Le Monde: Chapitre I.

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Niveau 1

Chapitre I.

Niveau 2

Metatextualité

Je commence ce Chapitre sans prévenir l’esprit du Lecteur sur le sujet que j’y dois traiter. J’annonce seulement qu’il y aura de l’intérêt & de la variété ; intérêt qui sera utile, variété qui ne sera point bizarre : au contraire tout, à ce dernier égard, marchera au but que je me propose, & ce but ne peut qu’être envisagé avec une satisfaction égale à la mienne par un lecteur capable de zele pour l’humanité. Au reste, dans ce morceau, beaucoup de choses ne seront pas de moi, & c’est pourquoi j’ose en parler d’avance avec estime. Je ne m’imagine pas qu’on exige qu’un Moraliste qui a de bonnes vues n’employe jamais que ses réflexions & ses propres moyens au développement & à la propagation de son systême : le Public n’est pas assez ennemi de ses intérêts pour lui imposer cette dure loi, & ceux qui la lui imposeroient ou ne seroient pas de bonne foi avec eux-mêmes, ou n’aimeroient pas l’humanité. Je commence.
« Il importe à notre bonheur d’être unis avec les autres hommes, de vivre en paix & en bonne intelligence avec eux. De-là dépend notre conservation qui est incompatible avec la guerre ; mais le plus sûr moyen d’obtenir cette paix, c’est de la rechercher nous-mêmes, & de faire tous nos efforts pour l’établir. Il nous importe qu’on nous aime, qu’on nous secoure dans nos nécessités ; & la vraie manière d’y engager les autres, n’est-ce pas de les aimer nous-mêmes, & de les servir aussi dans l’occasion ? il est de notre intérêt qu’on nous protege, & que notre vie & nos biens soient en sureté ; mais comment esperer cet avantage si nous sommes ses premiers à ravir le bien d’autrui, & si nous attaquons sa vie au lieu de la défendre ? en un mot, il est de notre intérêt que les autres fassent pour nous ce que nous desirons, & nous ne pouvons esperer qu’ils le fassent, si nous n’en usons de même à leur égard : car étant naturellement égaux, d’ailleurs même besoins, mêmes situations, même secours & même circonstances, il n’y a aucune raison pour les uns de s’attribuer un privilége qu’ils réfusent aux autres. De cette espece d’équilibre naissent les idées communes de justice & de société. » « La derniere de ces maximes, qui renferme toutes les autres, est visiblement fondée sur l’amour de nous-mêmes, & il suffit d’en considerer les termes, pour être convaincus de son importance & de son utilité : ce que nous souhaiterions qu’on nous fît ; voilà le desir que nous inspire l’amour de nous-mêmes. Faisons la même chose pour autrui ; voilà le conseil que cet amour nous donne, & c’est le plus salutaire de tous les conseils. Chacun fera du bien à tous, & ce bien retombera sur celui qui le fait ; tous s’empresseront de lui en faire. On ne causera aucun tort, & par ce moyen l’on n’en recevra de personne. On sera reconnoissant, & l’on se procurera de nouveaux bienfaits : il s’en formera un agréable commerce : personne ne cherchera à s’élever au-dessus des autres, & personne ne s’exposera à être rabaissé : il n’y aura parmi les hommes ni envie ni haine. Ils ne penseront tous qu’à s’aider mutuellement : ce ne sera qu’une même famille dont l’union sera cimentée par l’amitié ; & la terre deviendra un lieu de délices, dont les habitans nageront dans les plaisirs & dans la joie. » « Mais supposez que ces regles cessent d’être observées ; quelle foule de maux naissent tout d’un coup ! La guerre succede à la paix, la violence & la cruauté à la douceur & à la modération, la licence ouvre la porte au meurtre & au brigandage : une affreuse misere se répand de tous côtés : l’ingratitude arrête le cours des bienfaits, pendant que la vengeance éternise les malheurs & la division : la fraude & l’infidélité bannissent toute confiance mutuelle ; tous les liens se rompent ; il n’y a plus de sureté pour personne, ni pour l’ami de la part de son ami, ni même pour le pere de la part de ses enfans : chacun est sans cesse en alarme, & se voit à la veille d’être égorgé : que deviendroit le monde dans cette horrible confusion ? » « Le vice donc (à le considerer en lui-même & sans égard à la loi) n’est autre chose que ce qui cause du mal & du trouble, & il est aussi réellement distingué de ce qu’on appelle vertu, que le malheur & le bonheur le font ensemble. C’est beaucoup que d’être parvenu jusque-là ; mais il n’est pas tems encore de s’arrêter. Ce n’est pas assez que les hommes ne puissent subsister sans la vertu, il faut les y porter par la force du devoir & de l’obligation. Un Médecin nous donne des avis utiles pour la santé, il est de la prudence de les suivre ; mais ce ne sont point des loix qui ayent la force d’obliger & de contraindre. Il en est de même des conseils que nous donne l’amour de nous-mêmes : on seroit insensé de ne les pas écouter, mais on n’est encore justiciable de personne. On fait toujours librement ce que le conseil insinue, & l’on exécute par devoir ce que la loi prescrit. Afin donc que les maximes de la morale ayent force de loi, il faut remontrer à la volonté d’un supérieur devant lequel nous soyons responsables de notre bonheur, ou pour mieux dire de notre conduite : c’est une proposition que l’on est obligé d’expliquer. » « Dieu veut que les hommes se conservent, du moins autant que cela dépend d’eux ; & quand on ne le sçauroit pas d’ailleurs, sa bonté seule nous en devroit convaincre. D’un côté il leur a donné un amour violent pour la vie, & de l’autre tous les moyens propres à la conserver. Je laisse à part cette infinité d'autres créatures qui servent à notre bien & à notre conservation, pour ne considerer ici que nos facultés qui se rapportent toutes à la même fin, & qui ne s’en écartent que par notre faute. Dieu nous a donné l’entendement, pour acquérir la connoissance des choses & des rapports qu’elles ont avec nous ; la raison, comme un guide & un flambeau, pour nous conduire dans cette recherche ; le pouvoir de suspendre nos jugemens & nos actions, pour ne pas donner tête baissée dans l’erreur & dans le mal ; les sens, pour connoître ce qui convient, ou ce qui peut nuire à la conservation de notre corps, &c. Enfin la manière dont nous sommes faits, manifeste le but du Créateur, & l’on ne sçauroit comprendre qu’il ait formé les hommes avec tant de précautions pour voir avec indifférence son plus bel ouvrage se détruire par un effet de leur caprice. » « Or s’il est vrai que Dieu souhaite la conservation des hommes, & si elle dépend, comme on l’a prouvé, de leur manière de vivre, il s’intéresse par conséquent à leur conduite, & il ne les en laisse point les maîtres absolus. S’il les a faits de telle nature, qu’ils ne sçauroient subsister sans la tempérance, s’il les a mis dans une situation qui ne leur permet point de faire du mal aux autres, sans s’exposer à de justes représailles ; enfin s’il a joint d’une manière inséparable le bonheur du genre humain avec la vertu, ne nous marque-t-il pas sa volonté & quelle <sic> doit être la regle de notre vie ! il veut donc que nous soyons sobres & patiens, sages & prudens, pacifiques & modérés, justes & charitables ; & la raison qui lui fait imposer ces devoirs, c’est que nous sommes son ouvrage, & qu’il souhaite notre bonheur & notre conservation. En général toutes les maximes qu’on vient de lire deviennent ainsi autant de loix qui nous obligent, & toute action qui leur est conforme ou opposée, prend la qualité de juste ou d’injuste : & comme ce seroit en vain que Dieu nous auroit imposé des loix, si la crainte de lui déplaire n’engageoit à les observer, il veut que nous reconnoissions sa grandeur & sa puissance comme des motifs qui doivent nous porter à la respecter & à le craindre. Ainsi, si pour avoir violé des loix si nécessaires je me trouve dans la suite assujetti à quelque mal, je ne pourrai attribuer qu’à moi-même la cause de mon malheur ; ce qui s’appelle mériter punition, &c. &c. &c. »

Metatextualité

Ce préambule intéressant & solide va me conduire à traiter un point de morale, qui pour le bien commun de tous les hommes devroit n’avoir besoin que du sentiment pour se développer dans toutes ses conséquences & se graver dans tous les esprits ; c’est la charité : malheureusement elle est si négligée, que peu d’hommes peuvent se flatter de connoître tous les devoirs qu’elle impose. Expliquer ces devoirs est une suite du discours qu’on vient de lire, & le but que je me propose dans ce chapitre. Mais comme il y auroit beaucoup à dire si je disois tout, & que nécessairement je dirois trop ou paroîtrois trop long, je me bornerai à n’en traiter qu’un seul sur lequel je ne m’expliquerai pas encore, mais que je ne crois pas pouvoir mieux indiquer & d’une façon qui plaise au Lecteur, que par la lettre qui suit.

Niveau 3

Lettre/Lettre au directeur

Monsieur, Je m’efforce de mener une vie innocente, & je ne me souviens point d’avoir négligé une seule occasion de me rendre utile, même à ceux qui ont marqué pour moi de l’indifférence ou de l’aversion. J’ai reçu une éducation honnête : le tems de ma jeunesse a été employé utilement. Je ne porte envie ni à l’élévation ni aux richesses de personne. Si ma fortune est médiocre elle a toujours suffi pour mes propres besoins, & j’en ai même tiré par une continuelle œconomie de quoi secourir quelques amis dans des necessités pressantes. La satisfaction que je trouve à suivre ainsi les mouvemens de ma générosité naturelle, m’a fait retrancher depuis long-tems de ma table, de mes habits & de mes meubles, toutes sortes de délicatesses & de superfluités. Enfin, mes inclinations, ma conduite, & l’usage que je fais de mon bien, servent de preuve à la vérité du Poëte latin : Sat natura dedit, si quis cognoverit uti. Cependant avec tant d’attachement aux bonnes regles, je ne puis me mettre à couvert du mépris public. Je suis malheureusement le fruit d’un amour illégitime, & je porte la peine du crime d’autrui sans y avoir contribué. Les parens de ceux qui m’ont donné le jour, sont les premiers à m’insulter, & les plus ardens à me haïr: ceux de ma mere, parce qu’ils me regardent comme la cause de sa honte; & ceux de mon pere, parce qu’étant jaloux de la petite portion qu’il m’a laissée, ils m’accusent d’être venu ravir leur héritage. Ne se trouvera-t-il personne qui prenne la défense de tant de malheureuses victimes, que la fortune a fait naître dans le même sort, & qui reproche au monde entier l’injustice qui lui fait rejetter la honte des coupables sur des innocens. J’ai l’honneur d’être, &c.

Metatextualité

Cette lettre lue attentivement par un Philosophe sensible, lui a arraché des sentimens de compassion & de courroux; & les réflexions qui suivent en sont le fruit.
« C’est une action également injuste & cruelle que de condamner quelqu’un pour un crime qu’on ne peut raisonnablement lui reprocher. Nous ne répondons point de la conduite de nos ancêtres: c’est par nos propres vices ou nos propres vertus que nous acquérons des droits à la gloire, ou que nous donnons aux autres celui de nous blâmer. Une naissance illégitime n’empêche point que malgré cette tache prétendue, un honnête homme ne soit préférable au fils d’un héros, qui n’a que la réputation de ses peres à faire valoir, & qui se rend indigne de son origine. On a les exemples de mille personnes célebres, qui ont réparé le malheur de leur naissance par leur mérite & leur vertu. Les plus grands Capitaines, les plus habiles, & les plus prudens personnages sont nés hors des liens du mariage, & cette supériorité peut être expliquée par des raisons fort naturelles. J’ai même observé qu’elle éclare aussi souvent parmi les bêtes & les fruits que parmi les hommes. La poire, la pomme & les autres fruits qui viennent d’une union contraire à la nature, l’emportent, pour le goût, sur ceux qui naissent dans les forêts par les voies ordinaires. Le muler a cent qualités qui le rendent préférable au cheval: il est plus commode pour les voitures, plus capable de résister la fatigue & d’une moindre dépense pour l’entretien. A l’égard des hommes, on sçait que Romulus & Remus, Hercule & Persée, Ramir, Roi d’Aragon, Alexandre le Grand, L’Empereur Constance, Jean Sforce, Alexandre Vitelli, Pierre Lombard & ses deux freres, Jason, célebre Italien, Erasme, de Rotterdam, Christophe Longueil, de Malines, Cœlius Calcagninus, & Guillaume le Conquérant ont été d’illustres bâtards. Celui qui mene une vie innocente & qui fait son étude de la vertu, doit passer pour un homme bien né, dans quelque état qu’il ait pu naître. Sa gloire & l’honneur de ses actions se communiquent à sa patrie: il effacera même par son mérite l’incontinence de ceux à qui il doit le jour, & ce ne feront jamais des juges sensés qui lui reprocheront une infortune si heureusement réparée. Qui peut se vanter parmi les hommes de n’être pas le fruit d’un amour criminel ? Le mariage est-il donc une preuve infaillible de la sagesse d’une mere ? est-ce un crime si rare que l’infidélité dans une épouse ? Tel qui reproche sa naissance au fils d’une amante foible & crédule, qui s’est laissé peut-être abuser par les sermens d’un parjure, est souvent plus méprisable que celui qu’il croit outrager. Il lui fait une honte de devoir le jour à la fornication, & lui-même ne le doit peut-être qu’à l’adultere, qui est un crime beaucoup plus odieux. C’est une bassesse extrême, & la marque d’une horrible malignité, lorsqu’on ne trouve rien à condamner dans la conduite d’autrui, que de remonter à la naissance, pour y chercher de quoi le détruise ou le deshonorer. Il me semble, au contraire, que ce qu’il y a de glorieux dans la conduite d’un bâtard, & d’honnête dans ses sentimens, devroit faire honneur à sa naissance qui en est ordinairement la principale cause : car n’arrive-t-il pas presque toujours que la seule envie d’imposer silence à l’injustice, porte celui qui s’y trouve exposé, à se distinguer par des efforts extraordinaires, & que le sujet du reproche devient aussi un puissant aiguillon qui l’excite sans cesse à la vertu ! c’est peut-être dans cette pensée que nos Législateurs ont ôté aux enfans naturels tout autre droit & tout autre rang dans la société civile que celui qu’ils peuvent se procurer par leur mérite personnel. L’état misérable dans lequel cette rigueur les laisse, est pour eux une source perpetuelle d’émulation. Un bâtard n’a point à prétendre un pouce de terre, ni un sol, par voie d’héritage, au patrimoine de son pere : deux freres bâtards ne peuvent même heriter l’un de l’autre ; & si l’un des deux meurt intestat, la loi exclut l’autre de ses biens pour les donner au Seigneur duquel ils relevent. On apporteroit aisément quantité d’autres raisons qui peuvent justifier une disposition si dure ; mais celle dont je parle me paroît seule assez forte ; & loin qu’elle puisse être expliquée au deshonneur de ceux qu’elle regarde, elle sert à leur gloire par les effets qu’elle produit, & que les Législateurs ont sans doute envisagés.

Récit général

Un jeune homme nommé Savage, bâtard de Milord Rivers, eut le malheur il y a quelques années de tuer un homme dans une partie de plaisir, il fut arrêté par la Justice ; & les procédures qui regardent le meurtre étant fort promptes chez les Anglois, il se vit condamné en peu de jours à perdre la vie par le supplice ordinaire. Son père & sa mere qui s’étoient contentés jusqu’alors de fournir à son entretien par une pension médiocre, parurent s’intéresser peu à sa disgrace. Il ne lui restoit plus d’espérance, lorsque l’approche de la mort qui éteint le courage & l’esprit dans la plûpart des hommes, lui fit naître, ou plutôt servit à lui faire découvrir dans lui-même un talent qu’il avoit toujours ignoré. Il devint Poëte, en un mot, la veille de son supplice. Son essai fut une Requête au Roi, dans laquelle il s’efforça si heureusement de le toucher en faveur de son âge & de son repentir, que ce Prince suspendit en effet l’exécution de la Sentence, & lui fit grace quelques jours après. Une juste reconnoissance pour le service qu’il avoit reçu des Muses acheva de lui faire développer son génie. Les pieces qu’il composa sur son malheur, sur ses craintes & sur la clémence du Roi, furent regardées comme autant de chefs-d’œuvres; & sa facilité n’ayant fait qu’augmenter par l’exercice, il s’est acquis, depuis ce tems-là, avec la réputation d’un Poëte excellent, assez de protection & de crédit pour s’élever à la fortune. Mais si la compassion & la naissance extraordinaire de son talent avoient d’abord prévenu tout le monde en sa faveur, l’envie s’est ensuite armée contre un succès si constant. Des Poëtes fort inférieurs à lui, & par conséquent moins dignes de récompense, n’ont pas laissé de s’offenser qu’on lui en accordât plus qu’à eux. En convenant qu’il la mérite pour ses poésies, ils ont entrepris de faire honte à ses bienfaiteurs de la familiarité avec laquelle ils recoivent un homme fletri par une Sentence de mort, & condamné d’ailleurs à l’ignominie par le malheur de sa naissance. M. Savage s’est cru obligé, pour la justification de ses amis, d’entreprendre publiquement la sienne : elle lui a peu coûté pour le premier article. Le Public se porte de lui-même à mettre une juste différence entre les crimes volontaires, & ceux qu’une fureur aveugle produit quelquefois dans la chaleur du vin. Le récit même que le jeune homme a publié des circonstances de son action, & le tour qu’il donne à ses regrets, ont fait prendre une idée extrêmement avantageuse de son caractere : rien n’est si tendre & si naturellement exprimé que son repentir. C’est en faire bien l’éloge que d’assurer sur des témoignages certains que sa piéce a fait verser des larmes à ses plus cruels ennemis, & que les parens même de celui qui est mort de sa main, ont consenti à le voir & à se réconcilier avec lui, depuis l’opinion qu’elle leur a fait prendre de ses sentimens. L’article de la naissance étoit d’autant plus difficile à traiter, que M. Savage craignant de déplaire aux deux personnes qui lui ont donné le jour, n’osoit tirer de leur qualité & de leur mérite ce qui pouvoit servir de réponse à la bassesse qu’on lui reprochoit. Son ennemi avoit représenté son origine avec les plus affreuses couleurs dans un Poëme intitule le bâtard. On avoit bien soupçonné jusqu’alors qu’il etoit fils de Milord Rivers, & d’une Dame de la plus haute distinction; mais le silence du père étoit un sujet d’embarras dont la malignité se prévaloit cruellement. Enfin ce Seigneur, forcé par l’estime à reconnoître un sujet si digne de lui, a pris le parti de déclarer publiquement qu’il lui appartient. Quoique cette démarche, qui a fait autant d’honneur à l’un qu’à l’autre dans l’esprit des honnêtes gens, n’ait pas suffi pour imposer absolument silence à l’envie, elle sert du moins à rendre le combat plus égal, en donnant droit au jeune Poëte de se défendre sur un autre ton. Sans s’écarter des bornes de la modestie, il a fait sentir à ses adversaires que leur haine & leurs attaques ne sont honteuses que pour eux. &c. &c. &c.
Dans cette histoire & dans tout ce qu’on vient de lire sur les bâtards, (espece malheureuse du genre humain) je considererai deux choses, & j’espere tirer quelque fruit de cette considération. Le cœur y parlera plus que l’esprit : il y a des matieres consacrées & soumises, pour ainsi dire, au style pathétique. Que pourroit dire le plus éloquent des hommes qui ne soit déjà dans le sentiment, quand on parle pour la nature ! Les triomphes de l’esprit se ressentent bientôt de la frivolité des moyens que l'art a pu y employer : le cœur triomphe & plus aisément & plus solidement : éprouvons si la regle ordinaire cessera d’être la meilleure pour moi. Je vois dans la malignité qui poursuivit le jeune Rivers une habitude naturelle de l’envie, qui est trop aveugle & trop passionnée pour pouvoir reconnoître pour infames les lâches ressources qu’elle met en usage contre l’ennemi qu’elle poursuit ; & je ne pense pas qu’il y ait là pour la morale un sujet bien particulier de poursuite sévere, ce qui est naturel n’est jamais atroce ; la fureur des passions est plutôt le malheur que le crime de la nature ; la morale en la peignant à notre raison comme funeste & odieuse doit raisonner sur ce principe, & ne pas abuser du malheur de l’humanité pour se livrer à un zele frénétique qui pourroit faire le désespoir de tant de gens qui ont malgré eux des passions violentes, & dont la consolation est de croire qu’après les avoir surmontées, ils n’auront point à rougir d’avoir été criminels dans leurs excès. Mais je considererai l’odieux succès des moyens employés par l’envie dans la circonstance qui m’arrache ces réflexions. Les rieurs, le Public tout entier se rangerent du parti de l’aggresseur, dès que le mot bâtard eut retenti dans leur oreilles. Le Public est généralement sans passion, & l’homme qui attaque devant lui, lui est aussi indifférent que l’homme qui est attaqué. Ce qui l’excite d’abord, c’est le jeu des combattans, ou pour mieux dire le spectacle du combat ; ce qui le fait pencher ensuite, c’est le sort différent des champions. Ils <sic> est toujours du parti du vainqueur quand la dispute est de nature à ne pas ensanglanter la scene, & beaucoup plus encore quand sa malignité peut honorer la victoire de quelques plaisanteries contre le vaincu. Or c’est le sujet de cette malignité sur lequel je crois devoir d’abord répandre mes réflexions. C’est le mot bâtard qui en excita les faillies ; je méprise beaucoup l’esprit humain d’être capable de se porter à un excès de cruauté par l’impression d’un simple mot, & d’une seule circonstance. Je veux supposer qu’un bâtard soit un être vil, mais c’est certainement un être malheureux puisqu’il n’a aucune part à la cause de son infamie ; dès lors le Public qui est sans passions quand on outrage ce malheureux, devroit prendre sa défense contre la passion qui cherche à le couvrir d’opprobre. Comment l’intérêt personnel n’inspire-t-il pas cette maxime & ce sentiment ? Dans l’univers entier y a-t-il un seul être qui ne soit exposé à éprouver des insultes & des violences par un plus fort qui n’aura point d’ame ni d’honneur ; & si cela arrive ne sera-t-on pas bien touché de voir une légion de barbares venir applaudir par des sifflemens de victoire, aux traits perfides dont on aura été percé ? que chacun se dise, je puis être cet homme infortuné, cet homme foible & sans défense que la force écrase, & que la cruauté déchire ; & certainement on trouvera bien odieux, bien méprisables, bien sanguinaires les barbares dont je viens de parler. Nous ne raisonnons pas assez sur nous-mêmes & sur nos vrais intérêts, & certainement la société n’est pas ce qu’elle devroit être pour le bonheur commun, par une suite de l’inconséquence de nos actions & de la cruauté de nos plaisirs. On dit tout <sic> les jours l’intérêt personnel fait tout, & guide tout le monde ; je dis au contraire, l’intérêt personnel ne fait pas tout ce qu’il faudroit qu’il fît, & laisse des millions d’hommes dans la létargie où nous plonge le défaut de desir pour ce qui nous seroit avantageux. On est frappé du mal qu’il produit, on ne songe pas au bien qu’il pourroit produire & qu’il ne produit pas. Il faut le diriger, j’en conviens ; mais il a besoin d’être excité comme d’être conduit ; le bonheur général ne peut naître que de l’adoption de ce principe. La seconde observation que j’ai à faire, c’est sur la cruauté du pere & de la mere de ce bâtard. Ils alloient le laisser périr dans les supplices faute de vouloir lui donner leur nom. Pourroit-on le croire si on n’avoit vu des peres & des meres plus barbares, & quelques crimes de l’orgueil plus barbare qu’eux ! On frémit en lisant cet endroit d’une aventure trop touchante, & l’on se demande si l’on ne vit pas avec des Caraïbes & des Cannibales. Hélas ! ne cherchons point dans des mœurs étrangeres, ni aux extrémités de la terre des ressemblances que trop d’actions nous offrent tous les jours dans nos climats.

Metatextualité

Si c’est pour s’attendrir qu’on cherche à se convaincre par des faits, on peut goûter ce plaisir généreux en lisant la lettre que je suis obligé d’écrire.

Niveau 3

Lettre/Lettre au directeur

Monsieur, L’habitude de ne reconnoître les hommes qui vous entourent ou qui vous écrivent qu’au respect que votre rang leur inspire, a dû faire naître en vous une illusion aussi habituelle que ce même respect, & vous êtes presque en droit de vous croire un homme très-respectable. Je vais cependant vous faire perdre l’apanage d’un orgueil invétéré. Il importe à l’humanité que vous vous connoissiez, que vous rougissiez, que vous vous repentiez, que vous reveniez sur vous-même ; & je me sens tout le zele & toute l’indignation nécessaires pour vous contraindre à cet acte cruel de rétrogradation. Vous avez un fils né d’un amour & d’un plaisir qui vous furent infiniment chers ; vos vœux l’appellerent à la vie, sa mere vous respecta & vous chérit tant que votre constance & votre destinée vous fixerent auprès d’elle. Ce fils élevé avec soin, & trop digne de votre tendresse, a vécu long-tems sous vos yeux pour la mériter ; vous êtes parti pour ne revenir jamais dans ce Royaume ; il ne vous a pas moins vu dans sa mere qui vous aimoit toujours, dans ses maîtres qui lui apprenoient à vous honorer de loin par son mérite, dans votre portrait qu’il arrosoit tous les jours de ses larmes. Il vous a écrit ; sa lettre renfermoit tout ce que l’absence peut faire ressentir de triste au cœur le plus tendre, & tout ce que le respect peut permettre à un fils qui à force d’aimer son père, d’être heureux par lui, de se réjouir du jour & des caresses qu’il en a reçues, ne voit plus en lui qu’un ami. En réponse vous lui mandez que vous ne voulez plus qu’il vous appelle du doux nom de pere. Je vous avoue, Monsieur, que si je n’avois pas vu votre ecriture, que malheureusement je connois trop bien, cet ordre affreux, cet ordre incroyable m’eût été suspect, & j’aurois cru qu’un lâche ennemi de votre fils ou de votre gloire l’avoit écrit ou l’avoit dicté. Vous avez fait plus encore, & ceci ne peut être cru que par vous qui en avez été capable ; cependant je n’ai pu en douter tout indigné que j’en étois. Votre fils qui ne consultoit que son cœur, ne vous a pas obéi, & ce nom de père, ce nom qu’il vous plaît de haïr, & qu’il devroit oublier, est échappé encore une fois à son indiscrete plume : dès ce moment vous l’avez détesté & peut-être maudit, vous ne lui avez plus répondu, vous avez retiré les bienfaits qui faisoient sa consolation, & l’avez réduit à ces secours indispensables que les cris importuns du premier malheureux arracheroient au citoyen le moins compatissant. Sa situation est devenue affreuse, sa misere est devenue extrême ; il n’a pas été nécessaire de sçavoir toute son infortune pour le plaindre : toutes les entrailles se sont ouvertes pour lui, tous ses amis ont abhorré l’injustice de la fortune, on ne lui croyoit point d’autre ennemi : s’il vous avoit nommé, vous n’étiez plus regardé que comme un être abominable. Mais son respect subsistoit malgré ses douleurs ; & il eût perdu la vie plutôt que de vous exposer à l’indignation des honnêtes gens. Cependant il lui falloit un soutien, un defenseur auprès de vous ; il se confia à un galant homme que vous aimez, qui sçait tous vos secrets, & à qui vous n’avez jamais rien caché que vos devoirs. Cet homme se conduisit avec toute la prudence que peut donner l’intérêt sacré de la nature. Il fit tout, il dit tout pour vous attendrir & vous tranquilliser : ô jour que ma mémoire a trop retenu, jour qui me sera toujours aussi horrible que le plus fatal des miens ! . . . Vous répondues à votre ami, à ce galant homme, à ce charitable soutien de l’humanité, que celui qui le faisoit parler étoit un imposteur insigne, & que vous n’aviez jamais eu de fils. Barbare ? celui que vous outragez, celui que vous méconnoissez mourra du trait dont vous l’avez percé ; je l’ai vu frappé du coup de la mort, & chaque jour il se détruit volontairement par des regrets dont il attend le calme que vous lui avez ôté. Son état m’a pénétré, je vous ai haï, j’ai voulu vous connoître tout-à-fait ; j’ai sçu que ce désaveu, que ce reniement atroce étoit l’ouvrage de votre orgueil, & qu’ambitionnant, en forcené, des dignités, & des places auxquelles vous craigniez qu’un renom de galanterie ne fût un obstacle, vous ne pourriez plus qu’en frémissant penser à l’existence de votre fils. J’ai découvert ce mystere d’horreur ; mystere, hélas ! trop facile à expliquer quand on connoît le cœur des ambitieux ; je l’ai dissimulé à votre fils ; & quoique je le rende public aujourd’hui il n’en aura pas connoissance ; ses yeux couverts du voile qui dérobe tous les objets à l’instant qu’il faut les perdre, ses yeux éteints & fermés sur les événemens qui pourroient l’intéresser encore, ne s’ouvriront plus que pour s’élever vers le ciel & le bénir de sa derniere rigueur. Mais vous qui lisez ces instructions accablantes, vous que le ciel condamne à les lire avec horreur, apprenez qu’un commerce avec une fille dont on fut aimé, deshonore bien plus quand on en rougit par fierté, que quand on l’avoue par tendresse ; apprenez que quand de tristes circonstances ou de farouches préjugés interdisent à un père la justice qu’il y a à donner son nom à un fils digne de le porter, il doit avoir une ame assez impérieuse pour aimer ce fils publiquement, pour le chérir comme un malheureux qu’il a voné à l’opprobre, & pour déplorer avec lui la fatalité d’un amour qui le ravit au néant qui étoit son partage. Sçachez encore que lorsque c’est pour s’élever qu’on marche ainsi sur les débris de la nature, les Dieux ont soin qu’on soit bientôt précipité du faite d’une grandeur criminelle, & que le secret d’une lâche hypocrisie soit découvert. Les crimes ont toujours des témoins ; tout est sçu & tout est senti, quand la nature a un crime à venger. Le vôtre intéresse tous les êtres que cette nature anime : il ne faut point penser, il ne faut point réflechir, pour détester une action de cette espece, il ne faut qu’exister. Les animaux chérissent leurs enfans : on ne veut point qu’ils ayent une ame, c’est un bonheur pour les parens dénaturés : s’ils en avoient une, ils dévoreroient un pere qui immole son fils par le poignard ou par l’orgueil : je finis en vous conseillant de songer au sort que mérite un homme que les animaux même n’épargneroient pas s’ils avoient les idées que le sentiment peut donner. Songez que votre fils est expirant, que vous seul pouvez le rendre à la vie, & que si vous lui refusez la justice que son agonie vous demande, il mourra victime de votre férocité, après l’avoir été de vos plaisirs.