Le Monde: Chapitre IV.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.6970
Nível 1
Chapitre IV.
Homme ? sçachez apprécier par vous-même,
& que l’idolâtrie des noms célébres ne soit point plus
fatale pour vous qu’un bandeau sur vos yeux ne le pourroit être.
Apprenez que l’esprit qui commence à paroître est né souvent
pour valoir mieux que l’esprit qui brille. Malheureux qui n’aime
à lire, ou qui ne peut s’attendrir que sur la foi d’un nom.
L’imortalité fut souvent le chef-d’œuvre de l’intrigue, mais
l’utilité est toujours l’effet du mérite. Lisez, & croyez
que celui qui a tracé ce que vous allez lire est digne d’être
respecté par ces Dieux même que votre orgueil encense, parce
qu’il est de bonne foi, & qu’il vous aime assez pour vouloir
vous instruire. (a)1
Nível 2
Metatextualidade
Un Spectateur ne peut trop
représenter l’homme à lui-même dans des tableaux qui
effrayent ses passions. C’est dans le mal qu’un homme a fait
que je vois ce que je dois faire, & mon esprit est
encore plus promptement éclairé, si ce mal il se l’est fait
à lui-même. Tout Lecteur peut concevoir le pourquoi de ce
que j’avance ici. Voici un de ces tableaux dont je parle.
Qu’on ne me demande point de quelle main il est sorti.
Les dangers de l’habitude.
Nível 3
Narração geral
L’indolence est la fille de la
foiblesse, la sœur du vice, & la mere des malheurs.
Dès que ce penchant de la nature est affermi par
l’habitude, il n’y a plus d’ambition de se rendre utile,
ni d’espérance de faire aucun progrès dans quelque
carriere. La sagesse est le fruit de la réflexion ; on
ne l’acquiert point sans effort, & quiconque ne voit
jamais les rayons du soleil levant, mourra sans avoir
entendu parler de lui. Fils de la persévérance, lis
& sois sage ; c’est Salah qui te parle, c’est
l’Hermite de Lebanon, qui, dans la cinquante-septiéme
année de sa retraite, laissa cette instruction au genre
humain. J’étois autrefois ce que vous êtes à présent, un voyageur sur la terre, un contemplateur
des astres. Je trafiquai & j’amassai de grands
biens ; j’aimai & je jouis de toutes les faveurs de
l’amour ; je portai la robbe <sic> d’honneur,
& j’entendis le doux concert de la flatterie.
L’ambition entra dans mon cœur, & je parvins à des
charges honorables ; mais tout cela me rassasioit &
ne me contentoit pas ; je me sentis malheureux, & me
retirai. Je cherchai longtems ce que je trouvai enfin
dans ce désert ; un asyle où les besoins coutassent peu
de desirs & de soins ; un état où je ne fusse point
obligé de payer les folies des hommes & d’acheter
leurs secours. C’est ici que je trouvai des fruits, des
herbes & de l’eau, & où je résolus d’attendre le
moment de la mort, dont je ne crains pas beaucoup les
approches. Je passai bien des années loin des mortels,
& sans goût pour leur commerce. Un jour que je
considerois un rocher suspendu sur ma
cellule, l’envie me prit d’y monter ; je voulus
supprimer ce desir, non qu’il fut criminel, mais parce
qu’il étoit nouveau, & qu’un esprit instruit par
l’expérience se méfie de tout changement ; je craignois
que mon cœur ne me trompat, que ma curiosité ne vint de
l’inquiétude, & que l’ardeur de contempler les
ouvrages de la nature ne renfermât un retour secret vers
le monde. Je ramenai donc aussi-tôt mes pensées à ma
cellule ; mais la distraction augmentant, j’eus quelque
espece de remords, & je doutai si ce n’étoit pas la
paresse qui m’empêchoit de monter au sommet du Lebanon.
Je me levai donc avant l’Aurore, & je commencai à
grimper cette rude montagne. Chargé d’années & de
provisions, j’avançois lentement. Dès que le jour me
permit de distinguer les objets, je vis que la pente de
la montagne devenoit toujours plus escarpée ; le sable glissoit dessous mes pieds ; enfin
j’arrivai à une petite plaine, entourée de rochers,
ouverte du côté de l’Orient. C’est là que je m’assis
pour recouvrer mes forces. Après quelque repos, je
voulus continuer, mais la crainte de la fatigue, les
branchages qui formoient sur ma tête un ombre
verdoyante, & les vents printaniers, qui portoient
dans ces agréables lieux la fraîcheur des eaux avec le
parfum des fleurs, tout m’arrêtoit. Dans cet état
d’irrésolution, une pésanteur insensible engourdit tous
mes sens ; j’inclinai la tête sur le gazon, & je
tombai dans les bras du sommeil. Je m’éveillai
à ces paroles, & je me vis au milieu des rochers de
Lebanon, au moment que les oiseux annonçoient par leurs
chants redoublés, les premiers rayons du soleil.
Sonho
Il me sembloit entendre le bruit du vol
des aigles, & je crus voir un être plus
qu’humain. Où allez-vous ? Salah, me dit-il d’un air
& d’un ton qui m’inspirerent la confiance ? Je
grimpois, répondis-je, au sommet de la montagne,
pour y jouir à loisir de la plus belle perspective
de la nature. N’allez pas plus loin,
continua t-il, & je vous expliquerai ce que vous
verrez & ne concevrez pas. Je suis un de ces
êtres bienfaisants, qui veillent sur les enfans de
la poussiere, afin de les garantir des malheurs
qu’ils n’ont pas mérités : regardez, observez &
apprenez. Je regarde & je découvre une montagne
plus élevée que le Lebanon, dont le sommet se
perdoit dans les nues, & la racine dans un abîme
de ténebres. Etonné de la voir sans fondement, comme
suspendue dans un vuide immense, mes yeux
s’égarerent ; ne soyez point effrayé, me dit-il,
levez encore les yeux, & instruisez-vous. Je
contemplai, & j’observai que le bas de la
montagne étoit d’une pente aisée & couverte de
fleurs ; le milieu plus escarpé, paroissoit hérissé
de rochers, & coupé des précipices, mais parsemé
d’arbres fruitiers, de bosquets & de palais
jettés comme au hazard. Le sommet étoit stérile,
& d’un aspect peu attrayant ;
cependant à travers les fentes des rochers, il
sortoit des buissons toujours verds, où les
voyageurs pouvoient accrocher leurs mains,
quelquefois appuyer leurs pieds, & quelquefois
s’asseoir. Comme j’observois toujours plus
attentivement, j’apperçus une multitude innombrable
de jeunes enfans qui s’amusoient à cueillir des
fleurs, sous la garde d’une vierge modeste, vêtue
d’une robe blanche. Elle les laissoit errer
librement & sans contrainte, parce que le
terrein étoit uni, de sorte qu’ils ne pouvoient ni
tomber ni s’égarer. Lorsqu’ils cueilloient une épine
au lieu d’une fleur, comme il arrivoit souvent, la
nymphe rioit de la méprise. Heureuse la troupe,
disois-je en moi-même, qui est sous des loix si
douces & si charmantes ! Mais cette vierge ne
les garda pas long-tems ; elle les conduisit dans un
quartier plus élévé, où une autre nymphe d’un regard
plus severe, & d’un ton impérieux,
vint les réunir. Ils auroient bien voulu ne pas
quitter leur mere ; quelques-uns déserterent la
nouvelle maîtresse qui les faisoit marcher par des
sentiers étroits & raboteux ; mais loins de
rentrer dans leur premier chemin, ils s’égaroient
sur les montagnes, à travers la fange & les
précipices. Craignez l’habitude, répétoit sans cesse
à sa troupe timide la nymphe redoutée ; c’est elle
qui rend les passions dangéreuses : les passions
font les crimes, & l’habitude forme les vices.
La passion se fait détester par ses propres excès ;
mais l’habitude étouffe les remords, & ferme le
retour à la sagesse : Ses chaînes s’étendent, se
perpétuent, & l’homme vit & meurt dans
l’esclavage : craignez l’habitude. Bien-tôt la
nymphe arriva vers le milieu de la montagne, où les
rochers pierreux offroient de toutes parts des
rochers & des précipices. Elle remit sa troupe à deux autres nymphes, d’une
taille majestueuse & d’un aspect vénérable :
Elles paroissoient l’une & l’autre descendre du
Ciel : l’une commandoit aux nations, mais recevoit
les ordres de l’autre, & se taisoit pour
l’écouter. La nymphe qui se retira, ne reçut de ses
disciples ni regrets ni marques de reconnoissance ;
ils sembloient même lui reprocher déja leur
ignorance, & beaucoup d’erreurs qu’ils
entrevoyoient dans une région plus éclairée. La
nymphe subordonnée leur dit : je n’ai que des avis à
vous donner, je ne suis que votre guide, & je
vais vous mener à votre maîtresse. Nous n’en voulons
point d’autre que vous, s’écria la multitude. Prenez
garde, je ne suis pas faite pour le grand nombre ;
combien y en a-t-il que je n’ai pu garantir de la
tyrannie des passions ? l’habitude qui les avoit
saisis dans la région tumultueuse des appétits, les
a précipités dans la caverne du
désespoir. Ce n’est pas à moi de contraindre ; je ne
sçais qu’avertir, & vous avez besoin de frein.
On marche ici dans la route des dangers, & vous
n’êtes pas assez forts pour les franchir tous à ma
suite. Voyez-vous ce brouillard qui termine ma vûe ?
au-delà sont les Temples de la Félicité, où les
Voyageurs se délassent, pendant l’éternité des
fatigues de leur pèlerinage. Je ne connois pas cette
région, & je vais vous conduire à celle qui vous
montrera le chemin. Je vis cette foule se partager
en deux bandes, & la plus nombreuse aller se
ranger sous les étendards de la premiere Nymphe.
Avez-vous bien consideré, Salah, me dit alors l’Etre
divin ? cette montagne que vous voyez, c’est la
montagne de l’existence, qui représente la vie
humaine. Avant que les mortels parviennent à la
connoissance du bien & du mal, ils errent dans
des sentiers fleuris sous la conduite
de l’innocence. Mais à mesure que l’âge développe en
eux les germes du vice & de la vertu,
l’éducation doit veiller sur leurs pas. Dès qu’ils
ont atteint les jours de la rigueur, du travail
& du péril, la raison & la religion marchent
à leur tête pour leur faire traverser les routes
scabreuses de l’existence. Voyez-vous comment ils
sont continuellement harcelés dans cette moyenne
region de la vie ? Ce sont les appétits d’un côté
& les passions de l’autre. Les attaques de
ceux-là sont plus impétueuses, & les combats de
celles-ci plus opiniâtres. Les appétits les
entraînent avec violence hors du bon chemin ; les
passions marchent d’abord dans un sentier parallele,
avec la raison & la religion, & détournent
insensiblement à gauche, pour égarer sans retour.
Les appétits attaquent ordinairement les ames
grossieres, & les passions s’emparent des ames
nobles. Le plus fort des appétits
c’est la lubricité ; la plus subtile des passions,
c’est la vanité. L’assaut le plus redoutable, c’est
quand l’appétit & la passion réunissent leur
efforts ; mais on suit mieux le sentier de la
raison, quand la passion attire d’un côté &
l’appétit de l’autre. Voyez quel est leur empire,
puisque leurs petits sentiers sont toujours peuplés,
tandis que les grands chemins de la raison & de
la religion sont toujours deserts ; sur-tout voyez
quel avantage ils ont sur la raison. Ceux qu’ils
enlevent à la religion sont bien-tôt rappellés par
la conscience son émissaire, qui leur remet sans
cesse devant les yeux les leçons de l’éducation ; au
lieu que la raison n’étant aidée que d’elle-même,
souvent trahie par l’orgueil, qui surprend sa
confiance, perd bien-tôt son empire & cede à
l’habitude. Voyez-vous la cruelle, comme elle tire
une chaîne derriere ceux qu’elle a séduits, pour leur fermer toute espérance de retour.
Je vis en effet de ces mortels égarés, qui
retournant sur leurs pas à chaque cri de la
conscience, tendoient la main à la religion,
pleuroient d’avoir quitté ses sentiers, brûloient
d’y rentrer, faisoient de vains efforts pour rompre
les chaînes de l’habitude, & demeuroient
impitoyablement tourmentés dans ce funeste
esclavage. L’habitude, fiere de ses conquêtes, osoit
capituler avec la raison qui perdoit toujours dans
ses traités ; elle ne pouvoit obtenir que des treves
& de legers avantages ; jamais de victoires
completes, jamais de paix assurée. Au moment qu’elle
comptoit sur les plus belles espérances, l’habitude
venoit lui arracher ses sujets & les amenoit
captifs en triomphe. La religion impérieuse, ne
vouloit traiter à aucune condition ; elle avoit des
chaînes aussi-bien que l’habitude, & pour mieux
s’assurer de ses soldats, elle les exerçoit d’abord
à des travaux rudes & pénibles. Il falloit de la résolution pour la suivre,
mais par ses marches vigoureuses, on se trouvoit
bien-tôt loin de l’habitude. Détournez les yeux,
Salah, continua l’esprit, voyez ceux qui ne veulent
suivre ni la raison ni la religion. Contemplez leurs
égaremens ; & soiez sage. Et je vis les uns
égarés par l’ambition, qui leur montroit sans cesse
des Palais magnifiques situés sur des hauteurs ; ils
la suivoient & l’ambition les menoit de
précipice en précipice, où plusieurs se perdirent
& ils ne parurent plus. Ceux qui échappoient,
après de longues traverses & des chutes
périlleuses, alloient tomber sous la tyrannie de
l’avarice, qui les chargeoit de chaînes de fer
couvertes d’une lame d’or ; & ils manioient
& baisoient ces chaînes, jusqu’a ce qu’ils
tombassent dans la caverne du désespoir. Les autres,
menés par l’intemperance, alloient à
l’odeur des parfums cueillir les fruits suspendus
sur les rochers ; mais la plupart tenoient à peine
dans leurs mains ces pommes délicieuses, que les
branches où ils s’étoient accrochés, venant à se
rompre, ils s’engloutissoient dans les gouffres que
la mort avoit creusés sous leurs pas. D’autres se
détournoient du chemin de la raison, au labyrinthe
de l’indolence ; mais regardant toujours les traces
qu’ils venoient de quitter, & toujours résolus
d’y rentrer le lendemain. Le débauché chantoit &
rioit dans la route ; l’ambitieux triomphoit de la
chute d’un rival ; mais les esclaves de l’indolence
ne goûtoient ni joie ne plaisirs. Sombres &
pésans, ils se traînoient en soupirant, jusqu’au
jardin des pavots, où la mélancolie fermoit la porte
derniere eux, & les inquétoit sans cesse dans
leur sommeil, en attendant le jour du desespoir.
Souvenez-vous, Salah, de tout ce que
vous avez vû, & soyez sage.
1(a) En relisant ce préambule j’ai été tenté de le supprimer ; il y regne des choses qui peuvent tromper le Public. Je ne puis le laisser subsister qu’en ajoutant : Ne vous fiez pas à ce que vous venez de lire. Celui qui a fait cet excellent morceau est peut-être un très grand homme : peut-être aussi me le suis-je approprié en feuilletant des livres.