmes, & pour en plaisanter ingénieusement. Tout étoit pour lui le revers de la médaille.

Il tomba malade, & l’on put craindre qu’il ne songeât à attenter à ses jours. Mademoiselle * * en fut avertie, & vola chez lui. Le Marquis fut frappé à sa vue ; il parut rougir : apparemment il sentoit la honte d’un désespoir plus grand que sa cause, & par conséquent ridicule, quoiqu’insurmontable. Dans quel état vous vois-je, lui dit-elle, serez-vous toujours l’esclave de vos pensées ? est-il digne d’un homme d’esprit, d’un homme de votre état de languir, de mourir dans le regret de n’avoir plus aisément de passions ? je devine que vos tentatives [183] n’ont pas réussi : vous avez revu les femmes avec cette indifférence qui est devenue votre sort, & vous concluez que l’amour vous déteste ? eh bien, Monsieur, il vous reste des ressources préférables aux plaisirs ; heureux celui que le plaisir a quitté : c’est l’instant où la gloire jalouse parle avec plus de force & d’avantage, s’il reste un esprit capable de s’élever aux idées de grandeur & de réputation qui ont fait les hommes célebres . . . Ah ! Mademoiselle, dit le Marquis, cette gloire est coûteuse & souvent cruelle ; il faut la mériter en renonçant à soi-même, il faut la justifier à des ennemis jaloux ; & quand on l’a bien goûtée, bien achetée, elle échappe & s’envole comme les plus simples plaisirs : non, poursuivit-il, nul sentiment, nul bonheur ne peut être durable : il faut du moins se borner à celui qu’on trouve plus naturellement en soi . . . mais à présent que vous ne trouvez plus rien en vous, [184] reprit Mademoiselle * *, vous êtes forcé d’y faire naître des ressources. Souvent on vit sans desirs, parce qu’on a l’indolence de ne se pas faire d’objets : sçachez vous en créer, Monsieur, ou plutôt forcez votre imagination à faire éclorre par son feu les germes infinis que votre ame renferme : vous la croyez insensible ? elle l’est peut-être, mais elle n’est pas impuissante : croyez-vous qu’un Dieu qui a fait tant de petits objets, tant d’objet vils & abjects en apparence pour se mouvoir & se reproduire sans cesse, ait pu condamner l’ame, son plus précieux ouvrage, à envier par une stérilité subite & permanente le sort des plantes & des insectes ! non ; l’ame se lasse à la vérité de ses premiers objets, mais elle a en elle le germe de mille objets nouveaux qui doivent se succéder à jamais, & c’est ce qui fait la chaîne des plaisirs qui nous animent tour à tour, ainsi à l’amour, à la fatuité aux passions communes, suc-[185]cederit l’idolâtrie de la gloire, l’amour des sciences & des talens, le goût plus vif de la Philosophie, de cette Philosophie réelle & féconde en projets utiles, qui fait mépriser jusqu’au plaisir, la plus douce des erreurs, pour se signaler par la plus noble des passions, qui est d’éclairer les hommes & de les rendre heureux.

Le Marquis écoutoit attentivement, & convenoit tous bas que son amie avoit raison. Un homme que rien n’amuse plus, adopte aisément toutes les idées de diversion qu’on lui veut donner, mais ces idées impuissantes & trompeuses prennent bientôt le caractere des choses qui forment son ennui. Ce ne fut pourtant pas le sort de l’homme dont j’écris le malheur : il sentit le génie de son éloquente amie passer, pour ainsi dire, dans son cœur. Une honte secrete, soit de son infidélité, soit de son insensibilité, avoit préparé en la [186] voyant l’heureuse métamorphose qui commençoit à s’opérer en lui.

Vous me conseillez bien, dit-il à Mademoiselle * * ; oui, je sens que la raison même m’a parlé par votre bouche : ô chere amie ! je me sens déja presque consolé, mon esprit s’agrandit : tout le secret d’une nature infidelle va se développer à mes yeux ; la Philosophie m’apprendra à ne m’étonner plus de mon dépérissement ; elle me montrera l’homme dans un état constant de foiblesse, de déclin, de destruction ; & n’étant plus surpris que des excès ayent usé les ressorts d’une machine naturellement débile, je ne serai plus ni humilié, ni déserperé de l’état où je me trouve.

Mademoiselle * * l’embrassa tendrement. Si je vous vois capable de cet effort, lui dit-elle, je bénirai le ciel de m’avoir donné ce cœur qui tant de fois se vit accablé du poids de vos pei-[187]nes ; vous devrez à mon amour une vie nouvelle & glorieuse, car cette Philosophie qui vous séduit ne vous trompera jamais ; elle vous développera chaque jour des charmes plus vrais & plus puissans : votre esprit toujours plus épris de ses maximes se sentira entraîné dans son sein ; il y puisera les plus utiles connoissances, les goûts les plus honteux ; & l’amour des occupations honorables l’arrachera à cet abîme d’oisiveté où des chagrins puérils le retenoient plongé : Alors, mon cher Marquis, les femmes vous paroîtront ce qu’elles sont ; vous rougirez, & ne concevrez pas qu’elles ayent fait votre destinée, lors même qu’elles ne pouvoient plus faire votre bonheur : non que je veuille ici les offenser & vous inspirer pour elles des sentimens ennemis ; un galant homme est obligé de leur en immoler le droit si son expérience lui a été fatale, & ce droit est même toujours contestable : [188] mais vous sçaurez du moins que l’amour n’est généralement qu’une erreur de l’imagination, ou qu’une vapeur du sang. S’il y a un sentiment placé entre ces deux extrémités, ce sentiment est rare, & ce n’est pas celui que vous avez connu : s’il vous avoit animé, vous n’auriez éprouvé qu’un regret tendre après l’avoit perdu, & vous n’auriez pas pleuré si amerement la suite du plaisir, qui n’en est qu’une foible image : l’amour qui vous emportera est celui qui livre les deux sexes au mépris du sage & de l’amant délicat ; c’est celui qui est dans les sens & qui périt avec eux ; celui dont la femme même qui l’a moins défini rougit encore après sa chûte, celui qui fait que tant d’hommes ne sont que des machines communes & fragiles, dont chaque mouvement détraque & mine les ressorts . . . Oui, s’écria le Marquis, vous définissez bien l’amour & ses lâches esclaves ; ce sont de véritables ma-[189]chines ; hélas ! j’ai été machine comme eux, je n’en rougirai jamais assez . . . Si vous en rougissez, reprit-elle, j’attens des prodiges de vous . . . Ah ! vous pouvez en attendre, répondit-il ; je ne me connois plus ; je suis . . . je sens . . . qu’une amie est un heureux présent du ciel . . il ne m’aura pas distingué en vain des hommes qui périssent dans le mépris, après avoir langui dans l’ennui : non, je puis vous répondre de la vie que vous daignez me rendre.

Peindre la joie de Mademoiselle * * seroit le chef-d’œuvre du sentiment : elle répondit peu de chose à tout ce que continua de lui dire le Marquis, mais elle sentit tout le bonheur des instans qu’elle alloit passer désormais avec lui. Le Marquis lui dit : si quelque jour ce sentiment qui m’a fui revenoit dans mon cœur tel qu’il étoit lorsqu’il faisoit nos délices, à qui croyez-vous que je voulusse en offrir [190] l’hommage ? à moi, dit-elle en l’embrassant : oui, à vous, répondit-il, vous devez en être bien sûre, mon bonheur désormais dépend moins de pouvoir aimer, que d’aimer un être tel que vous : Après ce que j’ai éprouvé du caractere des femmes dans mes ennuis, il ne peut plus me rester d’illusion sur la source de leurs faveurs ; elles ne connoissent que leurs propres desirs ; elles nous abandonnent quand nos soins ne peuvent plus être si réels : vous, au contraire, vous ne prétendez que m’être nécessaire ; dans mon amour vous ne voyez que ce qu’il peut avoir d’agréable pour moi ; pourvu que cet attrait s’y conserve vous serez contente : puis-je trop vous aimer ! non, je n’ai point à choisir, & c’est tout ce dont je me plains dans mon bonheur. ◀Récit général ◀Niveau 3

Metatextualité► Le Lecteur me pardonnera de ne pas risquer de gâter cette conversation en entreprenant de la finir : Ici chacun en [191] écoutant le rapport de son imagination pourra être mieux instruit & plus touché, qu’il ne le seroit par une relation nécessairement froide & languissante. ◀Metatextualité ◀Niveau 2 ◀Niveau 1