Le Monde: Chapitre II.
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Niveau 1
Chapitre II.
Au
même. Lettre VIII.
Suite de l’Abeille.
Réponse à M. de Bastide.
Niveau 2
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Continuez, Monsieur,
impatientez-moi bien, vous me donnerez un prétexte
honnête pour vous laisser là, vous & votre livre :
& mais je voudrois bien sçavoir quel intérêt je dois
prendre à votre tranquillité. Que vous soyez tourmenté,
que l’on vous laisse en repos ; qu’est-ce que cela me
fait, je vous prie ? Si je ne déclare pas mon nom, vos
Lecteurs me dédaigneront : & moi donc ! croyez-vous
que je les admirerai ? je garderai mes cahiers, je les
lirai moi-même : bien des Auteurs devroient prendre ce
parti. Les complimens que vous me faites autant de
perdu. Je vous l’ai déja dit, la flatterie
m’éloigne, me rebute, j’aime la vérité, la candeur, la
bonhommie gauloise. Je me conduis simplement, uniment :
tenez, vos louanges me lassent, me fatiguent ; je vous
le dis, voilà de la franchise : répondez à cela ; moi,
je vous trouve malhonnête, bizarre, ridicule. Bon, voilà
parler, cela s’entend : ce langage naturel vaut cent
fois mieux que ces belles phrases dans lesquelles
l’esprit s’égare. Je n’ai point d’esprit, Monsieur, je
ne fais pas cas de l’esprit ; cet aveu est très-choquant
pour vous ; mais fâchez-vous, ne vous fâchez pas ; cela
m’est parfaitement égal. Çà, nous ne pouvons nous
souffrir ; voilà un commencement de commerce qu’il ne
faut pas négliger. Si le diable faisoit que je fusse une
femme, il pourroit nous mener loin. Etes-vous beau, je
crois que non ; comme je ne vous trouve pas le sens
commun, je m’imagine que vous avez un minois de
fantaisie, un visage chiffoné, des traits
placés au hazard, tout de travers, aussi dérangés que
les propos de vos lettres. Dans la premiere, vous
m’appellez masque ; je l’ai trouvé assez mauvais : dans
la seconde, vous me traitez d’énigme : encore une
épithete, & je vous enverrai promener : renoncez, je
vous prie, à votre petit projet de découverte ; il ne me
plaît pas de dire mon nom : on ne lit point les
inconnus, voyez-vous cela ? & moi je ne lis pas
beaucoup de gens, justement parce que je les connois ;
mais accomodez-vous avec vos Lecteurs, & ne
m’étourdissez pas de leurs plaintes. Je voulois faire un
Ouvrage raisonnable, mêler à une morale douce des récits
amusans ; mais avec une maudite tête comme la vôtre, on
ne peut suivre un plan sensé. Vous vous êtes épris de
Madame de Sancerre, c’est la continuation de ses lettres
qu’il vous faut. Vous faites parler le Public, comme s’il s’embarrassoit de ce qu’on lui
donne. C’est vous seul dont le goût se décide pour le
sentiment, vous mourez d’envie de me persuader que vous
êtes fort tendre : je m’attends à une déclaration de
votre part ; vous m’entretenez déja de cœur, de
foiblesse, d’illusions, d’espérances, de
délire . . . oh ! de ce dernier, je vous en crois
très-capable. Pour cette fois-seulement je cede à votre
priere importune ; voilà un cahier tout de lettres :
mais ne vous accoutumez point à m’imposer des loix, je
ne le souffrirois pas. L’Abeille est volontaire ; si
vous l’obstinez, elle s’envolera, vous ferez en vain du
bruit pour la ramener ; ou bien elle s’enferma dans sa
ruche & ne se souviendra pas même si vous êtes au
monde. Alors vous ne lui direz point, on ne vous lira
pas. Adieu, Monsieur, faites vos réflexions sur ce que
j’ai l’honneur de vous avancer.
Niveau 4
Suite des Lettres de Madame la Marquise de Sancerre, à M. le Comte de Nancé.
Lettre VI.Lettre/Lettre au directeur
Jeudi 16. Plus folle, plus étourdie que jamais (je
parle de Madame de Martigues) je vais la voir hier,
je la trouve seule ; après deux minutes de
conversation elle me donne une lettre du Marquis de
Montalais, me prie de la lire ; je la prends, la
parcours, j’y vois des regrets de ne pouvoir se
dérober un instant à des soins fâcheux, un besoin
véritable de venir partager les plaisirs de la
charmante société. Je finis la lettre, l’approuve
& la remets sur la cheminée. Madame de Martigues
me regarde fixement : cela est bien écrit,
convenez-en ; très-bien : un style aisé ; oui, je ne
sçais quoi de tendre, d’intéressant . . . je
l’interromps, je passe à un autre
sujet . . . si indifférente, Madame ? & moi de
m’étonner : quoi ! comment ! que signifie . . . à
quel propos . . . vous ne voulez rien voir dans
cette lettre ? qu’y verrois-je, Madame ? que le
Marquis est passionnément amoureux ; amoureux !
lui ! eh, de qui donc ? devinez ; de vous,
peut-être ? bon : de Madame de Mirande ? point du
tout : de Madame de Comminges ? non : ah ! c’est de
Madame de Themines : eh non : de ma sœur ? eh, mon
Dieu non. Lasse de me tromper, je cesse de
chercher : j’appelle son chien, le caresse, me mets
à jouer avec lui ; elle s’impatiente, un homme si
aimable, n’inspirer rien, pas même de la curiosité ?
Mais, Madame . . . c’est porter l’insensibilité à un
excès condamnable. Eh ! lui dis-je, doucement, (car
elle s’animoit) est-il fort important pour Marquis
de Montalais que je sois instruite des sentimens de
son cœur ? d’où vient m’obstinerois-je
à découvrir . . . quelle dureté, Madame, quel
aveuglement volontaire ? c’est vous qu’il aime,
& vous le sçavez bien : moi ! vous. Je suis
restée muette & si fâchée de cette brusque
confidence. . . fachée ? non ; troublée plutôt ; je
ne puis définir ce que j’ai senti. Madame de
Martigues a parlé toute seule, s’est répondu, m’a
grondée, a pris de l’humeur, est revenue à ce ton
aimable, enfantin, qui lui sied si bien. Puis se
plaçant devant moi, tenant mes deux mains dans une
des siennes, de l’autre me forçant à lever la tête :
ça, ma chere amie, parlons sérieusement : M. de
Montalais n’est-il pas de la plus aimable figure ?
je conviens de cela : n’a-t-il pas de l’esprit ?
beaucoup : des talens ? oui : des sentimens nobles,
élevés ? d’accord : une conduite sage ? on le dit :
une sincérité rare ? je le crois : ne jouit-il pas
de l’estime générale ? assurément : de la vôtre
même ? je l’avoue : regarderezvous
comme une foiblesse impardonnable l’indulgence qui
vous conduiroit ? . . . à quoi, Madame ? à souffrir
qu’il vous aimât, à l’aimer vous-même. A l’aimer !
(me suis je écriée) & vous n’y songez pas :
oubliez-vous que M. de Montalais . . . est marié,
voulez-vous dire . . . plaisant obstacle que sa
femme : premierement on l’a forcé de l’épouser,
qu’importe : elle est boiteuse, la belle raison :
aigre, colere &
dévote, . . . mais . . . toujours renfermée ; mais
elle est . . . ennuyeuse, insupportable, une vraie
bégueulle avec laquelle je me suis brouillée . . . .
mais elle est sa femme : oh ! comme çà ;
qu’appellez-vous comme çà ? sa fureur est d’avoir
des héritiers : on l’avoit avertie que le troisieme
la feroit périr, le pauvre Marquis la conjuroit de
se conserver ; mais elle a rejetté ses prieres,
méprisé la menace . . . eh bien ? eh bien, dans six
mois nous en seront débarrassée. Elle tousse, ne
peut se soutenir, elle mourra, j’en suis sûre : mon Médecin me l’a dit, il a soin d’elle,
il la tuera, j’en réponds, vous dis-je. Quelle
tête ! peut-on être plus extravagante ? sur la foi
du Médecin de Madame de Martigues, je livrerois mon
cœur au plaisir dangereux d’écouter M. de
Montalais : elle a fini par me dire que la
Philosophie devoit m’élever au-dessus des préjugés.
Je suis bien loin de le penser, Madame, lui ai-je
répondu : celle que j’ai adoptée m’apprend seulement
à me soumettre avec moins de répugnance à ceux que
je trouve gênans. Adieu, mon cher Comte, voilà deux
couriers qui ne m’apportent rien de vous ;
seriez-vous malade ? je le crains. Toutes mes idées
sont tristes, confuses, inquietes : ah ! vous aviez
raison, je suis changée, bien changée, en vérité :
pourtant je vous aime toujours.
Au même.
Lettre VII.Lettre/Lettre au directeur
Dimanche 19. En
relisant vos dernieres lettres qu’on m’a rendues
ensemble, mon premier mouvement a été de me fâcher
contre vous ; je les ai quittées, reprises,
rejettées & puis examinées. Ensuite j’ai pensé
qu’un ami si tendre n’avoit pas eu dessein de me
desobliger, encore moins de m’offenser. La vérité
révolte souvent, mais elle persuade toujours un
esprit raisonnable. J’ai suivi votre conseil : la
sonde à la main, je suis descendue dans le profond
secret de moi-même ; j’ai interrogé mon cœur ;
hélas ! il m’a parlé comme vous. Eh bien, mon cher
Comte, je suis foible & malheureuse ; voilà
l’aveu que vous desiriez : il me coûte, il
m’humilie, mais je le dois à l’amitié, à l’intérêt sincere que vous prenez à tout ce qui
me touche. Si comme vous me le dites le Chevalier de
Limeuil n’est point consolé de mes dédains, il est
bien rangé : c’est lui qui le premier me fit l’éloge
du Marquis de Montalais. Mon amant, quel nom !
avez-vous pu l’ecrire. Moi, mon cher Comte, j’aurois
un amant ! Ce titre dans sa véritable signification
ne blesseroit peut-être pas ma délicatesse : j’ai
des idées sur l’amour qui vous surprendroient ; mais
ce n’est pas le tems de vous les développer ; mon
esprit n’est pas plus libre que mon cœur. M. de
Montalais ignore que l’on m’a instruite de ses
sentimens : il se tait ; mais ses yeux, son
assiduité, ses actions parlent, tout m’entretient de
lui, de sa tendresse ; mes plus chers amis se sont
ligués contre ma tranquillité : on me répete à
chaque instant, il est aimable, il est
charmant, rien ne l’égale, il vous adore : je le
regarde, je l’écoute, & je trouve qu’il est
difficile de le louer assez pour lui rendre justice.
Vous m’assuriez qu’il me plairoit : ah ! oui ; il me
plaît : je vous le dis sans détour : quand j’ai
rougi devant moi, je ne crains pas de rougir devant
un autre. Après avoir refusé des partis si
convenables, résisté à des soins si pressans, sauvé
mon cœur des piéges les plus dangereux, j’ai trouvé
le point fatal où ma raison devoit m’abandonner, où
mon bonheur se détruiroit, où s’arrêteroit cette
confiance orgueilleuse que j’osois mettre dans mes
propres forces. Ne me plaindrez-vous pas, mon cher
Comte ? ma situation est cruelle : que puis-je
attendre d’une passion inutile, d’un penchant que je
dois me reprocher, d’un sentiment que l’amertume accompagnera sans cesse. La honte, le
remord, une injuste jalousie sont les premiers
mouvemens que l’amour excite dans l’ame de votre
amie. Il falloit fuir d’abord : eh, mon Dieu ! je
l’ai voulu ; mais un charme puissant m’a retenue :
& puis, comment éviter M. de Montalais ; ajouter
à la peine extrême que je me causerois à moi-même,
la certitude de l’affliger ou le fuir ? Lié avec
toutes mes amies, il me rencontroit chez elles, me
cherchoit chez moi ; pouvois-je lui fermer la
porte ? . . . vous dirai-je tout ; de flatteuses
illusions se sont souvent mêlées au trouble inquiet
de mon cœur. Souvent je me suis accusée de trop de
sévérité ; j’ai porté des regards complaisans sur ce
qui m’environnoit ; j’ai vu que l’amour animoit
tout, que tout étoit heureux par l’amour. Eh ?
pourquoi, me suis-je dit quelquefois, me faire un
sujet d’effroi d’un sentiment si
naturel, d’une passion si douce ? conduit-elle
toujours à l’avilissement ? ne peut-on la sentir
sans s’y livrer avec indécence ? la juste préférence
que l’on accorde à un homme estimable
entraîne-t-elle nécessairement à s’égarer ? . . . En
effet, mon cher Comte, croyez-vous que dans une ame
comme celle du Marquis de Montalais, il fut
impossible de trouver cette pureté
d’affection . . . ah ! ne riez pas : je ne suis
point romanesque : lui supposer ma façon de penser,
est-ce aller trop loin ? Il est bien sûr, au moins,
qu’un espoir téméraire ne me l’attache pas : non, il
ne me confond point avec ces femmes
imprudentes . . . hélas ! que sçais-je ? ma
prévention est son seul garant, elle lui prête des
vertus peut-être . . mais non, tout le monde
convient des qualités superieures de son ame ; mais
il m’aime, il n’est pas libre & s’efforce de me
plaire . . . je l’éviterai, je dois
l’éviter. Il faut donc partir, m’éloigner . . .
partir ! le quitter ! ne le plus voir ! renoncer au
plaisir de l’attendre, n’esperer plus de le
rencontrer . . . le fuir ? lui ? cet aimable Marquis
de Montalais ? eh, que m’a-t-il dit, quel est son
crime ? que la raison est dur ! elle conseille &
ne détermine point, elle ne fixe nos idées que sur
de tristes objets ; je la hais : je veux lui céder
pourtant, mais je le veux bien foiblement : je vois
la nécessité de partir, je pleure parce que je la
vois absolue ; & je reste, parce que je puis
consentir . . . ah ! qui m’eut dit, qui m’eût jamais
dit, que l’amour me feroit répandre de honteuses
larmes ? J’ai cru connoître si bien mon cœur ; je me
suis reposée sur l’opinion que l’expérience m’en
avoit faire prendre, elle m’a trompée. Vous m’allez
demander, que ferez-vous ? je n’en sçai rien en
vérité ; mais je ne puis plus écrire. Adieu, mon cher Comte : suis-je encore digne de me
dire votre amie ! oui, car je partirai.
Lettre/Lettre au directeur
Dimanche 26. Félicitez-moi, mon cher Comte, j’ai
passé l’écueil si redouté : le Marquis de Montalais
a parlé, il m’aime, il me plaît toujours, mais il ne
m’effraye plus : ah ! que j’étois folle de le
craindre, de vouloir le fuir ; ai-je pu me faire un
malheur de ses empressemens ? sçavez-vous bien que
trop de raison égare : si vous l’entendiez, cet
aimable Marquis, si sa façon de penser vous étoit
connue . . . mais écoutez le récit de mes aventures.
Lundi dernier Madame de Martigues étoit chez moi :
Madame Mirande arrive, puis Madame de Themines : on
cause, on rit, on ne sçait de quoi ;
n’importe, cela amuse. Tout d’un coup il s’éleve une
idée dans la tête de Madame de Martigues : ma chere,
me dit-elle, je suis lasse de tout le monde,
j’aspire à la retraite ; Paris est fatiguant ; voir
toujours les mêmes objets, entendre sans cesse
médire, se trouver chaque soir dans ce triste cercle
de fous qui extravaguent & ne sont point
plaisans : quelle maussade uniformité ! goûtons au
moins la douceur d’un peu de variété ; par exemple,
ennuyons-nous nous-mêmes : cela sera difficile, dit
Madame de Mirande, on ne s’ennuye jamais avec ceux
que l’on aime : oh que si, reprend Madame de
Martigues ; essayons, partons toutes les quatre pour
la maison que mon frere vient d’acheter ; j’en
dispose, six chevaux nous y rendront en trois
heures ; que personne ne le sçache, on nous
cherchera, on ne nous trouvera point, que de mauvais
propos sur cette étonnante éclipse ! on fera les plus sottes histoires, les contres
les plus ridicules ; nous en rirons bien au retour.
Comment m’arranger avec M. de Themines ? dit la
Marquise : oh ! ne jouez donc pas ainsi la tendre
épouse, répond Madame de Martigues, ne pourez-vous
lui dire que vous allez à Versailles ? elle y
consent, la partie se décide, on se proment le
secret, le lendemain nous partons. Une maison
charmante, un grand feu, beaucoup de lumieres, un
appartement gai nous inspirent la joie, & nous
voilà à rire de tous nos amis, à nous représenter
leur surprise. Madame de Martigues se met à
contrefaire le Comte de Piennes: le voyez-vous à ma
porte ? dit-elle, disputant avec mon Suisse ; elle
n’y est pas ? non : on ne l’attend pas ? non : ni
demain, ni après ? . . non : on ne sçait où elle
est ? non : je suis mort, & le Suisse, toujours
non : ah ! la cruelle. Ensuite nous nous le peignons
courant chez moi ; personne : chez les
autres, pas la moindre découverte. Mais ce pauvre
Termes, dit Madame de Mirande, il va se désoler
& ses chagrins ne m’amusent point. Madame de
Mirande a réponse à tout ; Termes est raisonnable,
il prendra patience. Mon mari me fera enfermer, dit
Madame de Themines : eh bien, nous irons vous voir
au Couvent : je l’assure que ma sœur sera mettre le
scellé chez moi, tant mieux, nous plaiderons la
précieuse : & tout de suite, faisons des
couplets contr’eux & contre nous, sur-tout ne
nous ménageons pas. Cette belle proposition est
applaudie, nous nous rangeons autour d’une table ;
chacune prend une plume ; on rêve ; on s’applique ;
l’une tape du pied, l’autre se décoëffe, Madame de
Mirande ronge le bout de ses doigts ; pour Madame de
Martigues rien ne l’arrête, sa plume court, tout lui
paroît bon, & ce qui vient est écrit. Au fort de
cette occupation, un bruit de chevaux se fait
entendre dans la cour, des voix
confuses s’y mêlent, on veut entrer, les valets
résistent : Madame de Mirande prête à s’évanouir
s’écrie, bonté du ciel ! ce sont des assassins ! je
pâlis, Madame de Themines se cache le visage, Madame
de Martigues écrit toujours & demande un peu de
silence. La porte est forcée, les voleurs se
précipitent dans le salon, c’est M. de Themines, le
Comte de Piennes, Termes, Saint-Maigrin, son frere,
& . . . & le Marquis de Montalais, plus
charmant en habit de campagne, qu’il ne me le parut
jamais. Voilà Madame de Martigues dans des éclats de
rire si longs, si redoublés, qu’ils entraînent ceux
des autres ; on veut se parler, impossible, on ne
s’entend point. Une heure se passe avant qu’on ait
pu se dire bon soir : je m’apperçois de la trahison,
Madame de Themines s’avoue l’indiscrette, mais à la
façon dont la table est couverte, je
vois que Madame de Mirande & moi sommes les
seules trompées . . . on m’interrompt, ce soir je
vous dirai le reste. A minuit, toujours Dimanche. Ne
croyez-vous pas que j’allois être d’une humeur
horrible ? point du tout, envisagez moi sous mon air
le plus ouvert, le plus riant : j’ai toujours
entendu dire qu’il falloit cacher son épouvante à
l’ennemi ; qu’une contenance timide lui donnoit de
l’avantage : oh ! je me suis très-bien conduite,
vous allez voir. Le Marquis cherchoit à s’approcher
de moi, je ne l’évitois pas ; à me parler, je lui
prêtois une obligeante attention ; à me servir, je
le laissois faire. Le premier jour il a vanté mes
charmes, mon esprit ; je n’ai répondu que par une
légere inclination de tête : le lendemain il a
exagéré le bonheur de celui qui me feroit renoncer à
ma cruelle indifférence ; j’ai souri :
le jour d’après il m’a demandé mon amitié, ma tendre
amitié, je la lui ai accordée : le jour suivant il
m’a suppliée que cette amitié fut intime, sans
réserve : j’y ai consenti . . . cela vous paroît
fort ? bon ; ce n’est encore rien, écoutez. Le
dernier jour nous nous promenions seuls, il m’aidoit
à marcher . . . mon ami ceci est terrible, vous
m’allez voir bien foible, bien imprudente . . . vous
me gronderez peut-être . . . n’importe, vous sçaurez
tout. Le Marquis étoit sérieux : je vais donc vous
quitter ? a-t-il répété plusieurs fois ; je n’aurai
plus la douce liberté de vous voir à tous momens, de
vous entretenir ; je voudrois bien au moins . . .
oui, Madame . . . je voudrois . . . il s’est tu.
Incertain, inquiet, il sembloit craindre de parler ;
il m’a demandé de l’indulgence pour ce qu’il avoit à
m’apprendre, & puis il ne m’a rien dit : j’étois
embarrassée, émue, mais attentive ; il
hésitoit, soupiroit ; enfin d’un ton bas, timide
& pourtant bien expressif : ah ? Madame, que
celui qui vous aime, & peut vous l’avouer, vous
demander du retour, en attendre, en esperer, est un
homme heureux ! & sans être cet heureux homme,
il m’a dit . . . oui, en vérité, il m’a parlé de son
amour . . . mais, quels sentimens il m’a montrés !
aussi desintéressés, que vifs, aussi respectueux que
tendres ! Une noble franchise lui a fait condamner
aussi-tôt la hardiesse de cet aveu : il m’a prié de
l’oublier, il n’en attend qu’un généreux pardon, il
se taira, il se taira toujours ; mais je trouverai
en lui un amant passionné, constant, fidele (hélas,
mon cher Comte, fidele !) dont la conduite m’offrira
seulement un ami zélé, prêt à s’immoler lui-même à
ma gloire, à mon bonheur, aux loix que je daignerai
lui prescrire. Je ne sçai comment je me rappelle ses
discours; j’étois si troublée en l’écoutant, qu’une palpitation violente m’a forcée de
m’appuyer sur son bras. Il a pris doucement ma main,
s’est incliné, ses lévres l’ont à peine touchée,
mais j’ai senti qu’il la mouilloit de larmes . .
oh ! quels mouvemens elles ont excités dans mon
cœur ! j’ai détourné la tête pour lui cacher mon
attendrissement : ah ! pourquoi, pourquoi l’ai-je
connu si tard ! Mon ami, je n’ose poursuivre . . .
est-ce qu’il faut vous dire tout ? oui : eh bien
j’ai pardonné à M. de Montalais : j’oublirai son
amour, l’aveu qu’il m’en a fait, j’ai promis, j’ai
juré d’être à jamais son amie : je souffrirai ses
soins, ses assiduités, je permettrai ses visites, je
recevrai ses lettres, j’y répondrai . . . eh mon
Dieu ! que n’ai-je pas promis ? & tout cela par
un bon motif, par une sage prévoyance, pour lui
cacher mes sentimens, dans la crainte qu’il ne se
doutât des dispositions trop favorables de mon
cœur : comment trouvez-vous ma prudence ? A présent c’est vous qui tremblez, vous mourez de
peur ? vous me voyez suspendue par un cheveu à cent
pieds d’élévation, un souffle peut me
précipiter . . . rassurez-vous mon bon & tendre
ami ; c’est avec M. de Montalais que j’ai pris ces
engagemens ; la noblesse de ses principes me rend ma
tranquillité : il n’abusera point de ma confiance,
pas même de ma foiblesse : l’amour ne sera plus
nommé dans nos entretiens ; nous avons décidé que
ses charmes les plus flatteurs dépendent de l’amitié
comme de lui . . oh ? cet aimable Marquis de
Montalais ! s’il étoit libre ! si Madame de
Martigues avoit raison ! si ce Médecin jugeoit
bien ! si . . . arrêtez-moi donc, ne me laissez pas
penser si mal ; c’est un trait de gayeté, vous me
connoissez trop bien pour qu’il me fasse du tort
dans votre esprit. Adieu.
Au même.
Lettre IX.Lettre/Lettre au directeur
Jeudi 30. Il est des
momens dans la vie où la moindre bagatelle devient
un événement. Une bien petite aventure me cause une
très-grande agitation ; le croiriez-vous ? mon cher
Comte, je suis presque brouillée . . . oui, en
vérité, presque brouillée avec M. de Montalais. Un
ami tel que lui est un étrange ami. Hier j’étois
chez Madame de Themines ; après soupé on s’avise de
faire des Vers, on les faisoit sur des cartes ; plus
ils étoient mauvais, plus on les applaudissoit :
Madame de Martigues les lisoit, & vous sçavez
quelle grace elle donne à ces sortes de
plaisanteries. M. de Montalais étoit assis près de
moi : ne s’y trouve-t-il pas toujours ? vous seriez
surpris de l’art avec lequel il sçait
se ménager cette place. Si je me mets au feu, il a
d’abord l’air glacé ; on le prie, on le presse de se
chauffer : si je choisis le côté de la porte, sa
tête est brûlante, la chaleur le tue . . oh, cette
douce colombe (comme Madame de Martigues l’appelle)
a bien de la finesse ; je vous l’assure. Il étoit
donc tout près de moi, le Chevalier d’Artimont est
venu lui parler, il s’est levé ; en l’écoutant il me
regardoit, nos yeux se sont rencontrés ; jamais il
ne me parut si bien ; je l’ai examiné un instant
avec un plaisir véritable ; je me disois tout bas,
ils ont bien raison ? rien ne l’égale. Le Chevalier
l’a laissé, il s’est assis : on lisoit alors ; un
trait sur l’amitié lui a fait reconnoître la carte
sur laquelle j’avois écrit ; il l’a demandée avec
vivacité ; Madame de Martigues la lui a donnée ; en
feignant de dessiner avec son crayon, il a écrit sur
le revers de la carte, me l’a poussée doucement, je
l’ai prise, & j’y ai lu ces Vers.
Etourdiment j’ai trouvé cela bon ;
mon compliment a enchanté le Marquis ; plus
étourdiment j’ai mis la carte dans ma poche. Arrivée
chez moi, mon premier soin a été de relire ces
Vers ; ils m’ont paru une légere infraction de nos
traités, pardonnable pourtant ; il étoit tard, je me
suis couchée, & tout en y rêvant je me suis
endormie. Ce matin pendant qu’on me coëffoit, ces
maudits Vers me sont revenus dans l’esprit ;
revenus ? je ments un peu, mon cher
Comte, je vous jure qu’ils n’en étoient pas sortis
un instant. Ne me prend-il pas envie d’y répondre ?
& vîte, je quitte ma toilette, renvoye mes
femmes, & me voilà devant mon feu, les cheveux
épars, une petite table à côté de moi, un gros livre
sur mes genoux, la carte précieuse sur le livre.
Bientôt il est couvert de papiers écrits, raturés,
chiffonés, déchirés ; j’efface sans cesse, ne suis
contente de rien. Enfin il me vient une idée, je
commence à bien faire, on m’annonce M. de
Montalais . . . imaginez quel est mon désordre à ce
nom ; je veux cacher ces papiers déchirés ; je me
leve, la table tombe, le livre m’échappe, la carte
vole dans le feu : je pousse un cri, me baisse,
reprends la carte au milieu des flammes, & toute
noire, à peine éteinte, je la mets avec
précipitation dans mon sein. Le Marquis voir mon
action, elle l’étonne ; je suis rouge, embarrassée,
lui muet, interdit, confondu. Enfin il
me présenta des fleurs que Madame de Martigues l’a
prié de m’apporter, je le reçois. Nous ne sçavons
que nous dire, la conversation ne s’anime point,
elle ne peut rependre ce ton d’aménité que nous
avions ensemble depuis notre séjour à la campagne.
Tout ce qu’il dit a l’air de la plainte, moi je
réponds comme si je me justifiois, & puis il
soupire & je me tais : ensuite les lieux communs
viennent à notre aide. L’Opéra, la rigueur de la
saison, il ajoute, qu’il a mal près son heure pour
me voir ; j’étois occupée, fort occupée à s’il
l’avoit prévu . . . mais on ne pense pas, on se
trompe . . . & croyez-vous qu’il me regarde en
parlant ? non, en vérité, il ne me fait pas cet
honneur ; ses yeux sont fixés sur ces petits papiers
semés autour de nous. Pendant qu’il les contemple,
je m’impatiente ; je voudrois presque qu’il devinât
ce qui m’occupoit, puis je me fâche, je me dis tout bas, a-t-il donc le droit d’être
jaloux, à qui croit-il que j’écrivois à quoi ! cet
homme pourroit penser qu’une femme qui le voit tous
les jours en aime un autre ? . . il se leve, me
demande mes ordres, s’incline profondement &
s’en va . . . oui il a eu l’audace de s’en aller :
oh ? que je le hais ! des soupçons, de l’humeur, lui
je suis dans une colere . . . oh ? comme je le
bouderai ce soir ! nous soupons tous deux chez
Madame de Mirande ; je ne jetterai pas les yeux sur
lui, je ne lui adresserai pas une seule
parole . . . mais aussi quelle folie à moi de cacher
ce que je faisois, auroit-il regardé ? . . je suis
bien imbécile quelquefois . . . s’en aller ! ah,
ah ? M. de Montalais est capable de quitter une amie
avec cette brusquerie ? pour la moindre chose, il
devient froid, maussade & s’en va . . .
sçavez-vous bien que votre sexe n’a pas le sens
commun, qu’il est formé pour tourmenter le nôtre,
que je le déteste : je ne veux plus
d’amis, pas même de vous, allez vous promener
aussi ; je fermerai ma porte, je n’écirai plus, je
ne penserai plus, j’oublierai le monde entier,
laissez-moi tous ; on ne peut vivre en repos avec
des créatures de votre espece.
Niveau 5
De la simple amitié
quand tu vantes les charmes, L’Amour me semble un
dieu de tumulte & d’allarmes,
Mon ame se refuse à ses traits dangereux ;
Mais lorsque sur les miens tu leves tes beaux yeux,
Un secret mouvement qui m’agite & me touche,
Affoiblit, malgré moi, les leçons de ta bouche.
Mon esprit indécis est fixé par mon cœur,
Et l’Amour me paroît l’arbitre du bonheur.
Mon ame se refuse à ses traits dangereux ;
Mais lorsque sur les miens tu leves tes beaux yeux,
Un secret mouvement qui m’agite & me touche,
Affoiblit, malgré moi, les leçons de ta bouche.
Mon esprit indécis est fixé par mon cœur,
Et l’Amour me paroît l’arbitre du bonheur.