Le Monde: Chapitre V.

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Chapitre V.

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Metatextualität

Un Spectateur bien pénétré de l’utilité de ses fonctions ne voit rien qu’il doive regarder comme indifférent pour lui ni pour les autres : les mines sont plus communes qu’on ne croit ; cela est encore plus vrai en Morale qu’en Physique. La moindre action, la moindre pensée, le moindre écrit peuvent fournir des raisonnemens, des préceptes & des exemples intéressans & instructifs. Il ne faut que sentir pour sçavoir multiplier ses ressources & s’en créer, l’Avis qui suit, quoiqu’en apparence indifférent & simple, va me fournir des preuves de la vérité de ma maxime.
Avis

De M. de Voltaire.

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Brief/Leserbrief

Ayant vu dans plusieurs Journaux l’Ode & les Lettres de M. le Brun, Secrétaire de S.A. Sérénissime Monseigneur le Prince de Conti, avec mes réponses, sous le titre de Genève ; je suis obligé d’avertir que Duchesne les a imprimées à Paris ; que je ne publie point mes Lettres ; encore moins celles des autres ; & qu’aucun des petits Ouvrages qu’on débite à Paris sous le titre de Genève, n’est connu dans cette Ville. C’est d’ailleurs outrager la France que de faire accroire qu’on a été obligé d’imprimer en pays étranger l’Ode de M. le Brun, laquelle fait honneur à la patrie par les sentimens admirables dont elle est pleine, & par le sujet qu’elle traite. Les Lettres dont M. le Brun m’a honoré, sont encore un monument très-précieux. C’est lui & M. Titon du Tillet, si connu par son zele patriotique, qui seuls ont pris soin dans Paris de l’héritiere du nom du grand Corneille, & qui m’ont procuré l’honneur inestimable d’avoir chez moi la descendante du premier des François qui ait fait respecter notre patrie, des étrangers, dans le premier des Arts. C’est donc à Paris, & non à Genève ni ailleurs, qu’on a dû imprimer & qu’on a imprimé en effet ce qui regarde ce grand homme. Les petits billets que j’ai pu écrire sur cette affaire, ne contiennent que des détails obscurs, qui assurément ne méritent pas de voir le jour. Je dois avertir encore que je ne demeure ni n’ai jamais demeuré à Genève, où plusieurs personnes mal informées m’écrivent : que si j’ai une maison de campagne dans le territoire de cette Ville, ce n’est que pour être à portée des secours dans une vieillesse infirme ; que je vis dans des terres en France, honoré des bienfaits du Roi & des priviléges singuliers qu’il a daigné accorder à ces terres ; qu’en y méprisant, du plus souverain mépris, les insolens calomniateurs de la Littérature & de la Philosophie, je n’y suis occupé que de mon zele & de ma reconnoissance pour mon Roi, du bonheur de mes amis, & des soins de l’Agriculture. Je dois ajoûter qu’il m’est revenu que plusieurs personnes se plaignoient de ne point recevoir de réponses de moi : j’avertis que je ne reçois aucunes lettres cachetées de cachets inconnus, & qu’elles restent à la Poste. Fait au Château de Ferney-Païs de Gex, Province de Bourgogne le 12 Janvier 1761. Voltaire.

Metatextualität

Ce n’est point comme à un Journaliste que cet Avis m’est adressé ; je ne suis point Journaliste & crois devoir prévenir bien des gens là-dessus. Si j’écris l’histoire des mœurs, ces mœurs ont de tout tems subsisté ; mon travail est journalier, mais mon objet ne l’est pas : on étoit fou, avare, ingrat, envieux, il y a mille ans, comme aujourd’hui ; c’est ce que je dois dire & ce que je dis tous les jours ; j’embrasse tous les tems, & ce n’est que de cette façon que je puis peindre tous les hommes. Il en échappera sans doute beaucoup au flambeau qui me guide dans mes recherches, mais ce sera la faute de ma vue & non pas de mes vus. En un mot je suis Spectateur & non pas Journaliste, c’est-à-dire Historien & non pas Gazettier. C’est comme Spectateur que je reçois & que je publie l’Avis de M. de Voltaire. Comme tel j’y vois des choses qui méritent les réflexions dans lesquelles je me sens engagé.
1o. Que Duchesne ait imprimé l’Ode & les Lettre dont parle M. de Voltaire, ou qu’elles ayent été imprimées ailleurs, cela ne me regarde point ; mais qu’à l’instant qu’elles ont paru manuscrites, l’empressement de les imprimer ait été égal à celui de les lire, cela me regarde. Je vois qu’un homme célebre n’est qu’un esclave illustre ; que son nom & sa gloire le poursuivent, pour ainsi dire, sur l’aîle de la curiosité, dans le fond de ses retraites, pour lui enlever ses secrets & ses écrits, & les publier à l’instant avec les cent voix de la renommée. Je sçais que M. de Voltaire ne souhaitoit pas que des lettres simples, des sentimens particuliers, une action généreuse, produisent d’autre effet que le bien ; l’admiration la trahi & est venu gâter son plaisir ; la publicité lui fait sentir aujourd’hui ce regret qu’éprouve un homme génénereux lorsqu’il peut craindre que l’envie ne s’avise de discuter ses actions pour les imputer à l’amour-propre. Un homme célébre est donc souvent un homme malheureux ! un Spectateur doit dire cela, & les esprits encore plus jaloux que médiocres doivent le sçavoir, pour pardonner à la supériorité l’éclat dont ils voudroient la punir. 2o. Je vois dans cet homme, poursuivi par l’admiration comme par l’envie, un esprit maître de lui, & presque maître de son sort. L’importunité de son nom n’impose aucune loi cruelle à sa modestie ; ennemie de toute extrémité, il ne craint point d’écrire encore quoique sûr de faire un nouveau bruit, il fait céder une répugnance modeste à son plaisir & à notre avantage, parce qu’il sçait que toute vertu dégrade, & n’est qu’erreur ou que foiblesse, lorsqu’elle l’emporte sur la considération d’un mieux. C’est ici le portrait d’un Philosophe. Public dans ses terres, M. de Voltaire écrit pour nous, & nous juge. Il cultive la terre en même tems qu’il cultive nos esprits ; la philosophie ne peut pas embrasser plus d’objets ni des objets plus utiles. Je crois voir dans un tableau mouvant le génie conduit par le sentiment, & de cette concorde heureuse naissent les fruits & les fleurs, les connoissances solides & les talens agréables. Ce phénomene fait du bruit ? Un homme de génie s’y attend, s’en afflige, & s’en console par le bonheur d’être utile. D’autres désagrémens pourroient le dégoûter, tels que la tracasserie, la jalousie, la satyre ; mais pour y succomber, il faudroit qu’il s’en étonnât, & l’homme de génie ne s’étonne de rien. Une vie tranquille pourroit le tenter ; les bois, les jardins, les prairies ont de grands charmes pour un cultivateur libre, pour un sage qui fait des jaloux & des ingrats ; mais il ne seroit pas Philosophe s’il sentoit plus la peine que le plaisir, si le bien & le mal, que je crois égaux dans sa situation, n’étoient pas l’un par l’autre, balancés dans son cœur ; s’il cédoit enfin à l’importunité des Etres, au mépris du sentiment que lui inspirent leur imperfection & leurs besoins : il ne seroit plus Philosophe, dis-je, & il l’est.

Chanson à mettre en Musique.

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Apprenez-moi, disoit la jeune Ismene, Pourquoi l’on dit soupirer, desirer :
Sur ces deux mots, mon esprit est en peine
Et je voudrois qu’on daignât m’éclairer,
J’y suis tout prêt, lui dit le beau Titire :
De ces deux mots l’usage est fort commun ;
Mais un Amant qu’un tendre amour inspire
Les sçait tous deux & n’en prononce qu’un. Par le premier, on dit je vous adore, Et je mourrai si vous ne m’aimez pas ;
Par le second, on dit Eleonore,
Je suis pressé de voler dans tes bras :
Ce mot est dur ; l’Amant discret & tendre
Ne s’en sert point, mais l’Amour n’y perd rien ;
Par un soupir il sçait faire comprendre
Ce qu’un desir expliqueroit trop bien. S’il est ainsi, répondit la Bergere, Quand on soupire on desire toujours ?
Ah ! qu’un amant est fourbe & téméraire
Et qu’on fait bien de craindre ses détours . . .
Non, l’on fait mal ; par cette heureuse adresse
L’Amant triomphe & la vertu se taît ;
On a cedé sans prévoir sa foiblesse
L’esprit est calme & le cœur satisfait. Il faut aimer ; dans les bois, dans les plaines, Du tendre Amour tout chante les douceurs ;
Ces chants heureux sont des preuves certaines
De l’ascendant qui triomphe des cœurs ;
Si malgré soi la résistance est vaine,
Il est heureux de ceder sans rougir ;
L’Amant adroit sauve toute la peine,
Il a le soin, vous avez le plaisir.

AVIS.

Metatextualität

Je suis obligé d’avertir le Lecteur que le morceau sur les Assassins qu’on lit à la fin de mon troisieme Cahier, est pris mot à mot presque de l’Histoire de Saladin, Ouvrage très-estimable de M. Marin, Censeur Royal, & qui a eu tout le succès qu’il méritoit. Je suis même obligé de dire que cette copie est foible auprès de l’original. L’Auteur François qui m’a adressé ce morceau, me marque dans une Lettre particuliere qu’il l’a traduit d’un livre Anglois dont il ne me dit pas le titre ; en ce cas l’Auteur Anglois est repréhensible de n’avoir pas nommé M. Marin. Il n’est pas permis de piller quelque Ecrivain que ce soit, & sur-tout un Ecrivain estimé, sans en avertir le Public que ce silence trompeur met dans le cas d’acheter deux fois le même ouvrage, ou du moins le même morceau. Il y a d’ailleurs bien de l’injustice à refuser à quelqu’un la portion de gloire qui lui revient d’un bon écrit, & l’on commet encore une plus grande faute quand on parôit vouloir s’approprier cette gloire par un silence infidelle : on est toujours en droit de le croire intéressé, & de l’imputer à l’amour-propre.