Le Monde: Chapitre V.
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Chapitre V.
Avis
1o. Que
Duchesne ait imprimé l’Ode & les Lettre dont parle M. de
Voltaire, ou qu’elles ayent été imprimées ailleurs, cela ne me
regarde point ; mais qu’à l’instant qu’elles ont paru
manuscrites, l’empressement de les imprimer ait été égal à celui
de les lire, cela me regarde. Je vois qu’un homme célebre n’est
qu’un esclave illustre ; que son nom & sa gloire le
poursuivent, pour ainsi dire, sur l’aîle de la curiosité, dans
le fond de ses retraites, pour lui enlever ses secrets & ses
écrits, & les publier à l’instant avec les cent voix de la
renommée. Je sçais que M. de Voltaire ne souhaitoit pas que des
lettres simples, des sentimens particuliers, une
action généreuse, produisent d’autre effet que le bien ;
l’admiration la trahi & est venu gâter son plaisir ; la
publicité lui fait sentir aujourd’hui ce regret qu’éprouve un
homme génénereux lorsqu’il peut craindre que l’envie ne s’avise
de discuter ses actions pour les imputer à l’amour-propre. Un
homme célébre est donc souvent un homme malheureux ! un
Spectateur doit dire cela, & les esprits encore plus jaloux
que médiocres doivent le sçavoir, pour pardonner à la
supériorité l’éclat dont ils voudroient la punir. 2o. Je vois
dans cet homme, poursuivi par l’admiration comme par l’envie, un
esprit maître de lui, & presque maître de son sort.
L’importunité de son nom n’impose aucune loi cruelle à sa
modestie ; ennemie de toute extrémité, il ne craint point
d’écrire encore quoique sûr de faire un nouveau
bruit, il fait céder une répugnance modeste à son plaisir &
à notre avantage, parce qu’il sçait que toute vertu dégrade,
& n’est qu’erreur ou que foiblesse, lorsqu’elle l’emporte
sur la considération d’un mieux. C’est ici le portrait d’un
Philosophe. Public dans ses terres, M. de Voltaire écrit pour
nous, & nous juge. Il cultive la terre en même tems qu’il
cultive nos esprits ; la philosophie ne peut pas embrasser plus
d’objets ni des objets plus utiles. Je crois voir dans un
tableau mouvant le génie conduit par le sentiment, & de
cette concorde heureuse naissent les fruits & les fleurs,
les connoissances solides & les talens agréables. Ce
phénomene fait du bruit ? Un homme de génie s’y attend, s’en
afflige, & s’en console par le bonheur d’être utile.
D’autres désagrémens pourroient le dégoûter, tels que la
tracasserie, la jalousie, la satyre ; mais pour y
succomber, il faudroit qu’il s’en étonnât, & l’homme de
génie ne s’étonne de rien. Une vie tranquille pourroit le
tenter ; les bois, les jardins, les prairies ont de grands
charmes pour un cultivateur libre, pour un sage qui fait des
jaloux & des ingrats ; mais il ne seroit pas Philosophe s’il
sentoit plus la peine que le plaisir, si le bien & le mal,
que je crois égaux dans sa situation, n’étoient pas l’un par
l’autre, balancés dans son cœur ; s’il cédoit enfin à
l’importunité des Etres, au mépris du sentiment que lui
inspirent leur imperfection & leurs besoins : il ne seroit
plus Philosophe, dis-je, & il l’est.
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Metatextualität
Un Spectateur bien pénétré de
l’utilité de ses fonctions ne voit rien qu’il doive regarder
comme indifférent pour lui ni pour les autres : les mines
sont plus communes qu’on ne croit ; cela est encore plus
vrai en Morale qu’en Physique. La moindre action, la moindre
pensée, le moindre écrit peuvent fournir des raisonnemens,
des préceptes & des exemples intéressans &
instructifs. Il ne faut que sentir pour sçavoir multiplier
ses ressources & s’en créer, l’Avis qui
suit, quoiqu’en apparence indifférent & simple, va me
fournir des preuves de la vérité de ma maxime.
De M. de Voltaire.
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Brief/Leserbrief
Ayant vu dans plusieurs
Journaux l’Ode & les Lettres de M. le Brun,
Secrétaire de S.A. Sérénissime Monseigneur le Prince de
Conti, avec mes réponses, sous le titre de Genève ; je
suis obligé d’avertir que Duchesne les a imprimées à
Paris ; que je ne publie point mes Lettres ; encore
moins celles des autres ; & qu’aucun des petits
Ouvrages qu’on débite à Paris sous le titre de Genève,
n’est connu dans cette Ville. C’est d’ailleurs outrager
la France que de faire accroire qu’on a été obligé
d’imprimer en pays étranger l’Ode de M. le Brun,
laquelle fait honneur à la patrie par les
sentimens admirables dont elle est pleine, & par le
sujet qu’elle traite. Les Lettres dont M. le Brun m’a
honoré, sont encore un monument très-précieux. C’est lui
& M. Titon du Tillet, si connu par son zele
patriotique, qui seuls ont pris soin dans Paris de
l’héritiere du nom du grand Corneille, & qui m’ont
procuré l’honneur inestimable d’avoir chez moi la
descendante du premier des François qui ait fait
respecter notre patrie, des étrangers, dans le premier
des Arts. C’est donc à Paris, & non à Genève ni
ailleurs, qu’on a dû imprimer & qu’on a imprimé en
effet ce qui regarde ce grand homme. Les petits billets
que j’ai pu écrire sur cette affaire, ne contiennent que
des détails obscurs, qui assurément ne méritent pas de
voir le jour. Je dois avertir encore que je ne demeure
ni n’ai jamais demeuré à Genève, où
plusieurs personnes mal informées m’écrivent : que si
j’ai une maison de campagne dans le territoire de cette
Ville, ce n’est que pour être à portée des secours dans
une vieillesse infirme ; que je vis dans des terres en
France, honoré des bienfaits du Roi & des priviléges
singuliers qu’il a daigné accorder à ces terres ; qu’en
y méprisant, du plus souverain mépris, les insolens
calomniateurs de la Littérature & de la Philosophie,
je n’y suis occupé que de mon zele & de ma
reconnoissance pour mon Roi, du bonheur de mes amis,
& des soins de l’Agriculture. Je dois ajoûter qu’il
m’est revenu que plusieurs personnes se plaignoient de
ne point recevoir de réponses de moi : j’avertis que je
ne reçois aucunes lettres cachetées de cachets inconnus,
& qu’elles restent à la Poste. Fait au Château de
Ferney-Païs de Gex, Province de Bourgogne
le 12 Janvier 1761. Voltaire.
Metatextualität
Ce n’est point comme à un
Journaliste que cet Avis m’est adressé ; je ne suis point
Journaliste & crois devoir prévenir bien des gens
là-dessus. Si j’écris l’histoire des mœurs, ces mœurs ont de
tout tems subsisté ; mon travail est journalier, mais mon
objet ne l’est pas : on étoit fou, avare, ingrat, envieux,
il y a mille ans, comme aujourd’hui ; c’est ce que je dois
dire & ce que je dis tous les jours ; j’embrasse tous
les tems, & ce n’est que de cette façon que je puis
peindre tous les hommes. Il en échappera sans doute beaucoup
au flambeau qui me guide dans mes recherches, mais ce sera
la faute de ma vue & non pas de mes vus. En un mot je
suis Spectateur & non pas Journaliste, c’est-à-dire Historien & non pas Gazettier. C’est comme
Spectateur que je reçois & que je publie l’Avis de M. de
Voltaire. Comme tel j’y vois des choses qui méritent les
réflexions dans lesquelles je me sens engagé.
Chanson à mettre en Musique.
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Apprenez-moi, disoit la jeune
Ismene, Pourquoi l’on dit soupirer, desirer :
Sur ces deux mots, mon esprit est en peine
Et je voudrois qu’on daignât m’éclairer,
J’y suis tout prêt, lui dit le beau Titire :
De ces deux mots l’usage est fort commun ;
Mais un Amant qu’un tendre amour inspire
Les sçait tous deux & n’en prononce qu’un. Par le premier, on dit je vous adore, Et je mourrai si vous ne m’aimez pas ;
Par le second, on dit Eleonore,
Je suis pressé de voler dans tes bras :
Ce mot est dur ; l’Amant discret & tendre
Ne s’en sert point, mais l’Amour n’y perd rien ;
Par un soupir il sçait faire comprendre
Ce qu’un desir expliqueroit trop bien. S’il est ainsi, répondit la Bergere, Quand on soupire on desire toujours ?
Ah ! qu’un amant est fourbe & téméraire
Et qu’on fait bien de craindre ses détours . . .
Non, l’on fait mal ; par cette heureuse adresse
L’Amant triomphe & la vertu se taît ;
On a cedé sans prévoir sa foiblesse
L’esprit est calme & le cœur satisfait. Il faut aimer ; dans les bois, dans les plaines, Du tendre Amour tout chante les douceurs ;
Ces chants heureux sont des preuves certaines
De l’ascendant qui triomphe des cœurs ;
Si malgré soi la résistance est vaine,
Il est heureux de ceder sans rougir ;
L’Amant adroit sauve toute la peine,
Il a le soin, vous avez le plaisir.
Sur ces deux mots, mon esprit est en peine
Et je voudrois qu’on daignât m’éclairer,
J’y suis tout prêt, lui dit le beau Titire :
De ces deux mots l’usage est fort commun ;
Mais un Amant qu’un tendre amour inspire
Les sçait tous deux & n’en prononce qu’un. Par le premier, on dit je vous adore, Et je mourrai si vous ne m’aimez pas ;
Par le second, on dit Eleonore,
Je suis pressé de voler dans tes bras :
Ce mot est dur ; l’Amant discret & tendre
Ne s’en sert point, mais l’Amour n’y perd rien ;
Par un soupir il sçait faire comprendre
Ce qu’un desir expliqueroit trop bien. S’il est ainsi, répondit la Bergere, Quand on soupire on desire toujours ?
Ah ! qu’un amant est fourbe & téméraire
Et qu’on fait bien de craindre ses détours . . .
Non, l’on fait mal ; par cette heureuse adresse
L’Amant triomphe & la vertu se taît ;
On a cedé sans prévoir sa foiblesse
L’esprit est calme & le cœur satisfait. Il faut aimer ; dans les bois, dans les plaines, Du tendre Amour tout chante les douceurs ;
Ces chants heureux sont des preuves certaines
De l’ascendant qui triomphe des cœurs ;
Si malgré soi la résistance est vaine,
Il est heureux de ceder sans rougir ;
L’Amant adroit sauve toute la peine,
Il a le soin, vous avez le plaisir.
AVIS.
Metatextualität
Je suis obligé d’avertir le
Lecteur que le morceau sur les Assassins qu’on lit à la fin
de mon troisieme Cahier, est pris mot à mot presque de
l’Histoire de Saladin, Ouvrage très-estimable de M. Marin,
Censeur Royal, & qui a eu tout le succès qu’il méritoit.
Je suis même obligé de dire que cette copie est foible
auprès de l’original. L’Auteur François qui m’a adressé ce
morceau, me marque dans une Lettre
particuliere qu’il l’a traduit d’un livre Anglois dont il ne
me dit pas le titre ; en ce cas l’Auteur Anglois est
repréhensible de n’avoir pas nommé M. Marin. Il n’est pas
permis de piller quelque Ecrivain que ce soit, &
sur-tout un Ecrivain estimé, sans en avertir le Public que
ce silence trompeur met dans le cas d’acheter deux fois le
même ouvrage, ou du moins le même morceau. Il y a d’ailleurs
bien de l’injustice à refuser à quelqu’un la portion de
gloire qui lui revient d’un bon écrit, & l’on commet
encore une plus grande faute quand on parôit vouloir
s’approprier cette gloire par un silence infidelle : on est
toujours en droit de le croire intéressé, & de l’imputer
à l’amour-propre.