Cita bibliográfica: Jean-François de Bastide (Ed.): "Chapitre IV.", en: Le Monde, Vol.4\004 (1760-1761), pp. 93-109, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4477 [consultado el: ].


Nivel 1►

Chapitre IV.

Nivel 2► Metatextualidad► Un Spectateur ne peut trop représenter l’homme à lui-même dans des tableaux qui effrayent ses passions. C’est dans le mal qu’un homme a fait que je vois ce que je dois faire, & mon esprit est encore plus promptement éclairé, si ce mal il se l’est fait à lui-même. Tout Lecteur peut concevoir le pourquoi de ce que j’avance ici.

Voici un de ces tableaux dont je parle. Qu’on ne me demande point de quelle main il est sorti. ◀Metatextualidad Homme ? sça-[94]chez apprécier par vous-même, & que l’idolâtrie des noms célébres ne soit point plus fatale pour vous qu’un bandeau sur vos yeux ne le pourroit être. Apprenez que l’esprit qui commence à paroître est né souvent pour valoir mieux que l’esprit qui brille. Malheureux qui n’aime à lire, ou qui ne peut s’attendrir que sur la foi d’un nom. L’imortalité fut souvent le chef-d’œuvre de l’intrigue, mais l’utilité est toujours l’effet du mérite. Lisez, & croyez que celui qui a tracé ce que vous allez lire est digne d’être respecté par ces Dieux même que votre orgueil encense, parce qu’il est de bonne foi, & qu’il vous aime assez pour vouloir vous instruire. (a)1

[95] Les dangers de l’habitude.

Nivel 3► Relato general► L’indolence est la fille de la foiblesse, la sœur du vice, & la mere des malheurs. Dès que ce penchant de la nature est affermi par l’habitude, il n’y a plus d’ambition de se rendre utile, ni d’espérance de faire aucun progrès dans quelque carriere. La sagesse est le fruit de la réflexion ; on ne l’acquiert point sans effort, & quiconque ne voit jamais les rayons du soleil levant, mourra sans avoir entendu parler de lui.

Fils de la persévérance, lis & sois sage ; c’est Salah qui te parle, c’est l’Hermite de Lebanon, qui, dans la cinquante-septiéme année de sa retraite, laissa cette instruction au genre humain.

J’étois autrefois ce que vous êtes à [96] présent, un voyageur sur la terre, un contemplateur des astres. Je trafiquai & j’amassai de grands biens ; j’aimai & je jouis de toutes les faveurs de l’amour ; je portai la robbe <sic> d’honneur, & j’entendis le doux concert de la flatterie. L’ambition entra dans mon cœur, & je parvins à des charges honorables ; mais tout cela me rassasioit & ne me contentoit pas ; je me sentis malheureux, & me retirai. Je cherchai longtems ce que je trouvai enfin dans ce désert ; un asyle où les besoins coutassent peu de desirs & de soins ; un état où je ne fusse point obligé de payer les folies des hommes & d’acheter leurs secours. C’est ici que je trouvai des fruits, des herbes & de l’eau, & où je résolus d’attendre le moment de la mort, dont je ne crains pas beaucoup les approches.

Je passai bien des années loin des mortels, & sans goût pour leur commerce. Un jour que je considerois un [97] rocher suspendu sur ma cellule, l’envie me prit d’y monter ; je voulus supprimer ce desir, non qu’il fut criminel, mais parce qu’il étoit nouveau, & qu’un esprit instruit par l’expérience se méfie de tout changement ; je craignois que mon cœur ne me trompat, que ma curiosité ne vint de l’inquiétude, & que l’ardeur de contempler les ouvrages de la nature ne renfermât un retour secret vers le monde. Je ramenai donc aussi-tôt mes pensées à ma cellule ; mais la distraction augmentant, j’eus quelque espece de remords, & je doutai si ce n’étoit pas la paresse qui m’empêchoit de monter au sommet du Lebanon.

Je me levai donc avant l’Aurore, & je commencai à grimper cette rude montagne. Chargé d’années & de provisions, j’avançois lentement. Dès que le jour me permit de distinguer les objets, je vis que la pente de la montagne devenoit toujours plus es-[98]carpée ; le sable glissoit dessous mes pieds ; enfin j’arrivai à une petite plaine, entourée de rochers, ouverte du côté de l’Orient. C’est là que je m’assis pour recouvrer mes forces. Après quelque repos, je voulus continuer, mais la crainte de la fatigue, les branchages qui formoient sur ma tête un ombre verdoyante, & les vents printaniers, qui portoient dans ces agréables lieux la fraîcheur des eaux avec le parfum des fleurs, tout m’arrêtoit.

Dans cet état d’irrésolution, une pésanteur insensible engourdit tous mes sens ; j’inclinai la tête sur le gazon, & je tombai dans les bras du sommeil. Traum► Il me sembloit entendre le bruit du vol des aigles, & je crus voir un être plus qu’humain. Où allez-vous ? Salah, me dit-il d’un air & d’un ton qui m’inspirerent la confiance ? Je grimpois, répondis-je, au sommet de la montagne, pour y jouir à loisir de la plus belle perspective de la nature. N’allez pas [99] plus loin, continua t-il, & je vous expliquerai ce que vous verrez & ne concevrez pas. Je suis un de ces êtres bienfaisants, qui veillent sur les enfans de la poussiere, afin de les garantir des malheurs qu’ils n’ont pas mérités : regardez, observez & apprenez.

Je regarde & je découvre une montagne plus élevée que le Lebanon, dont le sommet se perdoit dans les nues, & la racine dans un abîme de ténebres. Etonné de la voir sans fondement, comme suspendue dans un vuide immense, mes yeux s’égarerent ; ne soyez point effrayé, me dit-il, levez encore les yeux, & instruisez-vous.

Je contemplai, & j’observai que le bas de la montagne étoit d’une pente aisée & couverte de fleurs ; le milieu plus escarpé, paroissoit hérissé de rochers, & coupé des précipices, mais parsemé d’arbres fruitiers, de bosquets & de palais jettés comme au hazard. Le sommet étoit stérile, & d’un as-[100]pect peu attrayant ; cependant à travers les fentes des rochers, il sortoit des buissons toujours verds, où les voyageurs pouvoient accrocher leurs mains, quelquefois appuyer leurs pieds, & quelquefois s’asseoir.

Comme j’observois toujours plus attentivement, j’apperçus une multitude innombrable de jeunes enfans qui s’amusoient à cueillir des fleurs, sous la garde d’une vierge modeste, vêtue d’une robe blanche. Elle les laissoit errer librement & sans contrainte, parce que le terrein étoit uni, de sorte qu’ils ne pouvoient ni tomber ni s’égarer. Lorsqu’ils cueilloient une épine au lieu d’une fleur, comme il arrivoit souvent, la nymphe rioit de la méprise. Heureuse la troupe, disois-je en moi-même, qui est sous des loix si douces & si charmantes ! Mais cette vierge ne les garda pas long-tems ; elle les conduisit dans un quartier plus élévé, où une autre nymphe d’un regard plus [101] severe, & d’un ton impérieux, vint les réunir. Ils auroient bien voulu ne pas quitter leur mere ; quelques-uns déserterent la nouvelle maîtresse qui les faisoit marcher par des sentiers étroits & raboteux ; mais loins de rentrer dans leur premier chemin, ils s’égaroient sur les montagnes, à travers la fange & les précipices.

Craignez l’habitude, répétoit sans cesse à sa troupe timide la nymphe redoutée ; c’est elle qui rend les passions dangéreuses : les passions font les crimes, & l’habitude forme les vices. La passion se fait détester par ses propres excès ; mais l’habitude étouffe les remords, & ferme le retour à la sagesse : Ses chaînes s’étendent, se perpétuent, & l’homme vit & meurt dans l’esclavage : craignez l’habitude.

Bien-tôt la nymphe arriva vers le milieu de la montagne, où les rochers pierreux offroient de toutes parts des rochers & des précipices. Elle remit sa [102] troupe à deux autres nymphes, d’une taille majestueuse & d’un aspect vénérable : Elles paroissoient l’une & l’autre descendre du Ciel : l’une commandoit aux nations, mais recevoit les ordres de l’autre, & se taisoit pour l’écouter.

La nymphe qui se retira, ne reçut de ses disciples ni regrets ni marques de reconnoissance ; ils sembloient même lui reprocher déja leur ignorance, & beaucoup d’erreurs qu’ils entrevoyoient dans une région plus éclairée.

La nymphe subordonnée leur dit : je n’ai que des avis à vous donner, je ne suis que votre guide, & je vais vous mener à votre maîtresse. Nous n’en voulons point d’autre que vous, s’écria la multitude. Prenez garde, je ne suis pas faite pour le grand nombre ; combien y en a-t-il que je n’ai pu garantir de la tyrannie des passions ? l’habitude qui les avoit saisis dans la région tumultueuse des appétits, les [103] a précipités dans la caverne du désespoir. Ce n’est pas à moi de contraindre ; je ne sçais qu’avertir, & vous avez besoin de frein. On marche ici dans la route des dangers, & vous n’êtes pas assez forts pour les franchir tous à ma suite. Voyez-vous ce brouillard qui termine ma vûe ? au-delà sont les Temples de la Félicité, où les Voyageurs se délassent, pendant l’éternité des fatigues de leur pèlerinage. Je ne connois pas cette région, & je vais vous conduire à celle qui vous montrera le chemin. Je vis cette foule se partager en deux bandes, & la plus nombreuse aller se ranger sous les étendards de la premiere Nymphe.

Avez-vous bien consideré, Salah, me dit alors l’Etre divin ? cette montagne que vous voyez, c’est la montagne de l’existence, qui représente la vie humaine. Avant que les mortels parviennent à la connoissance du bien & du mal, ils errent dans des sentiers [104] fleuris sous la conduite de l’innocence. Mais à mesure que l’âge développe en eux les germes du vice & de la vertu, l’éducation doit veiller sur leurs pas. Dès qu’ils ont atteint les jours de la rigueur, du travail & du péril, la raison & la religion marchent à leur tête pour leur faire traverser les routes scabreuses de l’existence. Voyez-vous comment ils sont continuellement harcelés dans cette moyenne region de la vie ? Ce sont les appétits d’un côté & les passions de l’autre. Les attaques de ceux-là sont plus impétueuses, & les combats de celles-ci plus opiniâtres. Les appétits les entraînent avec violence hors du bon chemin ; les passions marchent d’abord dans un sentier parallele, avec la raison & la religion, & détournent insensiblement à gauche, pour égarer sans retour. Les appétits attaquent ordinairement les ames grossieres, & les passions s’emparent des ames nobles. Le plus fort des appétits [105] c’est la lubricité ; la plus subtile des passions, c’est la vanité. L’assaut le plus redoutable, c’est quand l’appétit & la passion réunissent leur efforts ; mais on suit mieux le sentier de la raison, quand la passion attire d’un côté & l’appétit de l’autre.

Voyez quel est leur empire, puisque leurs petits sentiers sont toujours peuplés, tandis que les grands chemins de la raison & de la religion sont toujours deserts ; sur-tout voyez quel avantage ils ont sur la raison. Ceux qu’ils enlevent à la religion sont bien-tôt rappellés par la conscience son émissaire, qui leur remet sans cesse devant les yeux les leçons de l’éducation ; au lieu que la raison n’étant aidée que d’elle-même, souvent trahie par l’orgueil, qui surprend sa confiance, perd bien-tôt son empire & cede à l’habitude. Voyez-vous la cruelle, comme elle tire une chaîne derriere ceux qu’elle a séduits, pour [106] leur fermer toute espérance de retour.

Je vis en effet de ces mortels égarés, qui retournant sur leurs pas à chaque cri de la conscience, tendoient la main à la religion, pleuroient d’avoir quitté ses sentiers, brûloient d’y rentrer, faisoient de vains efforts pour rompre les chaînes de l’habitude, & demeuroient impitoyablement tourmentés dans ce funeste esclavage.

L’habitude, fiere de ses conquêtes, osoit capituler avec la raison qui perdoit toujours dans ses traités ; elle ne pouvoit obtenir que des treves & de legers avantages ; jamais de victoires completes, jamais de paix assurée. Au moment qu’elle comptoit sur les plus belles espérances, l’habitude venoit lui arracher ses sujets & les amenoit captifs en triomphe. La religion impérieuse, ne vouloit traiter à aucune condition ; elle avoit des chaînes aussi-bien que l’habitude, & pour mieux s’assurer de ses soldats, elle les exerçoit d’abord à des travaux rudes & pénibles. Il fal-[107]loit de la résolution pour la suivre, mais par ses marches vigoureuses, on se trouvoit bien-tôt loin de l’habitude.

Détournez les yeux, Salah, continua l’esprit, voyez ceux qui ne veulent suivre ni la raison ni la religion. Contemplez leurs égaremens ; & soiez sage.

Et je vis les uns égarés par l’ambition, qui leur montroit sans cesse des Palais magnifiques situés sur des hauteurs ; ils la suivoient & l’ambition les menoit de précipice en précipice, où plusieurs se perdirent & ils ne parurent plus. Ceux qui échappoient, après de longues traverses & des chutes périlleuses, alloient tomber sous la tyrannie de l’avarice, qui les chargeoit de chaînes de fer couvertes d’une lame d’or ; & ils manioient & baisoient ces chaînes, jusqu’a ce qu’ils tombassent dans la caverne du désespoir.

Les autres, menés par l’intempe [108] rance, alloient à l’odeur des parfums cueillir les fruits suspendus sur les rochers ; mais la plupart tenoient à peine dans leurs mains ces pommes délicieuses, que les branches où ils s’étoient accrochés, venant à se rompre, ils s’engloutissoient dans les gouffres que la mort avoit creusés sous leurs pas.

D’autres se détournoient du chemin de la raison, au labyrinthe de l’indolence ; mais regardant toujours les traces qu’ils venoient de quitter, & toujours résolus d’y rentrer le lendemain. Le débauché chantoit & rioit dans la route ; l’ambitieux triomphoit de la chute d’un rival ; mais les esclaves de l’indolence ne goûtoient ni joie ne plaisirs. Sombres & pésans, ils se traînoient en soupirant, jusqu’au jardin des pavots, où la mélancolie fermoit la porte derniere eux, & les inquétoit sans cesse dans leur sommeil, en attendant le jour du desespoir.

Souvenez-vous, Salah, de tout ce [109] que vous avez vû, & soyez sage. ◀Traum

Je m’éveillai à ces paroles, & je me vis au milieu des rochers de Lebanon, au moment que les oiseux annonçoient par leurs chants redoublés, les premiers rayons du soleil. ◀Relato general ◀Nivel 3 ◀Nivel 2 ◀Nivel 1

1(a) En relisant ce préambule j’ai été tenté de le supprimer ; il y regne des choses qui peuvent tromper le Public. Je ne puis le laisser subsister qu’en ajoutant : Ne vous fiez pas à ce que vous venez de lire. Celui qui a fait cet excellent morceau est peut-être un très grand [95] homme : peut-être aussi me le suis-je approprié en feuilletant des livres.